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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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– Oui, il m'a reconnue, disait-elle tout en courant; il est ici avec la garde nationale de Lyon… et il veut bien loger chez moi!.. Il le veut bien!.. mon bon père!.. si vous le voyiez avec ses beaux cheveux blancs!..

Cette pauvre Devienne était insensée de joie; elle rentra chez elle, mit la maison sens dessus dessous, et lorsque son père sortit de la revue, il trouva son appartement tout prêt, et sa place à table, vis-à-vis de sa fille, comme étant le maître chez elle… Elle le présenta à tous les princes, les ducs, les marquis, les barons, qui venaient dans sa maison. Il faut que vous connaissiez mon bonheur, disait l'aimable fille.

Sa mère vint aussi de Lyon; c'était une dévote, mais une vraie sainte. La maréchale de Mouchy la fit aller au spectacle: vrai miracle pour cette bonne vieille qui de sa vie n'y avait été!.. Elle alla voir Athalie: on avait choisi cette pièce. La pauvre bonne femme crut lire dans sa Bible; et tout à coup, au grand amusement de toute la salle, elle tomba à genoux dans la loge de la maréchale; et, faisant le signe de la croix à haute voix, elle entonna une prière.

Mademoiselle Devienne, adorée du public, de ses amis, dont elle faisait le charme, se retira trop tôt pour Tous de la scène. Elle épousa M. Gévaudan, dont elle a complété la félicité en consentant à prendre son nom.

Mademoiselle Lange était la cinquième prisonnière des Anglaises avec ces dames; elle était ravissante de beauté, mais moins bonne actrice que celles que je viens de citer. Elle jouait les amoureuses avec un talent qui était doublé par sa charmante figure et un organe enchanteur… Cette physionomie touchante, cette parole harmonieusement accentuée, eurent un grand effet sur un tribunal entier, à peu près vers le temps de la première année du Consulat.

Un Américain était lié avec mademoiselle Lange, et devait l'épouser. Le mariage n'eut pas lieu, et cet homme voulut partir pour Philadelphie et emmener une petite fille, nommée Palmyre, que mademoiselle Lange voulait garder. L'affaire, portée au tribunal, fut au moment d'être jugée contre mademoiselle Lange, et l'enfant au moment de lui être enlevé. Aussitôt que mademoiselle Lange apprend cette nouvelle, elle part de chez elle à peine vêtue, avec sa fille dans ses bras; elle arrive au Palais-de-Justice, et là, courant précipitamment à la salle où siége le tribunal, elle se jette à genoux devant les juges, en leur tendant des mains suppliantes…

– Grâce! leur crie-t-elle; grâce! c'est pour une mère! une mère au désespoir!.. Laissez-moi mon enfant!.. Je ne lui demande rien, à cet homme; qu'il parte!.. qu'il s'éloigne! peu m'importe! mais, mon enfant, laissez-le-moi!

Et ce cri, partant de l'âme brisée d'une mère, alla toucher celle du juge et lui rappeler que lui aussi était père, et que sa femme mourrait de sa peine s'il lui enlevait son enfant.

La petite Palmyre33 fut rendue à sa mère.

À quelque temps de là, un riche fabricant de voitures établi à Bruxelles vient à Paris, voit mademoiselle Lange, s'enflamme pour elle, et l'épouse en la mettant à la tête d'une fortune de deux cent mille francs de rentes.

Le père Simon, père du fiancé, apprend cette nouvelle, monte en voiture, vient jour et nuit pour empêcher le mariage ou donner sa malédiction au fils désobéissant. – Il arrive à six heures du soir, ne trouve pas son fils. Ne sachant où le chercher, il s'imagine que la Comédie-Française est le lieu le plus sûr pour l'y trouver. Rien de tout cela; on jouait la Belle Fermière: c'était mademoiselle Candeille qui jouait le rôle et qui avait fait la pièce. Le vieux Simon avait la vue basse; il ne voit pas que mademoiselle Candeille a quarante ans, il en devient amoureux comme un fou, et l'épouse avant que son fils fût revenu de la campagne, où il avait été passer sa lune de miel.

N'est-ce pas là une belle et morale histoire?

Quant aux hommes, je ne puis vous en dire que ce que chacun sait: Fleury est connu pour l'homme le plus remarquable, comme portrait de la cour de Louis XV, que nous ayons eu depuis cette même époque. Sa bravoure, sa loyale conduite, l'ont fait autant estimer dans le monde, que son beau talent le faisait aimer et applaudir à la scène.

