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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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Le Girondin n'avait pas aperçu, à deux pas de là, Robespierre assis sur un banc et en apparence enseveli dans ses réflexions. Il écouta et entendit toute la conversation, il en recueillit chaque parole dans la haine de son cœur… Et la perte de Danton, qui jusque-là n'avait été qu'incertaine, fut jurée par Robespierre… De ce moment, sa haine ne se voila même plus… et il répétait à ses confidents que bientôt le colosse tomberait.

Un ami de Danton l'en avertit; Danton sourit, et son horrible figure s'illumina tout à coup de ce sourire sardonique.

– Lui se jouer à moi! s'écria-t-il de sa voix tonnante qui frappait les murs avec retentissement. Lui!.. si je le croyais, poursuivait-il avec rage, je lui arracherais les entrailles de ma propre main!..

Tallien avait été envoyé en mission dans les départements; à son retour, comme il ignorait complètement les nouvelles de Paris, car les Conventionnels comme les autres étaient soumis au même régime de sévérité pour la poste, et afin de ne pas éveiller les soupçons des deux comités, ils préféraient ne pas recevoir de lettres. En arrivant à Paris, Tallien alla voir Robespierre, avec qui il était fort intimement lié; il croyait alors, disait-il, au républicanisme pur de cet homme. Il fut donc franc avec lui et lui dit que dans les provinces sa mission n'avait pas eu le succès qu'elle devait avoir, parce que toute puissance pâlissait devant celle des membres des deux comités de Salut public et de Sûreté générale. Un député, un représentant simple, n'avait aucune influence. – Cette suprématie liberticide, ajouta Tallien, n'a pour cause qu'une mesure, au reste attentatoire à la majesté de la représentation nationale… Pourquoi les membres des deux comités sont-ils inamovibles, Robespierre? Comment toi, le fils de la liberté, un républicain si pur et si fidèle, tu as accepté un emploi qui n'est autre chose qu'une méchante copie du despotisme couronné!.. Et le peuple n'a-t-il fait tomber la tête d'un roi que pour en voir renaître vingt autres? Robespierre, cette mesure ne fut pas proposée par toi, j'en réponds; mais tu devais la combattre.

Robespierre fut d'une extrême adresse dans cette conversation; il sut maintenir son pouvoir sur Tallien, tout en accusant d'autres collègues.

– Que veux-tu qu'on fasse, après tout?

– Prouver que toi ainsi que Carnot, et tous ceux qui composent les deux comités, n'avez aucune ambition, les renouveler enfin.

Robespierre sourit avec ironie.

– Oui, c'est cela. Te voilà maintenant du même bord que ceux de la commune de Paris, et les autres machinateurs qui veulent perdre la patrie.

– Et que veulent ces hommes?

– Ce que tu demandes toi-même: changer les comités… les comités! qui seuls peuvent sauver et sauveront la patrie; nous sommes dans un moment de crise, Tallien, où la chose publique est perdue si le timon est abandonné à trop de mains. La Convention n'est déjà que trop nombreuse!

Tallien fit un mouvement à ce mot qui fut remarqué par Robespierre… Il se reprit et dit ensuite:

– Elle est trop nombreuse, quand je vois des hommes dans son sein qui peuvent perdre notre malheureuse patrie.

– Qui sont-ils? Et quel est leur nombre?

– Trop grand sans doute, surtout lorsqu'à leur tête on voit un homme comme Danton.

– Danton!

– Lui-même!.. Crois-tu maintenant que la République doive prendre trop de mesures pour centraliser son pouvoir, lorsqu'elle voit de semblables perfidies?

– Mais où est la preuve?

– Crois-tu que je t'en impose?

– Non; mais tu peux être mal informé. Un homme aussi bon patriote que Danton ne doit être jugé dans l'opinion de ses frères qu'après avoir été entendu.

Intimement lié avec Danton, Tallien courut aussitôt près de lui, et lui demanda comment il était avec Robespierre.

– Mais très-bien, répondit Danton. Nous avons bien quelquefois de petites discussions, mais, ajouta-t-il en souriant, cela passe comme cela vient.

– Tu t'abuses, malheureux!

Et Tallien lui rapporta sa conversation du jour même avec Robespierre… Danton demeura stupéfait.

– À tout autre qu'un ami, je dirais que ce n'est pas vrai! mais à toi, je te laisse voir le fond de mon âme. Elle est profondément navrée de ce que tu me dis. Me crois-tu?

