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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Enfin une seule voix resta pour glorifier l'hymne patriotique.

C'était celle de Vergniaud, qui, nous l'avons dit, devait mourir le dernier.

Ses paroles suprêmes furent:

Amour sacré de la patrie!

Puis tout fut dit. Le silence se fit sur la foule comme sur l'échafaud. Le peuple se retira consterné; il comprenait que quelque chose d'essentiel à la Révolution venait de mourir.

Pourquoi n'étions-nous pas ensemble sur la dernière charrette?

X

Hélas! je n'ai plus que des exécutions à te raconter. Celle des girondins eut son retentissement jusqu'à Arcis-sur-Aube, mais ne suffit pas cependant pour arracher Danton à sa torpeur.

Sa jeune femme, qui était enceinte, m'écrivait que son mari passait quelquefois deux ou trois heures de la nuit à la fenêtre de sa chambre à coucher qui donnait sur la campagne.

Là, les yeux fixés au ciel, écoutant chaque bruit, aspirant chaque brise, Danton, dont toute la religion n'était qu'un vaste panthéisme, semblait se préparer à rendre à la nature tous les éléments qu'il avait reçus d'elle.

Il reparut le 3 décembre, il reparut retrempé par la solitude et par le repos. Il parla avec une éloquence qu'il n'avait jamais eue; mais nul ne sut de quoi il avait parlé. À peine sut-on même qu'il avait reparu à la Convention. Le Moniteur avait reçu l'ordre de ne pas imprimer son discours.

Il trouva le vide tout autour de lui; ses amis les plus chauds s'étaient ralliés à Robespierre; un ou deux seulement lui étaient restés fidèles: Bourdon de l'Oise et Camille.

On se rappelle ce cri poussé par Camille au jugement des girondins:

– Malheureux! c'est moi qui les ai perdus!

Ce cri, le club des jacobins en demanda compte. Camille, qui écrivait très-bien, parlait très-mal. Il était bègue, et Robespierre avait bien compté qu'il pataugerait dans son bégayement, et ne pourrait se faire entendre.

Mais voilà que pour faire face à l'art que lui a refusé la nature, son cœur lui donna tout à coup la puissance des larmes.

– Oui, s'écria-t-il, oui, je le répète ici: je me suis trompé. Sept des vingt-deux étaient nos amis. Hélas! soixante amis vinrent à mon mariage, tous sont morts! Il ne m'en reste que deux, Robespierre et Danton!

Le discours de rentrée de Danton qui n'avait point été imprimé au Moniteur était de sa part une espèce d'abdication de toute prétention politique.

Il avait dit, – ce qui était parfaitement vrai, – que les deux années de lutte qu'il avait soutenues ne lui avaient laissé ni orgueil, ni vanité, ni velléité de concurrence. Cette fois, comme Camille, il s'était rallié à Robespierre, s'était fait son second; enfin son discours s'était terminé par un vœu:

– Puisse la république, hors de péril, faire un jour, comme Henri IV, grâce à ses ennemis!

Deux ou trois jours après, Robespierre avait demandé de sa voix larmoyante cinq cent mille francs pour les indigents.

Cambon, le vrai ministre des finances de l'époque, le dantoniste Cambon, qui avait tant de mal à lâcher son argent, répondit de sa voix rude:

– Cinq cent mille francs, ce n'est pas assez. J'offre dix millions.

Les dix millions avaient été mis aux voix et adoptés.

Enfin il était arrivé ceci que, le 26 décembre, le jour même où Robespierre réclamait l'accélération des jugements révolutionnaires, un dantoniste monta à la tribune, pâle et égaré, en criant:

– On va guillotiner un innocent, et en voilà la preuve!

Il y avait un tel besoin de retour vers la clémence, que la Convention vota un sursis à l'instant même, et plus de vingt membres se précipitèrent alors de la salle, les uns courant au palais de justice, les autres à la place de la Révolution, pour empêcher que cet innocent ne fût exécuté.

Cela donna du cœur aux dantonistes. Ils allèrent plus loin que Danton lui-même n'aurait voulu.