J'ai parlé des bals publics (il n'y en avait pas d'autres), et surtout du bal des Victimes. J'ai parlé du tour étrange que cela donnait à notre société, à peine sortie de son lourd et pénible sommeil. Les autres bals étaient, comme celui de Thélusson, composés à peu près de la meilleure société de Paris… Il y avait encore bien des lieux de réunion que j'ai cités dans mes Mémoires, mais que j'ai détaillés: Frascati, le pavillon de Hanovre, où l'on se rendait après l'Opéra ou tout autre spectacle. On y allait en grande toilette quand cela se trouvait; mais on préférait, par instinct, le négligé; toutefois il était égal qu'on fût en grande toilette. On y allait en masse, quelquefois vingt-cinq de la même société.

Ces lieux de réunion étaient agréables, en ce que presque chaque jour on y retrouvait ses connaissances. On se rendait visite à Frascati; on s'y retrouvait; on s'en allait ensemble souvent pour achever la soirée chez soi et prendre une tasse de thé, en causant sur les victoires de chaque jour.

C'était encore une drôle de chose que ce qu'on appelait un thé; il y avait, savez-vous, quelque peu de celui de madame Gibou; il y avait de tout, depuis du riz jusqu'à des petits pois, c'est-à-dire des daubes, des pâtés de foies gras, etc.; et quelquefois le thé lui-même était oublié et remplacé par du vin de Champagne. Il valait encore mieux le boire à la place du thé que de le mettre à la suite du bal des Victimes… Quelque distance que les années aient mise entre ma pensée et cette insouciance, je ne puis la contempler, même de loin, sans que mon cœur en soit serré.

Ce n'est pas ainsi qu'a agi, il y a quelques années seulement, un ami dont je suis fière, le marquis de Balincourt. Je veux raconter ce fait; il ira bien en regard de ces enfants qui dansaient sur les planches encore tachées du sang paternel et maternel.

Madame la marquise de Balincourt34, mère du marquis Maurice de Balincourt, que nous connaissons tous à Paris, fut arrêtée dans sa terre de Champigny, et conduite dans les prisons de Sens avec sa fille, âgée de trois ou quatre ans… Elle était jeune, belle, riche et noble: que de titres alors pour mourir! Aussi les monstres la condamnèrent-ils… Mais elle avait la rougeole… Elle fut assez heureuse pour échapper par la mort à la mort même, et elle expira dans les bras de sa pauvre petite fille la veille du jour où elle devait monter à l'échafaud.

Elle fut enterrée, mais non dans la fosse commune. Le fossoyeur mit le corps à part, dans un petit champ qui depuis était devenu un jardin particulier.

Tant que dura l'enfance et la jeunesse de M. de Balincourt, les recherches relatives au corps de sa mère ne purent être faites avec le même soin qu'il y mit ensuite. Élevé par une aïeule dont la piété était vraiment sainte, il apprit d'elle tout ce qui fait un noble cœur, et surtout que c'était une chose sacrée que les restes de nos pères… Cette croyance fut donnée à une âme que la nature avait formée la plus aimante et la meilleure, la plus fidèlement attachée à ses devoirs que j'aie rencontrée enfin dans ma longue carrière, et dans mon observation du monde. L'amitié ne m'aveugle pas; elle n'est plus partiale au bout de vingt-six ans d'une amitié constante.

Lorsque monsieur de Balincourt eut atteint l'âge où lui-même pouvait diriger les recherches de l'objet important qui l'intéressait, il s'y livra avec une ardeur qui n'étonna pas ses amis. Le souvenir qui lui était resté de sa mère m'avait toujours étonnée… Extrêmement jeune lors de la catastrophe qui l'avait privé d'elle, il se rappelait les moindres circonstances qui se rattachaient à cette mère adorée.

– Regardez-la, me disait-il quelquefois en me montrant un très-beau portrait d'elle qui était dans le salon de son château de Champigny, regardez comme elle est belle! Eh bien! elle était encore meilleure! Son cœur était un sanctuaire où l'amour maternel brûlait dans toute sa force… Je ne pouvais apprécier tout ce que valait une telle mère lorsqu'elle vivait; je n'ai senti le prix de ce trésor que lorsque je l'ai perdu…; mais le souvenir de ses caresses et de ses soins, de cette surveillance sévère et douce en même temps qu'une mère peut seule exercer, voilà ce qui est gravé dans mon âme pour n'en jamais être effacé!.. et je veux retrouver ses restes, pour que les malheureux qu'elle secourait dans le pays, ceux qui l'aimaient pour ses grâces, sa beauté et son angélique douceur, viennent prier avec moi sur le tombeau de cette victime bien innocente d'un temps d'horreur.

