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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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À trois heures du matin, j'entendis une voiture rouler sur le pavé du village et s'arrêter à la porte de la prison.

On frappa, les portes s'ouvrirent, et, conduite par le geôlier et par Jacinthe, qui resta à la porte, entrait madame de Condorcet.

Son premier mouvement fut de se jeter à corps perdu sur le lit où était étendu le corps de son mari.

Je profitai de la douleur dans laquelle elle était plongée, pour sortir de la chambre, redescendre dans la rue et m'éloigner rapidement.

À six heures du matin, j'étais rentrée chez moi et je m'endormais tranquillement.

Ma résolution était prise.

XII

Mon premier soin en m'éveillant fut de compter le peu d'argent qui me restait.

Il me restait deux cent dix francs en argent, à peu près trente ou quarante mille francs en assignats. Mais la chose revenait au même, puisqu'un pain qui coûtait douze sous en argent coûtait quatre-vingts francs en assignats.

Je devais un mois à Jacinthe; je lui payai ce mois et deux autres d'avance, en tout soixante-quinze francs.

Il me resta cent trente-cinq francs.

Je ne dis rien à la pauvre fille de ma résolution et continuai de vivre comme d'habitude.

Hélas! personne ne vivait plus comme d'habitude; nous étions sinon dans la nuit éternelle, du moins dans le crépuscule qui y conduit. 93 était un volcan, mais sa flamme était une lumière. À cette époque, on vivait et l'on mourait; aujourd'hui l'on agonise.

Il y avait des cris dans les rues: on criait l'Ami du peuple,

L'ami du peuple est mort;

On criait le Père Duchesne,

Le père Duchesne est mort;

On criait le Vieux cordelier,

Le vieux cordelier est mort.

On disait: voilà Danton qui passe! Et l'on courait pour voir Danton.

Aujourd'hui l'on dit: Voilà Robespierre qui passe! et l'on ferme sa porte pour ne pas voir Robespierre.

Je l'ai vu pour la première fois et je l'ai reconnu tout de suite.

J'étais allée au cimetière Monceaux, je ne dirai pas prier, sur les tombes de Danton, de Desmoulins et de Lucile, – tu ne m'as pas appris à prier – mais les consulter.

J'espérais que les tombes des tribuns seraient plus éloquentes que le cadavre du philosophe.

La mort c'est non-seulement la nuit, c'est surtout le silence.

Les fosses de nos amis sont près du mur qui sépare le cimetière du parc réservé de Monceaux.

J'entendis parler de l'autre côté du mur. J'eus la curiosité de savoir qui osait d'une parole si élevée venir troubler les morts.

Le mur est bas, une pierre tombée du mur me permit de regarder par-dessus.

Je regardai. C'était lui, Robespierre.

Il paraît que tous les jours il a besoin d'une promenade de deux heures, et qu'il a choisi le parc réservé de Monceaux.

Sait-il que la mort est à deux pas de lui?

Sait-il qu'un mauvais petit mur le sépare seul de l'enclos aride du lit de chaux vive et dévorante où il a couché Danton, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine? Est-ce un défi qu'il jette aux morts comme il l'a jeté aux vivants?

Il marchait vite, ses compagnons avaient peine à le suivre. Les yeux clignotant, les muscles de la face agités, épuisé, maigri, où va-t-il donc ainsi et quand s'arrêtera-t-il?

Il est temps cependant. À force de voir guillotiner des femmes et des enfants, la peur de la guillotine a passé.

Le journal de Prudhomme, le seul qui reste, et qui après avoir cessé vient de reparaître, racontait, il y a quelques jours, qu'un curieux, en revenant de voir fonctionner l'échafaud, demandait à son voisin:

– Que pourrais-je bien faire pour être guillotiné?

L'autre jour, un des condamnés lisait quand on l'appela. Il se laissa faire sa toilette tout en lisant, continua de lire jusqu'à l'échafaud, au pied de la guillotine, mit le signet, posa le livre sur le banc de la charrette, puis donna ses bras à lier.

