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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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SALON DE SEGUIN
AN VII ET AN VIII (98 ET 99)

Après les choses sérieuses que nous venons de raconter, c'est un agréable délassement que de reporter sa pensée sur Seguin et sa maison. Pour qui n'a pas connu cet homme, la chose sera toujours amusante: seulement elle sera moins croyable.

Seguin était un chimiste assez habile, qui fit une bonne application de son savoir aux choses utiles. Ayant une fortune déjà faite, quoique modeste, il travailla avec activité aux découvertes importantes que Lavoisier avait commencées et que Fourcroy continuait. En l'an III, Fourcroy fit un rapport favorable sur sa tannerie qui le mit à même d'obtenir des fournitures de cuirs pour les armées. Bientôt sa fortune fut centuplée; il devint riche à compter par millions… Alors il voulut une femme bien née et bien apprise, parce qu'il n'était ni l'un ni l'autre, et une victime fut livrée à cet homme, pour apprendre à l'infortunée que le bonheur n'existe pas sous des courtines de velours et des lambris dorés.

Seguin n'était pas fou, mais il en avait toute l'apparence; et, s'il y eût tenu autant que M. Émile Deschamps, il pouvait se faire passer pour un habitant de Charenton. Eh bien! tel est l'empire de la mode, que les bals de Seguin, donnés par lui dans sa jolie maison de la rue d'Anjou, devinrent en peu de temps si courus, qu'il refusait à peu près cinquante personnes tous les mardis, jours de ces mêmes bals.

Il y avait alors dans Paris une manie singulière: c'était celle de la danse; on portait cet art au-delà de tout autre; et, pour qu'une jeune fille fût bien élevée, il fallait qu'elle dansât comme mademoiselle Chevigny ou mademoiselle Chameroy. Les hommes avaient aussi le même entêtement: lorsqu'une maîtresse de maison donnait un bal, elle avait grande attention de mettre d'abord sur la liste les demoiselles qui dansaient le mieux; pourvu qu'une femme eût une fille belle danseuse, elle était sûre d'être invitée. Quant aux hommes, plusieurs ne devaient leur admission dans le monde qu'à leur talent pour la danse. M. de Trénis, par exemple, n'était connu que pour cela, bien qu'il valût beaucoup mieux; M. de Châtillon et beaucoup d'autres. M. Laffitte seulement et M. Dupaty avaient d'autres droits pour être admis dans la bonne compagnie…

Seguin avait deux passions fort opposées pour la manière de les satisfaire: la chasse et la danse; il les aimait toutes deux avec excès, et pourtant chassait en dépit du bon sens, ne dansait jamais, et ne savait pas faire une assemblée. Seguin était un type bien curieux à observer.

Lorsque sa maison de la rue d'Anjou fut arrangée avec toute l'élégance et le luxe que l'avarice porte à l'excès, comme on sait, lorsqu'elle veut paraître, Seguin ouvrit sa maison; sa femme en faisait alors les honneurs, et du moins on y trouvait un accueil convenable. Mais qu'on juge de l'étonnement de chacun, lorsqu'en arrivant dans un salon meublé avec une recherche tout élégante, après avoir traversé un vestibule rempli de fleurs et chauffé à une température d'été, ainsi qu'un escalier garni de tapis et de nattes indiennes, après avoir parcouru plusieurs pièces remplies d'objets d'arts et de magnifiques tableaux, on trouvait un maître de maison en redingote et EN PANTOUFLES… Si Seguin avait voulu faire une insolence à ceux qui venaient chez lui, il aurait alors bien fait de continuer, parce qu'on aurait mérité d'être traité ainsi, puisqu'on le souffrait; mais la chose était toute naturelle chez lui: c'était un sauvage éloigné même de toute volonté de civilisation. En recevant ainsi, il croyait vous mettre à votre aise vous-même, et n'en allait pas moins dans tous ses magnifiques salons, se promenant comme s'il eût été frisé comme Cambacérès et l'épée au côté; il veillait à ce que l'orchestre fût excellent, et que les contredanses fussent jouées par Julien, homme à la mode comme Strauss l'est aujourd'hui pour faire danser. Sa manie de bal était portée si loin, qu'il fit faire par Julien des contredanses pour son bal expressément, et qu'on ne pouvait jouer ailleurs, à moins que ce ne fût par réminiscence; mais, quant à Julien, la chose lui était défendue… Il avait aussi composé des quadrilles: car le malheureux jouait du violon; mais jamais nous ne pûmes danser ses contredanses, et il en fut pour sa dépense de temps, et nous ne les dansâmes pas.

