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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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Ainsi donc, tout en voulant ramener les bonnes et anciennes manières, on se laissait aller à des accès de folie qui n'avaient aucun nom. Les merveilleuses, qui souvent n'étaient pas des merveilles, des incroyables qui méritaient bien leur nom, non-seulement avaient inventé un costume, l'antipode du bon goût français; mais comme si le langage n'avait pas souffert assez de changements comme cela, ils entreprirent de tout réformer à leur tour pour tout recréer ensuite; mais pour détruire ce qui reste d'une base, il faut en avoir une en place avant de donner le premier coup de marteau, et certes les novateurs n'en étaient pas là.

Le bon goût de Lucien l'avait mis en garde contre ces erreurs complètes de toutes choses, et il exigea de sa femme qu'elle ne suivît pas la volonté de madame Germon pour s'habiller. En effet, une femme se mettant comme une merveilleuse était alors bien ridicule, il en faut convenir: des cheveux frisés en serpenteaux et lui couvrant les yeux; une robe étroite dont la jupe, taillée en pointe, collait sur les hanches et dessinait une taille souvent mal faite; cette jupe, presque toujours courte du lé de devant, de manière à laisser voir en entier les pieds et même le commencement de la jambe, tandis que le lé de derrière formait une demi-queue toute mesquine; ajoutez à cela des manches assez étroites pour rendre quelquefois le bras rouge, une taille tellement courte que souvent la moitié du sein se trouvait comprimée; et, pour comble de mauvais goût, cette robe ainsi faite était presque toujours de mousseline ou de percale. Ce que je ne comprends pas beaucoup, avec notre patriotisme outré qui nous faisait faire tant de dons patriotiques, nous ne portions que de la contrebande, enfin, car alors les filatures allaient fort mal. Il est vrai de dire que les révoltes dans le Midi avaient produit le bel effet de faire couper et brûler les mûriers, et que les vers à soie étaient morts; que le siége de Lyon avait détruit les métiers, et tué ou mis à l'aumône presque tous les ouvriers, et que nous n'avions guère de velours ni de soieries, et encore moins d'argent pour les payer… Oh! le bon temps que celui de la Terreur et celui qui le suivit!..

Mais les hommes avaient été plus extravagants que nous dans leurs différentes révolutions de modes; depuis 91 jusqu'en 1830, par exemple, les variations seraient curieuses à suivre: je me bornerai aux premières années.

À l'habit habillé, fait d'une étoffe qui souvent coûtait deux et trois louis l'aune, et sur laquelle on avait mis une broderie du prix de deux mille écus; à la coiffure frisée, poudrée; au linge garni de dentelles, aux bas de soie, aux escarpins vernis ayant la boucle de diamants, avaient succédé assez rapidement les cheveux abattus, quoique toujours poudrés, la cravate à grands nœuds, le gilet à grands revers, la redingote à petit camail, la culotte courte, le bas de soie, mais avec des bottes à revers, et, pour terminer, un petit chapeau avec une immense cocarde de rubans tricolores.

C'était ce qu'on appelait être en chenille… Les modifications141 du temps qui s'écoula entre 92 et 95 ne valent pas la peine d'être rapportées… Je passe ensuite sous silence toute l'époque de la carmagnole et du bonnet rouge!..

Sous le Directoire, ce fut comme une autre folie… les jeunes gens le disputèrent aux femmes; on en vit qui se coiffaient comme elles, les cheveux partagés et lissés des deux côtés de la tête, et relevés par-derrière en tresse avec un peigne d'écaille; avec cela, un habit qui n'en était pas un, une redingote qui n'en était pas une, mais un vêtement quelconque, en drap presque toujours gris, lequel descendait un peu plus bas que les hanches, pour se terminer par deux poches qui formaient à elles seules les basques de l'étonnant vêtement, dont la couleur fade était relevée par un large collet de velours noir, ainsi qu'au bout des manches arrondies comme on en voit aujourd'hui; des culottes courtes, ou plutôt demi-courtes, et rattachées de côté par des flots de rubans. Cette élégante toilette était terminée par des bottes à retroussis, dont le cuir jaune était très-grand et fort échancré derrière; une cravate dans laquelle entraient certainement trois aunes de mousseline, et un chapeau à larges bords dont la forme, resserrée du bas, s'élargissait vers le haut. Cette façon de s'habiller a causé bien des malheurs; c'était une partie de Paris qui se mettait ainsi; c'étaient les hommes comme il faut, ainsi que nous disons en France. Il faut ajouter au costume une énorme canne.