Avant-hier, c'est Jacinthe qui m'a raconté cela, cinq prisonniers échappent aux gendarmes, non pas pour se sauver, mais pour aller une fois encore au Vaudeville.

L'un des cinq revient au tribunal qui l'a condamné:

– Pouvez-vous me dire où sont mes gendarmes? je les ai perdus.

Un homme est trouvé endormi dans une des tribunes de la Convention.

– Que faites-vous ici? lui demande-t-on.

– J'étais venu pour tuer Robespierre; mais, comme il parlait, je me suis endormi.

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J'ai eu la visite de madame de Condorcet, qui est venue me faire ses remerciements.

C'est une virginale figure, que Raphaël aurait prise pour type de la métaphysique. Elle a trente-trois ans. Elle a d'abord été chanoinesse. Ce n'est pas pour revenir près d'elle que Condorcet s'est exposé à être pris, c'était pour s'en éloigner, au contraire; il était caché rue Servandoni, et, une fois par semaine, tremblante et le cœur brisé, elle allait le voir.

Il s'effraya des dangers que courait sa femme. Il s'était fait donner par Cabanis un poison sûr. Comme moi, il avait fixé un terme à son supplice. Il devait terminer son livre du Progrès de l'esprit humain. Le 6 avril, il écrivit la dernière ligne dans la nuit, et, au point du jour, il partit.

Il n'alla pas loin, comme on voit. À Clamart, il fut reconnu; à Bourg-la-Reine, il s'empoisonna.

Il était réservé à cette pauvre femme triste jusqu'à la mort, comme dit l'Évangile, de me donner un moment de joie.

Elle sait qu'il reste encore quatre girondins cachés, deux à Bordeaux, deux dans la grotte de Saint-Émilion.

Elle ne sait pas leur nom; elle aura de leurs nouvelles et m'en donnera.

Oh! mon bien-aimé Jacques, qu'y aurait-il d'étonnant que tu fusses un de ces quatre réservés!

D'ici à un mois, d'ici à deux mois, tout peut changer. On hait bien Robespierre, je te jure.

Depuis la mort de Danton, tout est retombé sur lui. On n'oublie pas que c'est leur appel à la clémence qui a poussé nos amis dans la tombe.

Robespierre a tué les femmes, les femmes le tueront, non dans le sens matériel de Charlotte Corday, mais moralement.

La mort de Charlotte Corday, calme, intrépide, sublime, a fondé une religion, la religion de l'admiration.

Celle de la Dubarry, pauvre créature criant sur l'échafaud. «Un instant encore, monsieur le bourreau, un instant encore», a fondé la religion de la pitié.

Mais l'exécution de notre pauvre Lucile a fait plus que tout cela. Il n'y a pas eu une créature humaine, de quelque opinion qu'elle soit, qui n'ait eu le cœur arraché de cette mort.

Qu'avait-elle fait? Elle avait voulu sauver son amant; elle avait erré autour de la prison; elle avait prié, pleuré; elle avait écrit à Robespierre: Vous m'avez aimée, vous avez voulu m'épouser.

Là peut-être était le crime, surtout si mademoiselle Cornélie Duplay avait lu la lettre.

À Lucile, tout le monde a dit: Oh! ceci c'est trop!

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Et voici la preuve de ce que je te disais, mon bien-aimé Jacques. Comme je l'ai dit plus haut, madame de Condorcet tient un petit magasin de lingerie et a son atelier de peinture à quelques maisons de celle qu'habite Robespierre; un grand rassemblement et beaucoup de bruit l'ont attirée à sa fenêtre.

Ce bruit se faisait devant la maison du menuisier Duplay.

Voilà ce qui est arrivé: une jeune fille royaliste, fille d'un papetier de la Cité, s'est présentée trois fois pour voir Robespierre.

À la troisième fois son insistance a inspiré des soupçons à mademoiselle Cornélie, qui a appelé les ouvriers et a arrêté la jeune fille.

Elle avait deux petits couteaux dans un panier.

Interrogée sur la cause de son insistance, elle n'a répondu autre chose, sinon qu'elle avait voulu voir ce que c'était qu'un tyran.

