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Histoire des salons de Paris. Tome 2

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L'ATELIER
DE
MADAME DE MONTESSON
À BIÈVRE

Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est notabilité frappe vivement l'imagination de la jeunesse, et nous porte vers l'objet qui, par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et d'attirer l'attention de ses contemporains; ce fut ce qui m'arriva avec madame de Montesson. J'en avais beaucoup entendu parler… Son nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée par une de nos amies… J'avais entendu parler de madame la marquise de Montesson, dans ces champs qui avaient été les siens, avec une reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque proscrite et ne pouvait plus faire le bien que d'intention.

Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait de se jouer, tandis que les fils de mon intelligence se débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule… On entendait annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!.. Hélas! beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus sortir!.. Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène, rentrèrent de leur émigration115… Le prince Démétrius, frère aîné de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi jusqu'à sa mort116, avait agi de même. Ils me trouvèrent mariée depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère, une grande partie de mes relations sociales. Ce fut cette influence qui faisait dire à l'Empereur «que je voyais ses ennemis

Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de Villemomble (mademoiselle Marquise) et de ses compagnes; et madame de Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières, était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre. Mon oncle Démétrius parlait continuellement des voyages de Villers-Cotterets… de Seine-Assise… et une fois sur ce chapitre, il ne tarissait plus. Ce fut dans ce même moment où il était sous le charme des souvenirs, que Junot me donna une petite campagne pour y passer les premiers mois d'une première grossesse pénible. Cette maison était dans la vallée de Bièvre; elle avait appartenu à M. de Chamilly, valet de chambre du Roi. Le parc, si l'étendue était suffisante pour faire un parc avec soixante arpents, était une des ravissantes choses dans ce genre que j'aie jamais vues… Les plus beaux arbres exotiques, la plus riche végétation, les plus beaux ombrages, des sites pittoresques, des points de vue ménagés avec un art merveilleux, faisaient de cette campagne une retraite enchantée!.. Lorsque Junot en fit l'acquisition, le mois de mai commençait… Dans ce temps-là le mois de mai voulait dire printemps…: c'était alors le mois des roses… ce mois dédié à la mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave comme son culte!.. La vallée de Bièvre était, à cette époque de l'année, comme un bouquet dont le parfum magique donnait du bonheur… Quelle belle contrée!.. quel charme attaché à son souvenir!.. C'est bien d'elle qu'on peut dire avec Ramond: «Son souvenir117 rappelle celui de plusieurs printemps!…» Bien des émotions ont agité mon âme depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!.. Eh bien! le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de seize ans, j'arrivai dans ce beau pays, si heureuse et si gaie! portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces jouissances infinies dont la nature est prodigue envers nous, mais que nous dédaignons!.. et que je fus assez heureuse pour ne pas méconnaître… J'avais seize ans!..

Je ne connais rien dans les environs de Paris qui puisse balancer l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée d'Aunay… Ses prairies sont vertes comme celles qui bordent les rives du lac de Thoune… L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle des autres prairies dans le cercle qui entoure Paris… et lorsqu'on voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée solitaire et romantique, on se croit transporté dans un pays éloigné, et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est bercé par une idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de bonheur, on ne se rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos penchants: voilà du moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre118… Encore une fois j'avais seize ans!..

La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors… Deux ou trois habitations, parmi lesquelles on comptait la maison seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à l'imitation de celle de Jouy, dont on apercevait le clocher au bout de la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de retraite à des hommes fuyant le bruit…

La maison que Junot avait achetée avait été construite par M. le marquis de Chamilly, premier valet de chambre de Louis XV; elle était ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était de fort mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à meubler un salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures dorées et moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des fauteuils en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une couleur sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de coussins, si ce n'étaient des carreaux de divan bien rembourrés en crin et tellement durs que l'impression du corps n'y demeurait pas; des trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux d'Herculanum, qu'on commençait alors à découvrir, des copies éternelles du grec et du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait jusqu'aux champs…

Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur l'article de l'ameublement et des convenances d'intérieur. Elle avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard, mon tapissier, et de ses rideaux de percale blanche avec des galons et des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces; et puis les meubles en crin!.. les toiles peintes (nous ne connaissions pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en était pas encore venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse doublée en taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de Bièvre!..). Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit pavillon dans lequel elle logeait et qui n'était qu'à elle seule: on l'appelait le pavillon du Bain… La salle de bain était en effet dans le rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien n'était plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre et de l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des orangers, des myrtes et de toutes les plantes exotiques que renfermait la serre, qui était fort belle…

 

Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins possible de se distraire quelquefois en chassant dans les bois de Verrières et sur les étangs de Saclé.

