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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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XIX

Les jours se passaient et n'apportaient aucun changement à notre situation. Nous n'apprenions aucune nouvelle du dehors. Nous ne savions pas à quel degré d'irritation ou de lutte en étaient arrivés les partis.

Mes deux malheureuses compagnes tremblaient et pâlissaient au moindre bruit qui se faisait dans les corridors.

Un matin, la porte s'ouvrit et le concierge me dit que l'on me demandait à la geôle.

Mes deux compagnes me regardèrent avec terreur.

– Ne craignez rien pour moi, leur dis-je; je ne suis pas jugée, pas condamnée, et ne puis par conséquent être exécutée.

Elles ne m'embrassèrent pas moins comme si elles ne devaient pas me revoir.

Mais je leur jurai que je ne quitterais pas les Carmes sans leur dire adieu.

Je descendis. Comme je m'en doutais, j'étais attendue par mon commissaire.

– J'ai à interroger cette jeune fille, dit-il; laissez-moi seul au parloir avec elle.

Il avait le même costume que la première fois, l a carmagnole et le bonnet rouge lui donnaient, au premier abord, un aspect féroce; mais sous ce masque on retrouvait des yeux bons et francs, et des lignes douces aboutissant à une bouche bienveillante.

– Tu vois, citoyenne, me dit-il, que je ne t'ai pas oubliée?

Je m'inclinai en signe de remerciement.

– Maintenant traite-moi en homme qui te veut du bien, et dis-moi ton secret.

– Je n'en ai pas.

– Comment te trouvais-tu sur la charrette des condamnés quand il n'y avait contre toi ni arrêt ni condamnation?

– Je voulais mourir.

– Ce que l'on m'a dit à la Force était donc vrai, que tu t'étais fait lier les mains, et que tu étais montée sur la charrette par surprise?

– Qui t'a dit cela?

– Le citoyen Santerre lui-même.

– Il ne lui arrivera pas malheur pour le service qu'il m'a rendu?

– Non.

– Eh bien! il t'a dit la vérité. À mon tour à parler.

– J'écoute.

– Quel intérêt prends-tu à moi?

– Je te l'ai dit, je suis commissaire de section. C'est moi qui ai été chargé de l'arrestation de la pauvre petite Nicole; les larmes me sont venues aux yeux en l'arrêtant. Son exécution m'a donné les premiers remords que j'aie eus de ma vie. Alors je me suis juré que si l'occasion se présentait de pouvoir sauver une pauvre innocente comme elle, je ne la laisserais pas échapper. La Providence vous a conduite sur mon chemin et je viens vous dire: Voulez-vous la vie?

Je tressaillis; la vie m'était indifférente pour moi-même, mais je réfléchis combien comptaient sur elle les deux pauvres créatures que j'allais laisser derrière moi en prison.

– Comment vous y prendrez-vous, lui demandai-je, pour me tirer d'ici?

– C'est bien simple. Il n'y a aucune charge contre vous; je me suis renseigné à la Force; vous êtes écrouée ici sous un faux nom. Je viens vous chercher pour vous transporter dans une autre prison. Je vous laisse en passant sur le pont Neuf ou le pont des Tuileries, et vous allez où vous voudrez.

– J'ai promis de dire adieu à mes deux compagnes de chambre.

– Comment les appelez-vous?

– Je puis vous dire leurs noms sans danger pour elles?

– Ne voyez-vous point que vous m'offensez?

– Madame Beauharnais, madame Terezia Cabarrus.

– La maîtresse de Tallien?

– Elle-même.

– Toute la question est aujourd'hui entre son amant et Robespierre. Si Tallien triomphe, vous me recommanderez à elle?

– Soyez tranquille.

– Remontez à votre chambre et descendez vite. Nous sommes dans un temps où l'on peut faire attendre la mort, mais pas la vie.

Je remontai toute joyeuse.

– Oh! dirent mes deux amies en m'apercevant, bonne nouvelle, n'est-ce pas?

– Oui, dis-je, j'ai revu mon commissaire, il offre de me faire sortir.

– Accepte, s'écria Terezia en me sautant au cou, et sauve-nous!