– Oui!.. mais que comptes-tu faire?

– Voir Robespierre… Demande-lui un rendez-vous pour demain à huit heures du matin. Nous serons seuls à cette heure…

Tallien demanda et obtint le rendez-vous, qui fut accordé comme une grâce… Il vit que son malheureux ami était en péril, et voulut le détourner d'aller chez Robespierre… À la première parole Danton rugit comme un lion.

– Moi le craindre! s'écria-t-il… C'est à lui de trembler!..

Ils arrivèrent au moment où Robespierre venait de se lever. En entrant, Danton fut d'abord au fait:

– Me voilà, lui dit-il. Je viens vers toi. Qu'as-tu à me reprocher?

ROBESPIERRE

Des faits graves dans l'intérêt de la patrie. Tu blâmes et tu entraves tout ce que veulent et ordonnent les comités du Gouvernement… Je le sais… ne nie pas.

DANTON

En quoi, et comment?.. dans quel lieu… et quel jour? qui m'a entendu, et qu'ai-je dit?.. des faits, et j'y répondrai; la calomnie seule accuse vaguement comme tu le fais.

ROBESPIERRE

Eh bien! lorsque les Girondins ont justement péri, tu as blâmé leur condamnation.

DANTON

Non.

ROBESPIERRE

Tu les as pleurés?

DANTON

Oui.

ROBESPIERRE

Ah! tu en conviens?

DANTON

Pourquoi non?.. Il y avait parmi eux des hommes d'un haut et rare talent et aimant la patrie…

(Robespierre fait un mouvement, et sourit avec dédain.)

DANTON, répétant de toute la force de sa voix

Oui, Robespierre, aimant la patrie… et puis j'ai pleuré sur la mort de plusieurs d'entre eux qui n'étaient encore que des enfants… Pourquoi faire mourir Roger-Ducos?

ROBESPIERRE, d'un ton sombre et presque menaçant

Pourquoi soutiens-tu mes plus ardents ennemis, toi? Camille Desmoulins n'est-il pas connu pour être le mien?

DANTON, levant les épaules

Autre enfant!..

ROBESPIERRE

Tu lui donnes tes avis pour son Vieux Cordelier… Tous deux vous vous liguez contre moi… Tu ne lui donnes que des louanges à lui.

DANTON

Oui, j'en conviens, je suis de son avis, lorsque dans ce journal il demande qu'enfin le sang cesse de couler et qu'il appelle la clémence avec toutes les mères, les femmes et les filles… Eh quoi! du sang! toujours du sang!.. Toute la France doit-elle donc périr? Robespierre, qui peut dire qu'un jour toi aussi tu n'auras pas besoin de cette clémence que tu refuses À TOUS? comment oser la demander si jamais tu arrives à ce moment extrême!..

ROBESPIERRE

Ose dire que tu n'es pas avec Phélippeaux12?

DANTON, souriant en levant les épaules

Allons! me voilà Phélippeautin à présent!

ROBESPIERRE, marchant droit à lui

Nieras-tu que tu n'approuves Phélippeaux dans ses opinions?.. Ose me dire que ce n'est pas sur ton avis qu'il a fait imprimer son écrit sur la Vendée?

DANTON, le regardant avec fermeté

Robespierre, je ne mens jamais. Oui, c'est moi qui ai conseillé à Phélippeaux d'écrire cette brochure… C'est moi qui l'ai fait imprimer… c'est moi qui l'ai distribuée… Il faut enfin que tant de carnage finisse dans la Vendée… On y marche dans le sang jusqu'à la cheville… Cela doit avoir un terme… C'est encore moi, Robespierre, qui me lève et le crie de toute la force de ma voix… C'est MOI!.. MOI!.. toujours moi!..

ROBESPIERRE

Oui, Danton, toujours toi!.. toujours conspirateur!.. et forcé de l'avouer!..

En écoutant cette parole amère, en voyant l'expression de la physionomie de Robespierre, Danton voit son sort… et une pensée intérieure lui fait verser des larmes.

