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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Voilà où l'on en était; il y aurait certainement un conflit pendant la nuit. Mon commissaire me supplia de me tenir renfermée au moins jusqu'au lendemain matin, où il viendrait me délivrer et m'annoncer ce qui serait arrivé pendant la nuit. J'étais une chose si précieuse pour lui, qu'il m'eût volontiers mise sous clef. Et, en effet, Robespierre triomphant, on ignorait tout ce qu'il avait fait pour moi, il se retrouvait sur ses pieds. Robespierre abattu, les services qu'il nous avait rendus étaient pour lui une source de fortune.

J'étais très-fatiguée; sa position lui permettait d'être mieux renseigné que moi: je lui promis de ne pas sortir, mais à la condition que le lendemain dès le matin je connaîtrais par lui tous les renseignements de la nuit.

Il m'offrit de me faire monter à souper; j'acceptai: je n'avais rien pris depuis le matin, et il était près de minuit.

Je dormis mal, au milieu de soubresauts continuels: moi qui avais voulu mourir, moi qui avais été poser ma tête sous la hache, moi qui croyais n'avoir plus un seul motif d'intérêt dans ce monde, moi dont la guillotine enfin n'avait pas voulu, je tressaillais au moindre bruit, mon cœur battait au galop des chevaux qui passaient.

Étrange chose que cet amour de la vie! la mienne, à défaut de l'homme que j'aimais, s'était rattachée à deux femmes inconnues; j'eusse donné ma vie pour les sauver certainement encore, mais je ne l'eusse pas donnée sans regrets.

Quelques minutes après le départ du commissaire, on m'apporta mon souper. Depuis quelque temps déjà le tocsin de la Commune sonnait, et comme mes fenêtres étaient ouvertes et mes jalousies seules fermées, j'entendais ses vibrations qui m'annonçaient que quelque chose de grave venait de se passer.

Je demandai au garçon de café ce que signifiait ce tocsin. Il me dit que le bruit courait que Robespierre était délivré.

– Mais, lui dis-je, délivré!.. Je croyais que Robespierre ne voulait pas l'être.

– Bon, dit le garçon, on ne lui a pas demandé son avis. La Commune a tout simplement envoyé un Auvergnat nommé Coffinhal, qui lèverait les tours de Notre-Dame, avec ordre de lui apporter Robespierre.

Coffinhal n'a fait ni une, ni deux, il a été à la mairie, et, quand il a vu que Robespierre ne voulait pas venir avec lui, il a pris Robespierre et l'a emporté.

Ses amis le suivirent tout joyeux. Ils n'avaient pas le regard perçant de Robespierre; mais lui savait bien qu'on l'arrachait à la prison pour le porter à la mort, et il criait à cette foule:

– Vous me perdez, mes amis, vous perdez la République!

Si bien qu'à l'heure qu'il est, continua le garçon de café, le citoyen Robespierre est maître de Paris s'il n'en est pas le roi!

Je me couchai sur cette nouvelle, qui ne laissa pas de m'inquiéter pendant le reste de la nuit.

Le matin, mon commissaire fut fidèle au rendez-vous. Dès huit heures, il frappait à ma porte. Depuis deux heures j'étais levée et habillée, regardant à travers mes jalousies.

La nuit s'était passée dans une singulière situation. La Convention était restée calme et digne, s'arrangeant pour mourir avec dignité, et Collot-d'Herbois, au fauteuil de président, disait:

– Citoyens, sachons mourir à notre poste!

La Commune attendait comme la Convention; son secours principal lui devait venir de la société des jacobins, et aucune députation sérieuse n'arrivait de la société: Robespierre et Saint-Just se regardaient comme abandonnés. Couthon, cul-de-jatte, qui, dans les grands événements, se considérait plutôt comme un embarras que comme un aide, s'était retiré chez lui avec sa femme et ses enfants. Comme c'était l'homme éminent des jacobins, Robespierre et Saint-Just lui écrivirent de l'Hôtel-de-Ville:

«Couthon,

»Les patriotes sont proscrits; le peuple entier s'est levé: ce serait le trahir que de ne pas te rendre à la Commune, où nous sommes.»