– Comment?

Elle tira de sa poitrine un poignard espagnol fin comme une aiguille, mortel comme une vipère; puis, avec de petits ciseaux que madame d'Aiguillon avait laissés à madame de Beauharnais, elle coupa une boucle de ses cheveux et en enveloppa le poignard.

– Tiens, dit-elle, tu iras trouver Tallien; tu lui diras que tu me quittes, que tu m'as demandé mes commissions pour lui, que je t'ai remis ces cheveux et ce poignard, en te disant: «Donne ce poignard à Tallien, et dis-lui de ma part que je suis appelée après-demain devant le tribunal révolutionnaire, que si dans vingt-quatre heures Robespierre n'est pas mort, c'est un lâche!»

Je comprenais cette furia espagnole.

– C'est bien, répliquai-je, je le lui dirai. Et vous, madame, continuai-je en me retournant vers madame de Beauharnais, n'avez-vous pas de votre côté quelque recommandation à me faire?

– Moi! dit-elle de sa douce voix créole, je n'ai que Dieu pour me défendre et pour veiller sur moi. Mais si vous passez dans la rue Saint-Honoré, entrez au magasin de lingerie du nº 362, et embrassez sur le front ma chère Hortense, qui rendra ce baiser à son frère. Dites-lui que je me porte aussi bien qu'on peut le faire en prison et avec un cœur rongé d'inquiétudes. Ajoutez que je mourrai en disant son nom et en la recommandant à Dieu.

Nous nous embrassâmes. Terezia me tira à elle.

– Tu n'as pas d'argent, me dit-elle, et peut-être pour notre salut t'en faudra-t-il. Partageons.

Elle mit dans ma main vingt louis.

Je voulus faire quelques observations.

– Pardon, pardon, dit-elle, mais je ne me soucie pas que dans une affaire de cette importance, où il est question de nos trois têtes, tu sois arrêtée par un louis ou deux.

Elle avait raison; je pris les vingt louis de Terezia, je les mis dans ma poche. Je cachai son poignard dans ma poitrine et j'allai rejoindre mon protecteur au parloir.

Pendant mon absence, il avait tout arrangé avec le concierge.

Il me donna le bras; nous sortîmes. Un fiacre nous attendait.

Pendant la course, mon commissaire de police, qui ne me paraissait pas bien sûr de l'inamovibilité de Robespierre, me mit au courant des événements.

Robespierre, qui, depuis l'exécution des chemises rouges, s'était retiré sous sa tente, laissant en apparence la France aller au hasard, mais maintenant toujours la main sur le comité de salut public auquel il faisait signer des listes par Herman, Robespierre était revenu le 5 thermidor.

Il attendait Saint-Just pour éclater. Saint-Just revenait les mains pleines de dénonciations. Quand le triumvirat Saint-Just, Couthon et Robespierre serait réuni, on demanderait les dernières têtes qu'il était indispensable de sacrifier à la Terreur.

C'étaient celles de Fouché, de Collot-d'Herbois, de Cambon, de Billaud-Varennes, de Tallien, de Barrère, de Léonard Bourdon, de Lecointre, de Merlin de Thionville, de Fréron, de Panis, de Dubois-Crancé, de Bentabole, de Barras…

Quinze ou vingt têtes, voilà tout.

Après quoi on en viendrait à la clémence.

Restait à savoir si ceux dont on allait demander les têtes les laisseraient prendre. En effet, de leur côté ils avaient préparé une accusation contre celui qu'ils appelaient le dictateur.

Seulement le dictateur leur donnerait-il le temps d'accuser?

Pendant le mois où il était resté absent, Robespierre avait rédigé son apologie.

Homme de la légalité, il croyait n'avoir à répondre qu'à la légalité.

On était au 8 thermidor, tout se dénouerait certainement avant trois ou quatre jours.

Je demandai à mon commissaire où je pourrais trouver Tallien.

Il m'indiqua son domicile, rue de la Perle, nº 460, au Marais.

Je me fis descendre à la porte Saint-Honoré.

Là, mon protecteur prit congé de moi. Je lui demandai son nom.

