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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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XVII

Quelqu'un m'aimait encore dans ce monde; j'étais rattachée à la vie.

Cette amitié naissante s'étendit par des fils imperceptibles à mon amour pour toi. Je ne sais comment il me revint au cœur un peu de cet espoir complètement perdu.

De temps en temps, au fond de ma poitrine, une voix sourde murmure:

– S'il n'était pas mort cependant!

Mes deux nouvelles compagnes me demandèrent d'abord le récit de mes aventures. Mon retour avait été non-seulement quelque chose d'étonnant mais de fabuleux. Comme Eurydice, je revenais du pays de la mort.

Après m'avoir vu sur la charrette des condamnés, après avoir reçu mon dernier héritage, ce bouton de rose cueilli au mur d'une prison, Terezia me revoyait vivante.

J'avais passé sous la guillotine au lieu de passer dessus.

Je leur racontai tout.

Elles étaient jeunes toutes deux, toutes deux aimaient, toutes deux se consumaient de souvenirs, d'impatience, de soif de vivre. Chaque fois qu'on frappait à la porte, elles se regardaient tremblantes, sentant passer jusqu'à leur cœur les affres de la mort.

Elles m'écoutèrent avec un étonnement qui touchait à l'incrédulité. J'avais seize ans, j'étais belle, et cependant, fatiguée de la vie, j'avais aspiré à la mort.

À cette seule idée de voir les condamnés diminuer un à un, d'entendre trente fois de suite le bruit du couperet mordant dans la chair, elles étaient prêtes à tomber en convulsions.

À leur tour elles me dirent leur vie.

Je ne sais pourquoi il me semble que ces deux femmes sont trop belles et trop distinguées pour ne pas être appelées un jour à jouer un grand rôle dans le monde. Voilà pourquoi je vais m'occuper d'elles un peu longuement.

Puis, si c'était moi qui mourusse et toi qui revinsses, il est bon que tu saches les deux femmes à qui tu peux demander les derniers secrets de mon cœur. Puis que ferais-je si je ne t'écrivais pas? T'écrire c'est essayer de me persuader encore que tu es vivant. Je me dis qu'il n'est pas probable, mais qu'il est possible qu'un jour tu lises ce manuscrit; à chaque page tu verras que je pense à toi, et que pas un instant seul je n'ai cessé de t'aimer.

Terezia Cabarrus est la fille d'un banquier espagnol; elle a été mariée à quatorze ans à M. le marquis de Fontenay.

C'était un véritable ci-devant, comme on appelle maintenant un marquis, entiché de son blason et de ses girouettes, croyant à l'imprescriptibilité de ses droits féodaux, vieux, joueur et libertin.

Dès les premiers jours de son mariage, Terezia se sentit mal mariée.

Les sentiments du marquis de Fontenay se rattachaient corps et âme à l'ancien régime, et, lorsque la loi des suspects parut, il se rendit justice à lui-même et se trouva tellement suspect qu'il résolut d'émigrer en Espagne.

Il partit emmenant avec lui Terezia.

À Bordeaux, les fugitifs s'arrêtèrent chez un oncle de Terezia, portant comme son père le nom de Cabarrus.

Pourquoi s'arrêtèrent-ils à Bordeaux au lieu de continuer leur route?

Pourquoi? Que de fois j'ai vu se dresser cette interrogation sur le chemin de la vie humaine.

Parce que c'était leur destinée d'être arrêtés à Bordeaux, et que toute leur existence peut-être devait découler de cette arrestation.

Pendant qu'elle est chez son oncle, Terezia apprend qu'un capitaine de vaisseau anglais, qui devait mettre à la voile emportant trois cents émigrés, refuse de lever l'ancre parce que la somme qui devait lui être comptée n'est point complète. Il manque trois mille francs à cette somme, et, ni par eux, ni par leurs amis, les fugitifs ne peuvent la faire.

Depuis trois jours ils attendent dans l'espoir et dans l'angoisse.