Bourdon de l'Oise, une espèce de sanglier à poils roux, rejeta toutes les précipitations sur l'agent public du comité de sûreté, Héron, qui était l'agent secret de Robespierre.

L'immaculé Robespierre était censé n'avoir aucune relation avec la police; jamais il n'avait vu Héron.

Mais du petit hôtel où se tenait le comité de salut public il y avait un corridor obscur communiquant avec les Tuileries.

C'était là que les hommes de Héron venaient remettre à Robespierre des papiers cachetés qui le tenaient au courant de tout ce qui se passait.

Souvent des petites jeunes filles portaient des paquets pareils aux demoiselles Duplay. Robespierre les trouvait en rentrant chez son menuisier.

Robespierre, qui une fois sa confiance donnée la maintenait jusqu'à l'imprudence, avait assuré l'impunité à cet agent, ce qui le rendait insolent au point d'insulter les députés.

Comme beaucoup avaient à se plaindre de lui, la proposition de Bourdon (de l'Oise) fut acceptée. L'assemblée vota. Héron fut arrêté.

Alors tous les robespierristes accourent; ils avaient reçu le mot de Robespierre, la mesure avait été prise en son absence, et, si elle était maintenue, Robespierre était sinon perdu, du moins cruellement entamé.

Ce fut d'abord Couthon qui vint demander que l'assemblée continuât sa confiance au comité de salut public. Puis Moïse Bayle, qui vint témoigner que, dans plusieurs affaires, Héron s'était montré adroit et hardi. Puis ce fut Robespierre lui-même qui joua l'attendrissement, qui parla des âmes sensibles et de son ambition d'obtenir la palme du martyre.

L'arrestation de Héron fut révoquée.

Si Héron eût été arrêté, c'était notre ami Danton qui régnait à la place de Robespierre; Brune, l'ami de la maison, homme déterminé s'il en fût, mettait la main sur les satellites de Héron, Westermann sabrait Henriot et soulevait avec son ami Santerre la grande rue du grand faubourg.

Il venait alors imposer l'homme populaire par excellence, Danton, à l'assemblée qui ne demandait pas mieux.

Robespierre sauvé, c'est Danton qui était mort.

Robespierre avait vu de trop près l'abîme pour ne pas le combler avec les cadavres des dantonistes. En le voyant tout pâle et tout tremblant du choc, Billaud lui prit la main et lui dit tout bas:

– Il faut tuer Danton, n'est-ce pas?

Robespierre bondit d'étonnement qu'on eût osé prononcer une semblable parole.

– Quoi! dit-il, en regardant Billaud les yeux dans les yeux, vous tueriez donc les premiers patriotes!

– Pourquoi pas? répondit Billaud.

– Mais vous? dit Robespierre.

– Oui, moi, répondit celui-ci.

Robespierre fit appeler Saint-Just et Couthon. Il leur dit qu'on se plaignait de l'immoralité, de la corruption de Danton.

Couthon et Saint-Just applaudirent.

On commença d'en parler au comité de salut public. Lindet, qui était dans les bureaux, fit avertir Danton.

Danton haussa les épaules.

– Eh bien, soit, dit-il; j'aime mieux être guillotiné que guillotineur.

Et comme nous lui disions au moins de fuir:

– Est-ce que vous croyez, répondit-il, que l'on emporte la patrie à la semelle de ses souliers?

– Au moins cachez-vous, lui dis-je.

– Est-ce que l'on cache Danton? dit-il.

Et, en effet, Danton était difficile à cacher.

Aussi, sans qu'il sût même encore qu'il allait être accusé, déjà créait-on pour lui un nouveau cimetière.

Et cependant Danton semblait avoir un pressentiment de ce qui devait arriver.

Danton nous racontait lui-même que, sortant du palais de justice avec Souberbielle, juré du tribunal révolutionnaire, et Camille, par une de ces soirées sombres et froides qui préparent aux impressions sinistres et qui laissent échapper les secrets de l'âme, il s'était arrêté sur le pont Neuf et regarda mélancoliquement couler l'eau. Souberbielle s'approcha de lui:

– Que fais-tu là? lui demanda-t-il.

– Regarde, dit Danton, est-ce que la rivière ne te fait pas l'effet de rouler du sang?