En ce moment, Robespierre s'habillait; il voit cette larme qui aurait arraché d'autres larmes d'un cœur généreux, mais le misérable n'y vit que le triomphe qu'il remportait sur un superbe ennemi qui jamais peut-être, de sa vie, n'avait pleuré… Il se baissa, et jetant à Tallien un regard qu'il croyait dérober à Danton, il semblait lui dire: L'homme orgueilleux s'est abaissé jusqu'aux larmes; mais Danton le vit, et, se relevant aussitôt de toute la hauteur de sa taille colossale, il s'écria avec sa voix de Stentor:

– Oui, je pleure, et je ne cache pas mes larmes… elles prouvent que j'ai une âme!.. Crois-tu donc que c'est sur moi que je pleure?.. Si tu mourais, Robespierre, tout meurt avec toi, si ce n'est l'exécration de ta renommée qui le survivra éternellement… Mais moi, quand je mourrai… d'autres me survivent!.. et ces autres, ce sont des enfants… une femme. Moi, conspirer en faveur de la royauté!.. moi, l'ennemi juré des rois!.. Qu'on m'envoie aux armées combattre les ennemis de la France et défier, affronter les tyrans… c'est alors, c'est LÀ qu'on verra si je suis conspirateur!..

 

La conversation prenait le ton d'une dispute et d'une vive querelle… Au moment où Robespierre allait répliquer, mademoiselle Duplaix sortit d'un appartement intérieur, et dit à Robespierre:

– Maximilien, il y a là plusieurs députations des départements qui veulent te voir; elles attendent depuis longtemps: les ferai-je entrer?..

– Fais les monter, dit Robespierre.

Danton fut alors entraîné presque violemment par Tallien au moment où sa colère lui donnait une telle fureur qu'il se serait peut-être porté à quelque extrémité envers Robespierre, qui, toujours armé, toujours entouré de vingt ou vingt-cinq misérables qu'il appelait sa garde, aurait tué ou fait massacrer Danton sur l'heure, sous le prétexte de tentative d'assassinat.

Cette garde personnelle était seulement de vingt hommes; elle était composée de tout ce qu'on avait pu trouver de plus abject. Ils suivaient Robespierre de loin, et se tenaient à portée de sa voix pour le secourir en cas d'attaque; ils dormaient pêle-mêle; comme à un bivouac, dans le vestibule de la maison qu'il habitait. Maintenant, écrivez l'histoire avec le Moniteur, qui raconte bénévolement que Robespierre allait dans Paris sans garde, et livré à l'amour des Parisiens et à leur reconnaissance.

Lorsque Danton et Tallien furent hors de cette maison, Danton marcha longtemps sans parler. Tallien respectait son silence… Tout à coup Danton s'arrête, et saisissant fortement le bras de Tallien:

– Ne suis-je pas un homme perdu?.. dis-moi, ne le penses-tu pas?

– Non, si tu gagnes Robespierre de vitesse… Nous voici près de la Convention, entrons-y tous deux. Nos amis y sont en force aujourd'hui, je le sais. Monte à la tribune, parle comme tu le sais faire dans une occasion telle que celle-ci. Parle de cette inamovibilité funeste qui donne tant de mécontentement et d'ombrage aux départements… Parle de l'assassinat de la Gironde… Parle enfin, et tu seras secondé.

– Il n'est pas encore temps, dit Danton.

– Il n'est pas temps!..

– Non; pas encore.

– Mais, malheureux, si tu perds une minute, c'est fait de toi!.. Ne connais-tu plus Robespierre?.. Demain, aujourd'hui, cet homme va faire ce que tu hésites, toi, d'accomplir, et il sera vainqueur… Danton… par pitié pour toi-même!..

– Il n'est pas encore temps.

Ces funestes paroles semblaient être dictées à Danton par son mauvais ange… Danton, ordinairement si hardi, si téméraire dans la parole et l'action, demeurait là, en face de son danger, inerte et sans force. Un ami aussi dévoué à son sort que l'était Tallien, le conventionnel Lacroix, fut averti par Tallien lui-même.

– Hélas! lui dit-il, j'ai prévu tout ce qui arrive… J'en ai parlé à Danton, et toujours cette même réponse… et puis une trop grande confiance dans la terreur qu'il croit inspirer à Robespierre. Il croit que celui-ci n'osera jamais toucher à sa tête… Avant-hier, alarmé par un mot de Saint-Just et une autre parole d'Henriot, j'ai tout tenté auprès de Danton; je lui ai représenté que le tyran est odieux au peuple… qu'à un seul mot de son éloquente bouche, Robespierre tombait à l'instant; enfin, ajouta Lacroix, je me suis mis à genoux devant lui… oui… à genoux!.. Eh bien! que m'a-t-il répondu?.. que crois-tu que cet homme ainsi pressé ait dû me dire?