– Inutile, me dit-il; si vous réussissez, vous me reverrez, et je viendrai demander moi-même ma récompense. Si vous échouez, vous ne pourrez rien pour moi, je ne pourrai rien pour vous. Nous ne nous connaissons pas.

Il partit avec son fiacre du côté des boulevards.

J'entrai dans la rue Saint-Honoré, et gagnai le nº 352.

J'entrai dans le magasin de lingerie. On se rappelle que c'était celui de madame de Condorcet.

Je demandai mademoiselle Hortense.

On me montra une charmante petite fille d'une dizaine d'années, avec des cheveux et des yeux magnifiques.

Elle travaillait pour sa nourriture!

Je demandai la permission de lui parler en particulier: la permission me fut accordée. Je l'entraînai dans une arrière-boutique, et je lui dis que je venais de la part de sa mère.

La pauvre enfant éclata en sanglots, tout en se jetant à mon cou et en m'embrassant.

Je lui donnai deux louis pour sa petite toilette. Elle en avait grand besoin.

Je demandai à voir madame Condorcet.

Elle était à son atelier de l'entresol.

J'y montai.

Elle jeta un cri en m'apercevant et se précipita dans mes bras.

– Oh! me dit-elle, je vous croyais bien morte; on m'avait dit vous avoir vue passer sur la charrette.

En deux mots je lui racontai tout.

– Qu'allez-vous faire? me demanda-t-elle.

– Je n'en sais rien, répondis-je en sourient. Peut-être suis-je la montagne renfermant la souris dans son sein; peut-être suis-je le grain de sable où versera brisé le char de la Terreur.

– En tout cas, vous restez ici, dit-elle.

– Après ce que je vous ai dit, n'avez-vous pas peur de moi? lui demandai-je.

Elle sourit et me tendit la main.

Je la prévins que j'aurais une course à faire la nuit même, et lui demandai si je pouvais avoir une clef de son appartement pour y rentrer et en sortir quand je voudrais.

– Cela est d'autant plus facile, me dit-elle, que je couche à ma maison d'Auteuil et que vous serez maîtresse ici.

Et elle me remit la clef à l'instant même.

La séance de la Convention avait été orageuse. L'apologie de Robespierre n'avait pas eu le succès qu'il en attendait. Son début avait été de la plus grande maladresse. La séance s'était ouverte par Barrère annonçant la reprise d'Anvers, c'est-à-dire la reprise de la Belgique tout entière.

 

Or, c'était contre Carnot, qui venait de reprendre Anvers, que Robespierre, qui ne se doutait pas de cette reprise, avait dirigé son attaque.

Par malheur, Robespierre n'était point assez habile improvisateur pour se tirer d'un pareil embarras, et, ne changeant rien à son discours, il avait débuté par ces mots:

«L'Angleterre, tant maltraitée par nos discours, est ménagée par nos armes.»

Le discours dura deux heures.

Lecointre, l'ennemi de Robespierre, voyant le peu d'effet que le discours de Robespierre avait fait, demanda à grands cris l'impression.

Un robespierriste n'eût pas osé la demander.

Cependant l'assemblée vota par habitude l'impression.

Alors un homme s'était élancé à la tribune. C'était Cambon, l'homme intègre par excellence. Robespierre l'avait appelé fripon, comme il avait appelé Carnot traître.

– Un instant, dit-il, ne nous hâtons pas. Avant d'être déshonoré, je parlerai.

Et il exposa clairement et en peu de mots son système de finances. Terminant par ces mots:

– C'est l'heure de dire la vérité. Un homme paralyse à lui seul toute la Convention. Cet homme, c'est Robespierre. Jugez-nous.

Alors Billaud s'était écrié:

– Oui, tu as raison, Cambon, il faut arracher les masques. S'il est vrai que nous n'ayons plus la liberté d'opinion, j'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir par mon silence le complice de son crime.

– Moi, dit Panis, je lui demande seulement si mon nom est sur la liste de proscription. Qu'ai-je gagné à la révolution? pas de quoi acheter un sabre à mon fils et une jupe à ma fille.

Les cris: Rétracte-toi! rétracte-toi! éclatèrent alors dans la salle.