Elle a été conduite à la Force, et fera partie d'une grande fournée que l'on prépare, sous le titre des assassins de Robespierre.

Le soir, aux jacobins, Legendre et Rousselin ont demandé, en pleurant de crainte, que l'on donnât une garde à Robespierre.

Ainsi, quand un homme est condamné, et celui-là l'est, amis et ennemis se réunissent pour le perdre.

La pauvre petite Renaud, son ennemie, l'appelle tyran en voulant le tuer.

Rousselin et Legendre, ses amis, l'ont proclamé tyran en demandant une garde pour lui.

J'ai passé toute la nuit à rêver, mon bien-aimé, et à me demander, puisque j'étais décidée à mourir, si mieux ne valait pas utiliser ma mort.

Ainsi il doit faire, à ce que l'on raconte, une grande solennité, une fête à l'Être suprême, dans laquelle il se symbolisera lui-même comme le rédempteur du monde.

Ce n'est pas assez pour cet homme d'être maître, il veut être Dieu.

Je me demandais si ce ne serait pas un grand exemple à donner que de le frapper au milieu de son triomphe.

Mais si c'est un grand exemple à donner, pourquoi Dieu ne le donne-t-il pas?

Du moment où un pareil homme existe, c'est que Dieu permet son existence. Du moment où Dieu permet son existence, c'est qu'il le sert dans ses vues.

Vit-il comme instrument de punition divine?

Non, car il ne frapperait que les mauvais; non, car il épargnerait les femmes et les enfants.

Vit-il par oubli ou par indulgence?

Est-ce à l'homme en ce cas de corriger les défaillances de Dieu?

Non, mon bien-aimé, je n'ai l'âme ni d'une Jahel, ni d'une Judith, ni d'une Charlotte Corday. J'aime mieux me présenter à l'être inconnu qui me recevra de l'autre côté de la vie les mains pures de sang.

J'aurai assez à rendre compte du mien.

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Sa fameuse fête a eu lieu. Jamais tant de fleurs n'ont jonché le chemin que, le jour de sa fête, Dieu lui-même parcourait autrefois. On dit que le règne du sang est fini, que celui de la clémence lui succède. Robespierre a officié comme pontife de l'Être suprême.

 

La guillotine a disparu de la place de la Révolution?

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Oui, mais comme disparaît le soleil pour reparaître le lendemain, comme le soleil elle s'est couchée à l'occident et s'est relevée à l'orient.

Les exécutions se feront désormais au faubourg Saint-Antoine, voilà ce que Paris aura gagné à la fête de l'Être suprême.

Les charrettes n'auront plus à traverser le Pont-Neuf, la rue du Roule et la rue Saint-Honoré.

Robespierre veut bien condamner, mais il ne veut pas que les condamnés crient en passant, comme Danton, devant la maison du menuisier Duplay:

– Je t'entraîne, Robespierre! Robespierre, tu me suis!

C'est pourtant une belle fête que celle qu'on lui prépare.

Cinquante-quatre personnes pour un jour, dont sept ou huit femmes jolies et deux ou trois toutes jeunes.

Si le procès pouvait tarder un peu, j'aurais l'espoir d'en être.

On raconte tous les jours des choses horribles et qui font monter la colère publique comme la lave d'un volcan.

Voilà ce qui s'est passé hier au Plessis:

Un condamné nommé Osselin, nom d'une triste célébrité, au moment où on l'appela pour le faire monter sur la charrette, à défaut d'autre arme, s'enfonça un clou dans le cœur.

On le prit et on le traîna. Lui poussait toujours le clou, mais ne parvenait pas à se tuer. Les geôliers en avaient pitié et le tiraient en arrière, disant:

– Il est mort.

Les aides du bourreau le tiraient en avant, en disant:

– Il vit!

Ils furent les plus forts. On mit la charrette au trot, et l'on put le guillotiner vivant encore.

Ne trouves-tu pas, mon bien-aimé, que de pareilles choses souillent la lumière de Dieu, et qu'on est honteux de vivre encore quand on les a vues!

J'ai envie de jeter les deux ou trois louis qui me restent dans la Seine afin d'en finir plus vite.