C'est une vérité que madame la marquise de Balincourt était une belle personne35. Ce portrait, qui était dans le salon du château de Champigny, en donnait une ravissante idée. Elle était blonde comme son fils, ayant les traits plus délicats, ainsi qu'il appartient à une femme, mais cependant ayant beaucoup de lui dans la physionomie, surtout dans le regard: c'est le même œil bleu, bien fendu en amande…; le même regard prolongé et appuyant sur celui qu'il cherche, et ce sourire doux et bon qui éclaire toujours d'un jour favorable celui qui le donne. Elle est mise à la mode du temps: un petit chapeau vert avec des plumes vertes et roses. Ce petit chapeau vert était placé sur le côté et laissait voir les beaux cheveux blonds de la marquise, tombant en grosses boucles sur un cou blanc comme de l'ivoire, qu'on apercevait au travers d'un immense fichu de gaze de Chambéry, placé en dedans d'un habit en drap vert avec des retroussis amaranthes et des brandebourgs en or, fait enfin comme un uniforme… C'était un habit pour monter à cheval, comme on en voit à l'époque de madame de B… ou de madame de Lignolles. Ce costume allait à merveille à madame de Balincourt.

 

Mais tandis que son fils usait tous les moyens que lui donnaient une belle fortune et une activité sans égale, parce que son intention était vraie et soutenue, tandis qu'on cherchait, qu'on tentait une fouille dans un jardin que le maître, après s'être fait prier, cédait pour une somme d'argent, le temps s'écoulait, et l'espoir de M. de Balincourt devenait presque nul à la vue de tant de recherches infructueuses. Ce résultat lui causait une vive peine, et ceux qui le connaissent comme moi le comprendraient facilement.

Tout à coup il reçoit une lettre de Sens de M. l'abbé Carlier, chanoine du chapitre de la cathédrale, et fils de l'ancien intendant du marquis de Balincourt le père. C'est un bien digne prêtre, et aussitôt qu'il apprit le sujet des recherches que faisait faire M. de Balincourt, il s'unit aux chercheurs et finit enfin par découvrir dans la ville un homme précieux pour une telle besogne. C'était le fossoyeur qui enterrait les victimes de ce règne de sang!

Ceux qui ont habité ou qui habitent la province savent combien une femme comme madame de Balincourt est connue de toutes les classes d'individus qui composent la population de la ville; madame de Balincourt était non-seulement dans ce cas, mais, de plus, elle était aimée généralement, parce qu'elle faisait beaucoup de bien dans la classe ouvrière lorsque l'année était malheureuse. Le pauvre fossoyeur avait été une de ses bonnes œuvres, et il ne l'avait jamais oublié.

Vous dire comment il n'avait jamais parlé de ce qu'il venait révéler à M. l'abbé Carlier, je l'ignore, et M. de Balincourt aussi; le fait est, qu'un jour cet homme vint dire à M. l'abbé Carlier qu'il se rappelait parfaitement où il avait mis le corps de la marquise de Balincourt, qui devait être dans un endroit qu'il décrivait, ainsi que je l'ai dit moi-même en commençant cet article… L'abbé Carlier sortit à l'instant, alla sur les lieux lui-même, et acquit la preuve que ce qui était en réalité un enclos funéraire était, pour l'apparence, un petit jardin appartenant à un officier en demi-solde, retiré à Sens.

Le premier soin de l'abbé Carlier fut de parler à cet homme, dont je tairai le nom par égard pour lui; il répondit que l'on pouvait faire la fouille. Mais on lui représenta qu'il avait tort probablement, et de mauvais conseils lui firent prendre une autre résolution, car il déclara huit jours après qu'il ne voulait pas qu'on mît la bêche dans son champ…

En apprenant cette nouvelle entrave à l'accomplissement d'une chose poursuivie depuis tant d'années, M. de Balincourt fut au désespoir. Il avait eu quelques nouveaux renseignements qui rendaient la découverte positive si elle avait lieu. Madame de Balincourt était morte presque subitement d'une rougeole rentrée; elle avait été enterrée trop précipitamment pour qu'on lui enlevât ses anneaux d'or, et une petite croix d'or émaillée qu'elle portait toujours au cou… Cette croix était demeurée dans le souvenir de son fils; il se rappelait qu'il avait joué avec elle lorsque sa mère le tenait sur ses genoux… Ce fut une nouvelle douleur, ce fut aussi un nouvel espoir; qu'on juge de ce qu'il éprouva en recevant une lettre dans laquelle on lui annonçait que cet homme refusait l'entrée de son champ; il lui écrivit aussitôt.