Quant aux autres hommes, qui étaient bien aussi des gens comme il faut, mais non pas de la manière qu'il eût fallu l'être, ils portaient les cheveux en oreilles de chien, mais la queue, le chapeau à trois cornes quelquefois, l'habit à taille courte, le pantalon collant attaché au bas de la jambe avec beaucoup de rubans, les bas de soie et le soulier ne tenant que par l'orteil; la taille de l'habit excessivement courte, comme pour narguer les redingotes grises à taille longue.

Un an plus tard142, les tailles longues étaient générales, la forme de l'habit n'était d'aucun temps: c'était un vêtement de drap faisant le tour du corps en le serrant beaucoup, avec de grands revers, de larges boutons de métal, et l'habit venant joindre d'en bas comme d'en haut par-devant, la culotte courte, les bas de soie rayés ou chinés, les bottes molles noires et vernies, mais ne venant qu'à mi-jambe, et fort évasées de l'entrée. Les habits, les culottes et les pantalons, les gilets, tout cela était fait de drap d'une couleur claire, et même tendre.

L'année suivante fut la plus féconde en ridicules inventions. Les hommes surtout étaient réellement semblables à de vrais pantins dans leurs changements presque à vue comme s'ils eussent joué la comédie.

La coiffure demeura toujours avec de la poudre pour les élégants. Derrière la tête, les cheveux étaient en queue fort courte, accompagnée de deux nattes rattachées avec elle. De chaque côté tombaient les oreilles de chien, balayant les épaules et le collet de l'habit, ce qui faisait qu'en un quart d'heure on était comme un garçon perruquier, d'autant mieux que les collets d'habits étaient alors excessivement élevés de derrière et de côté, puis s'abaissaient rapidement et venaient joindre les revers de l'habit, qui en formaient, pour ainsi dire, toute la taille. J'ai vu des incroyables, de ces jeunes gens outrant la mode, dont le devant de taille n'avait que deux boutonnières, et le gilet à peine la hauteur de deux travers de main. Le pantalon était en percale de couleur rayée, ou bien à fleurs, ou encore de basin à petites côtes: on prenait ordinairement plus d'étoffe pour faire un de ces pantalons que pour la robe d'une femme de grande taille; et toute cette étoffe venait trouver place dans deux petites bottines molles, évasées et échancrées. Le bout de la manche de l'habit arrondi sur la main, sur la tête un tout petit chapeau, à la main une canne en forme de massue, mais très-courte; au cou un immense lorgnon; et voilà la toilette du matin et quelquefois du soir d'un élégant de l'an VII.

À peine six mois étaient-ils écoulés que le pantalon était redevenu collant; et les bottes à la Souwarow, les cheveux coupés et sans poudre, l'habit aux basques étroites, avaient remplacé les bottines, le pantalon à la sultane, et le reste143.

En 1800, le costume des hommes fut au moins tolérable, et puis on ne voyait pour ainsi dire plus que des uniformes… Mais lorsque les hommes mettaient un habit ordinaire, du moins était-il selon le bon sens.

Ce n'est pas sans raison que j'ai raconté toute cette suite de modes pour les hommes… Comment croire qu'en France, dans un pays où la terre fumait encore du sang fraîchement versé des martyrs de la Révolution, les hommes de cette même France ne pouvaient passer les jours que la Providence leur avait conservés, qu'à décider du plus ou moins de mérite de la coupe d'un tailleur!.. Et l'on dira encore que les femmes sont légères!..

Lucien avait pour amis fort intimes alors Félix Desportes, M. Sappey, Rœderer, le comte de Châtillon, peintre aimable et spirituel, qui avait raillé et nargué la Révolution en employant son talent pour remplacer la fortune qu'elle lui enlevait; le lieutenant-général Frécheville, alors général de brigade; mon frère Albert de Permon, dont les talents apportaient tant de charmes dans l'intérieur d'une société amie; mon beau-frère, M. de Geouffre… puis M. de Fontanes, et tout ce qui alors faisait partie de la littérature bien pensante. On faisait des lectures, on récitait des vers: c'était là surtout le grand plaisir de Lucien. Sa diction était bonne, toujours juste même… mais sa voix était trop élevée, le diapason en était aigre et criard, et souvent désagréable lorsqu'il la forçait; mais dans la chambre, il faisait toujours plaisir lorsqu'il causait, lisait ou bien récitait quelque beau morceau de poésie…