Terezia, qui ne dispose pas de sa fortune, demande trois mille francs à son mari, qui lui dit que, fugitif lui-même, il ne peut se dessaisir d'une si forte somme.

Trois mille francs en or, à cette époque, c'était une fortune.

Elle s'adresse à son oncle, qui fait une partie de la somme; elle vend des bijoux pour le reste et va porter les trois mille francs au capitaine anglais, qui attendait dans une auberge de la ville.

Le capitaine demande à l'aubergiste quelle est cette jolie femme qui sort de chez lui et qui n'a pas voulu dire son nom.

L'aubergiste la regarde s'éloigner; il ne la connaît pas; elle n'est pas de Bordeaux.

Le capitaine raconte à son hôte qu'elle vient de lui apporter les trois mille francs qu'il attendait et qu'il va partir.

Et, en effet, il règle son compte et part.

L'aubergiste était robespierriste; il court au comité et dénonce la citoyenne ***. Il voudrait bien dire son nom, mais il ne le sait pas. Il sait seulement qu'elle est très-jeune et très-jolie.

En revenant du comité, il traverse la place du Théâtre et voit la marquise de Fontenay se promener au bras de son oncle Cabarrus. Il reconnaît la femme mystérieuse, il confie le secret à trois ou quatre amis terroristes comme lui, et tous se mettent à suivre Terezia en criant:

– La voilà! la voilà celle qui donne de l'argent aux Anglais pour sauver les aristocrates!

Les terroristes se jettent sur elle et l'arrachent au bras de son oncle.

Peut-être allait-on la mettre en morceaux sur place, sans forme de procès, lorsqu'un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, beau, portant admirablement le costume des députés en mission, voit du balcon de son appartement ce qui se passe sur la place, se précipite dehors, fend la foule, arrive à Terezia, lui prend le bras et dit:

– Je suis le représentant Tallien. Je connais cette femme. Si elle est coupable, elle appartient à la justice; si elle ne l'est pas, frapper une femme, et une femme innocente, serait un double crime; sans compter, ajoute-t-il, ce qu'il y a de lâche à maltraiter une femme!

Et Tallien, remettant la marquise de Fontenay au bras de son oncle Cabarrus, qu'il reconnaît, lui dit tout bas:

– Fuyez! vous n'avez pas de temps à perdre.

Mais Tallien avait compté sans le président du tribunal révolutionnaire, Lacombe. Lacombe, qui avait appris ce qui venait de se passer, avait ordonné d'arrêter la marquise de Fontenay.

On l'arrêta comme elle faisait mettre les chevaux à la voiture pour partir.

Le lendemain de son arrestation, Tallien se présenta au greffe.

Tallien n'avait-il pas réellement reconnu madame de Fontenay ou avait-il fait semblant de ne pas la reconnaître?

L'amour-propre de la belle Terezia voulait qu'il eût fait semblant.

Je n'avais jamais vu Tallien à cette époque; je reçus donc sur lui les impressions que voulut me faire partager la belle prisonnière.

Ses relations jusque-là avec Tallien avaient été tout un roman; seulement ce roman était-il fait par un caprice du hasard ou par un calcul de la Providence?

Le dénouement donnera raison à l'un ou à l'autre.

Voilà ce que m'a raconté Terezia, voilà ce que j'écris sous sa dictée:

Madame Lebrun était alors le peintre à la mode pour les femmes; elle voyait la nature sous son côté le plus beau et le plus gracieux. Il en résultait que la plus jolie femme était encore embellie et gracieusée par elle.

Le marquis de Fontenay voulut avoir, plus pour montrer à ses amis que pour le voir lui-même, un portrait de sa femme. Il la conduisit chez madame Lebrun, qui, en extase devant la beauté du modèle, s'engagea à faire le portrait, mais à la condition qu'on lui donnerait autant de séances qu'elle en demanderait.

Quand madame Lebrun, en effet, avait une femme d'une beauté médiocre à peindre, une fois qu'elle l'avait embellie, tout était dit; le modèle n'en pouvait demander davantage.