– C'est vrai, dit Souberbielle, le ciel est rouge, il y a bien d'autres pluies de sang derrière ces nuages.

Danton se retourna, et s'adossant au parapet:

– Sais-tu, lui dit-il, que du train dont on y va, il n'y aura plus bientôt de sûreté pour personne; les meilleurs patriotes sont confondus sans choix avec les traîtres, le sang versé par les généraux sur le champ de bataille ne les dispense pas de verser le reste sur l'échafaud; je suis las de vivre!

– Que veux-tu? dit Souberbielle, ces gens-là ont commencé par demander des juges inflexibles, et j'ai accepté la position de juré; mais ils ne veulent plus que des bourreaux complaisants. Que puis-je, moi? je ne suis qu'un patriote obscur. Ah! si j'étais Danton!

Danton lui posa la main sur l'épaule:

– Danton dort, tais-toi, lui dit-il; il se réveillera quand il sera temps. Tout cela commence à me faire horreur.

Je suis un homme de révolution; je ne suis pas un homme de carnage… Mais toi, poursuivit Danton en s'adressant à Camille Desmoulins, pourquoi gardes-tu le silence?

– J'en suis las du silence! répondit Camille. La main me pèse; j'ai quelquefois envie de faire de ma plume un stylet et d'en poignarder ces misérables. Mon encre est plus indélébile que leur sang: elle tache pour l'immortalité.

– Bravo, Camille! reprit Danton. Commence dès demain. C'est toi qui as lancé la révolution, c'est à toi de l'enrayer, et, sois tranquille, cette main t'aidera. Tu sais si elle est forte.

Trois jours après le Vieux cordelier parut.

Voici ce qu'il disait dans son numéro 6, le lendemain du jour où on avait arrêté le poëte Fabre d'Églantine, ami de Camille:

«Considérant que l'auteur du Philinte vient d'être mis au Luxembourg avant d'avoir vu le quatrième mois de son calendrier; voulant profiter du moment où j'ai encore encre et papier et les deux pieds sur les chenets pour mettre ordre à ma réputation, je vais publier ma foi politique, dans laquelle j'ai vécu et mourrai, soit d'un boulet, soit d'un stylet, soit de la mort des philosophes, comme dit le compère Mathieu.»

 

Ce numéro, déjà très-violent, annonçait un numéro plus violent encore.

Je vis que Camille se perdait, et, n'oubliant pas qu'il était un des deux amis à qui tu m'avais léguée et qui m'avaient accueillie à mon arrivée à Paris, je courus rue de l'Ancienne-Comédie, où j'avais autrefois été reçue par Lucile, au temps de la toute-puissance de Danton et de Camille, et où leurs amis terrifiés venaient prier Camille de s'arrêter pendant qu'il en était temps encore.

Il y avait là un officier très-patriote nommé Brune, et qui ne paraissait nullement timide. Il déjeunait avec Camille et lui conseillait la prudence. Mais Camille était lancé; il regardait comme une lâcheté de faire un pas en arrière.

On lui apporta ses épreuves; il les corrigea tranquillement, et, entre deux filets, il ajouta:

– Miracle! Cette nuit un homme est mort dans son lit!

Puis, comme Brune haussait les épaules:

– Edamus et bibamus, dit-il en latin, pour n'être pas entendu de Lucile, et, croyant que je ne comprenais pas, il continua:

– Cras enim moriemur.

J'allai à Lucile et je lui dis tout bas ce que je venais d'entendre. Elle faisait le chocolat.

– Laissez-le, laissez-le, dit-elle; qu'il remplisse sa mission, c'est lui qui sauvera la France; ceux qui pensent autrement n'auront pas de mon chocolat.

Le lieu où l'on devait enterrer Danton étant marqué d'avance, il n'y avait plus qu'à l'arrêter.

Camille fit déborder le vase en demandant dans son journal un comité de la clémence.

Le 28 mars, Danton nous annonça qui dînait avec Robespierre; des amis communs avaient tenté un dernier effort pour les réunir.

Je résolus de rester à Sèvres cette nuit-là, afin d'avoir des nouvelles de cette réunion, où le dîner n'était qu'un prétexte.

