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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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XXVI

Je le suivis la mort dans l'âme!

À la porte nous cherchâmes vainement une voiture, celle qui nous avait amenés avait disparu. Tallien, qui, je l'ai dit, avait été reconnu en entrant, avait trouvé en sortant une foule immense. On savait la part qu'il avait eue à la chute de Robespierre; on lui avait préparé une ovation. La voiture qui contenait les cinq prisonniers et leur libérateur fut escortée aux flambeaux; elle traversa Paris au cri de: Mort au dictateur! vive Tallien! vive la république! Ce fut le commencement de ses triomphes!

Rien ne laisse après soi plus d'obscurité que la lumière; rien ne laisse plus de silence que le bruit.

Nous avions l'air, Jean Munier et moi, de deux ombres errant dans une ville morte.

De temps en temps nous entendions au loin devant nous les hourras poussés par la foule.

Comme elle devait être heureuse cette amante qui revenait à la vie au milieu des cris du triomphe de son amant! Qu'elle devait être heureuse cette mère qui ressuscitait dans les bras de ses enfants, qu'elle avait cru ne revoir jamais.

Nous traversâmes Paris dans la moitié de sa longueur, de la Force à l'Ascension. Là je pris congé de mon compagnon, et je remontai chez moi, seule et désespérée.

Je me jetai tout habillée sur mon lit. Je ne m'y couchais point pour dormir, mais pour pleurer.

Le sommeil ou plutôt l'évanouissement de mes facultés vint au milieu des larmes et sans que je m'en aperçusse. Je continuais de pleurer en dormant.

Le lendemain, il me sembla entendre quelque bruit dans ma chambre, et, au milieu d'un rayon de soleil, je vis, me regardant, une créature si belle, que je la pris pour un ange du ciel.

C'était Terezia.

Elle s'était souvenue de moi; elle accourait me chercher, m'enlever de bonne volonté ou de force, me dire que je ne la quitterais plus.

Je crois que d'abord je me détournai de ses baisers; je secouai la tête.

– Seule je suis, lui dis-je, seule je dois rester.

Mais alors cette créature toute de flamme se jeta sur moi, me pressa contre son cœur, rit, pleura, pria, ordonna, mit au service de son cœur toutes les ressources de son esprit, et finit enfin par me soulever de mon lit et me porter devant ma glace.

– Regarde-toi, mais regarde-toi donc, me dit-elle; est-ce que l'on est seule, est-ce que l'on a le droit de rester seule quand on est belle comme toi? Oh! comme les larmes te vont bien, comme tes yeux sont beaux dans ce cercle de bistre! Moi aussi j'ai eu des yeux comme cela, moi aussi j'ai été seule et bien seule! Regarde-moi, est-ce qu'il y a trace de douleur sur mon visage? Non, une nuit de bonheur a tout effacé, et toi aussi tu auras une nuit de bonheur qui effacera tout.

– Ah! moi, m'écriai-je, tu le sais bien, Terezia, celui-là seul qui pouvait me donner le bonheur est mort. À quoi bon attendre un voyageur qui ne peut revenir? Mieux vaut l'aller rejoindre où il est, dans la tombe.

– Oh! les vilains mots! dit Terezia, est-ce que de pareils mots peuvent sortir d'une bouche jeune et fraîche comme la tienne. La tombe, dans soixante ans nous y penserons. Ah! vivons, ma belle Éva, tu vas voir dans quel paradis nous allons vivre. D'abord, tu vas quitter cette chambre, où tu ne peux respirer.

– Cette chambre n'est pas à moi, dis-je.

– À qui est-elle donc?

– À madame de Condorcet.

– Mais toi, où vivais-tu avant d'être ici?

– Je te l'ai dit: à bout de toutes ressources, j'avais pour mourir moi-même crié: Mort à Robespierre!

– Eh bien! raison de plus, tu vas venir avec moi. Ta chambre ou plutôt ton appartement est préparé à la chaumière. Tu m'as dit que tu étais riche avant la révolution?