Mais quand le modèle était lui-même une beauté parfaite, c'était madame Lebrun qui recevait sa leçon de la nature au lieu de la lui donner, et alors elle ne négligeait rien pour atteindre à la reproduction parfaite de l'original qu'elle avait sous les yeux.

Madame Lebrun dans ce cas, et lors des dernières séances, prenait avis de tout le monde, si bien que M. de Fontenay, désireux de tenir enfin le portrait qu'on lui faisait tant attendre, avait un jour invité quelques-uns de ses amis à assister à la dernière ou tout au moins à l'avant-dernière séance du portrait que madame Lebrun était en train de faire de sa femme.

Rivarol était un de ses amis.

Comme presque tous les hommes dont l'esprit touche au génie, mais n'y atteint pas, Rivarol, étincelant dans la conversation, perdait énormément la plume à la main, et surchargeait de ratures une écriture déjà indéchiffrable par elle-même.

Il avait fait pour le libraire Panckoucke le prospectus d'un nouveau journal que celui-ci venait de publier.

Les compositeurs et le prote s'étaient exténués sur le prospectus de Rivarol, et n'étaient point arrivés à le lire.

Tallien, qui était correcteur chez l'illustre libraire, proposa de porter le prospectus à M. Rivarol, de le lire avec lui, et, après cette espèce de traduction, de revenir le faire composer.

En conséquence, il s'était présenté chez Rivarol, avait insisté pour le voir, et avait obtenu de sa servante cette confidence qu'il était chez madame Lebrun, c'est-à-dire dans la maison à côté.

Tallien se présenta, trouva la porte de l'appartement ouverte, chercha vainement quelqu'un pour l'annoncer, entendit parler dans l'atelier, et usant du privilége qui commençait à mettre toutes les classes sur le même pied, il ouvrit la porte et entra.

Tallien, en homme d'esprit qu'il était, eut trois mouvements parfaitement distincts et parfaitement appréciables: le premier, pour madame Lebrun, mouvement de respect; le second pour madame de Fontenay, mouvement d'admiration; le troisième, pour Rivarol, mouvement de condescendance envers l'homme d'esprit et de réputation.

Puis se tournant vers madame Lebrun avec beaucoup d'aisance et de grâce:

 

– Madame, lui dit-il, j'ai un avis fort pressé à demander sur un de ses ouvrages à M. de Rivarol… M. de Rivarol est fort difficile à trouver chez lui. On m'a renvoyé chez vous, et je me suis hasardé, autant par le désir de connaître un peintre célèbre que par le besoin de trouver M. Rivarol, je me suis hasardé à commettre cette indiscrétion.

Tallien avait vingt ans à peine à cette époque; lui aussi, comme Terezia, était dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté; de longs cheveux noirs, bouclés naturellement et se séparant sur le front, encadraient un visage éclairé par des yeux magnifiques, où brillait le germe de toutes les ambitions.

Madame Lebrun, admiratrice du beau, comme nous l'avons dit, salua Tallien, et, étendant la main vers Rivarol:

– Faites comme chez vous, dit-elle, voici celui que vous cherchez.

Rivarol, un peu blessé du procès fait à son écriture, voulut traiter Tallien en petit prote d'imprimerie. Mais Tallien, très-fort sur le latin et sur le grec, releva avec beaucoup d'esprit deux fautes faites par M. de Rivarol, l'une dans la langue de Cicéron, l'autre dans celle de Démosthènes. Rivarol, qui avait cru faire rire aux dépens de Tallien, comprit que Tallien venait de faire rire aux siens et se tut.

Tallien allait se retirer lorsque madame Lebrun l'arrêta.

– Monsieur, lui dit-elle, vous venez de signaler si heureusement deux erreurs de langue à M. de Rivarol, que je ne doute pas que vous n'ayez étudié Apelle et Phidias comme vous avez étudié Cicéron et Démosthènes. Vous n'êtes pas flatteur, monsieur, et c'est ce qu'il me faut, car tous ceux qui m'entourent ne sont occupés, quelque chose que je puisse leur dire, qu'à me cacher les défauts de mes œuvres.