«Monsieur, la religion des tombeaux a partout existé avec des modifications différentes, mais partout elle fut SACRÉE; elle l'est aujourd'hui doublement dans la demande qu'un fils vous fait des OSSEMENTS de sa mère!.. Le hasard d'une époque d'un sanguinaire délire vous a mis en possession de ce trésor; qu'en prétendez-vous faire? le garder? Il est nul pour vous, tandis qu'il est précieux pour moi… Le mettez-vous à prix? Parlez, monsieur… et les os de ma mère seront rachetés par son fils… Quelque soit le prix que vous en demandiez, dites la somme, on vous la comptera… Mais si vous ne voulez répondre à aucune proposition amiable, je vous préviens que j'arriverai à Sens d'aujourd'hui en huit, avec de l'or pour satisfaire à votre demande, si vous en formez une, avec mon épée pour vous y contraindre, si vous vous y refusez plus longtemps.»

M. de Balincourt partit en effet de Paris avec l'or et le fer qu'il avait annoncés pour la rançon des restes maternels… Il était violemment ému en allant chez cet homme, qu'il voulut voir avant de rien entreprendre contre lui… Cette pensée qu'il allait plaider une cause aussi sainte que légale, et pourtant disputée, lui causait comme un vertige…

– Quelle est donc l'époque où nous vivons? se disait le loyal et bon jeune homme… Les peuplades nomades de l'Amérique, les sauvages, emportent avec eux les os de leurs parents!.. et lorsqu'ils sont fixés pour un temps, ils célèbrent la fête des funérailles!.. Et nous!.. nous, le peuple le plus civilisé, le plus aimable du monde, nous donnons l'exemple d'un fils traitant avec un homme que le hasard a rendu maître des ossements de sa mère36. – Considérant néanmoins qu'il devait, pour lui-même, avoir des égards et des procédés envers cet homme, il l'aborda avec la courtoise politesse d'un homme comme il faut, dans lequel pourtant on devait voir la profonde indignation qui, quoique silencieuse, était dans son âme au moment où il parlait. Il dit d'abord à cet officier, qu'il croyait susceptible d'être touché par ce qu'il éprouvait depuis un mois qu'il avait appris cette nouvelle, tout ce que son cœur renfermait… Mais je ne puis poursuivre… Qu'il soit dit seulement qu'en raison du dérangement que cette fouille allait causer, le monsieur demandait une somme d'argent!!!..

 

M. de Balincourt la lui promit avec joie.

Dès le lendemain, le bon abbé Carlier, le brave fossoyeur et le fils pieux se rendirent sur les lieux désignés pour être le dernier asile de madame de Balincourt… Son fils se soutenait à peine… Enfin, on donne le premier coup de bêche… on creuse… le fossoyeur a dit vrai: il y a un cercueil… bientôt il est à découvert… il ne contient que des ossements, mais ils ont une voix pour se faire entendre, ces yeux creux regardent et répondent à Thérèse, la femme de chambre de sa mère et en même temps la bonne de M. de Balincourt, celle qui n'a pas quitté la captive et lui a fermé les yeux; elle a le courage de se pencher sur le squelette37

– Ah! monsieur le marquis, s'écrie-t-elle, c'est bien Madame!.. Et la pauvre femme pleurait à sanglots en retirant du doigt annulaire de la main gauche deux débris d'anneaux d'or, dont l'un était l'anneau de mariage de madame de Balincourt… Mais son transport redoubla lorsque, se penchant sur le squelette, elle vit briller quelque chose sur l'une des côtes; c'était le débris d'une petite croix de Malte en or et en nacre que madame de Balincourt portait habituellement au cou… Mais ce qui paraîtra bien étrange, et ce qui est de toute vérité, c'est qu'il restait encore quelques pouces de longueur d'un petit velours noir avec lequel madame de Balincourt attachait cette petite croix… Ce morceau, qui existe toujours dans les mains de M. de Balincourt, est un des phénomènes les plus curieux qu'on connaisse, je pense, car voilà déjà plusieurs années que ce velours a été retrouvé et mis à l'air, et que son action ne l'a pas altéré…

En revoyant cette croix que ses souvenirs d'enfant lui rappelaient, M. de Balincourt tressaillit, en reculant néanmoins devant le squelette de sa mère gisant à ses pieds… Il fit une prière devant ces restes sacrés, et courut tout ordonner pour qu'un service eût lieu le lendemain.