C'était chez Panis, à Charenton.

Danton revint vers une heure du matin.

Eh bien! nous écriâmes-nous en le voyant paraître.

– Rien, dit-il, cet homme est impassible, ce n'est pas un homme, c'est un spectre. On ne sait par où le prendre, il n'a rien d'humain, je crois que nous sommes plus brouillés que nous ne l'avons jamais été.

– Mais enfin, dit madame Danton, que s'est-il passé? Donne-nous des détails.

– Pourquoi faire? Est-ce que je sais moi-même ce qui s'est dit; est-ce que l'on peut tirer quelque chose de clair de cette parole terne et visqueuse de Robespierre? Des récriminations des deux côtés; il m'a reproché septembre, comme s'il ne savait pas que c'est Marat qui a fait septembre. Moi je lui ai reproché Lyon et Nantes. Bref, nous nous sommes quittés au plus mal.

Le lendemain, le bruit s'était déjà répandu de ce qui s'était passé.

Robespierre avait dit à Panis:

– Tu le vois, il n'y a pas moyen de ramener cet homme au gouvernement; dedans il corrompt, dehors il menace. Nous ne sommes pas assez forts pour mépriser Danton, nous sommes trop courageux pour le craindre; nous voulions la paix, il veut la guerre: il l'aura.

Les amis de Danton accoururent à Sèvres, le suppliant de conjurer l'orage qui se préparait, tous le poussaient à la résistance:

– La Montagne est à toi, lui disait le boucher Legendre.

– Les troupes sont à toi, disait l'Alsacien Westermann.

– Le sentiment public est à nous, disait Camille Desmoulins, qui à travers les numéros du Vieux cordelier, sentait palpiter le cœur de la France.

Mais Danton ne répondit que par un sourire d'indifférence et d'orgueil en disant:

– Ils n'oseront s'attaquer à moi, je suis plus fort qu'eux!

Le lendemain, 31 mars, à six heures du matin, lui et ses amis étaient arrêtés.

Ce fut le pauvre Camille que cette arrestation frappa le plus cruellement.

Les gendarmes entrèrent justement au moment où il décachetait une lettre qui commençait par ces mots:

«Ta mère est morte!»

Il apprit en même temps que Danton était arrêté.

– C'est bien, dit-il, où il ira, j'irai.

Il embrassa son fils, le petit Horace, qui dormait dans son berceau, et se livra aux gendarmes.

On le conduisit à la prison du Luxembourg. Il y arrivait en même temps que Danton; ils y entrèrent tous deux ensemble, et la première chose qu'ils virent fut Hérault de Séchelles, qui en attendant la mort, jouait au bouchon avec les enfants du concierge.

Il courut à Danton et à Camille et les embrassa.

Quand le bruit de leur arrestation se répandit dans Paris, Paris fut consterné.

Camille Desmoulins était comme un fou; il se frappait la tête contre la muraille, il pleurait, il appelait Lucile.

– À quoi bon ces larmes? demanda Danton; on nous envoie à l'échafaud; marchons-y gaiement.

Une voix faible arriva d'un cachot voisin.

C'était celle de Fabre d'Églantine.

– Qui es-tu, pauvre malheureux au désespoir? demanda la voix.

– Je suis Camille Desmoulins, répondit le prisonnier.

– La contre-révolution est donc faite? s'écria Fabre.

En entrant au Luxembourg et en baissant sa tête sous la voûte qu'on ne repassait que pour mourir, Danton murmura:

– C'est à pareil temps que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes.

Le 2 avril, à onze heures du matin, on amena les accusés.

Madame Danton, malade de sa grossesse, n'avait pas eu le courage d'assister à la séance; on avait réuni deux ou trois hommes salis par leurs tripotages d'argent, et on les avait adjoints au procès pour que le public crût Danton, Camille Desmoulins et Hérault de Séchelles les complices de ces misérables.

À la vue de Danton entre ces deux larrons, Delaunay et Despagnac, le greffier du tribunal n'y put tenir, il jeta sa plume et alla embrasser Danton.

– Votre âge, votre nom et votre demeure? demanda-t-on à Danton.