– Très-riche, je le crois du moins, ne m'étant jamais occupée d'argent.

– Eh bien! nous te ferons rendre tes rentes, tes terres, tes maisons; tu redeviendras riche, nous allons rentrer dans une période de la société où les femmes seront reines; toi, belle comme tu es, tu seras impératrice; d'abord tu vas me laisser t'habiller, te parer, t'embellir ce matin; nous déjeunons chez moi avec Barras, Fréron et Chénier, quel malheur que son frère André ait été guillotiné il y a quatre jours, quels beaux vers il t'aurait faits. Il t'aurait appelée Néère, il t'aurait comparée à Galatée, il t'aurait dit:

 
Néère, ne va te confier aux flots,
De peur d'être déesse et que les matelots
N'invoquent au milieu de la tourmente amère
La blanche Galatée et la blanche Néère.
 

Et au milieu de ce flot de paroles, de promesses, de louanges, elle m'embrassait, me caressait, me serrait sur son cœur; elle voulait me faire croire que je n'étais pas seule et que la reconnaissance ferait pour moi d'elle une sœur.

Hélas! puisque je vivais encore, je ne demandais pas mieux que de me laisser persuader et de prendre la vie en patience.

Je souris.

Terezia surprit ce sourire; elle avait vaincu.

– Voyons, dit-elle, qu'allons-nous mettre qui puisse t'embellir encore? Je veut que tu éblouisses mes convives.

– Mais que voulez-vous que je mette. Je n'ai rien à moi. Tout ce qui est ici est à madame de Condorcet, et, en vérité, je ne puis sortir avec la robe que j'ai sur moi, souillée et fripée comme elle est.

– Et les robes d'une femme philosophe de quarante ans ne peuvent point t'aller. Non, il te faut les robes d'une folle comme moi. M. Munier? dit-elle.

Je me retournai.

Mon brave commissaire était debout sur le seuil de ma porte.

– M. Munier, dit-elle, descendez, prenez ma voiture; allez à ma petite maison qui fait le coin de l'allée des Veuves et du Cours-la-Reine, et dites à ma vieille Marceline de vous donner une de mes robes du matin, qu'elle choisira parmi les plus élégantes.

– Vous êtes folle, Terezia, lui dis-je; pourquoi me donner les apparences d'une fortune que je n'ai pas. Faites de moi votre humble dame de compagnie, mais n'en faites pas une rivale en richesse et en beauté.

– Faites ce que je vous dis, Munier.

Le commissaire avait déjà disparu pour obéir à la belle dictatrice.

– Oh! mais, dit Terezia, allons-nous les faire enrager, toutes ces femmes, car nous sommes plus jeunes et plus belles qu'elles!

– Joséphine est bien jolie, et vous êtes injuste pour elle, Terezia!

– Oui, mais elle a vingt-neuf ans, et elle est créole. Tu en as seize, toi; et moi, moi… J'en ai à peine dix-huit. Tu verras madame Récamier, elle est très-belle certainement, mais, pauvre femme, dit-elle avec un rire singulier, à quoi cela lui servira-t-il d'être belle; tu verras madame Krüdner, elle est belle aussi, peut-être à la rigueur même plus belle que madame Récamier, mais une beauté allemande. Oh! et puis, c'est une prophétesse qui prêche une religion nouvelle, le néo-christianisme ou quelque chose comme cela. Je ne suis pas forte sur les questions religieuses. Toi qui sais tout, tu verras bientôt à travers tout cela. Tu verras madame de Staël; elle n'est point belle, mais c'est l'arbre de la science.

Je mis mes mains sur mes yeux et cessai d'écouter ce qu'elle disait. Oh! mon bel arbre de la science! le roi de mon paradis d'Argenton, des racines duquel coulait le ruisseau qui avivait tous les jardins, où buvaient la tige de mes iris et les racines de mes roses.