Tallien se rapprocha sans embarras, et comme acceptant cette fonction de juge qui lui était dévolue.

Puis il regarda le portrait longuement et longuement l'original.

– Madame, dit-il enfin, il vous arrive à vous ce qui arrive aux peintres du plus grand talent, aux van Dyck, aux Velasquez, aux Raphaël même. Toutes les fois que l'art peut atteindre la nature, l'art triomphe; mais quand la nature dépasse la portée de l'art, c'est l'art qui est vaincu. Je ne crois pas qu'il reste rien à faire à la figure, vous n'atteindrez jamais à la perfection de l'original; mais vous pourriez placer la tête sur une teinte plus foncée, ce qui lui donnerait toute sa valeur. Cette légère correction faite, je crois, madame, que vous pourrez rendre le portrait à la personne qu'il représente. Toutes les fois qu'il sera loin d'elle, il sera parfait; seulement, quelque chose que vous fassiez, quelque artifice artistique que vous employiez, le rapprochement lui nuira toujours.

Deux ans s'étaient passés. Tallien avait grandi, il était devenu le secrétaire particulier d'Alexandre de Lameth.

Un soir que la marquise de Fontenay avait dîné chez son amie, madame de Lameth, Tallien, sans doute dans le but de revoir une seconde fois celle dont l'image était restée profondément empreinte dans sa poitrine, prit des lettres et vint demander si M. Alexandre de Lameth n'était point là.

Les deux dames prenaient le frais sur une terrasse toute garnie de massifs de fleurs.

– Alexandre n'est point là, dit la comtesse, mais j'allais sonner pour que l'on coupât pour madame de Fontenay cette branche de rosier toute chargée de rose blanches; vous n'êtes pas un serviteur, M. Tallien, aussi c'est à titre de service que je vous prie de couper cette branche.

Tallien la brisa entre ses doigts et la présenta à la comtesse.

– Ce n'était pas pour moi que je vous demandais ces fleurs, dit madame de Lameth, mais puisque vous avez eu la peine de briser la branche, ayez au moins le plaisir de l'offrir à celle à qui elle est destinée.

Tallien s'approcha de madame de Fontenay, et, tout en lui offrant la branche, brisa du bout du doigt une des rose, qui tomba sur les genoux de la marquise.

La marquise comprit tout ce qu'il y avait de désirs dans les yeux du jeune homme; elle prit la rose et la lui donna.

Tallien s'inclina, rouge de bonheur, et sortit.

Madame de Fontenay avait donc tout droit de croire, lorsqu'on lui annonça dans sa prison de Bordeaux que le proconsul Tallien désirait lui parler, que le proconsul l'avait reconnue, tout en faisant semblant de ne pas la reconnaître.

XVIII

Je me suis interrompue pour t'écrire ce charmant roman de Tallien et de Terezia Cabarrus. Le lendemain Tallien se présenta au greffe.

Ne trouves-tu pas, mon bien-aimé, que, de tous les systèmes philosophiques et sociaux, le système des atomes crochus de Descartes soit encore le plus spécieux?

Tallien fit appeler madame de Fontenay.

Madame de Fontenay fit répondre qu'il lui était impossible de marcher et qu'elle priait le citoyen Tallien de descendre dans son cachot.

Le proconsul se fit conduire.

Le geôlier marchait devant lui, honteux de n'avoir pas donné une meilleure chambre à une prisonnière que le citoyen Tallien estimait au point de la venir voir dans sa prison.

Ce n'était pas une chambre que le geôlier avait donnée à Terezia; il l'avait jetée dans une véritable fosse.

Il y a des gens qui naissent tellement ennemis de l'élégance et de la beauté, qu'il suffit d'être riche et belle pour avoir droit à toute leur haine.

Le geôlier était un de ces hommes-là.