Les femmes priées chez Seguin étaient, la plupart, choisies dans la haute banque élégante de Paris: c'était madame de Rougemont, alors jeune et charmante; madame Malet, madame Hamelin, madame Doumerc, mademoiselle Doumerc (depuis madame Delannoy), madame Roger, et une foule d'autres; mais, en tête de toutes, il faut mettre madame Hainguerlot… Ensuite, il y avait plusieurs femmes de la société de la famille de madame Seguin; puis venaient les belles danseuses, telles que mademoiselle Charlot129, mademoiselle Pérotin, mademoiselle Lescot (aujourd'hui madame Haudebourt), madame Hamelin, etc., et si je puis ajouter mon nom à cette liste, je l'y mettrai… Seguin, aussitôt que le bal était commencé, faisait sa tournée; il allait auprès de toutes nos mères pour demander, à l'une une gavotte, à l'autre le menuet de la cour, à une autre encore, la gavotte de la dansomanie… Et puis, lorsqu'il apprenait que l'une de nous dansait un pas quelconque autre que la gavotte, il ne laissait aucune cesse, aucun repos, que le pas ne fût dansé. Madame Hamelin et moi nous dansions un pas avec des variations dans les règles; à chaque reprise et à chaque variation de l'air, les pieds les répétaient aussi. C'était sur l'air des Folies d'Espagne, et avec accompagnement de harpe; cet air avait été arrangé pour madame Hamelin et moi, pour le danser à un bal qu'elle donna chez elle. Ma mère, qui l'aimait comme son enfant, voulut bien que je dansasse ce pas chez elle, mais non pas dans une maison étrangère. Seguin eut beau supplier ma mère, elle ne voulut jamais me le permettre. Nous dansions ce pas avec M. de Trénis, et Nadermann nous accompagnait sur la harpe; il avait été arrangé par Despréaux, mari de la fameuse demoiselle Guimard, et homme rempli d'esprit.

Monsieur de Trénis était non-seulement invité chez ma mère lorsqu'elle donnait des bals, ce qui avait lieu quatre fois au moins par hiver; mais il venait chez elle dans le courant de la semaine. Ma mère avait appris à l'apprécier; elle avait trouvé en lui d'autres qualités que de savoir danser la gavotte; il était donc mon danseur très-fidèle dans les bals où nous allions: ce qui était une grande affaire dans ce temps-là.

Aujourd'hui, quand on donne une fête, il faut qu'on y étouffe; il faut qu'on y laisse une manche de sa robe, une moitié de sa guirlande, et alors on s'est bien amusé…; on danse, c'est-à-dire qu'on figure jusqu'à soixante dans ce qu'on appelle un quadrille; on y est coudoyé au point de pouvoir à peine s'y hasarder sans courir le risque de faire battre son danseur, tandis qu'autour de la contredanse la foule est aussi tellement pressée, qu'on ne peut ni voir, ni entendre, ni remuer.

Ce n'est pas que je blâme cette coutume: c'est peut-être amusant, et puis ensuite, j'ai pour habitude de trouver la mode en permanence toujours bien, parce qu'elle plaît; et, en effet, elle doit plaire puisqu'elle existe.

Mais, du temps de ces bals où on dansait en conscience, et trop en conscience même, c'était fort différent: on n'invitait que le nombre de personnes que pouvait contenir votre maison. Ainsi donc, dans cette maison de Seguin, il y avait peut-être deux cents personnes d'invitées; aujourd'hui, il y en aurait six cents. Voilà la proportion et la différence.

On dansait toujours dans plusieurs pièces; mais une seule, comme aujourd'hui, et comme toujours, je crois, était la belle salle et celle où dansaient les belles danseuses. Mais il fallait une grande place; et il était rare qu'il y eût deux contredanses: il fallait pour cela que le salon fût très-vaste, et presque jamais ensuite la contredanse n'était à douze ni à seize. Je ne me rappelle pas avoir vu M. de Trénis, par exemple, M. Laffitte, M. de Châtillon ou M. Dupaty danser dans une contredanse de douze ou de seize; et M. de Trénis faisait les mêmes façons en figurant dans un quadrille, pour exiger que la foule se retirât, que Garat pour obtenir du silence lorsqu'il chantait.