Il n'est pas encore temps!

Mais quel changement en peu de mois! Qui donc a pu le causer? car son âme est tout aussi ardente!..

Plus, peut-être, et voilà le malheur de la position actuelle de Danton… Cette incurie pour ce qui concerne sa sûreté, cette apathie physique enfin qui le rend si différent de lui-même, est produite par la passion qu'il a pour sa femme… Cette passion le domine au point qu'il ne peut s'absenter un jour de Paris si elle ne peut ou ne veut le suivre… Je lui proposerais bien de fuir, j'en ai les moyens, mais il refusera. Sa femme est enceinte, il ne voudra pas la quitter. S'il agit, il peut troubler le repos de celle qu'il aime à présent plus que la patrie, plus que la liberté, plus que tout ce qui n'est pas elle… Voilà pourquoi il ne voulait jamais reconnaître que Robespierre est son ennemi et lui en veut.

Lacroix ne disait que trop vrai… Danton était sous la puissance d'une de ces passions qui décident de la vie… La sienne lui fut sacrifiée. Dès le même soir du jour où Danton l'avait vu, un greffier du Tribunal révolutionnaire, de ce cloaque impur où les plus illustres têtes reçurent la couronne du martyre, un homme qui voulait du bien à Danton, le vint trouver pour l'avertir que Fouquier-Tinville (accusateur public) allait être investi de l'affaire, qu'on avait parlé de son arrestation au Comité et à la Convention.

– Arrêté! dit Danton en se levant impétueusement, arrêté! Ils n'oseraient!

– C'est le mot que dit le duc de Guise en entrant chez Henri III, et il n'en sortit pas vivant! répondit Lacroix…

Mais Danton, comme s'il eût voulu braver le tyran et lui montrer que sa force n'était pas éteinte, alla le soir même de cet avertissement à l'Opéra, dans une petite loge. Ce greffier du Tribunal révolutionnaire vint encore l'y trouver, et l'avertir que l'ordre de l'arrêter était expédié, et qu'il n'avait qu'un moment pour échapper. Il avait une maison à Romainville; il offrit à Danton de l'y conduire… Oui, dans ces horribles jours, il y avait encore de nobles âmes!..

Sa femme, qui jusque-là avait ignoré son danger, joignit ses mains, et le pria, le conjura de fuir. Il la vit tellement effrayée qu'il allait suivre cet ami courageux qui, pour lui, donnait peut-être sa tête, lorsqu'un autre ami de Danton, un ami des plus intimes, qui était avec eux dans la loge, soit qu'il fût convaincu du contraire, ou qu'il fût peut-être un faux ami, le détourna vivement de cette fuite, en lui disant qu'on n'arrêtait pas un homme comme lui. Le peuple s'y opposerait, ajouta-t-il.

– C'est ce que j'ai toujours dit, ajouta Danton en serrant la main de cet homme qui n'était peut-être qu'un traître… je reste…

Et, embrassant sa femme, il lui dit de se calmer, et puis ayant avec chaleur remercié le greffier, il écouta le reste du spectacle avec une extrême attention… Il sortit ensuite avec sa femme, retourna tranquillement chez lui, et le lendemain matin, à peine était-il jour, qu'un bataillon entourait sa maison, et qu'il fut arrêté sans que le peuple manifestât autre chose que de la curiosité!..

Et cependant Danton était tellement aimé, que ceux chargés de l'arrêter firent tout ce qui dépendait d'eux pour faciliter son évasion. Lorsqu'ils virent qu'il ne voulait pas fuir, ils prolongèrent leur opération de scellés et tout ce qui a rapport à une pareille mesure, espérant que l'on viendrait le délivrer!.. Personne ne vint… et pourtant, je le répète, on l'aimait… Mais la terreur qu'inspiraient les comités était si grande, que tout disparaissait devant cette puissance. On le conduisit à la Conciergerie, où il se rencontra avec Phélippeaux, avec Lacroix, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, etc.

Cette faiblesse qui avait précédé son arrestation disparut devant ses juges; au tribunal il fut sublime… On sait comment il se joua de ses juges. Il en vint à leur imposer une telle terreur, que le président demanda une compagnie de renfort pour assurer, disait-il, le salut du tribunal en face de cet homme qui appelait le peuple à la révolte.