Tallien trouva Terezia accroupie sur une table au milieu de son cachot, et, comme il lui demandait ce qu'elle faisait sur cette table:

– Je fuis les rats, dit-elle, qui m'ont mordu les pieds toute la nuit.

Le proconsul se retourna vers le geôlier; son œil lança un rayon qui brilla dans la nuit comme un éclair.

Le geôlier eut peur.

– On peut mettre la citoyenne dans une meilleure chambre, dit-il.

– Non, fit Tallien, ce n'est point la peine; laissez ici votre lanterne et envoyez chercher mon aide de camp.

Le geôlier tenta de s'excuser de nouveau; mais Tallien le congédia d'un geste qui paralysait l'idée de toute résistance.

Le misérable sortit.

– Voilà donc, citoyen Tallien, comment nous devions nous voir pour la troisième fois, dit amèrement Terezia. Sur ma parole, nos deux premières entrevues me donnaient une meilleure idée de la troisième.

– Je n'ai su votre arrestation que ce matin, dit Tallien, et, l'eussé-je sue hier soir, je n'eusse osé venir. Je ne puis, au milieu des espions qui m'entourent, faire quelque chose pour vous qu'à la condition que l'on ignorera que nous nous connaissons.

– Eh bien! soit, nous ne nous connaissons pas; mais vous allez me faire sortir d'ici.

– De ce cachot, oui, à l'instant même.

– Non pas de ce cachot, de cette prison.

– De cette prison, cela m'est impossible. Vous êtes dénoncée, vous êtes arrêtée, il faut que vous passiez devant le tribunal révolutionnaire.

– Comparaître devant votre tribunal, non; je serais condamnée d'avance. Une pauvre créature comme moi, fille d'un comte, femme d'un marquis, qui manque mourir de peur pour avoir couché une nuit avec une douzaine de rats! mais je suis par le temps qui court un vrai gibier de guillotine.

Tallien se frappa le front.

– Mais aussi de quoi vous mêlez-vous, je vous le demande, de venir à Bordeaux pour payer à un capitaine anglais le passage des ennemis de la nation!

– Je ne suis pas venue pour cela. Trois cents malheureux se sont trouvés sur mon chemin que j'ai pu racheter de l'échafaud pour trois poignées d'or. Supposez qu'au lieu d'avoir ce chapeau à panache et cette ceinture tricolore, vous fussiez simple citoyen, vous en feriez autant que moi.

– Mais ce n'est pas le tout que de favoriser l'émigration des autres, vous émigrez vous-même.

– Moi, oh! par exemple! je vais voir en Espagne mon père, que je n'ai pas vu depuis quatre ans. Vous appelez ça émigrer! Voyons, faites-nous rendre bien vite la liberté, à mon mari et à moi, et que nous partions.

– À votre mari? Je croyais que vous étiez divorcée.

– Peut-être le suis-je en effet, mais ce n'est pas au moment où il est en prison, où sa tête est menacée, que je m'en souviendrai.

– Écoutez, dit Tallien, je ne suis pas maître absolu, je ne puis lâcher que l'un de vous deux, l'autre restera en otage. Voulez-vous partir? je garde votre mari; voulez-vous que votre mari parte? je vous garde.

– Et la vie est-elle garantie à celui qui reste? dit madame de Fontenay.

– Oui, autant que ma propre tête tiendra sur mes épaules.

– En ce cas, faites partir mon mari, je reste, dit madame de Fontenay avec un charmant abandon.

– Votre main en signe de pacte.

– Oh! non, vous n'êtes pas digne de baiser ma main, après l'abandon où vous m'avez laissée; mon pied tout au plus, ou plutôt ce que les rats en ont laissé.

Et elle déchaussa son pied charmant, son pied d'Espagnole, grand comme la main, sur lequel était visible la trace des dents des rongeurs nocturnes, et le lui donna à baiser.

Tallien le prit tout entier dans ses deux mains, l'appuya contre ses lèvres.