M. de Trénis avait pour Seguin le plus burlesque des mépris, qu'il ne prenait pas la peine de lui cacher. Cet amour pour faire danser, lorsqu'il ne connaissait ni le fondu du balancé, ni l'esprit de l'entrechat, ni la grâce et la noblesse tout ensemble de la révérence, lui paraissait un crime, à lui qui faisait de tout cela l'affaire apparente de sa vie. Un mardi, jour habituel des bals de Seguin, nous trouvâmes M. de Trénis dans une colère sérieuse, qui était la plus amusante chose du monde. Le sujet de cette colère était une chasse au renard et une chasse au lièvre, que Seguin avait faites le matin même.

– Mais, lui dit madame Hainguerlot, il chasse tous les jours, quelle nouveauté y a-t-il à cela?.. Mon cher Trénis, je crois qu'il y a ce soir cinquante personnes de plus, et que vous êtes de mauvaise humeur de ce que Seguin ne vous a pas fait une belle place.

M. DE TRÉNIS

Non, madame; j'ai dansé deux contredanses, et parfaitement à mon aise: l'une avec mademoiselle Charlot, l'autre avec mademoiselle Pérotin, et je n'ai eu qu'à me louer, ajouta-t-il d'un air modeste et pourtant triomphant, de la bonté du public…; plus tard, je vous demanderai la faveur d'une contredanse: maintenant il est encore de trop bonne heure.

 
MADAME HAINGUERLOT

Mais vous ne nous dites pas pourquoi Seguin a été si ridicule de chasser ce matin après tout, et je veux le savoir? Ah! M. Charles, vous êtes raisonnable, vous!.. Dites-moi ce que c'est que cette histoire de chasse?..

M. DUPATY (Charles), qui arrivait dans le même instant

Est-ce que Trénis ne vous a pas dit la chose, madame? Eh bien! vous saurez donc que c'est ICI, dans cette maison, que la chasse a eu lieu.

MADAME HAINGUERLOT

Allons donc! quel conte me faites-vous là?

M. DUPATY

C'est la vérité: il a pris à M. Seguin une belle fureur de chasse; il a fait venir de l'une de ses terres de Jouy, ou de quelque autre, car il est un peu comme le marquis de Carabas, notre hôte, il a fait venir un renard et un lièvre; il a mis le renard derrière le lièvre, les chiens derrière le renard, et puis ensuite il s'est mis derrière tout cela, en leur criant: Tayaut!!! – lors le lièvre, poursuivi par le renard; le renard, poursuivi par les chiens, et ceux-ci ayant après eux Seguin avec son cor, qui sonnait de toute la force de ses poumons; toute cette belle troupe a fait peut-être trois ou quatre fois le tour du jardin dans un ordre parfait, et si rapproché, que le tout aurait été couvert d'une nappe. Tout à coup la porte du vestibule s'est ouverte au moment où le lièvre, qui est un peu fou de sa nature, et qui n'a déjà pas assez de place lorsqu'il se trouve dans la forêt de Saint-Germain, passait devant cette porte; aussitôt qu'il vit une issue, il s'y précipita: le renard et les chiens, au nombre de huit, l'ont suivi dans l'instant, et tout aussitôt la chasse s'est trouvée du jardin au premier étage… Le renard a été forcé dans la chambre à coucher de madame Seguin, et le lièvre a eu le cou tordu dans cette même chambre où j'ai l'honneur de vous raconter son infortune. Quant aux chiens, il a été fait mention honorable de leur dévoûment, au point de quitter la terre battue pour poursuivre leur proie sur le parquet ciré d'un salon. Cette course unique dans la noble science de la chasse manque au beau livre d'enseignement de Jacques du Fouilloux130… Mais, au reste, il a bien fait de ne la pas écrire, s'il en a vu une semblable.

MADAME HAINGUERLOT

Pourquoi donc?

M. DUPATY

C'est qu'on ne la croirait pas!..

MADAME HAINGUERLOT, apercevant madame Seguin, et l'appelant

Ma belle, dites-moi donc, je vous conjure, si ce que me dit Charles Dupaty est vrai?.. il me raconte qu'on a crié hallali dans votre chambre?