 

Lorsqu'après le 18 brumaire Lucien fut nommé ministre de l'Intérieur, il annonça son intention formelle de recevoir encore plus régulièrement que dans la rue Verte. Des jours de réception intime furent désignés, ainsi que des réceptions générales; les artistes les plus distingués y furent admis. Tandis que Lucien disposait son hôtel du Ministère de l'Intérieur pour recevoir pendant l'hiver qui approchait, il achetait une terre dans le voisinage de Senlis, pour être en même temps auprès de Morfontaine et de Montgobert, propriété appartenant à sa sœur, madame Leclerc. Cette terre du Plessis-Chamand que Lucien avait achetée était triste et dans un lieu désert et tout stérile. C'était, répétait toujours un bon et excellent homme qui vivait dans la maison de Lucien, un pays de chasse. Merveilleuse raison pour déterminer un homme à acheter une terre quand de sa vie cet homme n'a mis une alouette en joue! et s'il l'eût fait, l'alouette ne s'en serait que mieux portée, ou du moins pas plus mal… D'après cela, on voit que les lièvres et les perdrix, vassaux de Lucien, étaient rassurés sur l'état de leur santé pour ce qui était de la mort violente… Quoi qu'il en soit, nous nous y amusâmes beaucoup pendant l'automne de 1799 à 1800. Madame Lucien était excellente personne et toujours heureuse de voir rire… Lucien n'était pas toujours avec nous pour nous autoriser dans la persécution que nous fîmes éprouver à ce pauvre Doffreville… qui devait plus tard avoir encore plus de reproches à me faire144.

Nous revînmes à Paris très-contentes de notre voyage: ma mère était ravie; elle trouvait que Lucien faisait tout ce qu'il devait faire: il était maître de maison avec politesse et sans étonnement de la nouvelle fortune qui lui arrivait. Dans un temps où les enrichis et les parvenus étaient à l'envi plus insolents les uns que les autres, on savait gré à un homme que le sort favorisait ainsi de ne vouloir être aimé et remarqué que pour lui… Ah! c'est que Lucien était à deux bonnes écoles, et que, pour guider un homme, les conseils de deux femmes, lorsqu'elles sont ses amies, lui sont plus utiles que vingt années d'expérience.

La société de Lucien se formait d'une telle sorte et sur des bases si bien arrêtées, que ma mère, qui à cet égard avait le coup d'œil juste, me dit qu'il aurait, avant peu d'années, la maison du duc de Nivernais… Il en a l'aimable esprit et la politesse instinctive, disait-elle, et je suis sûre que ma prédiction se vérifiera.

Elle aurait eu raison si Napoléon n'eût pas tout brisé en envoyant Lucien en Espagne, et puis ensuite l'exilant en Italie.

J'étais un jour au Ministère de l'Intérieur avec ma mère: ce n'était pas un grand jour; nous préférions cela pour jouir de la conversation de Lucien et des hommes d'esprit qu'il réunissait chez lui ces jours-là. Ce même soir j'eus un plaisir que je n'osais pas espérer et que je désirais depuis longtemps: mademoiselle Contat était chez Lucien.

Je vais déclarer ici une singulière chose; c'est que cette circonstance est une de celles de ma vie, parmi celles ordinaires du monde, qui m'ont le plus vivement frappée comme impression et souvenir. J'avais vu mademoiselle Contat au théâtre, mais jamais hors de la scène. Je me la figurais toujours jolie, sans doute, mais cependant bien différente de ce qu'elle était au bout de ma lunette. Quelle fut ma surprise de voir une femme jeune encore, ravissante et fraîche comme une rose145, des dents perlées, des yeux d'un noir de velours, et vifs, spirituels comme l'esprit même!

Ce soir-là on parlait spectacle; Lucien, qui aimait avec passion à jouer la comédie, invitait fort souvent les premiers artistes à venir le voir les jours ordinaires où il était plus à lui, pour causer avec eux… Ils en profitaient avec empressement, notamment Fleury, Lafon, mademoiselle Contat, mademoiselle Devienne et Dugazon: les autres y allaient aussi; mais je cite ceux qui y allaient plus assidûment. Ce même soir on annonça Fleury et Dugazon.