J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que j'avais été loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la vallée de Bièvre.

Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu venir avec moi, pour m'aider dans mon installation. Ce fut une joie de plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme société surtout!.. Aussi passions-nous de ravissantes soirées… Le matin, on menait la vie de château… liberté entière jusqu'à trois heures. Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant une heure, et puis on allait se promener.

Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique en livrée: c'était une chose peu commune alors, et ce fut une exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions vu entrer dans la cour.

– Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se fait-il que madame de La Tour soit notre voisine?..

Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.

Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, sœur de madame la duchesse de Polignac119. Ma mère l'avait beaucoup connue, et la voyait souvent avant la Révolution. Elle rentrait de l'émigration. Se trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de Montesson, qui occupait le château, elle demandait à ma mère la permission de m'être présentée et de venir la voir.

– Ah! mon Dieu! tout de suite, n'est-ce pas, ma fille?

Et se tournant vers Junot, avec un de ces sourires qui la rendaient adorable:

– Et moi qui commande chez vous, mon enfant! est-ce que vous voulez bien recevoir ma vieille amie royaliste!.. C'est que malheureusement tous mes amis le sont.

Junot se leva et alla lui baiser ses deux petites mains d'enfant, en lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout… Il adorait sa belle-mère… mais il n'ignorait, au reste, aucun bon sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche, une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.

Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre, était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau. Je la rencontrais quelquefois chez madame Bonaparte, aux Tuileries; elle y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour elle comme je ne l'ai jamais vu pour aucune femme. Pourquoi? je l'ignore. Je crois qu'à cette époque il avait des opinions très-erronées sur le faubourg Saint-Germain. Il le connaissait peu, et madame de Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une princesse du sang royal de France!.. Il n'en était rien.

Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été: c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame Robadet, sa dame de compagnie, madame de La Tour, mademoiselle de La Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette demi-dépendance… plusieurs autres femmes… la belle madame d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de Rohan-Rochefort, madame de Fleury120, madame de Boufflers, madame de Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes, c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis pour la première fois, avec une curiosité d'enfant… presque tout le corps diplomatique121… et puis beaucoup d'artistes et de littérateurs…

À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher, pour embrasser plus tôt ma mère… Elle la retrouvait toujours belle…; cependant ma mère souffrait déjà bien!.. Pauvre mère!.. mais elle était si belle et si gracieuse!..

– Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me voir… et dès demain… Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa vivacité ordinaire.

Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment coquette pour moi.

Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable. Il l'était d'abord par elle-même. Madame de Genlis a fait de sa tante un portrait totalement faux…: elle a représenté madame de Montesson comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche qu'habile et sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je ne crois pas que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire; mais elle était fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les résultats. Sans doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante; c'est un fait étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que madame de Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et dans sa société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien tenue, et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée à ce degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses agréments, ils étaient positifs.

Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de partir; il avait dit des vers avec un charme ravissant, me dit madame de Montesson.

– Connaissez-vous cet homme? me dit-elle, en me montrant un homme d'un extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli des fleurs les plus suaves et les plus admirables par leurs riches couleurs. Je ne connaissais pas l'homme qu'elle me montrait; je le lui dis.

– C'est Van-Spandonck, me dit-elle. Regardez-le bien! c'est le meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître, ajouta-t-elle en souriant.

Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait soixante-dix ans. Elle comprit mon regard.

– Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!.. et quand l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices, à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos penchants les plus purs!.. Non, non, laissez-moi vous donner cette morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.

Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt, avec ses dispositions et un tel maître, elle fit de rapides progrès, et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie de son maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses admirables. Jusque-là elle n'avait fait que des niaiseries, c'est le mot. Ici elle peignait à l'huile et d'après nature122.

– C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près de la gerbe embaumée. C'était adorable…

– Et moi aussi j'ai une serre, lui dis-je… et j'aime assez les fleurs pour y cultiver les plus belles roses… Voulez-vous me permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma course, je ne demande que la permission de vous voir peindre.