MADAME SEGUIN, souriant

Oui, sans doute!.. M. Seguin avait reçu hier des chiens de Normandie; et, comme il les voulait essayer, il a mis dans le jardin un renard et un lièvre, qui se sont eux-mêmes poursuivis, et le plus grand tumulte s'en est suivi131

Madame Seguin n'était pas une femme qu'on remarquait par sa beauté; mais elle avait un charme tout à fait doux et bon qui attirait vers elle; ses yeux étaient grands et mélancoliques; elle était pâle, et on voyait que cette femme avait au cœur une douleur vive et profonde; son sourire était rare; et, même en souriant, sa bouche avait de la tristesse. Elle s'éloigna après avoir répondu à madame Hainguerlot: car elle sentait elle-même que le sujet de la conversation rendait son mari ridicule.

– Pauvre victime, dit Charles Dupaty en la voyant marcher lentement et regarder à la pendule, comme pour lui demander d'avancer l'heure de la retraite.

– Mais, comment avez-vous su tous les détails de cette curieuse histoire? demanda madame Charlot à M. Dupaty.

M. DUPATY

Tout naturellement; et nous sommes cent personnes dans le même cas… J'étais venu déjeuner chez un de mes amis, dont la maison donne en partie sur le jardin de Seguin… Nous étions à table, lorsque nous entendîmes le chamaillis désespéré que faisaient le lièvre et le renard, les chiens et le chasseur avec son cor et ses piqueurs; nous remîmes notre déjeuner à une autre heure: c'était une bonne fortune trop rare qu'un pareil spectacle; toutes les maisons voisines en ont pleinement joui.

M. DE LONNOY 132

Mais ne l'avez-vous jamais vu lorsqu'il va au bois de Boulogne dans l'un de ces cabriolets sans couverture, attelé d'un cheval qui vaut quelquefois quatre mille francs, tandis que le cabriolet, ou plutôt le diable133, n'en vaut pas deux cents, et M. Seguin est dans ce cabriolet, quelquefois en redingote, quelquefois en robe de chambre, et sans un groom derrière lui, sans un homme à cheval qui soit auprès de lui; mais, en revanche, il emmène sa fille, âgée de trois ans, qu'il place à côté de lui, en lui commandant d'être sage et de n'avoir pas peur.

MADAME CHARLOT

Mon Dieu! cet homme est fou!

M. DE LONNOY

Il est fort sage… Que lui importe qu'on rie de ses extravagances si, lorsqu'il appelle, on vient à lui… Je vous en fais juge, madame…

Dans ce moment, on annonça le souper, et tout le monde quitta l'appartement du bal.

– Je voudrais bien savoir, dit madame de Château-Regnault en allant dans la salle à manger, si Seguin raconterait lui-même sa belle expédition?

LE COLONEL FOURNIER

Je réponds qu'il la tient à honneur; c'est un original qui a surtout la manie de le paraître. Je crois que Seguin est pour ses ridicules ce que le duc d'Orléans était à ses vices, lorsque Louis XIV disait: Mon neveu est un fanfaron de crime. – Et tenez, voilà Seguin précisément; voulez-vous que je le lui demande?

Il l'aurait fait, si on ne l'en eût empêché. On soupa très-bien et très-gaiement. De retour dans le salon, les mères et les maris, voyant l'aiguille d'une magnifique pendule marquer trois heures, prirent les palatines et les châles, et se disposèrent à partir; mais Seguin, se plaçant au milieu du salon, s'écria: «Mesdames, la porte du vestibule est fermée, et je jure que personne n'aura sa voiture, qu'on ne m'ait donné ma belle contredanse; voyons si nous sommes au complet.»

Et faisant le tour du salon, il nous compta pour voir si en effet nous pouvions lui donner sa belle contredanse.

Voici ce que c'était que cette belle contredanse.

Ordinairement elle était composée de seize femmes, dont la plus vieille n'avait pas vingt ans; il n'y avait point d'hommes: elle n'était même jolie que comme cela; on choisissait les meilleures danseuses, et les plus habiles faisaient les cavaliers. Julien avait ordre de ne jouer que la Trénis, la Pâris, la Psyché, et d'autres encore dont les figures, par leur difficulté, faisaient briller le talent des belles danseuses134.

Les premières en ligne étaient madame Hamelin, mademoiselle Pérotin, mademoiselle Charlot, mademoiselle Lescot, une jeune personne charmante encore, appelée mademoiselle Anaïs Dubourg; mais celle-ci n'était que passagèrement à Paris, quelquefois en hiver. Il y avait encore quelques autres jeunes filles, parmi lesquelles je me suis placée comme je l'ai dit plus haut. Nous étions presque toujours au complet pour la grande contredanse, que nous dansions avec une bonne humeur qui amusait beaucoup M. Seguin: cependant ce jour-là elle paraissait ne s'arranger qu'avec peine.