C'était une bonne fortune pour moi qu'on menait fort rarement au spectacle, et si rarement qu'en trois ans je n'y avais été que quatre fois: encore avais-je dû la représentation de Pinto de Lemercier à un hasard que je dirai plus tard. J'avais vu Fleury dans le Legs et Dugazon dans les Ménechmes. Je fus enchantée de le voir dans la chambre; mais Fleury me charma; je fus ravie de sa politesse du grand monde, de cet usage qui semblait inné en lui et que tout l'art du comédien ne donne jamais. Il contait et citait avec un charme tout particulier: ma mère l'avait connu autrefois à l'hôtel de Périgord, chez le vieux comte, oncle de M. de Talleyrand, qui l'aimait beaucoup et lui témoignait une grande estime. Il avait conquis le vieux camarade du maréchal de Saxe par la vérité avec laquelle il jouait le personnage de Frédéric… Il était le héros de M. le comte de Périgord, et chaque fois que l'on donnait les Deux Pages, le comte, qui n'allait presque plus au spectacle, allait à la Comédie-Française pour voir Fleury.

Aussitôt que Fleury vit ma mère, il vint à elle, et la salua:

– Eh quoi! lui dit-elle en riant, vous me reconnaissez?

– Vraiment, je ne suis pas assez cruel à moi-même pour faire une telle faute, répliqua Fleury en saluant profondément avec toute la grâce qu'il mettait dans un salut tout ordinaire.

– Mais songez donc qu'il y a maintenant dix ans!

– Je le sais. Mais vous, madame, qu'en savez-vous?

Je fus heureuse d'entendre cette parole. Je jouissais tant de la beauté et des succès de ma mère! elle était si belle, si bonne, si aimable, si dénuée de toute prétention, qu'en vérité ses enfants en avaient pour elle.

En entendant Fleury lui dire qu'elle était toujours aussi belle, elle fut charmée, et le lui dit avec ce naturel qui la rendait adorable.

– Quoi! vraiment, lui dit-elle, vous me trouvez peu changée?

– Pas du tout… et cependant vous aurez souffert, madame; car quel est l'être qui a survécu à ces temps malheureux… et peut dire: Je n'ai pas souffert?

Ma mère alors lui parla de sa détention; il nous en raconta des détails bien curieux146. Fleury était un homme non-seulement de bonne compagnie, mais estimé dans cette même bonne compagnie. Souvent en mesure de se montrer plus ou moins à son avantage, il sortit toujours de ces aventures avec une gloire réelle, et souvent même supérieure à celle qu'aurait pu obtenir un homme du grand monde.

– Comment pouvez-vous vous arranger avec un homme comme celui-là? lui dit ma mère en montrant Dugazon147.

Fleury mit un doigt sur ses lèvres:

– Silence! je vous le demande en grâce… Si vous saviez comme il est malheureux de sa vie passée… et de quel prix il la rachèterait…!

J'avais vu Dugazon remplir le rôle de l'archevêque de Bragance dans Pinto, et il m'avait frappée, parce que Dugazon était un vrai Figaro. En le sortant de cet emploi de polichinelle-roi, on n'en obtenait pas un grand résultat. Il entendait, savait admirablement son art, l'expliquait à merveille; mais ce qu'il disait, il ne le faisait pas; et hors les comiques, comme dans les Originaux, tous les Pasquins, les valets effrontés de Molière, les Sganarelles, il ne le fallait pas chercher. Son domaine, au reste, était bien assez grand; mais l'ayant vu au théâtre dans un emploi qui n'était pas ordinairement le sien, ma curiosité redoubla lorsque je le vis aussi près de moi. Sa physionomie fine, et madrée même, avait à la ville comme au théâtre un air d'impudence qui indisposait contre lui. Sa vue me rappela comment mademoiselle Contat avait rempli le rôle de la duchesse de Bragance, et j'avais parlé d'elle à ma mère avec enthousiasme.

– Est-elle donc aussi belle? demanda ma mère à Fleury.

– Charmante; et quoiqu'elle ait quarante ans dans ce rôle, elle y fait encore une complète illusion148.

– Mon Dieu! que je voudrais la voir de près, l'entendre causer! m'écriai-je plus vivement, je crois, que ma mère ne l'aurait voulu; et la voilà qui s'en va!.. En effet, mademoiselle Contat sortait du salon.