Oh! depuis longtemps je n'écoutais plus ce qu'elle disait, lorsque le bruit de la voiture traversa ma rêverie et que le citoyen Munier rentra avec les robes de Terezia.

– Attendez-nous en bas, Munier, dit Terezia; vous viendrez avec nous, et je vous présenterai au citoyen Barras, qui sera probablement quelque chose dans le gouvernement qui succédera à celui-ci, et qui, aidé de Tallien, pourra faire pour vous ce que vous désirez.

Elle salua de la tête, et Munier, déjà dressé à obéir, s'inclina jusqu'à terre et disparut.

Terezia fut quelque temps à choisir dans ses deux robes celle qui me conviendrait le mieux; les femmes vraiment belles ne craignent pas les belles femmes et sont d'avis au contraire que la beauté fait valoir la beauté.

Je suis forcée de dire que, lorsque je sortis des mains de Terezia, j'étais aussi belle que je pouvais être.

Nous montâmes en voiture, nous traversâmes la place de la Révolution. Robespierre n'y était plus, mais la guillotine y était toujours.

Je cachai ma tête dans la poitrine de Terezia.

– Qu'as-tu? me demanda-t-elle.

– Ah! si vous aviez vu, lui dis-je, ce que j'ai vu hier.

– Ah! c'est vrai, tu les as vu guillotiner!

– Et je les verrai toujours. Pourquoi cette affreuse machine est-elle encore là?

– C'est nous autres femmes que cela regarde; ce matin à déjeuner, nous allons commencer à la démolir, ce sont nos mains à nous qui renversent les choses auxquelles les hommes n'osent toucher.

Nous arrivâmes à une petite maison cachée dans un massif de lilas au-dessus duquel se balançaient quelques peupliers.

On l'appelait la Chaumière; elle était en effet couverte de chaume, mais peinte à l'huile, ornée de bois grume, et tout enguirlandée de roses, comme une chaumière à l'Opéra-Comique.

C'était la demeure de Terezia.

Il était un peu plus de dix heures du matin quand nous arrivâmes; le déjeuner était pour onze heures.

Pour une maison abandonnée par sa maîtresse depuis six semaines, elle était parfaitement tenue par la vieille Marceline. Seulement le cuisinier et le cocher avaient été congédiés. Les voitures étaient sous la remise, prêtes à être attelées; les chevaux à l'écurie, prêts à être mis aux voitures; la cuisine éteinte, prête à être rallumée.

Le déjeuner devait être apporté tout servi de chez un des traiteurs en renom.

Terezia me conduisit d'abord à mon appartement: il se composait d'un petit boudoir, d'une chambre et d'un cabinet de toilette.

 

Tout cela ravissant de goût et d'élégance.

Je voulus refuser, je demandai à quel titre j'irais, en m'installant chez elle, me mêler à son existence et prendre une partie de sa maison.

Elle me répondit tout simplement:

– Ma chère Éva, tu m'as sauvé la vie; si je ne t'avais pas rencontrée sur ma route, c'était moi que l'on guillotinait hier, selon toute probabilité, à la place de Robespierre. Je suis ton obligée, j'ai donc droit absolu sur toi. Puis, j'ose te répondre que ce ne sera pas long, que dans quinze jours toute ta fortune te sera rendue, et que ce sera toi qui pourras m'offrir un appartement chez toi.

Alors elle me conduisit dans sa chambre; tandis qu'elle mettait la dernière main à sa toilette, Tallien entra doucement sur la pointe du pied. Tournée vers la porte, je le vis entrer.

Elle le vit, elle, dans la glace de la psyché où elle se regardait.

Elle se retourna vivement et lui ouvrit les bras.

– Lui aussi m'a sauvé la vie, dit-elle, mais après toi, Éva.

– Je veux bien accepter la place secondaire que tu me donnes, chère Terezia, enchanté que je serai toujours de céder le pas à une jolie femme, répliqua Tallien, mais elle vous dira que, lorsqu'elle est entrée chez moi venant de votre part, la mort de Robespierre était jurée.