– Je suis Danton, répondit-il; j'ai trente-cinq ans; ma demeure sera demain le néant, mon nom restera au Panthéon de l'histoire.

La même question fut faite à Camille Desmoulins.

– Je suis Camille Desmoulins, dit-il, j'ai trente-trois ans, l'âge du sans-culotte Jésus-Christ.

Depuis qu'il était en prison, Camille avait écrit à sa femme deux lettres qui lui étaient parvenues.

Elle errait, éperdue de douleur, autour du Luxembourg. Camille, collé aux barreaux, essayait de la voir, ne pensant qu'à elle et à la mort.

Elle s'adressa à Robespierre; elle lui écrivit, elle lui rappela que Camille avait été son ami, qu'il avait été témoin de son mariage.

Robespierre ne répondit pas.

Elle vint trouver madame Danton; elle voulait l'entraîner chez Robespierre, que toutes deux ensemble et à genoux lui demandassent la grâce de leurs maris.

Madame Danton s'y refusa obstinément.

– Quand même je serais sûre de sauver mon mari, dit-elle, je ne ferais pas une pareille démarche. Quand on s'appelle Danton, on peut mourir, mais on ne doit pas être avili.

– Vous êtes plus grande que moi, dit Lucile à madame Danton.

Et elle nous quitta désespérée.

Inutile de mentionner leur condamnation.

À quatre heures, les valets du bourreau vinrent lier les mains des condamnés et couper leurs cheveux.

Danton se laissa faire; puis, se regardant dans une glace.

– Ils ont réussi, dit-il, à me faire encore plus laid que d'habitude; heureusement que ce n'est point ainsi que je paraîtrai devant la postérité.

Camille Desmoulins n'avait jamais pu croire que Robespierre consentît à sa mort. Quand il vit paraître les exécuteurs, il entra dans un terrible accès de rage. Il n'attendit point qu'ils vinssent à lui, il se jeta sur eux, luttant en désespéré.

Il fallut le terrasser pour lui lier les mains et lui couper les cheveux.

Les mains liées, il pria Danton d'y glisser une boucle de cheveux de Lucile qu'il portait sur sa poitrine et qu'il voulait serrer en mourant.

Ils étaient quatorze dans la même charrette.

Tout le long de la route, Camille en appela au peuple.

– Peuple, criait-il, tu ne me reconnais donc pas! Je suis Camille Desmoulins! C'est moi qui ai fait le 14 juillet, c'est moi qui t'ai donné la cocarde que tu portes!

Et à tous ces cris la foule ne répondait que par des insultes, tandis que Danton, essayant de le calmer, lui disait:

– Meurs donc tranquille, et laisse cette vile canaille.

Quand on arriva rue Saint-Honoré, devant la maison du menuisier Duplay, habitée par Robespierre, on la trouva portes et volets fermés. La foule redoubla de cris.

Mais Danton se leva dans la charrette, et l'on se tut.

– Si bien caché que tu sois, cria-t-il, tu entendras ma voix. Je t'entraîne, Robespierre! Robespierre, tu me suis!

Et Robespierre l'entendit en effet, et l'on assure que, baissant la tête, il dit:

– Oui, tu as raison, Danton, innocents ou coupables, nous donnerons tous notre tête à la République. La Révolution reconnaîtra les siens de l'autre côté de l'échafaud.

Hérault de Séchelles descendit le premier, mais, avant de descendre, il se tourna pour embrasser Danton.

L'exécuteur ne lui permit pas.

– Imbécile! dit Danton, tu n'empêcheras pas nos têtes tout à l'heure de se baiser dans le panier.

Camille Desmoulins monta ensuite et, reprenant tout son calme sur l'échafaud, il regarda le couperet ruisselant du sang et dit:

– Voilà donc la fin du premier apôtre de la liberté.

Puis, au bourreau:

– Fais remettre à ma belle-mère les cheveux que tu trouveras dans ma main.

Danton monta le dernier. Jamais il n'avait été plus superbe et plus imposant à la tribune; il regarda en pitié le peuple à droite et à gauche, et, s'adressant au bourreau:

– Tu leur montreras ma tête, dit-il, elle en vaut bien la peine.