– Que désirez-vous donc avec tant de chaleur? me demanda madame Lucien qui venait s'asseoir auprès de moi.

– Voir mademoiselle Contat, dit Fleury en souriant.

– Mais la chose n'est pas difficile; elle dîne après-demain ici avec son mari.

– Comment! son mari? s'écria ma mère.

– Oui, sans doute; ne le saviez-vous pas? elle a épousé M. de Parny… le neveu d'Éléonore… Ce mariage s'est fait il y a deux ans.

Lucien, qui survint au même instant, dit à ma mère qu'elle devrait venir dîner le surlendemain au ministère avec moi, puisque j'avais un si grand désir de voir et d'entendre causer mademoiselle Contat.

– Je suis engagée, répondit ma mère d'un air fort embarrassé, et je ne crois pas pouvoir accepter… mais le soir, si madame Lucien reste chez elle… alors…

Ma pauvre mère était au supplice; elle ne voulait pas dire devant Fleury qu'elle refusait de dîner avec une comédienne, et pourtant c'était la seule raison de son refus. Aujourd'hui, le préjugé est mort, surtout relativement aux grands talents, et c'est un pas vers d'autres améliorations qu'un préjugé aboli. Lucien, dont la position le mettait hors de ligne pour cette question, et qui, d'ailleurs, avait un esprit novateur et hardi, comprit ma mère sans l'approuver; et voyant mon extrême désir de connaître mademoiselle Contat, il engagea ma mère à venir prendre le thé avec madame Lucien le surlendemain. Albert nous fera un peu de musique, dit-il, madame de Parny nous dira une scène du Misanthrope avec Fleury, et nous aurons une petite soirée qui amusera mademoiselle Laurette; de plus, ajouta-t-il en se baissant vers ma mère et lui parlant italien, je ferai fermer ma porte, et nous n'aurons que le petit cercle habituel.

Ma mère accepta, et nous fûmes passer la soirée du surlendemain au Ministère de l'Intérieur, qui, alors, était à l'hôtel de Brissac, rue de Grenelle149. Nous y trouvâmes M. et madame de Parny, Dugazon, Dazincourt, Fleury, le général et madame de Frécheville, jeune et charmante femme, et de nos amis, M. de Fontanes et plusieurs hommes de lettres.

 

Cette soirée fit époque dans ma vie; je fus frappée de l'impression renouvelée que produisit sur moi mademoiselle Contat. C'était une personne dont la figure était sans doute charmante, mais pourtant ce n'était pas seulement par sa beauté qu'elle plaisait; et si jamais le vers de La Fontaine a été juste pour une femme, c'est pour mademoiselle Contat:

 
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
 

C'était surtout gracieuse, en effet, qu'elle était; elle était cela plus que toute autre chose, car elle n'avait aucune noblesse dans la tournure ni dans la diction. C'était toujours Suzanne du Mariage de Figaro et Rosine du Barbier de Séville; et lorsque, plus tard, elle joua si admirablement la Mère coupable, c'est qu'il y a des réminiscences de Rosine dans la comtesse Almaviva, car elle n'avait pas non plus de sensibilité vraie. Elle en avait des éclairs, mais voilà tout; jamais d'abandon tout entier, jamais d'oubli d'elle-même. Je lui ai vu jouer l'année d'après une pièce de Demoustier avec Fleury, les Femmes; il fallait de la sensibilité, mais en même temps de la malice… aussi joua-t-elle de manière à enlever le public; elle soutint la pièce, qui ne valait rien, et que le public n'accepta qu'après l'avoir vu jouer par elle et par Fleury… Pour dire vrai sur mademoiselle Contat, les rôles pathétiques ne lui allaient pas; son organisation morale et physique s'y opposait. Elle avait du trait, du mordant, de la raillerie dans le plus charmant sourire et de la malice dans le regard; à l'appui de mon jugement, qu'on se rappelle les rôles qu'elle jouait le mieux: c'étaient la sœur du Philosophe marié, la tante de la Mère jalouse, Madame de Clainville, etc. Elle avait débuté dans la tragédie150, mais elle y était mauvaise; elle quitta alors le cothurne et prit les jeunes amoureuses: cela ne lui allait pas encore; enfin elle rencontra juste dans les grandes coquettes et les mères nobles, ainsi que les demi-caractères, comme dans le Mariage de Figaro.