Mais Robespierre avec calme:

– Je ne rétracte rien, dit-il. J'ai jeté mon bouclier; je me suis présenté à découvert à mes ennemis; je n'ai flatté personne, je n'ai calomnié personne, je ne crains personne! Je persiste et ne prends aucune part à ce que décidera la Convention pour l'impression ou la non-impression de mon discours.

De toutes les parties de la salle des voix crièrent:

– Révoquons l'impression!

L'impression fut révoquée.

L'échec était terrible.

Du moment où la Convention n'acceptait pas les accusations de friponnerie, de trahison, de conspiration, portées par Robespierre contre les comités et les représentants du peuple en mission, la Chambre accusait Robespierre de calomnies contre les représentants du peuple et les comités.

C'était aux jacobins que Robespierre comptait prendre sa revanche. Cette société, qui lui devait sa fondation, sa force et son éclat, était son pilier d'airain.

Je résolus d'assister à la séance. J'étais prévenue que je ne trouverais Tallien chez lui qu'à minuit.

Je m'enveloppai d'une mante de femme du peuple que me prêta madame Condorcet.

On étouffait dans l'espèce de cave où les jacobins tenaient leurs séances.

La Commune était déjà prévenue de l'échec qu'avait éprouvé son héros; on voyait passer Henriot ivre, chancelant sur son cheval, comme cela lui arrivait dans les grandes occasions. Il donnait des ordres pour que la garde nationale prit les armes le lendemain.

Vers neuf heures, Robespierre entre au milieu des acclamations générales. Sa tête pâle se roidit sur ses épaules, ses yeux verts s'illuminèrent. Il monta à la tribune tenant, pour la lire aux jacobins, son apologie qu'il avait déjà lue à la Convention.

Mais Robespierre n'était jamais las de lire ses discours.

Il fut écouté avec la religion d'apôtres pour leur dieu, applaudi avec enthousiasme.

Puis, lorsqu'il eut fini, lorsque la triple salve d'applaudissements se fut éteinte.

– Citoyens, dit-il, c'est mon testament de mort que je vous apporte. Je vous laisse ma mémoire, vous la défendrez. S'il me faut boire la ciguë, vous me verrez calme.

– Je la boirai avec toi! cria David.

– Tous, – nous la boirons tous! – crièrent les assistants, en se jetant dans les bras l'un de l'autre.

Et ce ne furent plus que larmes et sanglots.

L'enthousiasme atteignait la frénésie.

Couthon monta à la tribune et demanda qu'on rayât de la Convention les membres qui avaient voté contre l'impression du discours de Robespierre.

Les jacobins votèrent d'une seule voix.

Ils ne s'apercevaient pas que ce refus d'impression ayant été voté à la majorité, ils venaient de voter la destitution de la majorité de la chambre.

Les Robespierristes ardents entourèrent alors leur apôtre.

Ils demandaient un mot de lui pour faire un second 31 mai.

Robespierre, pressé, entouré, laissa tomber ces paroles:

– Eh bien! essayez encore, délivrez la Convention, séparez les bons des méchants.

En ce moment une grande rumeur se fit entendre dans la partie la plus sombre de la salle. Les jacobins venaient de reconnaître parmi eux Collot-d'Herbois et Billaud, ces deux grands ennemis de Robespierre qui venaient d'entendre tout ce qui avait été dit contre la Convention, ainsi que l'autorisation donnée par Robespierre à ses séides de séparer les méchants des bons.

Des cris de mort se firent entendre contre eux, les couteaux se levèrent.

Quelques jacobins, qui ne voulaient pas que leur salle fût tachée de sang, les entourèrent, les protégèrent, les aidèrent à fuir.

Le président annonça que la séance était levée.

Les deux partis n'avaient pas trop de la nuit pour se préparer au combat du lendemain.

Je sortis avec la foule. Il était plus de onze heures du soir. C'était donc le moment de trouver Tallien chez lui.

Je me trouvais derrière Robespierre.

Il sortait appuyé sur Coffinhal. Le menuisier Duplay passait près de lui.

On parlait de la séance du lendemain. Le triomphe des jacobins ne rassurait pas complètement les amis de Robespierre.