Lorsque le lendemain je voulus aller à Sèvres mêler mes larmes à celles de madame Danton, je trouvai portes et fenêtres fermées; toute la pauvre famille, décapitée dans la personne de son chef, avait quitté le pays sans dire où elle allait.

Je revins chez Lucile, elle avait été arrêtée ce matin même.

Huit jours après, elle montait à son tour sur l'échafaud.

Avec elle je perdis ma seule et ma dernière amie. Paris n'était plus qu'un désert.

Alors les idées les plus désespérées me passèrent par l'esprit.

Un instant j'eus l'intention de quitter la France, de partir pour l'Amérique, de te chercher, de t'appeler dans ce monde nouveau.

Hélas! une chose à laquelle je n'avais pas pensé me donna le dernier coup.

Quelques centaines de francs me restaient seulement: je n'avais pas de quoi payer ma traversée.

XI

À partir de ce moment, me sentant seule, complètement abandonnée, sans nouvelles de toi, sans certitude de ta vie, je tombai dans une torpeur dont je ne sortis momentanément que pour y retomber plus profondément encore.

Je t'ai dit que j'avais près de moi une fille de la campagne nommée Jacinthe. Le surlendemain de la mort de Danton, elle me demanda à aller passer le dimanche chez une tante à elle, qui demeure à Clamart.

Je lui donnai la permission qu'elle désirait.

Sachant que je n'avais qu'elle pour me servir, elle apprêta tout afin que je ne manquasse de rien pendant les vingt-quatre heures que devait durer son absence.

Puis elle partit.

Le lendemain, elle revint plus tôt que je ne l'attendais. Il s'était passé quelque chose d'extraordinaire à Clamart.

Vers neuf heures du matin, un homme jeune encore, à la barbe longue, aux yeux égarés, aux habits mutilés par une marche nocturne dans les ronces, entra au cabaret du Puits-sans-vin. Il demanda à manger et mangea assez avidement pour éveiller la curiosité des paysans qui buvaient à côté de lui et qui faisaient partie du comité révolutionnaire de Clamart.

Tout en mangeant il se mit à lire, tournant les pages du livre avec des mains si blanches et si soignées que les sans-culottes qui étaient là ne doutèrent pas un instant qu'il n'eussent affaire à un ennemi de la République.

Les paysans l'avaient arrêté et l'avaient conduit au district. Seulement, comme ses pieds étaient déchirés et qu'il ne pouvait faire un pas, on l'avait hissé sur un vieux cheval et on l'avait conduit à la prison de Bourg-la-Reine.

Je m'empressai de demander quel âge avait le prisonnier.

Jacinthe me répondit qu'il était tellement défait par la fatigue et les privations qu'il était impossible de deviner son âge; seulement elle avait entendu dire que c'était un de ceux qui, proscrits le 31 mai et le 2 juin avec les girondins, étaient parvenus à se sauver.

 

Alors il me vint à la fois une espérance et une douleur, c'est que ce proscrit c'était toi, mon bien-aimé Jacques. J'envoyai chercher une voiture, je fis monter Jacinthe avec moi, et nous partîmes à l'instant même pour Clamart, quoique je susse bien qu'il n'y était pas, mais je ne voulais perdre aucun des renseignements que je voulais recueillir.

Dès Clamart, je commençai à douter que ce fût toi; le signalement qu'on me donna du prisonnier était loin de se rapporter au tien; mais la souffrance fait de tels ravages en nous que je n'en continuai pas moins ma recherche.

Nous arrivâmes vers le soir à Bourg-la-Reine; le prisonnier était au cachot, et il devait être ramené le lendemain à Paris.

Nous couchâmes dans un petit hôtel, où j'attendis avec impatience le jour sans me coucher et sans dormir.

Là on m'avait confirmé la nouvelle que le prisonnier, caché depuis près d'un an, soit en France, soit à l'étranger, avait été pris lorsqu'il essayait de rentrer dans Paris.

Ils se trompaient. C'est au moment où il essayait d'en sortir, au contraire.

Au point du jour, j'ouvris la fenêtre. Il y avait un grand tumulte dans le village; tout le monde courait du côté de la prison.