– Oui, mais avouez que mon poignard et l'avis que je vous ai donné ont été pour quelque chose dans la résolution que vous avez prise?

– Pour tout, Terezia, pour tout! L'idée que si je tardais d'un jour, d'une heure, d'un moment, vous pouviez être la victime de ce monstre, m'a décidé non pas à renverser Robespierre, mais à hâter sa chute. C'est à toi que la France doit de respirer trois ou quatre jours plus tôt.

– Nous l'aimerons bien, n'est-ce pas? dit en me montrant Terezia à Tallien. Puis, le plus tôt possible, il faut lui faire rendre ses biens. C'est une Chazelay. La maison était noble et riche. Noble, ils n'ont pas pu lui ôter cela. Mais ils pouvaient la ruiner, et ils l'ont fait.

– Eh bien! rien de plus facile; elle n'est pas émigrée, elle a été victime de la terreur, puisqu'elle a failli mourir sur l'échafaud. J'en parlerai à Barras et nous arrangerons cela ensemble. Seulement, ajouta-t-il en riant, comme c'est une chose juste, ce sera un peu plus long et plus difficile que si c'était une chose arbitraire.

La vieille Marceline annonça que le citoyen Barras venait d'arriver.

– Va le recevoir, dit Terezia, nous descendons.

Tallien descendit après avoir échangé avec elle un coup d'œil d'intelligence dans lequel il était incontestablement question de moi.

Quelques minutes après lui, nous descendîmes à notre tour.

Le salon était plein de fleurs, et l'on y arrivait par des corridors fleuris comme le reste de la maison. Tallien avait en quelques heures changé le voile de tristesse jeté sur la maison pendant l'absence de Terezia en une robe de fête.

On sentait que la joie et l'amour venaient d'en ouvrir les fenêtres au splendide soleil de juillet.

Comme je l'ai dit, Barras était au salon et nous attendait.

Il était vraiment beau, plutôt élégant que beau, avec son costume de général de la révolution, à grands revers bleus brodés d'or, avec son gilet de piqué blanc, sa ceinture tricolore, son pantalon collant et ses bottes à retroussis. En apercevant Terezia, il lui tendit les bras.

Terezia lui sauta au cou comme à un ami intime, et s'effaça pour me faire place.

Barras demanda la permission de baiser la belle main qui savait si bien tirer les verrous des prisons. Tallien lui avait en deux mots raconté tout ce que j'avais fait.

Il me parla de la reconnaissance de son ami, qu'il avait pris à tâche d'acquitter envers moi, et le remercia d'avoir bien voulu le charger de ce rôle. Puis il me dit de lui faire une note de ce qu'était ma fortune avant la révolution.

– Hélas! citoyen, lui dis-je, vous me demandez là tout simplement une chose impossible. Je n'ai point été élevée chez mes parents; je sais seulement que mon père était riche. Mais il me serait impossible de donner sur cette fortune aucun détail.

– Il n'est pas nécessaire que l'on tienne ces détails de vous, citoyenne; mieux vaut même qu'ils nous arrivent envoyés par une main tierce; vous avez bien un homme de confiance que vous puissiez envoyer à Argenton et qui puisse s'entendre avec le notaire de votre famille.

J'allais répondre non, lorsque je pensai à mon brave commissaire, Jean Munier. C'était de tout point l'homme intelligent qu'il me fallait, et ce serait en même temps le moyen de lui offrir le payement des services rendus.

– Je chercherai, citoyen, répondis-je avec une révérence de remerciement, et j'aurai l'honneur de vous envoyer l'homme, afin qu'il puisse, grâce à un sauf-conduit de vous, accomplir tranquillement sa mission, dans laquelle il pourrait être troublé s'il n'y était soutenu par vous.