Sa fin fut héroïque, et particulièrement belle dans ses derniers moments… Il dit adieu à sa femme en l'exhortant à ne pas l'oublier jusqu'au moment, ajouta-t-il, où, nous nous retrouverons!

Cette parole fut dite par Danton; elle lui fut dictée par une conviction, une intuition positive… Pour lui, il n'y avait aucun orgueil à manifester un changement de croyance au dernier instant de sa vie… Hérault de Séchelles13, homme parfaitement beau et dans les opinions nouvelles, avait payé de sa tête d'avoir appartenu à l'ancienne magistrature; il mourut avec Danton et Camille Desmoulins… Son courage fut à la hauteur de celui de toutes les autres victimes… Au moment de monter sur l'échafaud, il conversait paisiblement avec Danton. On vint prendre Danton pour son supplice… – Adieu, mon frère, dit-il à Hérault de Séchelles… adieu!.. – et comme il voulut l'embrasser, l'exécuteur les sépara.

– C'est dignement faire ton métier, mon ami! dit Danton… mais, quoique tu fasses, tu n'empêcheras pas nos têtes de se donner un dernier baiser dans le sac14!..

Après la mort de ces nouvelles victimes, Robespierre crut avoir obtenu une tranquillité assurée; mais un tel homme devait toujours craindre… Il ne pouvait tuer aussi impudemment ses complices sans éveiller la méfiance de ses complices eux-mêmes. Aussi la mort de Danton et de Camille Desmoulins fit-elle une grande impression sur Tallien. Le raisonnement très-simple que Robespierre arriverait enfin à lui, devait le frapper comme une idée logique. Il fut sur ses gardes; et une fois la méfiance éveillée entre deux hommes comme Robespierre et Tallien, elle devait amener un combat dont la chute de l'un d'eux devait être le résultat. Cette pensée prépara le 9 thermidor, le danger de madame de Fontenay le décida.

Cependant Robespierre s'isola de tout le monde politique, même de ses collègues des comités, excepté Saint-Just et quelques autres… Jusque-là, il avait reçu assez souvent et donnait à dîner, soit chez lui, soit chez Rose, fameux restaurateur de ce temps, ou bien Méot ou Léda… Mais, après la mort de Danton, il devint farouche et solitaire. Une grande pensée parut sur son front: quelle était-elle? méditait-il en secret un massacre pour faire couler le sang plus rapidement?.. À en juger par le feu sombre de ses regards, c'était en effet un projet bien horrible qui l'occupait.

Depuis plusieurs mois Robespierre voyait une femme qu'il faut faire connaître pour donner une idée de ce qu'était Paris à l'époque de la terreur; cette femme s'appelait Catherine Théos…

Catherine était autrefois cuisinière… Plusieurs années avant la révolution, elle prétendit (soit qu'en effet elle eût la raison attaquée), elle prétendit avoir eu des visions qui lui révélaient qu'elle était la mère de Dieu. Le résultat de ses rêveries vraies ou fausses fut de la faire mettre à la Bastille, où elle demeura six mois. Lorsque la révolution éclata, Catherine, intrigante et rusée, comprit que c'était un champ libre où devait prospérer tout ce qui était du ressort de ce qu'elle exploitait, et, renonçant à ses talents culinaires, elle prit celle de mère de Dieu. Elle rencontra alors en son chemin dom Gerle, ancien chartreux et ex-membre de l'Assemblée constituante… Mais avant lui, elle avait connu un autre homme qui résolut d'employer à son profit cette femme et ses discours, et cet homme était Robespierre.

 

Il était alors arrivé au point de changer enfin de système, car le sien, il le voyait, ne pouvait plus se soutenir. Il fallait enfin ramener un peu d'ordre dans toutes les parties de ce grand État qui croulait de toutes parts malgré les victoires de nos armées; qu'importe l'écorce d'un fruit quand un insecte le pique au cœur!.. Robespierre parla donc à Catherine Théos, la dirigea, et dom Gerle, trompé, se crut le fils de Dieu, et prit pour bon ce que voulut être Robespierre, ce qui ne fut rien moins que le fils de l'Être suprême…