Elle était fille d'une blanchisseuse qui demeurait dans le faubourg Saint-Germain, et blanchissait madame Molé et madame Préville. Louise Perrin151, alors jeune fille, jolie comme un ange, portait le linge de ces deux dames à la place de sa mère; le timbre de sa voix, le mordant de son accent, sa ravissante figure, frappèrent un jour à un tel point madame Préville, qu'elle lui proposa de lui donner des leçons; elle le demanda à sa mère, qui y consentit. La jeune fille débuta dans le rôle d'Atalide de Bajazet, mais elle n'eut aucun succès. Cependant, protégée par madame Molé et madame Préville, elle parvint à entrer à la Comédie-Française, mais pour les rôles secondaires. Sa beauté, au reste, lui avait depuis son entrée dans le monde mérité une réputation des plus brillantes; et, pendant quelques années, elle se contenta de l'approbation de M. le président Maupeou, et surtout de celle du comte d'Artois, qui la goûtait fort, ainsi qu'on le sait.

Les rôles dans lesquels mademoiselle Contat n'eut d'émule que mademoiselle Mars étaient ceux des pièces de Marivaux; mais outre ceux-là, il y avait le Mariage secret, de Desfaucheret, les Femmes, de Demoustier, la Mère coupable; le rôle de madame Évrard, dans le Vieux Célibataire, où elle était admirable; enfin Elmire, Célimène, et la belle Fermière, rôle froid et ennuyeux qu'elle animait à merveille.

Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu'il n'y a rien de bon que ce qu'a produit leur temps; je conviendrais donc du fait, s'il existait. Mais, en disant qu'une fois mademoiselle Mars retirée du théâtre nous n'avons plus de comédie, je dis une triste vérité, et d'autant plus triste qu'elle est réelle; mademoiselle Mars fut, au reste, selon moi, bien supérieure à mademoiselle Contat dans quelques rôles. Je l'ai vue jouer pendant dix ans, et certes je l'ai pu juger, et j'ai reconnu que mademoiselle Mars avait une supériorité positive. Dans Célimène du Misanthrope, par exemple, rien n'a égalé mademoiselle Mars. Peut-être mademoiselle Contat était-elle plus universelle et jouait-elle plus de genres différents; encore la chose n'est-elle pas démontrée.

Mais ce qu'elle jouait bien aussi, il faut en convenir, comme elle le jouait!.. Fleury avait raison d'en être enthousiasmé. Elle le secondait à ravir dans le Cercle, dans la Gageure… Comme elle jouait madame de Clainville! comme Fleury jouait le rôle de M. d'Étieulette! C'était avec une vérité incisive qui produisait l'illusion la plus parfaite.

Mon frère et ma mère m'avaient conté tout cela avant la soirée que nous allions passer au ministère de l'Intérieur: car je ne connaissais pas mademoiselle Contat, n'allant presque jamais au spectacle, ainsi que je l'ai dit; je ne l'avais vue que dans Pinto.

Personne n'était plus aimable que mademoiselle Contat dans un salon où elle était à son aise. L'impératrice Joséphine, qui l'aimait beaucoup, l'invitait souvent à déjeuner. Eh bien! je l'ai retrouvée aux Tuileries: ce n'était plus la même femme.

– Ici, me disait-elle aux Tuileries, il y a quelque chose qui me serre le cœur, et je ne puis parler.

Un fait que Fleury raconta le même soir à ma mère l'attira vers mademoiselle Contat. La reine Marie-Antoinette152, désirant voir jouer la Gouvernante, un drame dans lequel le principal rôle a sept cents vers, fit demander la pièce, et en même temps exprima le désir que ce fût mademoiselle Contat qui jouât le rôle de la gouvernante, et seulement l'avant-veille de la représentation. Mademoiselle Contat ne connaissait pas le rôle; elle l'apprit, et le joua comme alors elle jouait tout, admirablement. La Reine lui en ayant fait témoigner son contentement:

«J'ignorais jusqu'à présent, écrivit mademoiselle Contat en répondant pour remercier la personne qui lui avait transmis les ordres de la Reine, j'ignorais où était le siége de la mémoire, je sais maintenant qu'il est dans le cœur.»

La Reine fit courir cette lettre: elle fut connue; et lorsqu'en 1793, les monstres qui ne voulaient de célébrité en quelque genre que ce fût eurent besoin d'un prétexte pour marquer d'un D153 en encre rouge la première feuille de la condamnation de mademoiselle Contat, ils parlèrent de cette lettre, et elle fut un motif pour condamner à mort les deux sœurs, Louise et Émilie (Mimi) Contat.