Le lendemain, je lui apportai en effet une collection des plus belles fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une immense corbeille: c'était ravissant à voir!.. Nous la fîmes porter sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à l'œuvre sur-le-champ pour esquisser les fleurs et les principales teintes dans la pureté de leur coloris.

Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore, quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!.. Jamais je n'ai rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette convenable pour le matin et pour le soir. Le matin elle portait, en été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle noire, et bien attachés en cothurne, comme la mode les faisait alors porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris, remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement… Enfin madame de Montesson me fit l'effet de Diamantine dans le prince Titi. Je crus voir une fée, et à chaque instant je m'attendais à voir la fée Diamantine devenir une belle et grande reine resplendissante de lumière, comme dit le conte.

C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et des fleurs encore) comme elle le faisait. Elle avait bien peint des fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque je lui dis que ce meuble existait et qu'on l'avait religieusement soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler… – Non, cette femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma mère et à mon mari le même jour.

– Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre l'évidence.

 

Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis… elle avait des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données par M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, et puis madame d'Ambert. Toutes les fois que ma mère allait au Buisson de Mai123, avant sa dernière maladie, elle en revenait toujours plus prévenue contre madame de Montesson.

Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas… Madame de Montesson nous en parlait tout en peignant, et son jugement sur lui fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient connu.

M. le marquis de Bièvre124 était bien né, disaient les uns, et n'avait qu'une savonnette à vilain, disaient les autres… Son esprit, tourné à ce genre de rébus appelé calembour, acheva de se perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna. – En se voyant fameux, c'est le mot, parmi ses camarades et un certain monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous disait madame de Montesson.

– On le conduisit chez moi, dit-elle, car on en parlait tant qu'il fallait l'avoir vu pour être à la mode. M. le duc d'Orléans, qui aimait beaucoup ce genre de plaisanteries, mais avec mesure cependant, riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint lire chez moi l'histoire de la comtesse Tation, et puis celle de la fée Lure et de l'ange Lure, son almanach des calembours, enfin une foule de pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle tension d'esprit me fatiguait au point de me faire quitter le salon au milieu d'une de ses plus belles histoires du père Hoquet, de l'abbé Casse, du père Drix et de l'abbé Vue, qui n'y voyait pas clair. L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle…

M. MILLIN

J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.

– Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par exemple… pourquoi avoir changé votre nom?.. À votre place, je me serais appelé le maréchal de Bièvre. – En entendant Millin, tout le monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en riant comme les autres, je demandai de quoi il s'agissait. Je sus que le père de M. de Bièvre s'appelait Maréchal, et qu'il avait pris le nom de Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu seigneur…

MADAME DE LATOUR

J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus burlesque dans sa vérité… Il dînait ainsi que nous chez madame la comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle, madame de Vergennes, qui manifesta d'abord une grande admiration pour M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M. de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du triomphe de madame de Vergennes… Elle parut chercher le sens du premier mot de M. de Bièvre… Elle demeura silencieuse, et paraissant chercher le sens de ce qu'il disait, et puis elle avouait qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des épinards, c'était tout. – Je n'entends pas ce que vous voulez dire, disait madame de Vergennes… J'ai été me promener!… J'ai été… me… pro… mener… et à chaque syllabe elle semblait chercher…

– Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà tout…

– Voilà tout! répétait madame de Vergennes… Eh bien! par exemple, voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!.. Vous êtes ce soir un sphinx véritable…

Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en pleurer… Mais il prit madame de Vergennes dans la plus belle aversion depuis ce jour-là.

M. MILLIN

C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation… Il était sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un si mauvais esprit. Pourquoi rire de ses sottises? on l'encourageait. Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.

MADAME DE MONTESSON, souriant

Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait, mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la raillerie complimenteuse… Est-ce nous qui lui avons fait arranger son parc en calembours?

MILLIN

Comment cela?

MADAME DE LATOUR

Ah! c'est que Millin n'a pas vu le parc!..

LA MARQUISE DE COIGNY

Ni moi non plus, ni Fanny!.. Qu'est-ce donc qu'il a, ce parc?

MADAME DE MONTESSON, se levant en tenant toujours sa palette et son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses belles fleurs terminées

Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air; nous allons parcourir le parc et les communs du château, car, eux aussi, ils ont leur part dans la distribution d'esprit.

Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier de taffetas vert et des bouts de manches en même pour préserver sa robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours l'objet de mon admiration… Elle demanda un chapeau de paille, un parasol, qui ne s'appelait pas encore une ombrelle, et nous nous mîmes en marche sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre, conduites par madame de Montesson.

Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à Versailles et à Jouy.

Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous étions alors… Il était humide, et la Bièvre, qui le traversait et lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc était moins grand, mais plus soigné que celui de Bièvre125.

Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une forêt de sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.

– Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit décisif (des six ifs)… Comment trouvez-vous le jeu de mots?.. Junot se prit à rire… je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait une élégance innée, et non pas inculquée par cette éducation qui souvent fait mentir les plus nobles natures!.. Madame de Montesson riait de ma colère… – Ménagez-vous, me dit-elle, car vous en verrez bien d'autres!..

Nous arrivions alors dans une vaste prairie au bout de laquelle j'aperçus un point blanc…

MADAME DE MONTESSON

Je préviens ces dames que nous allons à la laiterie… Comme la promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être y boire du lait.

MADEMOISELLE DE COIGNY

Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du lait lorsque j'avais bien chaud. Nous en trouvions toujours d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes…

MADAME DE LATOUR

Dans les ruisseaux!

MADEMOISELLE DE COIGNY

Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe avec plusieurs pierres, on le couvre avec une large ardoise, et le voyageur trouve à tout moment un lait savoureux et parfumé, même en l'absence des maîtres du chalet… Il boit quelquefois tout leur lait; mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table de leur chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être arrêté sous leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous allons le faire avec le lait de madame de Montesson.

Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées. Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien qui annonçât une habitation… rien que ce poteau, qui de notre côté ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc. Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore, en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de charbon une immense lettre majuscule, un

I

C'était la lettre I de Bièvre!

J'avais chaud, j'avais soif, et je hais les calembours. Qu'on juge de ma colère!

Fanny de Coigny et moi, nous avions l'une pour l'autre un de ces attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce, pour son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique l'on reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en sais rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me plaisent pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses pieds prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait plus intimement, on n'avait plus seulement de l'attrait, mais une franche et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par le bras, de cette malencontreuse lettre I, et je crois aussi pour éviter une personne qui venait d'arriver et dont les intentions n'étaient pas un mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les sanctionner, ne connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa conduite fut admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène, il en était amoureux comme un fou… Il se mit bien respectueusement à quelque distance de nous; car il aimait et n'avait que vingt ans!.. On ne fait jamais la volonté de son cœur alors… Nous parcourions ainsi, sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air embaumé, tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux calembours. Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte de mémoire, il ne faut pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.

L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était sur la porte de l'écurie:

 
Honni soit qui mal y pense.
Honni soit qui mal y panse.
 

avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces misérables jeux de mots le moins mauvais.

En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la scène du Barmécide et du frère du barbier126… Elle n'avait pas besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame ne fut plus noblement exercée.

115Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été accueilli par le duc de Parme comme un allié, un prince fugitif…; mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il ne quitta qu'à l'invasion des Français!..
116C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de Comnène!.. il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et constant dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui imposait la loi de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze années qu'il fut auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été non-seulement évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de 1803, peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour notre oncle… Mais, parfaitement bon pour tout le reste, il devenait intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors la petite église (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété, mais seulement sévère pour lui seul.
117Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de Gèdres. Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.
118Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes sensations, soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un beau pays, une scène de la nature comme la Suisse en déroule quelquefois dans les solitudes sauvages du Splugen ou la ravissante vallée de Misogno… Les Pyrénées aussi!.. et même je puis dire qu'elles me frappent davantage et plus immédiatement que les Alpes, dans le jeu de leurs décorations naturelles!..
119Mademoiselle de Polastron.
120Madame de Montrond.
121En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du salon de madame de Montesson à Paris. Cependant comme je la représente dans son atelier, et que je ne puis, en raison de la place, parler d'elle dans toutes ses positions, je parlerai de plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.
122Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser avec madame de Montesson pour le coloris et l'art avec lequel il faut grouper les fleurs pour qu'elles aient de l'air entre leurs rameaux et leurs couronnes.
123Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et située en Normandie.
124Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et entra fort jeune dans les mousquetaires noirs. Cela ne prouverait rien en faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là était facile.
125Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis cette époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.
126Conte charmant des Mille et une Nuits.