– Je n'attends plus rien de la Montagne, disait-il; mais la majorité est jeune, la masse de la Convention m'entendra.

La femme Duplay et ses deux filles attendaient Robespierre à la porte de la rue.

Elles coururent à lui en l'apercevant. Il les rassura. Tous rentrèrent dans l'allée qui conduisait à la maison du menuisier. La porte se referma sur eux.

Je revins sur mes pas; la curiosité m'avait entraînée à la suite de cet homme, et je repris la rue Saint-Honoré, marchant cette fois du côté du palais Égalité.

Quoiqu'il fût tard, les rues n'étaient point désertes. Une fièvre ardente courait dans les veines de la capitale. Des gens sortaient mystérieusement de chez eux; d'autres y rentraient non moins mystérieusement; on échangeait des paroles d'un côté à l'autre de la rue, des signaux d'une fenêtre à l'autre; arrivée au bout de la rue de la Ferronnerie, je pris la rue du Temple et j'atteignis la rue de la Perle.

La rue était mal éclairée; j'avais peine à lire les numéros. Je croyais cependant me trouver devant le numéro 460.

Mais j'hésitais à frapper à la porte d'une allée étroite qui me paraissait la seule entrée de cette maison sombre, sur la façade de laquelle aucune lumière ne transparaissait.

Tout à coup la porte de l'allée s'ouvrit, et un homme vêtu d'une carmagnole et armé d'un gros bâton, parut.

J'eus peur, et je fis un pas en arrière.

– Que veux-tu, citoyenne? demanda cet homme en frappant le pavé de son bâton.

– Je veux parler au citoyen Tallien.

– D'où viens-tu?

– De la prison des Carmes.

– De la part de qui viens-tu?

– De la part de la citoyenne Terezia Cabarrus.

L'homme tressaillit.

– Dis-tu vrai? demanda-t-il.

– Conduis-moi près de lui et tu verras.

– Viens.

L'homme entr'ouvrit la porte. Je me glissai dans l'allée. Il prit les devants, monta un escalier faiblement éclairé.

Dès les premières marches j'avais entendu le bruit d'un grand nombre de voix qui paraissaient discuter.

La discussion était violente, et à mesure que je montais les marches le bruit me parvenait plus distinct.

J'entendais les noms de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, d'Henriot.

Ces voix venaient du second étage.

L'homme au bâton s'arrêta devant une porte et l'ouvrit.

Un flot de lumière envahit l'escalier, mais à sa vue la discussion cessa; toutes les voix se turent.

– Qu'y a-t-il? demanda Tallien.

– Une femme qui vient des Carmes, dit mon guide, et qui apporte, dit-elle, des nouvelles de la citoyenne Terezia Cabarrus.

– Qu'elle entre! dit vivement Tallien.

L'homme au bâton s'effaça. Je laissai tomber ma mante sur la rampe de l'escalier, et je m'avançai dans cette chambre où chacun avait gardé la pose dans laquelle je l'avais surpris.

– Lequel de vous tous est le citoyen Tallien? demandai-je.

– Moi, répondit le plus jeune de tous ces hommes.

Je m'avançai vers lui.

– Je quitte la citoyenne Terezia Cabarrus. «Porte cette boucle de cheveux et ce poignard à Tallien, et dis-lui que je suis appelée au tribunal révolutionnaire après-demain, et que si dans vingt-quatre heures Robespierre n'est pas mort, c'est un lâche!»

Tallien sauta sur la boucle de cheveux et sur le poignard.

Il baisa la boucle de cheveux, et, levant ce poignard:

– Vous avez entendu, citoyens, dit-il; libre à vous de ne pas décréter demain Robespierre d'accusation; mais si vous ne le décrétez pas d'accusation, je le poignarde, et à moi seul sera la gloire d'avoir délivré la France de son tyran.

D'un seul geste, tous ceux qui étaient présents étendirent la main au-dessus du poignard de Terezia Cabarrus.

– Nous jurons, dirent-ils, que demain nous serons morts ou que la France sera libre!