Barras, en homme du monde, comprit que ma révérence signifiait que la conversation avait duré assez longtemps. Il me salua et alla au devant de Joséphine et de ses enfants, qui venaient d'arriver.

Hélas! ils étaient vêtus tous trois de noir.

Madame de Beauharnais avait appris en sortant de sa prison seulement, et le lendemain même de sa sortie que, huit jours auparavant, son mari avait été exécuté; elle venait faire à Terezia sa visite de veuvage, mais se dégager de l'invitation qui lui avait été faite la veille.

Barras et Tallien savaient la nouvelle, mais n'avaient pas jugé à propos de la lui apprendre.

Elle reçut les compliments de condoléances de Barras et de Terezia, puis elle vint à moi.

– Oh! ma chère Éva, dit-elle, que de pardons pour l'abandon où nous vous avons laissée hier. Je croyais vous voir toujours avec nous, tant vous m'aviez jeté du bonheur plein les yeux. Le bonheur aveugle. Quand je me suis aperçue que vous n'étiez plus avec nous, nous étions trop loin. Et puis, chère Éva, que pouvais-je vous offrir, moi, l'hospitalité de l'auberge? Nous avons été coucher, mes enfants et moi, rue de la Loi, à l'hôtel de l'Égalité.

– Ainsi, lui dis-je, vous voilà dans la même situation que moi. J'ai perdu mon père, fusillé comme émigré, vous avez perdu votre mari, décapité comme aristocrate.

– Complétement. Les biens de M. le vicomte de Beauharnais sont sous le séquestre; toute ma fortune personnelle est aux Antilles; je vais vivre d'emprunts jusqu'à ce que le citoyen Barras arrive à me faire rendre les propriétés de mon mari. Croyez-vous que s'il n'y eût pas eu nécessité absolue, j'aurais mis mes chers enfants, l'un chez un menuisier, l'autre chez une lingère. Oh non! mais les voilà, ils ne me quitteront plus.

Joséphine fit signe à Hortense et à Eugène, qui accoururent à elle et se groupèrent de manière à faire d'elle la Cornélie antique.

Ils restèrent ainsi un instant embrassant et embrassés au milieu des larmes; puis, s'excusant encore une fois sur la tristesse que mettait parmi nous leur présence, ils se retirèrent, croisant Fréron, qui, lui aussi, connaissait la mort du général et s'inclina devant cette triple douleur.

XXVII

On devine ce que dut être comme élégance un déjeuner servi par Beauvillers à trois sybarites comme Barras, Tallien et Fréron.

Dans ces sortes de réunions, où les femmes ne comptent pas, tout est fait pour elles cependant, jusqu'à l'esprit qui pétille de tous côtés. L'esprit est au moral ce que le parfum des fleurs est au physique. Quoique je n'aie aucune idée de ce que c'est que la gourmandise, je compris dès les premiers mots la différence de saveur qu'il y a entre un déjeuner vulgaire et un déjeuner entre trois femmes jeunes et belles et trois hommes qui passaient alors comme les plus spirituels de Paris.

On disait le beau Barras, le beau Tallien, l'élégant Fréron.

Fréron, on se le rappelle, allait donner son nom à toute une jeunesse qui allait s'appeler la jeunesse dorée de Fréron.

J'entrais dans un côté de la vie que j'ignorais complètement, dans la vie sensuelle.

Le déjeuner était servi avec toute la finesse qui devait succéder à la brutale époque dont nous sortions. Les vins étaient versés dans des verres de mousseline qui laissaient presque les lèvres se toucher en buvant. Le café était versé dans des tasses du Japon frêles comme des coquilles d'œufs, et ornées de figures et de plantes des couleurs les plus capricieuses et les plus brillantes.

Il y a dans les excès du luxe une espèce d'ivresse. Je n'eusse bu que de l'eau dans ces verres et dans ces tasses, au milieu de cet air parfumé, que je n'en eusse pas moins eu l'esprit un peu troublé.

J'étais placée entre Barras et Tallien.