Ce service fut magnifique. Toute la ville de Sens s'y trouva, non-seulement sur l'invitation de M. de Balincourt, mais du propre mouvement de ceux qui avaient connu madame de Balincourt, et qui venaient lui rendre un dernier hommage. Tous les officiers en demi-solde s'y trouvèrent… Lorsque tout fut terminé, M. de Balincourt prit la somme convenue et s'achemina vers la demeure du monsieur qui lui avait cédé les ossements de sa mère:

– Je viens m'acquitter, monsieur, lui dit-il en entrant: et il posa le sac sur une table.

– Mais, monsieur, je ne crois pas!.. il me semble que… enfin je ne puis.

– Quoi! dit M. de Balincourt surpris et fâché, et croyant que cet homme voulait une somme au delà de celle stipulée… n'êtes-vous pas content? la chose n'est pas bien, mais je vais ajouter ce que vous allez me dire.

– Ah! monsieur, s'écria le vendeur, bien au contraire! je trouve que je ne devais pas faire ce marché, qui est inique, en vérité, et que je vous prie de ne pas effectuer. Laissons cela, et n'en parlons plus.

M. de Balincourt eut un mouvement de joie pour cet homme lui-même.

– Cette sorte de marché m'avait fait mal, disait-il ensuite… Mais je ne puis remporter cet argent, ajouta-t-il, il lui faut un emploi… permettez-moi d'en disposer dans votre arrondissement même, et de le distribuer à vos pauvres.

Ce qui fut exécuté; M. de Balincourt fit élever ensuite un petit monument à sa mère pour marquer son respect pour sa mémoire; et il quitta la Bourgogne, non pas consolé, car toujours il regrettera sa mère, et toujours il l'aimera. Mais il rentra à Paris plus calme et plus content de lui-même; il savait maintenant où aller prier lorsque, dans un grand malheur, il aurait besoin que la voix de Dieu arrivât jusqu'à lui. Les pauvres de Sens le bénirent encore pour cet argent distribué le jour des funérailles.

– C'est pour ma mère qu'il faut prier, leur disait-il, c'est pour ma mère; c'est elle qui vous envoie ce secours…

Les pauvres ouvriers de Lyon, les indigents de Paris, les personnes souffrantes de la liste civile, connaissent aussi M. de Balincourt, et savent que son cœur est aussi excellent que son esprit est ingénieusement actif pour les soulager dans leurs besoins.

Ce fait tout naturel de la mort d'une mère, et qui se complique aussi dramatiquement par cette circonstance de l'ignorance du lieu où ce corps est déposé, est une des choses étranges de l'époque… On croit rêver en écoutant de pareilles aventures; on croit entendre de vieilles légendes venues d'un pays lointain, ou d'antiques chroniques gardées dans de vieux chartriers et parlant d'une époque perdue; tout se tient cependant, et c'est dans un temps tellement voisin de nous que nous sommes en même temps acteurs et spectateurs du drame qui nous fait souvent reculer par l'horreur de ses scènes… Le bal des Victimes n'est pas si étrange d'ailleurs dans le pays où l'homme qui tient dans son champ le corps d'une mère traite avec son fils pour lui rendre, à prix d'or, les restes maternels.

La religion chrétienne, mais surtout la religion catholique, est bien plus grave et bien plus solennelle que la païenne dans l'accomplissement de son rite. Nos prières et nos chants de mort ont une sublimité qui entr'ouvre le ciel, but où tend d'ailleurs notre espoir… On prie avec une ferveur profonde, même auprès du lit d'un inconnu, en écoutant et disant avec les autres les prières des agonisants… Quelles sublimes paroles elle prête au talent, cette religion catholique!.. Quelles phrases peuvent être dites par un Bossuet ou un Massillon pour nous montrer les récompenses éternelles ou nous menacer de châtiments sans fin!..

Mais après m'être arrêtée si longtemps sur l'indignation que m'avait inspirée cette recherche du corps de madame de Balincourt, je dois ici répéter cette même indignation en voyant ce qui se fait chaque jour devant nous… Eh quoi! dans la religion de l'Évangile, dans cette sublime religion qui prêche la doctrine de l'égalité des hommes, cette égalité, que les lumières du temps sont enfin parvenues à établir devant la loi, devient nulle devant la souveraine qui ne reconnaît aucun seigneur terrestre plus puissant qu'elle!.. Le pauvre qui ne peut payer est à peine jeté dans une fosse commune dont il est même retiré au bout de dix ans; et alors ses ossements, dispersés autour de sa tombe, blanchissent inconnus, et sont foulés aux pieds par l'enfant de son fils qui prend quelquefois pour faire un jouet la main qui avait béni son père.