Alors Tallien se tournant de mon côté:

– Si tu veux voir quelque chose de grand comme la chute d'Appius ou la mort de César, viens à la séance de demain, jeune fille, et tu pourras aller dire à Terezia ce que tu auras vu!..

– Oui; mais si vous voulez réussir, dit une voix, ne vous lancez pas dans les discussions, ne lui donnez pas la parole. La mort sans phrases!

– Bravo, Sieyès! crièrent toutes les voix; tu es homme de bon conseil et ton conseil sera suivi.

XX

Tallien voulut absolument me faire reconduire par l'homme au bâton, qui n'était autre que son garde du corps.

Je revins chez Madame Condorcet par le même chemin que j'avais pris pour aller chez le citoyen Tallien. J'éprouvais une singulière sensation. Je venais peut-être d'être l'intermédiaire entre le bras qui doit frapper et la poitrine qui doit être frappée.

J'avais pris, en me laissant entraîner, une part active à ce qui se passerait le lendemain; que le poignard servît à frapper Robespierre, que le poignard servît à frapper Tallien lui-même, dans l'un et l'autre cas c'était moi qui avais remis le poignard.

Tant qu'il avait été entre mes mains, tant que j'avais été poussée par le désir de sauver mes deux amies, je n'y avais pas songé; mais du moment où il était dans la main de Tallien, je devenais sa complice. La fièvre qui m'avait soutenue tant que ma mission n'était pas accomplie, m'avait abandonnée du moment où j'étais redescendue dans la rue. Le bruit s'était calmé: mais cependant, dans cette grande artère Saint-Honoré, si passagère, on rencontrait encore un grand nombre de personnes, seulement pas de groupes. Ces personnes passaient seule à seule. J'eus la curiosité d'aller jusqu'à la porte du menuisier Duplay. Tout était fermé, pas un rayon ne filtrait au dehors. Dormait-on dans le calme des consciences pures? Veillait-on silencieusement dans le trouble des imaginations agitées?

Je remerciai l'homme au bâton; je lui donnai une monnaie d'argent. Il la prit en disant:

– C'est par curiosité que je la prends, ma petite citoyenne; il y a si longtemps que je n'en ai vu.

Je remontai dans mon entresol; je fermai mes jalousies, mais je regardai au travers, laissant mes fenêtres ouvertes; je ne pouvais pas dormir. J'étais dans une grande inquiétude pour mes deux amies.

Le lendemain soir, tout serait décidé. Moi qui n'avais pas craint pour moi, qui avais vu sans pâlir le couteau de la guillotine, moi qui avais regardé sans cligner des yeux le rayon de soleil qui se réfléchissait sur ce couteau, rouge du sang de trente personnes, je tremblais pour ces deux femmes que je connaissais depuis quelques jours à peine, qui m'étaient étrangères, mais qui m'avaient ouvert les bras quand tous les bras étaient fermés.

D'après ce que j'avais vu le soir à la séance des cordeliers, j'avais pu juger de l'ascendant que Robespierre avait sur la multitude.

 

– Je boirai la ciguë, avait-il dit, calme comme Socrate.

Et tout un chœur de fanatiques avait répondu:

– Nous la boirons avec toi!

Nos amis, ou plutôt nos alliés, auraient, je n'en doutais pas, le courage d'entamer le combat, mais auraient-ils celui de le poursuivre? Auraient-ils, surtout, la force de se bien imprégner de ce conseil de Sieyès:

– La mort sans phrases.

Combien peu de mots il faut au génie pour exprimer sa pensée! pour la faire comprendre au présent et à l'avenir; pour la mouler en bronze, enfin.

Évidemment, Sieyès était l'homme de génie de cette réunion; mais il ne pouvait être l'homme d'exécution, étant prêtre.

Vers trois heures, je refermai ma fenêtre et je me couchai.

Mais je ne pus dormir que de ce sommeil fiévreux qu'habitent les rêves insensés.

La seule chose qui continuât à battre dans mon cerveau comme le balancier d'une pendule c'était la phrase de Sieyès. C'était dans cette phrase qu'était la véritable condamnation de Robespierre.