Tallien fut tout à Terezia; mais Barras n'eut à s'occuper que de moi.

Comme il y avait entre les deux femmes un complot pour me rendre Barras favorable, c'était à qui me ferait valoir aux yeux du futur dictateur.

Les parfums ont une immense influence sur moi. Lorsqu'on se leva après le déjeuner, j'étais pâle, et malgré ma pâleur mes yeux étincelaient.

Je passai devant une glace; je me regardai et m'arrêtai étonnée de l'étrange expression de mon visage. Ma narine se dilatait pour sentir, mes yeux s'ouvraient pour voir, comme si ces parfums étaient une chose saisissable. J'étendis les bras et les rapprochai de moi comme pour presser sur mon cœur l'arôme de toutes ces plantes, de tous ces vins, de toutes ces liqueurs, de tous ces mets auxquels j'avais à peine touché.

J'allai sans y songer m'asseoir devant un piano. Terezia en souleva le couvercle et je me trouvai le doigt sur les touches; alors je ne sais pas comment il se fit que je me reportai à ce jour où, excitée par l'orage, je répétai de moi-même les premières mélodies que tu m'avais fait entendre; mes doigts coururent sur l'ivoire, je ne dirai pas avec une science, mais je dirais tout à la fois avec une vigueur, une légèreté et une morbidezza qui m'étonnèrent moi-même. Je me sentais frissonner et frémir à ces mélodies inconnues qui s'éveillaient sous mes doigts; ce n'étaient plus des notes, c'étaient des pleurs, des soupirs, des sanglots, des retours à la joie, à la vie, au bonheur, un hymne de reconnaissance à Dieu; je ne vivais plus de ma vie ordinaire, mais d'une vie convulsive et fiévreuse où se résumait comme sensation tout ce que j'avais éprouvé, ressenti, souffert depuis un mois. J'improvisai en quelque sorte avec les doigts le récit terrible des événements qui venaient de s'écouler.

J'étais à moi seule le chœur et les personnages d'une tragédie antique.

Enfin je fermai les yeux, je jetai un cri et m'évanouis entre les bras de Terezia.

Je revins à moi par un éclat de rire nerveux; on avait fait sortir les hommes pour me donner les soins que nécessitait mon évanouissement. J'étais à moitié déshabillée; je tenais Terezia pressée contre mon cœur et ne voulais pas la lâcher. Il me semblait qu'en la lâchant je tomberais dans un précipice.

Je haletai longtemps avant de reprendre complètement et ma connaissance d'abord et mon pouvoir sur moi-même ensuite; puis enfin, au lieu d'une indisposition, me sentant noyée dans un bien-être étrange, je demandai moi-même où étaient nos convives.

En un instant je fus rajustée et on les fit rentrer.

Ils avaient parfaitement vu qu'il n'y avait rien de joué dans mon évanouissement; que j'avais succombé sous le poids d'une excitation nerveuse plus forte que moi.

Barras vint à moi et me tendit les deux mains en me demandant si j'allais mieux; elles étaient froides et tremblantes. On voyait que lui-même avait été fortement ému; la même émotion, mais à des degrés différents, se peignait sur les visages de Tallien et de Fréron.

– Mais, bon Dieu! qu'avez-vous donc eu, mademoiselle? me demanda Barras.

– Je ne sais moi-même. Ces dames viennent de me dire que je m'étais trouvée mal après avoir joué je ne sais quelle fantaisie sur le piano.

– Vous appelez ça une fantaisie, mademoiselle? Mais c'est une symphonie comme jamais dans ses plus beaux jours Beethoven n'en a composé une. Ah! s'il y avait eu là un sténographe musical, de quel chef-d'œuvre vous eussiez enrichi ce répertoire si restreint, qui, au lieu de parler à l'âme avec la voix seule, lui parle par le cœur à tous les sens!

– Je ne sais, lui dis-je en haussant légèrement les épaules. Je ne me souviens de rien.