C'est surtout aux champs, dans nos campagnes, que cette coutume est révoltante!.. Le terrain n'est pas rare: l'Avarice n'a pas mesuré avec son compas stérile la quantité de lignes accordées à la sépulture des créatures du Seigneur. Et pourtant on voit cette moisson de la mort joncher l'herbe des cimetières!.. Les anciens, plus sages que nous en bien des choses, l'étaient encore en ceci; ils savaient combien était salutaire la leçon donnée par la mort. Aussi les Grecs avaient-ils placé des tombeaux sur les routes publiques pour l'enseignement de chacun. Le chemin du Pirée racontait de grandes choses; et à Rome, la foule des tombeaux qui entouraient la ville-reine, ceux qui bordaient de chaque côté la voie Appia, étaient aussi une sublime leçon pour ceux qui survivaient.

J'ai parlé de sujets bien tristes; et, en effet, la matière prêtait à cette impression… Je vais terminer cet article par un fait qui jettera quelque lueur sur cette teinte sombre, après toutefois avoir encore parlé de malheurs et de sanglantes catastrophes; mais le titre de cet article l'annonce assez et le fait présumer.

Il existe encore bien des personnes qui ont connu la belle princesse Lubormiska. Elle était Polonaise, et de son nom princesse Rczewouska…; elle était charmante; charmante comme toutes les Polonaises agréables le sont: belle, spirituelle, mais la tête vive; elle plaisait par sa vivacité, parce qu'on voyait que le foyer en était dans le cœur. Elle était en Suisse au moment de la Révolution, lorsque, par un motif qu'on ne connaît pas, elle quitta ce pays, où elle était à l'abri de tout péril, pour venir à Paris, dans cet antre de tigres, chercher la mort, ou certainement au moins du malheur. Mais elle était étrangère; ce titre la rassura; de plus, elle connaissait Barrère. Cette protection lui parut suffisante: elle vint sans crainte; mais, soit qu'elle fût imprudente, soit qu'elle fût coupable d'avoir ménagé quelque relation entre des émigrés et des personnes de l'intérieur, elle fut arrêtée et mise en jugement… Elle avait connu Barrère, comme je l'ai dit, elle se fia à cet homme, et monta au tribunal révolutionnaire, confiante en lui.

Elle fut condamnée à mort!.. à vingt-cinq ans, et belle et bonne comme un ange!..

Elle écrivit au tribunal qu'elle était enceinte… on lui donna un sursis… Alors elle écrivit à Barrère:

«J'ai trompé le tribunal; je ne suis pas enceinte. Je vous le dis à vous, pour que vous preniez les mesures nécessaires pour me faire sauver; car, dans un ou deux mois, on verra la fraude, et je serai perdue…», etc.

La lettre, on ne sait comment, ou plutôt on le devine, fut remise au tribunal révolutionnaire, et la malheureuse princesse Lubormiska périt sur l'échafaud, peu de jours avant Robespierre.

Elle n'était pas seule en France; elle avait avec elle une petite fille de cinq ans, belle comme sa mère, et qui demeurait orpheline par cette mort prématurée. Le jour où périt l'infortunée, elle recommanda sa fille à ses compagnes de captivité; mais celles-là devaient bientôt subir le même sort… Les amies de la princesse moururent presque toutes, et la pauvre petite Rosalie demeura enfin confiée aux soins de madame Berthot, blanchisseuse de la prison. Cette femme avait cinq enfants: – Eh bien! dit-elle à son mari, Dieu nous en envoie un sixième… Adoptons l'orpheline.

Ces bonnes gens prirent en effet la petite avec eux. Ils ne savaient seulement pas de quel pays elle était; et la Pologne ou la terre des Patagons, c'était la même chose pour eux.

Rosalie Lubormiska était un ange de bonté et de beauté comme sa mère; elle aida sa bienfaitrice pour reconnaître ses bons soins, et grandit à côté d'elle, tandis que la France était toujours agitée par la tourmente révolutionnaire.

Le 9 thermidor arriva; mais les mois qui suivirent furent encore assez orageux pour que les nouvelles ne parvinssent pas facilement, et ce ne fut que vers 1796 que le comte Rczewousky, frère de la princesse Lubormiska, apprit sa mort.

Il adorait sa sœur… En apprenant cette nouvelle terrible, il fut accablé; mais sa seconde pensée fut pour le trésor qu'elle avait dû laisser. Qu'était devenue cette enfant? Le comte partit aussitôt pour la France, et arriva à Paris trois ans après la mort de sa sœur.