– Mesdemoiselles, s'écria-t-il en se plaçant tragiquement au milieu du salon, songez-y bien; déterminez-vous promptement, sans quoi plus de bal le mardi jusqu'à l'année prochaine.

Cette menace fit son effet: elle fut plus active sur nous que les exhortations de nos mères; les petits amours-propres se turent à l'instant, les couples s'arrangèrent; mais ce soir-là il fut impossible de faire une contredanse autrement qu'à huit… Nous convînmes de redoubler d'efforts, pour que M. Seguin fût content de nous, et dans le fait cela alla à merveille pendant les quatre premières figures; mais lorsque nous fûmes à la cinquième, Julien, qui voulait rivaliser avec nous et jouer ses plus beaux airs, nous joua une nouvelle finale qu'il venait de composer sur l'ouverture du jeune Henri. Les premières mesures nous trouvèrent assez raisonnables; ensuite, lorsque, échauffées par la danse elle-même, et vraiment excitées par la pensée folle de cette chasse qui avait eu lieu le matin sur ce même parquet, toutes ces pensées nous revinrent tellement en foule, qu'à la première tournée, c'est-à-dire la première promenade, un rire général et prolongé se fit entendre, nous fûmes obligées de nous arrêter pour rire avec cet abandon de la jeunesse et cette joie franche qu'on n'a d'ailleurs qu'à quinze ans.

Seguin, qui nous regardait avec cette attention qu'on peut lui supposer, en connaissant son goût pour sa belle contredanse, nous demanda ce que nous avions à rire comme de jeunes folles, tandis que nos mères nous regardaient avec une expression qui nous promettait une réprimande au retour: cela nous rendit notre sérieux. La plus hardie des huit demanda pardon, et Julien, que notre interruption avait réveillé, reprit le balancé, ou plutôt la promenade, et nous recommençâmes.

Nous aurions terminé sans malencontre, si Seguin lui-même ne s'en était mêlé. Mais comme tous ceux qu'une idée domine, il fut bientôt livré à celle qui pour lui était bien plus que la danse: c'était la chasse; ainsi donc, aussitôt que Julien en fut à cet endroit de la contredanse où la fanfare est parfaitement imitée, Seguin, se croyant encore avec son lièvre, son renard et ses chiens, entonna lui-même la fanfare et se mit à la chanter à tue-tête… Il aurait fallu être de bronze ou de marbre pour résister à une pareille attaque de sa part. Nous nous arrêtâmes spontanément toutes les huit, et nous nous abandonnâmes au rire le plus joyeux, sans craindre cette fois les réprimandes, car nos mères riaient comme nous…

Enfin la contredanse se termina, et on quitta la maison de Seguin, riant encore et de la chasse du matin et du maître qui, non content du ridicule de la chose, nous en donnait presque une représentation, comme si l'on devait en être convaincu par lui-même.

SALON DE LUCIEN BONAPARTE,
COMME DÉPUTÉ ET MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.1798

Lucien Bonaparte, frère cadet de Napoléon, est de tous ses frères celui qui était le plus fait pour ramener en France le goût du monde et de la société135. Il était jeune, agréable, d'une tournure distinguée, et son esprit avait ce tour fin et gracieux qui plaît aux femmes: aussi avait-il des succès nombreux dans le monde, où il allait beaucoup… Il joignait à ces avantages un talent politique assez remarquable pour mériter une place distinguée, qu'il aurait obtenue si son frère n'avait été pour lui aussi hostile… Marié de bonne heure à une femme intéressante qu'il perdit trop tôt, il était père de famille, à peine âgé de vingt-six ans; il était alors commissaire des guerres, et, bientôt après, il entra dans la carrière de la députation. Fixé à Paris par des projets vastes et d'une profondeur que Barras était trop frivole pour deviner et Sieyès trop astucieux pour soupçonner (Qui oserait me jouer? disait le cauteleux vieillard), Lucien faisait un peu comme Alcibiade, qui coupait la queue de son chien pour occuper le peuple d'Athènes. Ce furent les soins de Lucien qui préparèrent le 18 brumaire. Il fut alors bien utile à son frère, qui plus tard, peut-être, n'aurait pas dû l'oublier.