Couthon vint, et, Robespierre lui tendant la main, tandis que Collot-d'Herbois disait à la Convention: «Sachons mourir à notre poste», Robespierre disait à Couthon: «Sachons supporter notre sort.»

Trois mois auparavant, un pareil événement eût bouleversé Paris. Les partis se fussent armés, se fussent rués les uns sur les autres et eussent combattu. Mais les partis étaient épuisés. Tous avaient perdu le meilleur de leur sang, la vie publique était anéantie.

Ce que tout le monde ressentait, c'était une lassitude immense, un ennui universel. Paris avait semblé revivre un instant dans ces repas publics qui paraissaient le repas libre de la pauvre ville agonisante. La Commune les avait défendus.

La nuit tout entière s'était donc passée à des mesures sans efficacité. Un député inconnu, nommé Beaupré, avait fait voter la création d'une commission de défense, laquelle se contentait de chauffer les comités. Les comités se rappelèrent un certain Barras, qui avait été collègue de Fréron lors de la reprise de Toulon sur les Anglais; ils le nommèrent général. Mais, général sans armée, Barras ne put que faire quelques reconnaissances autour des Tuileries.

Comme mon narrateur en était là de son récit, nous entendîmes un grand bruit de cavalerie, de caissons et de canons roulants. Nous nous mîmes à la fenêtre: c'était la section de l'Homme-Armé qui, convoquée pendant la nuit à son de caisse, avait décidé que ses canons seraient envoyés à l'assemblée.

Tallien était cause de ce mouvement. Comme il demeurait rue de la Perle, au Marais, il avait couru à cette section et avait annoncé que la Convention était en danger, que la municipalité se mettait au-dessus de la Convention nationale en donnant asile aux députés décrétés par elle d'arrestation. La section de l'Homme-Armé envoyait ses canons aux Tuileries et se chargeait de courir de quartier en quartier afin d'entraîner les quarante-sept autres sections de Paris.

Les choses commençaient à se dessiner en faveur de la Convention. J'obtins de mon guide qu'il me conduirait jusqu'à la Commune afin que je pusse juger par mes yeux de quel côté pencherait la fortune de la journée.

XXIII

La Convention était parvenue à grand'peine à réunir à peu près dix-huit cents hommes dans la cour du Carrousel. Elle les avait mis sous les ordres de Barras, son général. Nous les vîmes en passant aux Tuileries. Barras était occupé à les aligner sur les quais.

C'était un jeune gendarme de dix-neuf ans qui, la veille, avait arrêté Henriot. Il avait manqué être assassiné quand Henriot avait été délivré, et il avait couru au comité de salut public pour annoncer la délivrance d'Henriot.

Il y trouva Barrère et lui apprit que le général de la Commune était en liberté.

– Comment, lui dit Barrère, tu le tenais et tu ne lui as pas brûlé la cervelle! Je devrais te faire fusiller.

Le jeune homme se le tint pour dit. Son ambition était de faire dans la journée quelque grand coup qui le distinguât de ses camarades et lui ouvrit la carrière militaire. Armé de son sabre et de deux pistolets chargés de plusieurs balles, il prit le chemin de l'Hôtel-de-Ville, où étaient Robespierre, Saint-Just, Couthon, Lebas et Robespierre jeune.

En arrivant quai Le Peletier, nous vîmes un immense rassemblement qui arrêtait toute circulation. Nous demandons ce que c'est, et l'on nous répond d'une voix effarée:

– Ce sont eux!

– Qui eux?

– Les députés hors la loi, Robespierre, Couthon.

À ces mots nous redoublons d'efforts pour pénétrer jusqu'au centre occupé par la compagnie de la section des Gravilliers. Là, à terre, sur le pavé, étaient deux hommes couchés, perdant leur sang par d'horribles blessures. L'un de ces hommes était tellement défiguré par un coup de pistolet qui lui avait brisé la mâchoire, que nous ne le reconnûmes point. Il fallut que l'on nous dît que c'était Robespierre.