Habituons-nous à la mort en parlant un peu cimetière.

Te rappelles-tu, mon bien-aimé, cette magnifique scène d'Hamlet où, les fossoyeurs plaisantant entre eux, l'un demande à l'autre quel est le monument qui dure le plus longtemps, et qui, voyant son interlocuteur s'égarer de plus en plus, lui dit:

– Imbécile! c'est une fosse, puisque le jugement dernier doit seul en voir la fin.

Eh bien! mon ami, dans notre époque où rien n'est solide, la fosse a atteint la fragilité de toutes les choses humaines.

Cette grande pitié inspirée par la mort des femmes, et qui après la mort de Lucile s'est écriée: C'est trop!

Eh bien! elle s'est éteinte.

Comment n'en serait-il pas ainsi? Les charrettes, jusqu'à Danton et Lucile, étaient de vingt ou vingt-cinq condamnés; aujourd'hui elles sont de soixante.

C'est une maladie aiguë qui est devenue chronique.

La guillotine a l'habitude de prendre son repas de deux à six heures du soir; on vient la voir manger comme les animaux féroces du Jardin des Plantes. À une heure, les charrettes se mettent en route pour lui apporter sa viande.

Au lieu de quinze à vingt bouchées qu'elle faisait, elle en fait cinquante ou soixante, voilà tout: l'appétit lui est venu en mangeant.

Aujourd'hui c'est une sorte de routine, une mécanique arrangée.

Fouquier-Tinville tourne la roue et se grise en la tournant. Il y a deux jours, il a proposé de mettre la guillotine dans le théâtre même.

Mais tout cela fait des morts, et aux morts il faut des cimetières.

La pléthore cadavérique a commencé par la Madeleine. Il est vrai que le roi, la reine et les girondins sont là.

Les voisins ont dit: Assez! et l'on a fermé le cimetière pour ouvrir celui de Monceaux.

Danton, Desmoulins, Lucile, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, etc., etc., l'ont inauguré.

Puis, comme il n'a que vingt-neuf toises de long sur dix-neuf de large, il a été bientôt plein. La guillotine changea de place.

On lui donna le cimetière Sainte-Marguerite. Il était déjà comble à soixante cadavres par jour. Il ne tarda point à déborder.

Il y eût eu un remède, c'eût été de jeter un pied de chaux sur chaque mort; mais les suppliciés étaient pêle-mêle avec les autres morts. Il fallait tout brûler, morts des faubourgs et morts de la ville.

Par une piété qui se comprend, le faubourg ne voulut pas laisser brûler ses morts.

On transporta les suppliciés à l'abbaye Saint-Antoine, mais voilà qu'à sept ou huit pieds de profondeur on trouve l'eau, et que tous les puits du quartier risquent d'être empoisonnés.

Les hommes se taisent mais la terre parle, elle dit qu'on la surmène; elle se plaint qu'on lui donne plus de morts qu'elle n'en peut décomposer.

Je t'avoue, mon bien-aimé, que plus j'approche du terme que je me suis fixé à moi-même, plus je pense à mon pauvre corps. Que va dire mon âme, qui en a toujours eu un si grand soin, quand elle va planer au-dessus de lui et le voir, repoussé par l'argile, se fondre et bouillonner au soleil. J'ai envie d'écrire à la Commune, qui me paraît très-embarrassée, et de proposer de brûler les corps comme à Rome.

Seulement il ne faut pas que je perde de temps; nous sommes au 9 juin, et dans quelques jours…

XIII

À la bonne heure, on a rétabli la guillotine sur la place de la Révolution. Cela m'a rendu toute ma tranquillité.

J'étais horriblement contrariée de ne pas mourir sur la place des gens comme il faut.

Que veux-tu, mon bien-aimé Jacques, le sang ne ment pas, et quoiqu'il ne me reste de mes terres, de mes châteaux, de mes maisons, de mes fermes, de mes cent mille francs de rentes enfin, que huit francs dans mon tiroir, je n'en suis pas moins mademoiselle de Chazelay!