Ce fut alors que des réunions eurent lieu le soir, trois fois par semaine, chez Catherine Théos; il y eut aussi des conférences mystiques auxquelles assista Robespierre. Il voulut organiser le nouveau système religieux qu'il se proposait de donner à la France, après avoir purgé la Convention des hommes qu'il y redoutait, tels que Bourdon (de l'Oise), Tallien, etc… Mais ce fut assez secrètement d'abord et sans beaucoup d'éclat…

Tout fut donc convenu, et la fête de l'Être suprême eut lieu… Mais Robespierre manqua d'adresse ici complètement. Il ne devait présenter des idées religieuses à des hommes qui menacent de tout détruire qu'appuyé d'une force respectable et dans le cas de le défendre ainsi que ses doctrines. Aussi ses auditeurs ouvrirent-ils les yeux, et tout aussitôt des mesures furent-elles prises par une opposition qui se trouva naturellement formée dans une assemblée comme la Convention, où Robespierre était haï et redouté…

En tête de cette faction qui s'élevait lentement, mais formidable dès qu'elle prononcerait une parole accusatrice, était Vadier, membre du comité de Sûreté générale, autrefois le plus grand ami de Robespierre: mais depuis, ils s'étaient séparés et vivaient mal l'un avec l'autre… Il fut averti de ce qui se passait dans le salon de Catherine Théos, et résolut de connaître enfin la conduite de Maximilien. La place qu'occupait Vadier au comité de Sûreté générale mettait à sa discrétion tous les moyens de recherches possibles; il les employa. Un des agents du comité s'introduisit chez Catherine Théos sous le prétexte d'être reçu au nombre de ses adeptes. Il se rendit donc un soir rue de l'Estrapade, dans une assez belle et grande maison où logeait Catherine Théos… Cet agent trompa l'un des initiés, qui le présenta comme je l'ai dit plus haut. Lorsqu'il fut introduit dans l'appartement intérieur, il vit un grand et beau salon au milieu duquel étaient trois magnifiques fauteuils en velours rouge orné de franges d'or: l'un (celui du milieu) était pour la mère Théos; le second, pour le fils de l'Être suprême (Robespierre); et le troisième, pour le fils de Dieu (dom Gerle). À peine fut-il entré, qu'une autre femme presque aussi vieille que la mère du Père Éternel, entra dans la chambre. Cette femme était désignée sous le nom d'Éclaireuse. – À peine fut-elle entrée, qu'elle dit d'un ton nasillard ces paroles:

«Enfants de Dieu, préparez-vous à chanter la gloire de l'Être suprême!..»

Dom Gerle (le fils de Dieu) était assis à la gauche de la mère Théos, Robespierre était absent.

Lorsque l'aspirant eut rempli les formalités requises, Catherine Théos le fit approcher d'elle, et lui ayant ordonné de se mettre à genoux, et là, les mains dans les siennes, elle lui fit réciter la formule de réception des initiés que voici, ou plutôt le serment:

«Je jure de répandre jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour soutenir et défendre, soit l'arme à la main, soit par tous les genres de mort possibles, la cause et la gloire de l'Être suprême.»

Après ce serment, l'Éclaireuse faisait la lecture de l'Apocalypse. Elle disait:

«Les sept sceaux sont mis sur l'Évangile de la vérité; cinq sont levés. Dieu a promis à notre mère de se révéler à elle à la levée du sixième. Quand le septième se lèvera, prenez courage, en quelque lieu que vous soyiez, quelque chose que vous voyiez; la terre sera purifiée, tous les hommes mourront. Les seuls élus de la mère de Dieu ne périront pas… et ceux qui avant ce temps seront frappés d'un accident, quel qu'il soit, renaîtront pour ne plus mourir

Alors Catherine reprit les deux mains de l'aspirant dans les siennes, et lui dit en l'embrassant:

– Mon fils, je vous reçois au nombre de mes élus; vous serez immortel, si vous êtes toujours fidèle à votre serment.

L'agent du comité retourna plusieurs fois chez Catherine Théos; chaque réunion offrait un accroissement de néophytes qui devenait alarmant. L'agent suivit cette association dans ses nombreux détours; il vit Robespierre au milieu des initiés, et chaque jour Vadier put juger que son ennemi marchait de lui-même à sa perte. Enfin le moment fut trouvé favorable par lui, et la mère Théos et dom Gerle furent dénoncés et arrêtés… Aussitôt qu'ils furent pris, Robespierre courut pour faire agir son immense pouvoir; mais dès lors il put comprendre combien il avait faibli. Il ne put s'opposer à l'arrestation de la mère Théos ni de dom Gerle!..