Pendant plus de six mois les journaux retentirent de la récompense promise à ceux qui ramèneraient Rosalie, princesse Lubormiska, à son oncle le comte Rczewousky, hôtel et rue Grange-Batelière, à Paris…

Mais madame Berthot ne lisait pas les journaux, et le comte n'aurait peut-être retrouvé sa nièce si l'un de ces hasards qu'on ne peut pourtant pas appeler ainsi, ne les eût mis en présence.

Un jour, le comte se trouve dans la chambre de son valet de chambre, au moment où la blanchisseuse de l'hôtel rapportait son linge, accompagnée d'une petite fille de neuf ans dont la physionomie frappa le comte. – Comme cette enfant est jolie! dit-il en polonais à son valet de chambre.

L'enfant pâlit et regarda le comte… En la voyant ainsi émue comme pourrait l'être une personne plus âgée, il lui trouva une ressemblance avec sa sœur, et le dit encore en polonais à son valet de chambre.

– Ah! s'écria Rosalie, c'est comme cela que parlait ma mère!..

Le comte Rczewousky se précipite vers l'enfant, la soulève dans ses bras, l'interroge ainsi que madame Berthot, et il apprend au milieu des sanglots, des caresses, des larmes, qu'il tient là, près de son cœur, la fille de sa sœur bien-aimée… Il écoute ce que dit cette femme, ou plutôt cet ange qui a sauvé sa nièce de la griffe des tigres qui avaient égorgé sa mère…

– Vous ne la quitterez plus, lui dit-il, vous viendrez avec nous en Pologne, vous serez heureuse et bien vue de nous tous, car vous avez sauvé mon trésor.

Le lendemain, la mère Berthot et ses cinq enfants étaient installés à l'hôtel Grange-Batelière, et trois jours après, tous étaient sur la route de Varsovie.

Ses filles furent élevées dans la maison du comte, puis bien mariées, et les garçons, placés à l'Université de Wilna, devinrent des hommes distingués: deux d'entre eux ont été aides-de-camp du prince Poniatowsky38

La princesse Rosalie Lubormiska épousa son cousin le comte Gabriel Rczewousky, et fut heureuse comme cela n'arrive pas après de longues et terribles infortunes. Elle était charmante à l'époque du congrès de Vienne; plusieurs de mes amis l'ont connue, et m'en ont parlé comme d'une femme très-distinguée.

Quant à son mari, c'est un des hommes les plus remarquables que je connaisse. Son esprit, ses talents, sa haute capacité, lui assigneront toujours un rang distingué comme lui-même. Je l'ai vu assez longtemps pour l'apprécier, et ce jugement que j'en porte, après de si longues années, lui fera voir que mes amitiés sont aussi solides que le mérite qui les inspire39.