– Je joue ma tête, dit-il; mais que m'importe! je suis payé d'avance.

En ce moment la porte se rouvrit et l'aide de camp reparut suivi du geôlier.

– Amaury, dit Tallien, attends ici l'ordre de sortie de la citoyenne Fontenay. Je vais chercher cet ordre au tribunal, et, lorsque tu l'auras reçu, elle-même te dira où il faut la conduire.

Un quart d'heure après l'ordre arrivait; madame de Fontenay se faisait conduire chez Tallien, et le geôlier écrivait à Robespierre:

«La république est trahie de tous les côtés; le citoyen Tallien vient de faire grâce, de son autorité privée, à la ci-devant marquise de Fontenay arrêtée par ordre du comité de salut public, avant même qu'elle ait été interrogée.»

Terezia avait tenu sa parole: son mari parti, elle était restée en otage, non-seulement à Tallien, mais chez Tallien.

À partir de ce moment, Bordeaux respire. Il est bien rare qu'une femme jeune et dans la fleur de sa beauté soit cruelle; Terezia, à la fois la grâce, la douceur et la persuasion, avait captivé Tallien, elle captiva Isabeau, elle captiva Lacombe.

C'était une de ces natures comme les Cléopâtre et les Théodora, sous la main desquelles la nature se plaît à courber la tête des tyrans.

Bordeaux bientôt comprit tout ce qu'elle devait à la belle Terezia. Aux théâtres, aux revues, aux sociétés populaires, le peuple l'applaudissait; il croyait voir en elle l'Égérie de la Montagne, le génie de la république.

Terezia avait compris qu'elle n'avait qu'une excuse à son amour, c'était d'adoucir le représentant farouche, l'homme implacable; c'était d'arracher les dents et de couper les griffes du lion. Le repos de la guillotine était sa gloire; si elle fréquentait les clubs, si elle y prenait la parole, c'était pour faire tourner sa popularité au profit de la miséricorde.

Elle se souvenait, pour une nuit passée dans un cachot de la prison de Bordeaux, d'y avoir vu ses jolis pieds mordus par les rats: elle se faisait donner par Tallien les listes des prisonniers. «Qu'a fait celui-ci? Qu'a fait celle-là? demandait-elle. Suspects, et moi aussi j'étais suspecte. Voyons, la république en serait-elle plus forte quand vous m'auriez guillotinée?»

Une larme tombait sur un nom et l'effaçait.

Cette larme levait l'écrou.

Mais la dénonciation du geôlier porta ses fruits. Un matin arriva à Bordeaux l'homme de Robespierre. Tallien était remplacé par le nouveau venu. Il partit pour Paris avec Terezia.

Robespierre fut trompé dans son attente; le vent, un vent inconnu, soufflait la clémence. Tallien, que Robespierre croit dépopularisé par son indulgence, est nommé président de la Convention.

À partir de ce moment ce sera entre ces deux hommes une haine inextinguible.

L'homme de Robespierre lui avait écrit de Bordeaux:

– Prends garde à toi, Tallien aspire à jouer un grand rôle.

Robespierre, n'osant attaquer Tallien en face, donna ordre au comité de salut public de faire arrêter Terezia.

L'arrestation eut lieu à Fontenay-aux-Roses.

Terezia fut conduite à la Force.

C'était quinze jours à peu près avant que j'y fusse conduite moi-même.

Elle fut jetée dans un cachot noir et humide qui lui rappela les rats de Bordeaux. Elle y dormit accroupie sur une table, le dos appuyé au mur.

Deux ou trois jours après on leva le secret et on la mit dans une grande chambre, avec huit femmes.

Devine, mon bien-aimé, à quoi s'amusaient ces femmes pour abréger les longues nuits sans sommeil?

Elles jouaient au tribunal révolutionnaire.

L'accusée était toujours condamnée, on lui liait les mains, on lui faisait passer la tête entre les barreaux d'une chaise, on lui donnait une chiquenaude sur le cou, et tout était dit.