Il y a du moins un point sur lequel je suis tranquillisée, c'est l'immortalité de l'âme. Du moment où Robespierre l'a reconnue au nom du peuple français, c'est qu'elle existe. Un peuple tout entier et aussi intelligent que le nôtre n'aurait pas unanimement reconnu une chose qui ne lui serait pas matériellement prouvée.

La fête des chemises rouges approche. On dit que ce sera pour le 17 de ce mois.

C'est probablement le dernier spectacle de ce genre que je verrai.

Les deux principaux personnages de ce terrible drame sont la mère et la fille.

Madame et mademoiselle de Saint-Amarante.

La mère est veuve, dit-elle, d'un garde du corps tué au 6 octobre.

La fille est mariée au fils de M. de Sartines.

Ces deux dames, royalistes d'opinion, recevaient beaucoup; elles habitaient la maison qui fait l'angle de la rue Vivienne.

Elles avaient dans leur salon, où l'on jouait, beaucoup de portraits du roi et de la reine.

Robespierre jeune était un des habitués de la maison.

Je t'ai dit l'espèce de réaction qui commence à s'organiser contre Robespierre aîné.

On arrêta les deux femmes et tous les habitués de leur maison.

On espérait que Robespierre jeune sauvegarderait ses deux amies. Alors Robespierre aîné revenait à la clémence. Mais il y revenait par des femmes royalistes et par des créatures tarées.

La calomnie avait un beau champ à exploiter.

Mais Robespierre n'avait pas la fibre fraternelle tellement tendre qu'il ne tombât dans le piége. Il ordonna encore qu'on leur adjoignît la fille Renaud, qui s'était présentée chez lui pour voir ce que c'était qu'un tyran, et cet homme qui, venu pour l'assassiner, s'était endormi dans les tribunes.

Puis, comme à plus juste raison il était le père de la patrie, il fut convenu que la fournée de ses assassins marcherait à l'échafaud en chemises rouges.

Ce sera une grande fête, d'autant mieux que le 17 juin coïncidera justement avec la fin de mes ressources.

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* *

Mon bien-aimé, j'ai eu hier dix-sept ans; pendant dix ans, je n'ai été ni heureuse ni malheureuse, n'ayant ni le sentiment de la joie ni celui de la tristesse; pendant quatre ans, j'ai été aussi parfaitement heureuse qu'une femme peut l'être; j'ai aimé, j'ai été aimée.

Depuis deux ans ma vie se passe en alternatives d'espérances et d'angoisses; comme je n'ai jamais fait de mal à personne, je ne suppose pas que Dieu veuille m'éprouver et à plus forte raison me punir. Peut-être vaudrait-il mieux pour moi à cette heure, au lieu de l'éducation philosophique que j'ai reçue de toi, avoir reçu d'un prêtre l'éducation catholique qui dispose le chrétien à recevoir le bien comme le mal en bénissant Dieu; mais ma raison se refuse à un autre raisonnement que celui-ci:

Ou Dieu est bon ou Dieu est mauvais.

Si Dieu est bon, il ne peut envoyer le mal à qui n'a point fait de mal.

Si Dieu est mauvais, je le renie; ce n'est pas mon Dieu.

Rien ne pourra me faire croire qu'une chose injuste sorte d'une essence céleste.

J'aime mieux en revenir, mon bien-aimé, à cette grande et intelligente philosophie qui n'admet pas un Dieu personnel, s'occupant des individus quand il a à régler l'ordre universel de la nature.

«Il faut l'ordre de Dieu pour qu'un passereau tombe,» dit Hamlet.

Mais Dieu a dit une fois pour toutes: les passereaux tomberont; – et les passereaux tombent.

Quand, où, comment, Dieu ne s'en inquiète.

Il en est de nous, mon bien-aimé, comme des passereaux. Dieu a peuplé notre globe de toutes les races vivantes, depuis le monstrueux éléphant jusqu'à l'invisible infusoire; éléphant ou infusoire ne lui ayant pas plus coûté à créer l'un que l'autre, il n'aime pas plus l'un que l'autre. Il a pris ses mesures pour la conservation des races.