33C'était le nom de l'enfant de mademoiselle Lange.
34Mademoiselle de Champigny. Elle était une riche héritière, et charmante.
35Je ne sais si c'est de mademoiselle de Champigny que parle madame de Genlis dans ses Mémoires, ou de la première femme du marquis.
36En effet, les réflexions de M. de Balincourt pouvaient être pénibles! il avait fallu le bouleversement total de toutes choses chez nous, pour voir violer les tombeaux et se rire de la mort! En remontant aux temps les plus reculés, nous trouvons toujours le même respect, et peut-être encore plus profond, pour les morts… Apollonius, dans son 21e livre, dit: «Ils se tinrent trois jours autour du mort, pleurant et jeûnant; le peuple pleura avec le roi, et, le dernier jour, on mit sur le tombeau un signe qui devait être vu des générations futures…» Tite-Live, Homère, Virgile, tous les auteurs anciens enfin, nous révèlent par leurs ouvrages tout le respect qu'ils portaient aux morts, qu'ils considéraient comme des démons, des génies familiers… On peut voir dans Tite-Live quel respect les anciens Romains avaient pour leurs morts. Les Égyptiens portaient cette religion de la mort au delà de toute autre. Les momies168. Voir dans le P. Menestrier le détail des décorations funèbres, et dans Muret, pour les cérémonies. sont connues populairement, et que de soins, de frais, pour les embaumer! Le cinnamome, la myrrhe, la cassie, le nard, tout ce qu'il y avait de plus précieux en parfums… les bandelettes les plus riches, étaient prodigués pour l'inhumation des morts, et pourtant il y avait une égalité dans ce moment qu'on n'aurait pas soupçonnée à cette époque, l'égalité de la mort! le dernier sujet pouvait accuser un roi devant les quarante juges qui siégeaient au bord du lac Achérusie… ils étaient là pour prononcer sur les bonnes ou mauvaises actions du mort… C'est une belle et grande leçon que reçoit le cadavre avant d'aller dormir dans cette solitude vaste et silencieuse, ces merveilleuses pyramides construites pour un seul homme par plusieurs milliers d'autres. Les Hébreux, qui ont une analogie positive avec les Égyptiens, avaient également un luxe remarquable dans leurs funérailles… Quelquefois, comme chez les Grecs, on brûlait les corps… On le voit dans quelques prophètes… le luxe effréné qu'on apportait même dans ces cérémonies était quelquefois si excessif et hors de toute mesure, qu'on fut contraint d'y mettre un terme, et que plusieurs Hébreux de haute naissance défendirent avant leur mort qu'on les mît dans un autre linceul qu'un linceul de très-bas prix. Les Perses furent les seuls peuples de l'antiquité qui ne mirent pas de la solennité dans leurs cérémonies funèbres, comme le faisaient les Grecs. Alexandre dépensa pour les funérailles d'Éphestion 8 millions de notre monnaie… On rapporte qu'il contraignit chaque homme de son armée à se raser, et que, continuant l'accès de folie, il fit raser, c'est-à-dire abattre, les tourelles et les dômes qui s'élevaient au-dessus des autres édifices. Les Romains étaient plus somptueux que les Grecs, parce qu'ils étaient plus riches… Quant aux honneurs, ils étaient immenses. Des vestales et des sénateurs portèrent Sylla!.. Sylla!.. Métellus avait sept fils… trois étaient consulaires… et ils le portèrent sur leurs bras… Paul-Émile fut porté par des députés de la Macédoine, et dans les fils de Métellus, outre les trois consulaires, l'un avait eu le triomphe, et l'autre était dans le moment même préteur. Les Romains ajoutaient quelquefois les combats de gladiateurs à la pompe des funérailles de quelques grands hommes, soit de l'armée, soit du Forum… Quant aux Bocages de la mort, ces cimetières aériens et parfumés sont touchants par leur simplicité. M. de Châteaubriand a raconté d'une manière délicieuse cette scène de la jeune mère et du voyageur!.. Il y a une suavité harmonieuse dans ce balancement doux et monotone de cette jeune femme, qui, voyant enfin que son enfant est mort, lui donne le dernier lait de son sein, et, courbant la branche, l'amène jusqu'à elle pour donner encore un baiser à son premier-né. Puis, quittant la branche chargée de son triste et précieux fardeau, le mouvement fait remonter le rameau fleuri parmi les touffes ombreuses qui deviennent le véritable tombeau de l'enfant de la jeune femme sauvage… Enfin, chez aucune nation antique ou moderne, sauvage ou policée, on ne trouva jamais la violation des tombeaux, ni l'irrévérence de la mort… Chez plusieurs peuples même, c'était se rendre coupable d'une grande impiété que de ne pas rendre les devoirs à un cadavre inconnu qu'on trouvait par les chemins… Chez les Égyptiens, on était criminel, et au premier chef, en touchant seulement à un tombeau… Quelle grande et sublime pensée surgit forcément de tout ceci!.. C'est qu'avec une grande diversité dans les cosmogonies et les rites, il y a concordance sur un point. Sur ce point, le sauvage du Canada comprendra l'habitant des bords du Nil et du Jourdain… C'est que partout le système de l'immortalité de l'âme est admis et reçu… En Arabie, le paradis est promis au Musulman avec des houris toujours jeunes!… Chez le Scandinave, ce sont des Walkiriyes présentant le crâne d'un ennemi toujours rempli de son sang… chez les Indiens, la vue et la société de Brahma… chez les païens, les Champs-Élysées, etc.. Ainsi, chacun a eu sa portion de vanité ou de sensualité flattée… Partout le fondateur a eu l'attention de parler à cette vanité… et il a réussi; non pas cependant contre le christianisme, celui-là a été vainqueur de tout… Aussi ne commettrai-je pas la faute de parler de notre sainte religion après les croyances inculquées par l'ambition ou le fanatisme, et le plus souvent reçues par l'ignorance et prolongées par la superstition.
168Voir dans le P. Menestrier le détail des décorations funèbres, et dans Muret, pour les cérémonies.
37Cette femme est mariée, et aujourd'hui établie à Sens.
38Celui mort à Leipsick.
39J'espère, pour le comte Gabriel Rczewousky, qu'il n'aura pas rencontré de femmes aux yeux fauves, après son départ de Paris.