 

Cinq des huit femmes qui avaient habité cette chambre partirent successivement pour jouer en réalité sur la place de la Révolution le rôle qu'elles avaient répété dans la chambre de la Force.

Pendant ce temps Tallien, enveloppé d'un manteau, errant autour de la prison où était enfermée Terezia, cherchait à voir sa silhouette chérie à travers les barreaux d'une fenêtre.

Il finit par louer une mansarde de laquelle il plongeait dans la cour où les prisonniers avaient permission de se promener.

Un soir, au moment où elle allait rentrer, et où, par grâce spéciale, le brave Ferney l'avait laissée un instant seule après les autres, une pierre tomba à ses pieds.

Tout est événement pour les prisonniers; il lui sembla que cette pierre avait une signification quelconque; elle la ramassa et trouva un petit billet lié à la pierre.

Elle cacha soigneusement la pierre ou plutôt le billet qui y était attaché. Elle ne pouvait le lire puisqu'il faisait nuit et que la lumière n'était pas permise; elle dormit tenant le billet dans sa main, et le lendemain au point du jour elle s'approcha de la fenêtre et lut aux premiers rayons du matin:

«Je veille sur vous; tous les soirs, allez dans la cour; vous ne me verrez pas, mais je serai près de vous.»

L'écriture était déguisée, il n'y avait pas de signature; mais quel autre que Tallien eût pu écrire ce billet?

Elle attendit avec impatience le moment où montait le père Ferney; elle fit tout ce qu'elle put pour le faire parler, mais sa seule réponse fut de mettre le doigt sur ses lèvres.

Huit jours de suite, Terezia, par le même moyen, eut des nouvelles de son protecteur.

Mais sans doute Robespierre fut averti par sa police que Tallien avait loué une chambre près de la Force. Ordre fut donné de conduire Terezia aux Carmes avec huit ou dix autres prisonniers.

Elle partait de la grande Force en même temps que je partais de la petite Force.

Seulement la charrette des condamnés était sortie par la porte de la rue du Roi-de-Sicile, tandis que le tombereau des prisonniers était sorti par la porte de la rue des Rosiers.

Ils s'étaient rejoints à la rue des Lombards, forcé qu'était le tombereau de traverser la rue Saint-Honoré pour gagner le pont Notre-Dame.

C'est là où j'avais vu Terezia; c'est là où je lui avais envoyé mon bouton de rose.

En arrivant aux Carmes, on l'avait mise dans la chambre de madame de Beauharnais, dont on venait d'enlever madame d'Aiguillon.

Madame de Beauharnais était une femme de vingt-neuf à trente ans, née à la Martinique, où son père était gouverneur de port. Elle était venue en France à l'âge de quinze ans, et avait épousé le vicomte Alexandre de Beauharnais.

Le général de Beauharnais (car son mari a servi d'abord la révolution, qui l'a dépassé comme tant d'autres) venait de mourir sur l'échafaud.

Quoique assez malheureuse avec son mari comme madame de Fontenay, comme madame de Fontenay elle avait fait ce qu'elle avait pu pour le sauver, mais ses démarches n'avaient abouti qu'à la compromettre elle-même. Elle avait été arrêtée, conduite aux Carmes, et s'attendait d'un jour à l'autre à être traduite au tribunal révolutionnaire.

Elle avait eu deux enfants du général Beauharnais, l'un nommé Eugène, l'autre Hortense; mais sa misère était si grande qu'Eugène était entré comme apprenti chez un menuisier et Hortense pour sa nourriture chez une lingère.

La veille de l'arrivée de Terezia, on était venu enlever le lit de sangle de madame d'Aiguillon.

– Mais que faites-vous donc là? avait dit Joséphine au geôlier.

– Vous le voyez bien, j'enlève le lit de votre amie.

– Mais où couchera-t-elle demain?

Le geôlier s'était mis à rire.

– Demain, dit-il, elle n'aura plus besoin de lit.

En effet, on était venu chercher madame d'Aiguillon, qui n'avait point reparu.