Nous n'en voulions rien croire, jusqu'à ce que mon compagnon, lui ayant levé la tête, se tourna de mon côté et me dit épouvanté:

– C'est bien lui!

Comment une telle catastrophe avait-elle pu s'opérer? comment trouvions-nous dans un ruisseau, entourés d'hommes féroces qui criaient: «Jetons ces charognes à la Seine!» deux hommes dont le regard, trois jours auparavant, faisait trembler tout Paris.

– Écoutez, me dit mon compagnon, il ne s'agit point ici de faire les aristocrates. Vous êtes en homme, nous allons entrer dans le cabaret le plus proche, vous vous assoirez à une table. Je commanderai le déjeuner, et, tandis que vous m'attendrez, vous, je me glisserai parmi tous ces hommes et je reviendrai avec la clef de cette énigme qui nous paraît impossible. Comme ils sont là tous les deux, Couthon et Robespierre, c'est-à-dire les deux gros bonnets du parti, on ne fera rien sans eux. Si on les emmène, suivez-les; je saurai toujours bien où on les aura conduits, et je vous rejoindrai.

Comme ce qu'il me proposait était ce qu'il y avait de mieux à faire, j'acceptai. Nous trouvâmes un petit cabaret. Je montai à l'entresol; une table était dans l'embrasure de la fenêtre, et, assise près de cette table, je pourrais voir tout ce qui se passerait dans la rue.

– Allez et revenez vite, dis-je à mon compagnon.

Il partit. J'appelai le tavernier sous prétexte de lui donner la carte de notre déjeuner, mais en réalité pour lui demander l'explication de toute cette terrible tragédie. Il n'en savait pas beaucoup plus que nous. Robespierre, au moment d'être arrêté, disait-il, s'était tiré un coup de pistolet dans l'intention de se brûler la cervelle, mais il s'était manqué ou plutôt il avait atteint le bas de sa figure au lieu d'en atteindre la haut.

D'autres disaient que c'était un gendarme qui avait voulu l'arrêter, et que, comme Robespierre se défendait, il avait tiré sur lui le coup de pistolet qui l'avait mis hors de combat.

Au bout d'un quart d'heure, mon compagnon revint. Il avait été à la source, c'est-à-dire à l'Hôtel-de-Ville, et il apportait des renseignements exacts.

 

Le jeune gendarme qui, la veille, avait arrêté Henriot et que Barrère avait menacé de faire fusiller pour l'avoir laissé échapper, avait résolu, comme nous l'avons dit, de faire un coup d'État, et nous l'avons vu partir avec son sabre et ses pistolets chargés pour se rendre à l'Hôtel-de-Ville.

Son intention était d'arrêter Robespierre.

En arrivant sous l'Hôtel-de-Ville, il trouva la place de Grève à peu près vide. La moitié des canons d'Henriot était tournée contre la Commune; les autres ouvraient leurs gueules dans toutes les directions; mais rien n'indiquait l'intelligence de la défense ou de l'attaque dans ceux qui les avaient abandonnés ainsi.

Il y avait deux sentinelles à la porte de la Commune, et, sur les escaliers, les jacobins les plus fanatiques et les plus obstinés.

On veut empêcher de passer le jeune gendarme.

– Ordonnance secrète, répond-il.

Devant ce mot, tout s'écarte. Il franchit le perron, monte l'escalier, passe la salle du conseil, entre dans un corridor, où tant de gens se pressent qu'il ne sait plus comment faire pour passer.

Mais là il avise un homme qu'il reconnaît pour appartenir à Tallien. C'est Dulac, l'homme à la canne, le même qui m'a reconduite la surveille. Le gendarme et lui échangent deux mots.

Ils arrivent ensemble à la porte du secrétariat. Dulac frappe plusieurs fois; la porte s'entr'ouvre; il pousse le gendarme par l'entrebâillement, tire la porte à lui et regarde par les carreaux ce qui va se passer.

C'était dans cette salle qu'étaient Robespierre et ses amis.