Toute la Comédie-Française était extrêmement royaliste, c'est-à-dire l'ancienne; car la nouvelle, au contraire, était toute révolutionnaire.

Mademoiselle Contat avait un ton parfait: elle n'était ni interdite ni familière lorsqu'elle se trouvait dans un cercle qui n'était pas le sien. Ce même soir où je la vis chez Lucien, tout à fait librement, elle me parut charmante. Sa ressemblance avec ma mère était surtout dans la même finesse de regard et de sourire. C'était frappant.

Tous les acteurs de la Comédie-Française adoraient Lucien. Depuis un an, il avait fait plus de bien que ses prédécesseurs en dix ans: il avait rétabli les pensions, avait trouvé le moyen de payer l'arriéré, et l'avait fait… et puis il promettait encore du bien pour l'avenir…; ensuite il raisonnait si bien de leur art!

– On dirait qu'il a été toute sa vie à l'étude de ce qui nous occupe, disait le même soir mademoiselle Contat.

J'ai dit, je crois, que Dazincourt était aussi chez Lucien. On a dit de lui et de Dugazon qu'ils étaient tous deux d'excellents valets, dont l'un mangeait toujours à l'office et l'autre quelquefois au salon. En effet, Dazincourt avait un ton parfait et une tenue qui se retrouvait même sous le grand chapeau de Figaro sans lui faire rien perdre de sa verve comique. Jamais trivial, il ne plaisait pas à de certains esprits autant que Dugazon avec ses lazzis et ses mots comiques, à la vérité, mais hors du rôle et faits par lui. Ce furent eux qui mirent à la mode ce mot assez drôle contre Dazincourt: «Il est bon comique, PLAISANTERIE À PART.» Dans le monde c'était tout à fait un homme comme il faut; ce n'était plus le comédien bien élevé, c'était entièrement l'homme du monde. Sa biographie est singulière.

Dazincourt était fils d'un négociant riche de Marseille, nommé Albouis154. Le fils sentit que le commerce n'était pas son fait, et le dit à son père, qui eut le bon sens de le comprendre; il l'envoya à Paris pour y être placé auprès du maréchal de Richelieu, qui prenait intérêt à leur famille. Le maréchal lui confia l'emploi de mettre en ordre les papiers nécessaires à ses Mémoires; cette besogne ennuya le jeune homme comme les comptes en partie double. Un jour il sortit et ne revint pas: il avait été s'engager à Bruxelles dans la première troupe dramatique, dont le directeur s'appelait d'Hauvelaire et était homme d'esprit et de talent, qu'il trouva. En 76 il débuta à la Comédie-Française dans Crispin des Folies amoureuses: ce fut alors que, selon un usage général, il changea de nom et prit celui de Dazincourt155; aimé du public, chérissant son art, le cultivant non pour gagner de l'argent, mais pour mériter une couronne, Dazincourt devint l'idole du public lorsqu'il eut joué Figaro. Marie-Antoinette le choisit pour son maître, et le directeur de son spectacle de Trianon; mais les leçons de Dazincourt devaient demeurer sans fruit avec elle. Attaché de cœur et de reconnaissance à la famille royale, Dazincourt ne cachait pas ses sentiments: aussi fut-il décrété d'arrestation et son dossier marqué de la lettre fatale D par Fouquier-Tinville. Il pouvait s'échapper, étant prévenu à temps; mais il refusa, et alla rejoindre ses camarades, qui marchaient vers l'échafaud peut-être, et dont il voulut partager le sort: il était, lorsque nous le rencontrâmes chez Lucien, dans le plus beau moment de sa vie théâtrale et fort aimé du public. Ce fut à peu de temps de là qu'il gagna à la loterie un quaterne, de cent cinquante à deux cent mille francs.

Dugazon était un bon homme, malgré son air méchant et son humeur de matamore. La bonté était native en lui, et le bien qu'il faisait en était une preuve156: il n'avait rien à lui. Il fut entraîné dans la tourmente révolutionnaire, fut fait aide-de-camp de la commune de Paris, et ce fut tout. Seulement, peut-être, fut-il craintif pour faire le bien.

À sa rentrée au théâtre, il eut une scène plaisante avec le parterre. Lucien lui dit de nous la raconter.