Le jour vint comme je commençais de m'endormir. Vers huit ou neuf heures je m'éveillai. J'entendis du bruit dans la rue; je me levai promptement, j'entre-baillai ma fenêtre.

Il y avait déjà un groupe de jacobins (et par jacobins j'entends des habitués du club) à la porte du menuisier Duplay. Beaucoup de gens entraient et sortaient; ils allaient évidemment prendre le mot d'ordre de Robespierre.

Au milieu de toute cette foule un homme s'arrêta, deux yeux se fixèrent sur moi, un regard passa par l'entrebâillement de ma jalousie. Je la refermai rapidement; mais il était trop tard, j'avais été reconnue.

Deux minutes après on frappait à ma porte, et j'allais ouvrir sans trop d'inquiétude.

De mon côté, j'avais reconnu mon commissaire de police; je l'invitai à entrer et à se reposer.

– Ce n'est pas de refus, dit-il. Je suis brisé, j'ai été toute la nuit sur pied. Les partis sont décidément en présence et le combat aura lieu aujourd'hui.

– Oh! dis-je, je vous avoue que je voudrais assister à cette bataille. Où croyez-vous qu'elle aura lieu? aux jacobins ou à la Convention?

– À la Convention, évidemment. C'est là qu'est la légalité, et Robespierre est l'homme de la légalité.

– Comment faire pour assister à la séance? On se battra aux portes de la Convention, et je suis seule.

– Prenez cette carte, me dit-il. La séance s'ouvrira à onze heures; mangez vite quelque chose qui vous permette de rester jusqu'à la fin de la discussion. En sortant, vous me trouverez, si vous avez besoin de moi; vous savez bien que je suis à vos ordres.

– Si vous aviez une heure devant vous, vous devriez bien me rendre un service très-grand. Ce serait d'aller jusqu'aux Carmes, et par un moyen quelconque, de faire dire à Terezia Cabarrus que sa commission est faite.

– Je vais faire mieux que cela, me dit-il; je vais, pour dérouter nos limiers, la faire changer de prison; si Tallien échoue, le premier ordre donné par Robespierre sera, pour se venger, de faire mettre la main sur sa maîtresse. Eh bien, pendant qu'on la cherchera aux Carmes, pendant qu'on sera en quête de l'endroit où elle aura été transportée, il s'écoulera deux ou trois jours. Et, dans les circonstances où nous sommes, c'est quelque chose d'avoir plusieurs jours devant soi.

– Oh! si nous réussissons, lui dis-je, que pourrais-je donc faire pour vous?

– Quand nous en serons là, répliqua-t-il, comme tout passera entre les mains de Tallien, de Barras et de ses amis, la chose ne sera pas difficile.

– Eh bien, c'est convenu, lui dis-je, partez, ne perdez pas un instant, songez qu'elles doivent être dans les angoisses de l'agonie.

– Vous n'avez personne pour vous servir? me demanda-t-il.

– Personne.

– Eh bien, en descendant, je vais vous envoyer quelque chose du café: deux œufs frais et un bouillon.

– Vous me rendrez service… Faites.

– N'oubliez pas, aussitôt votre déjeuner fini, d'aller à la Convention, si vous voulez ne rien perdre de ce qui s'y passera aujourd'hui.

Une demi-heure après j'étais installée dans la tribune la plus proche du président. À onze heures, la salle s'ouvrit; les tribunes s'encombrèrent comme je l'avais prévu; mais, chose qui indiquait l'inquiétude profonde des membres de l'assemblée, c'est qu'ils n'arrivaient pas, ou pour mieux dire qu'ils n'arrivaient qu'en petit nombre.

Et d'abord, sur les sept cents députés qui avaient proclamé la République le 21 septembre 1792, plus de deux cents manquaient, tombés sur l'échafaud.

Sur tous les bancs, chose terrible à voir, il y avait des vides qui n'étaient autre chose que des tombes.

Au centre, d'abord, vaste comme une fosse commune, la place des girondins.

Sur la Montagne, le banc de Danton, le banc de Hérault de Séchelles et de Fabre d'Églantine.

Puis, ça et là, des caprices de la mort, où, depuis qu'elles étaient libres, personne n'osait plus s'asseoir.