J'y envoyai Jacinthe. Je sentais que les forces m'auraient manqué.

Jacinthe revint tout effarée.

Le prisonnier s'était empoisonné pendant la nuit; on l'avait trouvé mort dans son lit.

Tant que je le savais vivant, les forces, comme je l'ai dit, m'avaient manqué; mais lui mort, je n'eus plus un instant d'hésitation.

En arrivant à la prison, nous apprîmes son nom. C'était un nom que j'avais entendu prononcer bien souvent, et avec respect, par Danton et par Camille Desmoulins. Il s'appelait Condorcet.

Je voulus le voir.

Nous entrâmes dans la prison; il était couché sur son lit. On eût dit qu'il dormait.

C'était un homme de cinquante-cinq ans à peu près; presque chauve; une figure grave, douce et pleine de noblesse.

Je me penchai sur son lit, et je le regardai longtemps.

C'était donc cela, la mort!

Pour la seconde fois, je fus prise d'un sentiment de profonde envie. Ce repos ne valait-il pas mille fois mieux que la vie agitée et sans espoir que je menais! Pourquoi continuer cette vie! Pour apprendre un jour ou l'autre ta mort, comme madame de Condorcet allait apprendre celle de son mari. Sans doute c'était un poison bien doux et bien facile que celui qui lui avait donné une mort si calme. Il en fallait bien peu aussi; car on montrait la bague dans laquelle il était enfermé.

– Où trouverai-je de ce poison, et pourquoi ne t'avais-je point dit, mon ami, avant de te quitter, de me préparer une bague pareille, pour le cas où je serais séparée de toi?

Je m'informai si quelqu'un s'était offert pour veiller près du mort. Personne n'avait eu cette piété. Je demandai à rester près de lui et à prier.

Je savais que M. de Condorcet avait une femme jeune et belle. Je savais qu'elle avait un jeune enfant et qu'elle aimait d'une profonde tendresse cet homme qui eût pu être son père; je savais encore qu'elle avait, rue Saint-Honoré, nº 352, un petit magasin de lingerie. Au-dessus de la boutique, elle faisait des portraits, et de ce travail, ainsi que de la vente de son magasin, elle vivait, elle, sa sœur malade, sa vieille gouvernante et son jeune enfant.

La permission demandée par moi m'étant accordée et le cadavre ne devant être enterré que le lendemain, je pris une plume et j'écrivis à madame de Condorcet.

«Madame,

»Je suis comme vous une femme qui pleure l'homme dont elle est séparée peut-être pour toujours. Le hasard m'a conduite près du lit de mort d'un des plus grands hommes de notre époque. Je ne vous le nomme pas, madame; vous devinerez de qui je veux parler. Je vous envoie ma femme de chambre et la voiture qui m'a conduite ici; elle vous y amènera; ce n'est point à moi qu'est réservé l'honneur de rendre les derniers devoirs à celui pour qui je prie.»

Je donnai la lettre à Jacinthe, je lui dis de partir pour Paris et de la porter à son adresse.

Elle partit.

Vers le soir, les visiteurs, qui avaient entouré le lit toute la journée, devinrent plus rares.

Telle est l'influence des choses pieuses que, parmi tous ces hommes grossiers, pas un ne songea non-seulement à m'insulter, mais à rire de moi.

La nuit venue, le geôlier apporta deux chandelles, qu'il déposa sur la cheminée, et me demanda si je désirais quelque chose.

Je demandai un bouillon, qui me fut apporté, et je restai seule.

Qui donc peut dire, mon bien-aimé Jacques, que la mort est une chose effrayante? quand l'amour, qui est l'âme de la vie, se couche tristement à l'horizon, comme fait le soleil chaque soir; la vie alors n'est pas autre chose que la nuit, et la nuit pas autre chose que la sœur de la mort.

Aussi, pendant les cinq ou six heures que je veillai près de ce cadavre, je pris cette résolution bien arrêtée.