– Après la terreur, la France fut plus heureuse, mais surtout plus tranquille, je n'en puis disconvenir, quoique je sois fidèle à mes vieilles amitiés, disait Dugazon avec cet air burlesque que lui connaissent ceux qui ont pu le voir… Il rentra donc à la Comédie-Française, qui, alors, jouait à Favart concurremment avec les comédiens de la Comédie italienne, et il rentra dans le rôle de Crispin des Folies amoureuses. Il était bretteur, et bretteur connu; mais, malgré sa réputation, vingt jeunes gens à collet noir, comptant peut-être sur leur force et leur nombre, voulurent contraindre Dugazon à chanter le Réveil du Peuple.

– Je ne sais pas chanter, répondit-il avec une sorte de grondement qui annonçait un orage.

Les cris cessèrent… mais un moment; bientôt ils reprirent plus furieux que jamais. Dugazon s'avança sur le bord du théâtre, et répéta d'une voix forte:

– Messieurs, je ne chante que rarement, quand cela me plaît, mais jamais quand je ne le veux pas.

141Robespierre fut le seul qui osa porter des manchettes et un jabot de dentelles pendant 93, et fut aussi recherché dans sa toilette.
142An V, an IV, an VII, an VIII.
143En 1820, les hommes eurent un moment des pantalons d'une telle largeur, et des chapeaux si petits, que je crus retrouver de mes caricatures de 98 et 99; tant il est vrai que les modes font le tour du cercle!
144Voir dans mes Mémoires ce qui est arrivé au poëte Doffreville (tome IV des Mémoires sur l'Empire), comment il fut mystifié et toute la salle des Variétés avec lui.
145Cette impression fut produite par la grande ressemblance qui existait entre mademoiselle Contat et ma mère, que j'idolâtrais, et dont la beauté était pour moi une continuelle source de triomphe et de joie. J'étais si heureuse d'entendre dire qu'elle était belle, moi qui savais comme elle était bonne! et j'aimai tout de suite mademoiselle Contat (ou plutôt madame de Parny, car elle était déjà mariée), à cause de cette ressemblance.
146J'ai lu les Mémoires qu'on attribue à Fleury, et j'avoue que j'ai été bien étonnée de n'y pas trouver une foule d'anecdotes que je lui ai entendu raconter à lui-même, et même souvent.
147Dugazon avait été fort loin dans la route révolutionnaire, et on prétend qu'il pouvait faire davantage pour sauver ses camarades.
148Elle se retira en 1808 ou 1809, et avait quarante-huit ans à l'époque où je suis maintenant (en 1800). Si elle eût été moins grasse, elle aurait fait à la scène l'effet d'une femme de vingt ans.
149Cet hôtel était un des plus beaux de Paris; il y avait surtout une galerie immense que M. de Brissac avait fait bâtir pour donner des fêtes. – Rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, no 92 (alors).
150Dans le rôle d'Atalide, sur le théâtre des Tuileries.
151Louise Perrin, née à Paris en 1760. Elle débuta le 3 février 1776, mais on ne sait pas bien certainement à quelle époque elle fut vraiment dans les bonnes grâces du public. Lorsque je la vis jouer, elle excitait un enthousiasme bien grand, mais au reste mérité: elle était à la fin de sa carrière dramatique.
152En 1789.
153Le comité de Salut public avait fait ce signe convenu avec Fouquier-Tinville. On mettait sur le dossier une lettre tracée à l'encre rouge, pour lui dire ce qu'il avait à faire: cette lettre était un D pour la déportation, un G pour la mort, et un R pour l'acquittement. Ainsi les victimes étaient jugées avant le jugement!…
154Joseph-Jean-Baptiste Albouis, né à Marseille, le 11 décembre 1747.
155Comme Fleury, qui s'appelait Bénard.
156Un homme malheureux qu'il connaissait va un jour chez lui, et lui demande quelques effets pour remonter sa garde-robe qui en avait grand besoin: il lui donna à l'heure même plusieurs de ses chemises d'une très-belle toile de Hollande, et presque neuves. Après le départ de l'autre, sa femme le gronda d'avoir donné d'aussi beau linge. – On aurait pu lui en faire faire d'autres, lui dit-elle. – Oui, répondit Dugazon, mais il ne les aurait pas eues de suite. Ce mot est un mot du cœur.