Il était resté un matelas jeté à terre.

Il devait nous servir à toutes trois, à moins que deux ne préférassent coucher sur des chaises.

Il faut dire que l'aspect de notre chambre n'est pas gai, mon bien-aimé; elle a été, au 2 septembre, le théâtre de l'assassinat de plusieurs prêtres, et le sang, en plusieurs endroits, avait taché les murailles.

En outre, plusieurs inscriptions lugubres couvraient les murs, – dernier cri d'espérance ou de désespoir.

Le soir vint, et avec la nuit les idées plus sombres. Nous nous assîmes toutes trois sur le matelas, et comme j'étais la seule qui ne frissonnait pas:

– Tu n'as donc pas peur? me dit Terezia.

– Ne t'ai-je pas raconté, lui répondis-je, que j'avais voulu mourir?

– Voulu mourir à ton âge, à seize ans?

– Hélas! j'ai plus vécu que telle femme morte à quatre-vingts ans.

– Oh! moi, dit Terezia, j'avoue que je tremble à chaque bruit. Mon Dieu! tu as vu guillotiner trente personnes avant toi; tu as senti le vent du couteau qui passait comme un éclair devant tes yeux, et tes cheveux n'ont pas blanchi!

– Comme Juliette voyait Roméo couché sous son balcon, il me semblait voir mon bien-aimé couché dans la tombe. Je ne mourais pas, j'allais à lui, voilà tout. Vous avez tout dans la vie vous autres, fiancés, enfants, voilà pourquoi vous voulez vivre. J'ai tout dans la mort, moi, voilà pourquoi je veux mourir.

– Mais maintenant, me dit-elle d'un ton caressant, maintenant que tu as trouvé deux amies, veux-tu mourir toujours?

– Oui, si vous mourez.

– Mais si nous ne mourons pas?

Je haussai les épaules.

– Je ne demande pas mieux que de vivre, répondis-je.

– Et par exemple, dit Terezia en me serrant contre son cœur et en m'embrassant sur les yeux, si tu pouvais nous sauver la vie!

– Oh! m'écriai-je, je le ferais avec bonheur, mais comment?

– Comment?

– Oui. Je suis prisonnière comme vous.

– Seulement, d'après ce que tu m'as raconté, tu pourrais sortir si tu voulais.

– Moi! de quelle façon?

– N'es-tu pas protégée par un commissaire?

– Suis-je protégée?

– Certainement. Ne t'a-t-il pas fait écrouer sous un faux nom?

– Oui.

– Ne t'a-t-il pas dit que tu le reverrais?

– Quand? voilà la question.

– Je ne sais; mais il faut que ce soit le plus tôt possible.

– Les jours vont vite.

– Si seulement tu savais son nom!

– Je ne le sais pas.

– On pourrait le savoir par le concierge.

– Ne vaudrait-il pas mieux le laisser revenir? puisqu'il a dit qu'il reviendrait.

– Oui, mais si d'ici là…?

– Je puis sauver l'une de vous, dis-je, en répondant pour elle et en montant sur la charrette à sa place.

– Mais laquelle? demanda vivement Terezia.

– Il serait juste que ce fût celle qui a des enfants, madame de Beauharnais.

– Vous êtes un ange, me dit celle-ci en m'embrassant; mais je n'accepterai jamais un pareil sacrifice.

– Écoutez, mes bonnes amies, leur dis-je, combien y a-t-il de temps que vous êtes arrêtées?

– Moi, dit Terezia, voilà vingt-deux jours.

– Et, moi, dit madame de Beauharnais, en voilà dix-sept.

– Eh bien! il est probable que ce n'est ni demain ni après-demain que l'on pensera à vous. Nous avons donc trois ou quatre jours pour faire revenir notre commissaire, s'il ne revient pas de lui-même; dormons en attendant, la nuit porte conseil.

Et nous nous couchâmes sur notre seul matelas, dans les bras l'une de l'autre.

Mais je crois bien que moi seule dormis.