Tous ces vides accusateurs qui les avait faits?

Un seul homme.

Qui avait frappé les vingt-deux girondins, par la voix de Danton?

Qui avait frappé les vingt-cinq cordeliers par la voix de Saint-Just?

Qui avait frappé Chaumette?

Qui avait frappé Hébert?

Le même homme toujours.

Que l'on interroge tous ces vides, toutes ces fosses, soit simultanément, soit l'une après l'autre, toutes ne rejetteront qu'un seul nom:

Robespierre!

C'étaient de terribles complices pour les conjurés que ces tombes béantes. J'ai toujours vu, au jour sanglant des représailles, que la main invisible des morts faisait plus que la main des vivants.

Et la veille, aux Jacobins, il avait eu la faiblesse de promettre, ou la force d'ordonner une épuration.

Combien en proscrivait-il par cette épuration?

Il l'ignorait lui-même. Comme Sylla, il pouvait répondre: Je ne sais pas.

Et cependant, peu à peu, les députés se rendaient à leur poste. Ils étaient fatigués, plus inquiets encore que fatigués.

On voyait que peu de ces hommes avaient passé la nuit dans leur lit. Les uns, parce qu'ils faisaient partie de quelque projet de conspiration, les autres, parce qu'ils avaient eu peur d'être arrêtés.

Leurs yeux cherchaient… Quoi?.. Ce que cherchent les yeux, quand un grand événement s'approche, quand une tempête s'amasse au ciel, quand un tremblement de terre s'apprête à secouer le sol:

L'inconnu!

J'avais vu en revenant le peuple ondoyer dans la rue avec le désœuvrement menaçant de l'attente.

Midi venait de sonner et Robespierre n'était pas encore arrivé. Blessé de son échec de la veille, disait-on, il ne rentrerait dans la Convention qu'à la tête de la Commune armée et ce qui venait à l'appui de ce dire, c'est qu'Henriot, ivre comme toujours, venait de mettre ses canons en batterie sur la place du Carrousel.

Tallien non plus n'avait point paru dans la chambre des séances. Mais on savait qu'il était dans la salle de la Liberté avec tous ses amis, et que, comme il fallait passer par cette salle pour entrer dans celle de la Convention, il arrêtait tous les députés au passage, en gardait quelques-uns avec lui, et envoyait les autres à leurs places avec leur leçon faite.

Attendait-il Robespierre comme Brutus, Cassius et Casca attendaient César? Allait-il le poignarder là, sans phrases, comme avait dit Sieyès?

Enfin un murmure annonça l'entrée de celui qu'on attendait avec tant d'impatience, et quelques-uns peut-être avec plus de crainte que d'impatience encore.

Le chimiste qui eût pu décomposer ce murmure y eût trouvé un peu de tout, depuis un commencement de menace jusqu'à un reste de lutterie.

Jamais, même le fameux jour de la fête de l'Être Suprême, Robespierre n'avait mis un pareil soin à sa toilette. Il portait l'habit bleu barbeau; la culotte claire, le gilet de piqué blanc avec des effilés; il avait la démarche lente et assurée. Lebas, Robespierre jeune, Couthon, ses fidèles, marchaient du même pas que lui. Ils s'assirent autour de lui, ne regardant personne, ne saluant personne. Et cependant ils voyaient de leur place, avec un certain dédain qu'ils n'étaient pas maîtres de cacher, les chef de la Plaine et de la Montagne, irréconciliables jusqu'à ce jour, et qui ce jour-là, entraient, chose menaçante, au bras l'un de l'autre, se soutenant l'un à l'autre.

Il y eut un instant de silence.

Saint-Just entra à son tour, tenant à la main le discours qu'il allait lire, discours qui devait amener la chute des comités et leur renouvellement par des hommes dévoués à Robespierre.

La veille, le parti jacobin, craignant l'emportement de ce jeune homme, avait exigé qu'il lût ce discours à une commission avant de le prononcer. Mais il n'avait pas eu le temps. Il venait d'en écrire la dernière ligne à peine. Sa pâleur de cendre, ses yeux cerclés de noir, disaient le mal qu'il y avait eu.