J'ai encore pour deux mois à peu près d'argent. Je ne veux pas mendier. Je ne sais pas travailler; je vivrai encore deux mois, espérant pendant ces deux mois que la Providence permettra que tu me donnes de tes nouvelles. Si dans deux mois je n'en ai pas, comme la faim est une mort trop douloureuse, j'irai, un jour d'exécution, sur la place Louis XV, je crierai: Vive le roi! et en trois jours tout sera fini, et je dormirai aussi calme et aussi impassible que ce corps près duquel je viens de passer la nuit.

Hélas! mon ami, plus je regardais ce corps, plus je m'enfonçais à sa vue dans la fatale croyance du néant. Ce cadavre, c'était celui d'un homme de génie, d'un homme de bien, d'un homme selon le cœur de Dieu. Si jamais une âme émanant de l'essence céleste a habité un corps, ce fut celui-là.

Combien de fois, lui demandai-je pendant une longue veille, seul à seul avec lui au milieu de la solitude, au milieu du silence, quand moi seule veillais dans la prison et peut-être dans le village; combien de fois lui demandai-je: Cadavre, qu'as-tu fait de ton âme?

Il me semble que si l'âme existait, quand elle serait adjurée ainsi, dans la solennité de la nuit, elle donnerait un signe quelconque de sa présence. Il n'y a que ce qui n'existe pas qui ne répond pas.

Si l'âme eût dû répondre, elle eût certes répondu à Shakespeare interrogeant la mort par la bouche d'Hamlet. Jamais plus sublime apostrophe, plus pressante prière ne lui avait été adressée.

Aussi que fait Shakespeare? Voyant que la mort est muette, il envoie Hamlet lui-même chercher dans la mort le secret de la mort.

Ce secret, si c'était tout simplement le néant, si l'homme avait vécu toute une vie d'angoisses et de douleurs, suspendu à cette espérance vague et fragile, pour voir cette espérance se rompre à son dernier soupir, pour retomber dans cette nuit sans écho, sans souvenir, sans lumière, d'où il est sorti le jour de sa naissance!

Alors que deviendraient nos beaux projets, mon Jacques bien-aimé, d'une vie éternelle passée l'un près de l'autre; après les illusions du temps perdu viendrait la perte des illusions de l'éternité!

Encore si l'on pouvait comprendre quel a été le dessein de Dieu en nous laissant dans le doute! Mais non, ses actes sont incompréhensibles comme lui!

Lorsqu'un roi envoie un messager de l'autre côté des mers, de peur que ce messager ne s'égare en route il lui dit le but de son message.

Louis XVI, lorsqu'il envoyait La Pérouse en Océanie, lui traçait la route qu'il avait à suivre dans ce monde inconnu.

La Pérouse y est mort. Mais au moins savait-il dans quel but il avait été envoyé, ce qu'il allait chercher, ce qu'il devait rapporter s'il eût survécu.

Nous, on nous envoie sur un océan bien autrement orageux que l'océan Indien, et l'on ne nous dit pas ce que nous allons y faire, et ce qu'il adviendra de nous lorsqu'une tempête nous aura engloutis.

Et lorsqu'on pense que les plus grands esprits, créés par ce Dieu muet et invisible depuis six mille ans, peut-être le double, qu'ils s'appellent Homère ou Moïse, Solon ou Zoroastre, Eschyle ou Confutzée, Dante ou Shakespeare, ont posé en face du cadavre d'un frère, d'un ami ou d'un étranger, les questions que je pose à ce cadavre qui devrait être d'autant plus disposé à me répondre qu'il a été de lui-même au-devant de la mort, et que pas un n'a vu frissonner une fibre du cadavre pour lui répondre oui ou pour lui répondre non.

Oh! mon ami, quand tu étais là, je croyais, parce qu'il est facile de croire quand on est pleine d'espérance, d'amour et de joies; mais loin de toi, dans mon isolement, dans ma solitude, dans ma douleur, je ne m'arrête pas même au doute; et je ne crois qu'à l'absence du bien et du mal, qu'au repos éternel, qu'à la dissolution de notre être dans le sein de cette nature ignorante qui produit, sans plus d'affection pour l'un que pour l'autre, l'arbre vénéneux et la plante bienfaisante, le chien qui caresse son maître, le serpent qui mord celui qui l'a réchauffé.