Le jeune gendarme cherche un instant des yeux, voit Couthon assis à terre à la manière turque, Saint-Just debout tambourinant contre un carreau, Lebas et Robespierre jeune causant ensemble de la façon la plus animée, Robespierre aîné au fond, assis dans un fauteuil, les coudes sur les genoux et la tête appuyée sur sa main.

À peine l'a-t-il reconnu qu'il tire son sabre, court à lui, lui en met la pointe sur le cœur et lui crie:

– Rends-toi, traître!

Robespierre, qui ne s'attendait pas à cette agression, fait un soubresaut, regarde le gendarme en face, et lui dit tranquillement:

– C'est toi qui es un traître, et je vais te faire fusiller!

À peine ces mots sont-ils prononcés qu'on entend un coup de pistolet, que le groupe sur lequel tous les yeux étaient tournés se perd dans la fumée, et que Robespierre roule sur le parquet.

La balle l'avait pris au menton et lui avait brisé la mâchoire gauche inférieure. Un grand tumulte se fait alors, que dominent les cris de Vive la république! Les gendarmes et les grenadiers qui accompagnaient l'assassin entrent violemment dans la salle. La terreur se répand parmi les conjurés qui se dispersent; tous fuient, excepté Saint-Just, qui se précipite sur Robespierre gisant à terre, le relève et le rassied dans le fauteuil duquel le coup de pistolet l'a fait tomber.

À ce moment on vient dire au jeune homme qui a causé tout ce tumulte que Henriot se sauve par un escalier dérobé.

Il lui restait encore un pistolet armé et chargé; il court à cet escalier, atteint un fuyard, croit que c'est Henriot, tire sur le groupe d'hommes qui emportait Couthon; ces hommes s'enfuient, abandonnant celui qu'ils essayaient de sauver. Les grenadiers et les gendarmes traînent Couthon par les pieds jusque dans la salle du conseil général; on fouille Robespierre, on lui prend son portefeuille et sa montre; et comme on croit Couthon et Robespierre morts, que Robespierre est trop blessé et Couthon trop fier pour se plaindre, on les traîne hors de l'Hôtel-de-Ville, jusqu'au quai Le Peletier. Là on va les jeter à l'eau, lorsque Couthon, de sa voix calme que n'avaient pu altérer toutes les douleurs qu'il venait de souffrir:

– Un instant, citoyens, dit-il, je ne suis pas encore mort.

Alors la colère des assassins s'était tournée en curiosité; ils avaient appelé les passants, criant:

– Venez voir Couthon; venez voir Robespierre.

Des grenadiers de la section des Gravilliers avaient alors entouré les deux agonisants, le quai s'était encombré de curieux. C'est dans ce moment que nous étions arrivés.

Il était inutile de chercher d'autres détails que ceux que m'apportait mon compagnon; ils devaient être vrais, et nous fûmes confirmés en cette certitude lorsque nous vîmes apporter un cadavre et des blessés.

Le cadavre était celui de Lebas. Au moment où les gendarmes firent invasion dans la salle, au moment où il vit tomber Robespierre frappé d'une balle, il tira un pistolet de sa poche, l'appuya contre sa tempe et se fit sauter la cervelle.

Robespierre jeune essaya de fuir; il croyait son frère mort et ne pouvait plus donner l'exemple d'amour fraternel qui lui avait fait demander de mourir avec lui. Il avait ôté ses souliers, il avait passé par la fenêtre et marché pendant quelques secondes, tenant ses souliers à la main, sur le fronton de pierre qui règne autour du monument. Puis alors, voyant la place de l'Hôtel-de-Ville complètement abandonnée, et que, gagnât-il la fenêtre voisine, et que cette fenêtre le conduisit-elle à un escalier, il n'avait aucune chance de fuite et de salut, il se laissa tomber du deuxième étage et se brisa sur le pavé, mais sans se tuer du coup.

C'étaient ces pauvres débris, cadavres ou agonisants, que l'on avait ramassés et que, par le quai Le Peletier, on conduisait à la Convention, qui rallièrent en passant Robespierre blessé et Couthon mourant.