Pourquoi la race humaine croit-elle particulièrement avoir un Dieu pour elle? Est-ce parce qu'elle est la plus insoumise, la plus vindicative, la plus féroce, la plus orgueilleuse des races? Aussi vois le Dieu qu'elle s'est fait, le Dieu des armées, le Dieu des vengeances, le Dieu des tentations; n'a-t-elle pas introduit ce blasphème dans sa plus sainte prière: ne nos inducas in tentationem? Vois-tu, mon bien-aimé, Dieu s'ennuyant dans sa grandeur éternelle, dans sa majesté inouïe, et s'amusant à quoi?

À nous induire en tentation.

Et l'on nous ordonne de prier Dieu le soir et le matin, de lui demander de nous pardonner nos offenses.

Demandons-lui d'abord de nous pardonner nos prières quand elles sont une offense.

Et puis cet orgueil à nous autres pygmées, de croire que nous pouvons offenser Dieu!

En quoi? Comment? – En le méconnaissant?

Nous ne le méconnaissons pas, nous le cherchons.

S'il eût voulu être connu, il se fût révélé.

Comprends-tu Dieu se faisant énigme et se donnant à deviner à l'homme pendant l'éternité.

De sorte que chaque peuple s'est fait un Dieu à sa guise, qui n'est bon que pour lui seul et qui ne peut pas servir aux autres.

Les Hindous se sont fait un Dieu à quatre têtes et à quatre mains, tenant dans ses quatre mains la chaîne qui soutient les mondes, le livre de la loi, le poinçon à écrire et le feu du sacrifice.

Les Égyptiens se sont fait un Dieu mortel, et dont l'âme, à sa mort, passe dans le corps d'un bœuf.

Les Grecs se sont fait un Dieu parricide; tantôt cygne, tantôt taureau, jetant d'un coup de pied du ciel sur la terre le seul fils légitime qu'il ait eu.

Les Juifs se sont fait un Dieu jaloux et vindicatif, qui noie la terre pour rendre les hommes meilleurs, et qui s'aperçoit qu'ils sont plus mauvais après qu'auparavant.

Seuls les Mexicains se sont fait un Dieu visible, le soleil.

Nous, les privilégiés de la création, nous avons eu l'Homme-Dieu à la morale sainte; il nous a donné une religion faite d'amour et de dévouement.

Mais allez la chercher, perdue qu'elle est dans les dogmes de l'Église, avec le prêtre – roi de Rome – qui, au lieu, comme le divin fondateur, de rendre à César ce qui appartient à César, fait commerce de trônes, lui dont le royaume n'est pas de ce monde!

Seigneur! Seigneur! au moment où je vais paraître devant vous, je ferais peut-être mieux de prier, de m'humilier, de croire, de soumettre mon intelligence à la foi, c'est-à-dire de ne pas croire à ce que je vois et de croire à ce que je ne vois pas. Mais si vous m'avez donné cette intelligence, c'est pour que je m'en serve. Vous l'avez dit: La lumière n'est pas faite pour être mise sous le boisseau. Le soleil est fait pour éclairer la terre.

Non, Seigneur, non, âme du monde, non, créateur de l'infini, non, maître de l'éternité, non je ne croirai jamais que ta suprême jouissance soit d'être adoré par ce troupeau vulgaire qui le reçoit tout fait des mains de ses prêtres et qui t'enferme dans le dogme étroit de la croyance irraisonnée, quand l'univers tout entier n'est pas assez large pour te contenir!

 
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C'est aujourd'hui que se célèbre la messe rouge au grand autel de la révolution.

Hier, madame de Condorcet est venue pour me voir; elle avait quelque chose à m'apprendre.

J'étais allée dire adieu à mes tombes du cimetière Monceaux.

J'irai aujourd'hui vers deux heures chez madame de Condorcet; elle demeure rue Saint-Honoré, 352. Je serai à merveille pour voir passer le cortége.

Maintenant, mon ami, je ne sais pas moi-même ce qui va se passer, je ne sais pas si ce manuscrit te sera jamais remis, car j'ignore ce que tu es devenu, j'ignore si tu vis, j'ignore si tu es mort.