 

Lucien logeait alors dans la rue Verte136. Il occupait une assez belle maison dans laquelle il recevait beaucoup, et ses réunions avaient toujours l'aspect d'une grande gaieté, et même de la frivolité. Madame Christine, comme nous appelions madame Lucien, était une bonne et charmante femme, désirant plaire surtout à son mari, et par-là lui prouver son dévouement et son affection en recevant bien également tous ceux qui allaient chez elle. Il y avait à cette époque une grande scission dans la société, bien qu'elle fût très-mélangée et confondue; il fallait un grand tact pour savoir démêler l'or pur de tout cet alliage. Lucien guidait sa femme dans son inhabile expérience, et souvent c'était ma mère qui le guidait à son tour.

En l'an VII, Lucien fut nommé député du Liamone, avec un autre Corse nommé Citadella, au Conseil des Cinq-Cents. Ce fut alors qu'il mit à exécution un plan pour faire revenir son frère et changer le gouvernement. Il reçut du monde. Sa sœur, madame Bacciochi, femme d'un esprit remarquable, mais acerbe dans ses manières, causait sans grâce, bien qu'elle eût été élevée à Saint-Cyr, et que cette éducation eût pour cachet particulier une douceur même affectée, une réserve outrée dans le maintien et la parole. Il paraît qu'Élisa Bonaparte avait failli à la règle; jamais femme ne renia comme elle la grâce de son sexe: c'était à croire qu'elle portait un déguisement. La chose était encore plus choquante à côté de sa sœur, ravissante créature alors de beauté et de toutes les perfections féminines dont la nature peut s'amuser à douer une femme dans un jour de bonne humeur. Quant à madame Bacciochi, elle parlait vite, très-haut et d'un accent bref et saccadé. Cette manière fut de tout temps la sienne, et je lui dois la justice de dire que ce ne fut pas un ridicule de princesse; elle l'avait avant que la pensée de la royauté ne vînt dans les projets de son frère. Elle avait aussi dès lors cette malheureuse manie d'établir pour conversation des thèses à soutenir; c'était odieux! Lucien aimait beaucoup madame Bacciochi: c'était celle de ses sœurs qu'il préférait.

Malgré ces défauts, madame Bacciochi avait de l'esprit, et beaucoup, et une instruction qui allait à son genre d'esprit, c'est-à-dire rudement administrée à cet esprit qui, à son tour, effarouché, n'en avait pris que ce qui lui avait convenu; quant au reste, néant. Cela faisait un singulier effet, lorsqu'une discussion était commencée. Madame Bacciochi, convaincue d'avoir lu tous les ouvrages savants sur une matière savante, entreprenait une longue thèse à soutenir contre le plus docte dans la matière qu'elle allait traiter, et fût-ce Berthollet pour la physique, Fourcroy ou Chaptal pour la chimie, Fox ou M. de Talleyrand pour la politique, madame Bacciochi ne reculait pas d'une ligne. J'ai vu des scènes bien comiques quelquefois, lorsque toute cette lecture mal faite, et conséquemment mal retenue, n'arrivait pas à l'appel que lui faisait la pauvre femme. C'était une des parties étonnamment dissemblables, au reste, qu'on avait à observer dans le salon de Lucien, lorsqu'il commença à l'ouvrir. Madame Christine était si douce et si patiente!.. et puis elle ne savait rien!.. Madame Murat n'était qu'une enfant, et était encore d'ailleurs en pension chez madame Campan, à Saint-Germain. Madame Leclerc, jolie, gracieuse comme les anges, ne songeait qu'à s'amuser; et Dieu sait qu'elle y songeait bien. Madame Joseph Bonaparte était retirée dans sa maison de la rue du Rocher137, où son mari travaillait aussi, mais moins bruyamment que Lucien, pour le retour du frère absent. Madame Lætitia était à cette époque hors d'état de tenir une maison, surtout à Paris, et puis elle demeurait chez Joseph. Madame Bacciochi était donc la seule de sa famille que Lucien pût réclamer pour faire les honneurs de son salon parlant, car pour l'autre il s'en expliqua nettement avec sa sœur, et lui dit que sa douce et bonne Christine ne devait jamais entendre une parole amère… Il avait un noble cœur, Lucien! et une de ces âmes bien rares à trouver… ces âmes fortes et tendres en même temps… étincelantes de feu et trempées comme de l'acier… Napoléon l'a bien méconnu!