Saint-Just seul, la tête haute et sans blessure, suivait ses amis, attaché à l'extrémité d'une corde. Robespierre était porté sur une planche; le mort et les autres blessés étaient traînés dans une voiture de commissionnaire à bras.

Nous suivîmes ce triste cortège.

Robespierre fut déposé sur une table dans la salle du comité de salut public. On lui mit par pitié, sous la tête, une boîte de sapin qui avait renfermé des pains de munition.

Tout le monde disait qu'il était mort.

Si horrible que fût ce spectacle, comme je voulais porter des nouvelles sûres à nos prisonnières, je parvins à pénétrer avec mon compagnon dans la salle d'audience, juste au moment où il commençait à ouvrir les yeux. Il était sans chapeau; sans doute avait-il ôté lui-même sa cravate, qui devait l'étouffer. Sa mâchoire gauche pendait jusque sur sa poitrine, dégouttante de sang et montrant ses dents brisées. Un chirurgien, que l'on appela, le pansa, remit la mâchoire à peu près à sa place, banda sa blessure, et fit placer à côté de lui une cuvette remplie d'eau.

J'assistai à ce pansement, qui dut lui causer des douleurs atroces; il ne jeta pas un cri, ne poussa pas une plainte; seulement son teint avait déjà pris la lividité de la mort.

Tout était fini de ce côté, il n'y avait plus rien à craindre.

Je pensai que le plus pressé était de rassurer mes deux belles amies. Mon protecteur n'avait plus de raison, dans l'état où était Robespierre, de cacher la protection qu'il m'accordait. Il ne fit donc aucune difficulté pour monter en fiacre avec moi et venir à la Force, où j'étais attendue, comme on le comprend, avec toute l'impatience de deux cœurs qui ne demandent qu'à vivre et à aimer et qui ont peur de mourir.

Nous arrivâmes à la prison vers onze heures du matin. Les prisonniers, sans savoir précisément ce qui était arrivé, en avaient quelque idée et étaient en pleine révolte. Il eût été difficile de les conduire à l'échafaud comme on avait encore fait la veille. Chacun s'était fait une arme de ce qu'il avait pu trouver; presque tous avaient brisé leurs lits, et des pieds s'étaient fait des espèces de massue. On n'entendait que cris et hurlements, et l'on se serait cru non pas dans une prison politique, mais dans une maison de fous.

Je trouvai mes deux compagnes enfermées dans leur chambre, tremblantes de tout ce vacarme dont elles ignoraient la véritable cause, se tenant embrassées et serrées l'une contre l'autre.

À ma vue, à la joie qui éclatait sur mon visage, elles jugèrent qu'elles n'avaient plus rien à craindre, jetèrent un cri d'espoir et se précipitèrent dans mes bras.

Mais à peine eus-je prononcé le mot sauvées! que madame de Beauharnais tomba à genoux, criant:

– Mes enfants!

Et que Terezia s'évanouit.

J'appelai du secours, la porte s'ouvrit, mon commissaire accourut; il avait un flacon de vinaigre qu'il fit respirer à Terezia qui revint bientôt à elle. Je profitai de ce moment pour leur présenter mon compagnon et leur dire tous les services qu'il nous avait rendus.

– Ah! monsieur, vous pouvez être tranquille, dit Terezia, qui avait renoncé bien vite à l'appellation de citoyen; si nous sommes quelque chose, et si nous pouvons quelque chose dans le gouvernement qui va s'établir, nous n'oublierons pas vos services. Éva va me dire votre nom et me donner votre adresse, et c'est Tallien que je chargerai d'acquitter ma dette envers vous.

Je ne pus m'empêcher de rire.

– Le nom et l'adresse de monsieur? lui dis-je. Il était trop prudent pour me les donner avant de savoir comment les choses tourneraient; mais maintenant je crois qu'il n'a plus aucun motif pour nous les cacher.

Notre homme sourit à son tour, alla à une table sur laquelle il y avait de l'encre, du papier et des plumes et écrivit:

«Jean Munier, commissaire de police de la section du Palais-Égalité.»