De ce moment, Robespierre ne parut plus au comité de Salut public; il s'isola de la société de ses collègues, leur annonçant par cette retraite ce qu'ils avaient à redouter de lui… Cependant son pouvoir était encore bien grand s'il eût su l'employer. Une aventure qui lui arriva à cette époque le prouve; elle trouvera d'autant mieux sa place en ce lieu de l'ouvrage qu'elle est à elle seule l'histoire et même le tableau de ce qu'était la France à cette époque, où quelques meurtres dominaient en la décimant une grande et noble nation.

Une jeune fille, dont le père était papetier, résolut de libérer la France. Elle s'appelait Cécile Renault; elle avait vingt ans, était belle, bien élevée, et n'avait contre les tyrans aucun motif personnel de haine ni de vengeance. Mais chaque jour ses yeux étaient tristement frappés de la vue des familles qui portaient le deuil, ses oreilles douloureusement atteintes par les gémissements des victimes.

– Non, dit-elle, Dieu ne veut pas qu'une faible femme ait au cœur un si ardent désir, si sa volonté ne l'y mettait elle-même… Allons, et que sa sainte mère soit avec moi!

C'était en 1794, le 23 mai au matin; elle se leva, fit sa prière, car elle avait été élevée pieusement par une mère qu'elle avait perdue, puis elle descendit auprès de son père, lui demanda sa bénédiction, et sortit de la maison paternelle, qu'elle ne devait plus revoir.

Arrivée chez Robespierre, elle s'adresse à mademoiselle Duplaix, qui, la regardant avec une curiosité jalouse, lui répond que Robespierre n'était pas chez lui, et que même y fût-il, il n'avait pas de temps à perdre avec la première personne venue.

– S'il est sorti, j'attendrai, répond doucement la jeune fille.

– Avez-vous donc un rendez-vous de lui?

– Un rendez-vous! non. Est-ce que cela est nécessaire? N'est-il pas fonctionnaire public et le chef du Gouvernement? ne se doit-il pas à tout venant? Notre bon roi saint Louis, sous le chêne de Vincennes, rendait justice au premier paysan qui venait la lui demander.

Cette parole imprudente la perdit. Hélas! dans ces temps malheureux, il n'en fallait pas tant pour éveiller les soupçons. Elle fut arrêtée et conduite immédiatement au comité révolutionnaire, où d'abord on l'interrogea.

– Connaissez-vous Robespierre?

– Non.

– Que lui voulez-vous?

– Cela ne vous regarde pas.

– Avez-vous dit que vous regrettiez Capet?

– J'ai dit que je pleurais notre bon roi… oui, je l'ai dit, et je voudrais qu'il vécût encore. N'êtes-vous pas cinq cents rois, et tous plus insolents et despotiques que ne l'était celui que vous avez tué… Vous êtes tous des tyrans… et j'allais chez Robespierre pour voir comment était fait un tyran.

– Que portez-vous dans ce paquet?

Elle avait en effet un petit paquet sous le bras.

– Je m'attendais de toute manière à être arrêtée, et j'avais emporté du linge pour mon usage.

On ouvrit le paquet: il n'y avait, en effet, qu'un peu de linge; mais on la fouilla, et l'on trouva sur elle un grand couteau d'un usage ordinaire… Ce fut suffisant!.. et l'infortunée fut condamnée ce même jour, et mourut le lendemain matin15. Malgré la force de son âme, il y eut un moment où son courage faillit: ce fut en voyant son père, un vieillard âgé de soixante-deux ans, aller avec elle à la mort, comme son complice… Son désespoir fut violent; et lui la consolait en lui disant: Eh quoi! ma fille, tu me plains de mourir! Mais dans un temps aussi cruel, lorsque Dieu a retiré son bras de nous, c'est un bonheur de mourir. Toute la famille de cette jeune fille, deux de ses tantes autrefois religieuses, tous ses parents, au nombre de dix-huit, périrent avec elle!.. Dans ce nombre étaient huit femmes mères et filles; toutes s'embrassaient, s'exhortaient et se donnaient mutuellement de la force…

– Nous sommes heureuses de mourir ensemble! disaient-elles…

– Voyez, disait Fouquier-Tinville, la hardiesse de ces femmes, qui prennent de l'audace pour du courage!.. Il faut que j'aille les voir mourir, pour voir si cette grande force se soutiendra, dussé-je pour cela me passer de dîner!..