Il aimait dès lors ce que par la suite il a toujours protégé et cultivé, les arts et la littérature. Il fit à cette époque un roman que je ne lus que quelques années plus tard, et dans lequel il y a de bien belles pages. Je suis sûr que si Lucien voulait réimprimer Stellina, cet ouvrage aurait un grand succès.

Il recevait donc presque toute la littérature du temps; M. de Fontanes surtout était assidu chez lui, plus peut-être qu'aucun autre. La chose était naturelle; Lucien seul fut longtemps à s'en douter: il a la vue très-basse; madame Bacciochi parlait pourtant bien haut.

M. Félix Desportes, homme d'un charmant esprit, d'une altitude de bonne compagnie dans le monde qu'alors on recherchait beaucoup, était aussi un des intimes de la rue Verte. Parmi les députés, il y en avait des plus influents dans l'opposition contre le Directoire, mais dans l'opposition modérée; cependant on en voyait chez Lucien, qu'on croyait avec raison un républicain consciencieux, et il l'était en effet…: jamais il n'aurait aidé à l'écroulement de la république, j'en suis sûre.

On voyait donc chez lui Boulay-Paty, véritable apôtre de la liberté, reste de la Gironde, et vraiment patriote dans l'acception littérale du mot; Duplantier, Bergasse, Souilhé, Daubermesnil, Poulain-Grandpré. Mais ces hommes ne savaient rien de ce qui se préparait, et lorsque le 18 brumaire eut lieu et que Lucien voulut les faire marcher avec lui, il trouva en eux une résistance qui les fit au reste retrancher de la représentation nationale par une loi du 19 brumaire, rendue par le corps des représentants lui-même!.. Ce fut un second 31 mai, à la mort près. C'était la seconde fois que la Convention, ce corps qui avait fait de si grandes choses au travers de ses horreurs, c'était la seconde fois que ce corps se mutilait lui-même dans son délire insensé.

Art. 1er de la loi rendue le 19 brumaire:

«Il n'y a plus de Directoire, et ne sont PLUS MEMBRES de la représentation nationale les individus ci-après dénommés.» Et ces noms étaient au nombre de soixante-deux!

Que devenait donc la représentation nationale? quelle était donc la forme de l'élection? quelle était enfin la constitution aux formes au moins républicaines, même sans le fond, qui permettait une pareille mesure?.. Il est vrai qu'il n'y eut pas de constitution du tout ce jour-là.

Dans les soixante-deux éliminés138, il n'y avait que cinq membres du Conseil des Anciens! Napoléon redoutait déjà la jeunesse… Cette particularité est remarquable. Lucien fut très-malheureux de cette mesure, car enfin c'était son parti.

À l'époque où nous sommes maintenant, en 1799, et puis ensuite en 1800, 1801 et 1802, c'est-à-dire lorsque Lucien était rue Verte, et puis au ministère de l'Intérieur, il était extrêmement gai de caractère et d'esprit: il aimait le plaisir, les arts, les fêtes, le spectacle, le mouvement enfin, mais le mouvement animé par une pensée intellectuelle, et non pas le mouvement du canard de Vaucanson139. Il aimait les parties en grand nombre; je me rappelle encore une course à Versailles, faite de cette manière… Lucien vint nous enlever, ma mère et moi, sans que nous fussions prévenues… Nous étions plus de vingt personnes, toutes de bonne humeur et toutes assez peu bêtes pour ne pas s'ennuyer mutuellement, et cela sans faire de l'esprit. Nous passâmes deux jours à Versailles.

Mais ce qui depuis m'est souvent revenu à la pensée, c'est le sentiment exprimé par Lucien sur Versailles à cette époque de 1799… Il voulait réparer, relever, rendre habitable enfin cette merveille des hommes; et pourtant il n'avait certes aucune prévision pour l'avenir… la République, au contraire, était sa pensée unique; et lorsque plus tard l'Empire vint à lui, on a vu comment il l'a reçu. – Mais il est de l'honneur de la France de ne pas laisser tomber en ruines cette merveille, disait-il, en parcourant comme nous ce palais avec une profonde tristesse, et voyant la désolation et l'abandon de ce beau lieu.