– Maintenant, mes bonnes amies, leur dis-je, il est probable que le citoyen Tallien va courir aux Carmes pour vous délivrer. Aux Carmes on ne saura pas lui dire où vous êtes, mais seulement qu'on est venu vous enlever hier dans la matinée; je crois que l'important serait de le rejoindre et de vous l'amener le plus vite possible. Il doit avoir une foule de choses à dire à Terezia, qui, de son côté, ne sera pas fâchée, je le présume, qu'il lui rapporte son poignard.

Terezia se jeta à mon cou.

– Je vais donc me mettre à sa recherche, continuai-je, et vous ne me reverrez qu'avec lui, ou, si au milieu de cet effroyable bouleversement il lui était impossible de venir, qu'avec votre ordre de mise en liberté.

J'allais sortir; madame de Beauharnais s'était accrochée à mon bras et me regardait suppliante.

– Que puis-je faire pour vous, chère Joséphine? demandai-je.

– Oh! dit-elle, bonne Éva, j'ai deux enfants; est-ce que je ne pourrais pas voir mes enfants avant de sortir d'ici? Ou tout au moins est-ce que vous ne pourriez pas leur donner de mes nouvelles?

– Oh! grand Dieu! m'écriai-je avec bonheur. Dites-moi où ils sont, et je courrai à eux.

– Mon fils Eugène est chez un menuisier de la rue de l'Arbre-Sec, la troisième ou quatrième maison à gauche en entrant par la rue Saint-Honoré. Ma fille est presque en face, chez une grande lingère à la barrière des Sergents. Et comme on pourrait refuser de vous les confier parce qu'on ne vous connaît pas, je vais vous donner un mot qui tout au moins les rassure, si vous ne pouvez me les amener.

Et Joséphine, en effet, me donna quelques lignes qui devaient me faire reconnaître comme une amie du menuisier et de la lingère où ses deux enfants étaient en apprentissage.

Comme il était probable que le citoyen Jean Munier trouverait le citoyen Tallien plus tôt que moi, il fut convenu qu'il allait se mettre en quête de lui et que je les attendrais tous les deux rue Saint-Honoré, à l'entresol de madame Condorcet.

Je pris congé avec de nouveaux embrassements de mes deux amies, et nous traversâmes les corridors et descendîmes les escaliers en criant:

– Plus de Robespierre! plus d'échafaud!

Santerre, que je rencontrai sur les degrés du perron, me retint quelques secondes; mais en dix paroles je le mis au fait.

Nous sautâmes dans notre voiture.

La rue Saint-Honoré était pleine de monde, tout ce monde avait un air de fête et de joie que la population parisienne n'avait pas présenté depuis longtemps. À peine si l'on pouvait se faire jour, tant chacun se pressait de demander des nouvelles et de savoir où en étaient les événements.

Mon commissaire, que je pouvais désormais appeler par son nom, ce qui me donnait une grande facilité pour dialoguer avec lui, me remit à ma porte et me promit de m'amener Tallien.

Quant à faire entrer à la Force les deux enfants de madame de Beauharnais, il s'en chargeait comme d'une chose facile à lui.

Je remontai à mon entresol, n'ayant plus aucune raison de me cacher; j'ouvris en conséquence mes persiennes toutes grandes et je me mis à la fenêtre.

La porte de la maison des Duplay avait été fermée, soit qu'on eût enlevé les deux personnes qui y restaient encore, soit que, lasses d'insultes et de grossières injures, elles s'y fussent enfermées.

 

Je ne m'attendais à l'exécution que pour le lendemain; je fus donc bien étonnée lorsque, vers quatre heures, j'entendis de grands cris du côté du palais Égalité, je vis la foule se heurter, se ruer, se culbuter. La tête et le buste des gendarmes apparaissaient au-dessus de la foule, et dans les mains de ces archers de la mort leurs sabres flamboyaient comme l'épée de l'ange exterminateur.

C'était la hideuse exhibition dont Fouquier-Tinville et ses juges gratifiaient une fois encore le public.

Les cris: «Les voilà! les voilà!» se firent entendre.

Et, en effet, c'étaient les guillotineurs qui allaient à leur tour, hués et maudits, subir la terrible loi du talion.