Tels étaient les hommes qui formaient la société de Robespierre, et Fouquier-Tinville cependant avait un esprit remarquable hors de cette mer de sang où il se baignait tous les jours… Mais tous en étaient venus à cette extrémité qu'il fallait qu'eux-mêmes fussent toujours montés à ce diapason d'une extrême terreur, pour être compris de ceux à qui ils parlaient, et le délire de cette époque produisit le Père Duchesne!.. Le tutoiement acheva de corrompre le beau langage, dont la tradition se conservait néanmoins encore… Le changement total des noms de chaque chose, même des noms propres, acheva l'ouvrage commencé… Insensiblement la société s'effaça en France… on en perdit jusqu'au souvenir… on ne reçut plus, et lorsque madame de Fontenay, après le 9 thermidor, voulut avoir une maison à Chaillot, à ce qu'on nommait la Chaumière, elle eut une peine extrême à la former.

Une des singularités frappantes de l'époque de la Terreur était ce contraste journalier qu'on allait voir au Tribunal révolutionnaire… Ce langage pur et même presque toujours élégant des victimes, avec les paroles grossièrement meurtrières des bourreaux, frappait vivement ceux qui allaient assister à ces horribles scènes pour surprendre quelquefois un mot ou un regard d'adieu!.. Mais ce que je suis fière d'écrire, c'est que l'honneur de cette époque est tout entier aux femmes: leur courage, et leur bravoure même, je puis dire ce mot, est sans aucune comparaison au-dessus de celui des femmes de l'antiquité, même dans leurs actions les plus vantées. Je vais encore en citer un exemple.

Madame Le Callier, jeune, belle et charmante, est arrêtée et jetée dans une des prisons de Paris les plus renommées pour fournir au charnier populaire… Elle y était avec M. Boyer, qu'elle aimait et devait épouser aussitôt, disait-elle avec crainte, que nous serons hors de cet horrible lieu… Mais M. Boyer est mandé au Tribunal révolutionnaire; c'était aller à la mort: en effet, elle ne le revit plus!

12Pierre Phélippeaux, député de la Sarthe à la Convention. C'était un homme de talent que Robespierre n'aimait pas parce qu'il s'opposait aux mesures violentes, quoique bon républicain. Aussi fut-il dénoncé par Hébert aux Jacobins, où il fut cité pour répondre à l'accusation. Loin de se défendre, il accusa Ronsin et Rossignol, et défendit Westermann. La société des Cordeliers le renvoya, et ainsi abandonné à la haine de Robespierre, il mourut plus tard comme l'un des chefs du modérantisme, comme Camille Desmoulins.
13Il était commissaire du roi près le tribunal d'accusation, après la constitution de 1791. Ses idées libérales étaient très-fortes, et ses relations le mirent au milieu de tout ce qui était le plus ardent dans la Révolution. Il fut président de la Convention. Là, il montra combien les idées démagogiques avaient d'empire sur lui… Il lut les droits de l'homme en pleine séance de la Convention, et relut une autre fois la Constitution. Il fit décréter une fête à Évreux, pour le retour de la liberté dans cette commune, et pour cette fête, on mariait six jeunes républicaines, disait le décret, avec six jeunes républicains. C'est encore lui qui, étant réélu président, fit les motions les plus étonnantes. Il dit un jour à la section des Lombards: – Mes frères, bientôt le tocsin sonnera pour la mort de tous les tyrans. Il avait voté la mort du roi. Lorsqu'il fut interrogé, après avoir été arrêté sur l'accusation de Saint-Just, qui le déclara complice de Danton, il s'écria: – Ici, dans cette même salle, j'ai résisté aux parlements dont j'étais détesté, et cela parce que je soutenais les intérêts du peuple!
14Allusion au grand sac de cuir où le bourreau jetait toutes les têtes!..
15Cécile Renault mourut le 29 prairial an II, à l'âge de vingt ans. Ses deux frères furent les seuls de sa famille qui lui survécurent; ils étaient à l'armée, où ils furent arrêtés, mais leurs supérieurs leur fournirent le moyen d'échapper. J'ai connu l'un d'eux qui était parvenu au grade de chef d'escadron.