Lucien ne dansait pas, non plus que sa femme, et pourtant ils aimaient tous deux à voir danser et donnaient souvent des bals. Ceux de la vue Verte étaient plus amusants pour les jeunes filles comme moi que ceux du ministère; mais ceux-ci furent très-beaux, et vraiment le foyer d'où partit ce commencement du goût de la bonne compagnie et de société qui commençait alors à reprendre. Lucien l'aimait d'instinct par la finesse de son goût et de son esprit; mais deux personnes lui en donnaient en même temps presque l'ordre, sans pourtant le lui commander: l'une était ma mère, l'autre madame Récamier; madame de Staël lui répétait bien toutes les fois qu'elle le voyait.

– Mais, mon cher tribun, ouvrez donc votre salon! vous êtes si éloquent à la tribune, comme vous seriez admirable dans une belle discussion littéraire ou politique!

Lucien appréciait madame de Staël ce qu'elle valait, mais il la redoutait; tandis que madame Récamier, sans dire un seul mot, sans exprimer une volonté, sans donner un ordre, ne s'exprimant que par un sourire doux comme elle, ne prêchant que d'exemple, avait plus de crédit sur Lucien que madame de Staël avec son éloquence. De son côté, ma mère, dont le pouvoir était tout entier dans son amitié pour lui, lui montrait par l'exemple ce que c'était qu'une maison agréable, et la sienne se forma.

Il ne se fait pas de révolution dans un pays sans que de grands changements ne s'opèrent dans les habitudes du peuple de ce même pays. Cet effet avait été produit plus à Paris, je crois, que partout ailleurs; longtemps comprimés, longtemps retenus par une main de fer qui nous empêchait même de crier, nous sortîmes de cette captivité avec une soif de distractions et de plaisirs qui devint même une sorte de délire par la manière dont les plus raisonnables s'y livrèrent: ce fut comme après la mort de Louis XIV. Dazincourt dit à ce propos un mot fort heureux: il appela cette sorte de saturnale prolongée à laquelle nous nous abandonnions, la Régence de la Terreur140. En effet, qui aurait vu le bal des victimes aurait pu croire à quelque événement plus fâcheux pour la raison du peuple français.

129Parmi les danseuses célèbres de cette époque, mademoiselle Charlot avait une tête admirable de beauté; mais elle était trop grosse du reste du corps, et n'avait pas de grâce. Mademoiselle Pérotin, depuis madame Boucher, mère de madame de Thorigny, était charmante de toutes manières.
130Jacques du Fouilloux écrivit et publia sous Charles IX un savant traité sur toutes les chasses, qui est encore consulté aujourd'hui.
131Cette chasse fut connue de tout Paris, et beaucoup de personnes se la peuvent encore rappeler.
132M. de Lonnoy, riche fournisseur, qui était à la tête de la fameuse compagnie Rochefort. C'était un homme aimable et bon.
133Voiture avec laquelle les marchands de chevaux essaient les chevaux.
134La trénis avait pris son nom de M. de Trénis, le fameux danseur de contredanse dont j'ai parlé; depuis, cette figure a conservé son nom. Les autres tiraient leur nom des ballets de Pâris et de Psyché.
135Joseph aurait été non-seulement comme Lucien, mais encore mieux parce que ses traits étaient plus réguliers. Mais Joseph n'aime pas le monde; il n'aime qu'un petit comité et une société intime. Lorsque son frère l'exila sur un trône, je suis certaine qu'il regretta son ravissant Mortefontaine.
136Grande rue Verte, no 1225 (alors faubourg Saint-Honoré).
137La rue du Rocher était alors dans un quartier à peu près perdu; maintenant cette maison se trouve presque centrale. Joseph n'était pas député, ce qui le mettait plus à l'aise pour tenir sa maison et y recevoir qui bon lui semblait; madame Lætitia demeurait avec son fils aîné, ainsi que Caroline lorsqu'elle sortait de chez madame Campan.
138Citadella, collègue de Lucien dans la députation, Bordas, André (du Bas-Rhin), Prudhomme, Poulain-Grandpré, Daubermesnil, Marquezy, Stevenolle, Aréna, Duplantier, Joubert (de l'Hérault), et enfin tant d'autres. Mais cette particularité de cinq membres des Anciens seulement est fort singulière à remarquer.
139Vaucanson avait fait un canard artificiel qui digérait.
140On a prêté ce mot à plusieurs personnes, mais il est de Dazincourt; je le lui ai entendu répéter moi-même devant plusieurs personnes qui le lui avaient déjà entendu dire en 1795, en voyant madame de Mo… aller à un bal des victimes.