Madame de Condorcet est la seule personne que je connaisse au monde; si tu n'est qu'exilé et que tu rentres en France, elle est plus à même que personne de savoir ton retour: c'est donc entre ses mains que je dépose mon manuscrit.

Pourrai-je le continuer en prison? pourrai-je jusqu'au moment où je monterai sur la fatale charrette te dire: je t'aime? Non; t'écrire je t'aime; te le dire, je le pourrai toujours, et ce sera le dernier mot que je jeterai au vent sur l'échafaud, et la hache le coupera en deux dans ma gorge.

Au reste, je l'emporte avec moi; peut-être ce qu'elle avait à me dire a-t-il quelque importance, et peut-être chez elle aurai-je encore le temps d'ajouter quelque chose.

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J'avais bien fait de l'emporter, tu sauras du moins que je ne suis morte, mon bien-aimé, qu'après avoir perdu ma dernière espérance.

On a lu hier à la Convention cette lettre de l'agent de Robespierre à Bordeaux.

Bordeaux, 13 juin, au soir.

«Vive la République une et indivisible.

»Les deux girondins que l'on savait cachés à Bordeaux ont été dénoncés et arrêtés. Un d'eux s'est poignardé et est mort sur le coup.

»Les deux autres sont dans les grottes de Saint-Émilion, où on les chasse avec des chiens.

»Huit heures du soir.

»J'apprends à l'instant qu'on vient de les prendre. Malheureusement l'un des deux a été étranglé dans la lutte.

»Les deux survivants ont refusé de dire leurs noms; ils sont inconnus à Bordeaux.

»Demain soir la guillotine en aura fait justice.

»Vive la République!»

Il y a quatre jours que la lettre est écrite, par conséquent ils sont morts!

Si tu étais une de ces quatre victimes, comment ton âme n'est-elle pas venue me dire adieu!

Une fois mort, tu as su où j'étais, les morts savent tout.

Ou tu n'étais point parmi eux, ou il n'y a pas d'âme.

Oh! moi, si tu vis, j'irai te dire adieu partout où tu seras, à moins que…

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Voici le cortège des assassins de Robespierre.

C'est vraiment très-beau cinquante-quatre chemises rouges, pense donc! Dix charrettes, elles ont mis deux heures pour venir de la Conciergerie ici.

Et la maison du menuisier Duplay qui est fermée comme le jour de l'exécution de Danton et de Camille Desmoulins!

Je comprends les fenêtres fermées ce jour-là, c'étaient des amis.

Mais aujourd'hui, Robespierre, ce sont tes assassins, est-ce que tu n'en serais pas bien sûr, est-ce que tu n'y croirais pas?

En ce cas, tends une chaîne en travers de la rue, et que le cortége d'innocents n'aille pas plus loin que ta porte.

Ne peux-tu pas faire une fois grâce, toi qui tues tous les jours.

Voilà une belle occasion de jouer le dieu.

Allons, souverain pontife, étends la main, et prononce le fameux quos ego! de Neptune.

Ah! cette fois l'offrande est digne de la divinité.

On t'a glané cette gerbe humaine sur tous les degrés de l'échelle sociale. Voilà madame Sainte-Amarante et sa fille; voici quatre municipaux: Marino, Soulès, Froidiez et Daugé; voici mademoiselle de Grandmaison, une artiste des Italiens; voici Louise Giraud, qui a voulu voir ce que c'était qu'un tyran.

Elle l'a vu.

Et cette pauvre petite fille de seize ans, cette malheureuse Nicole, qui n'a rien fait que porter à manger à sa maîtresse.

Oh! que cela va être beau à voir; l'exécution durera au moins une heure.

Puis des canons, des soldats. On n'a rien vu de pareil depuis l'exécution de Louis XVI.

Adieu, mon ami, adieu, mon bien-aimé, adieu, ma vie, adieu, mon âme, adieu, tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime, tout ce que j'aimerai jamais… Adieu!

Je vais voir tout cela et jeter ma malédiction à cet homme.