– De sorte que si l'on vous priait de recommencer?.. demanda Barras.

– Ce serait impossible, répondis-je. J'ai improvisé, je le présume du moins, et pas une des notes que vous avez entendues n'est restée dans mon souvenir.

– Oh! mademoiselle, dit Tallien, nos salons, avec la tranquillité qui est revenue, je l'espère, vont se reformer. Nous ne sommes point une société de tigres comme ont pu vous le faire croire les six ou huit derniers mois qui viennent de s'écouler. Nous sommes un peuple lettré; spirituel; accessible à toutes les sensations; il faut que vous ayez été élevée dans le meilleur monde. Quel est votre maître? qui vous a appris à composer de pareils chefs-d'œuvre?

 

Je souris tristement, car je pensais à vous, mon Jacques bien-aimé.

J'éclatai en sanglots.

– Ah! m'écriai-je, mon maître, mon bon maître chéri est mort.

Et je me jetai dans les bras de Terezia.

– Laissez-la tranquille, messieurs, dit-elle; ne voyez-vous pas que c'est encore une enfant, qu'elle n'a eu de maître encore en rien, qu'une nature exubérante et prodigue qui lui a donné avec la beauté le sentiment du beau. Donnez-lui un pinceau, elle peindra; hélas! c'est une de ces créatures réservées à toutes les délices de la vie ou à toutes ses douleurs.

– À toutes ses douleurs, oh! oui! m'écriai-je.

– Imaginez-vous, dit Terezia, qu'elle s'est trouvée, jeune et belle, tellement abandonnée de tout, qu'elle a voulu mourir, et que, ne voulant pas se tuer sans doute par respect pour ce chef-d'œuvre que la création avait fait en elle, elle a crié, à l'exécution de la Sainte-Amarante: À bas le tyran! Mort à Robespierre! Imaginez-vous que, ne trouvant pas la mort assez lente dans la prison où elle était enfermée, elle est montée sur la charrette de l'échafaud. C'est là qu'elle m'a rencontrée sur la charrette où on me conduisait moi-même aux Carmes; c'est là qu'elle m'a soufflé le bouton de rose qu'elle tenait à la bouche, et que j'ai reçu comme le dernier présent d'un ange qui va mourir. Descendue la dernière de la charrette fatale, il s'est trouvé qu'elle faussait le compte de têtes données au bourreau. Il l'a chassée de l'échafaud. Un brave homme que nous allons vous présenter tout à l'heure l'a conduite aux Carmes, où nous étions déjà réunies Joséphine et moi. Là, elle nous a raconté sa vie, un roman sublime comme celui de Paul et Virginie. Vous savez les services qu'elle nous a rendus; c'est elle qui a été mon messager près de vous, Tallien, et hier soir, pour la remercier, ingrates que nous étions, Joséphine et moi, nous l'oublions dans la prison de la Force. C'est moi qui, ce matin, ai été la chercher dans le petit entresol de madame Condorcet. Cette enfant, qui est née avec quarante ou cinquante mille livres de rentes, n'avait point une robe à elle, et vous la voyez avec une robe à moi.

– Oh! madame! murmurai-je.

– Laissez-moi dire tout cela, enfant. Il faut bien qu'ils le sachent, puisque c'est à eux de réparer les torts de la fortune. Son père a été fusillé comme émigré à Mayence, un Chazelay, une noblesse des croisades. De quoi était-elle accusée? D'avoir crié: À bas le tyran! à bas Robespierre! Tout cela, qui était un crime digne de mort il y a huit jours, est aujourd'hui un acte de vertu digne de récompense. Eh bien! Barras; eh bien! Tallien; eh bien! Fréron, il faut que vous fassiez rendre ses biens à celle qui m'a rendue à vous. Ses terres et son château sont situés dans le Berri, près de la petite ville d'Argenton. Vous ferez faire un rapport sur tout cela, n'est-ce pas, Barras? afin qu'elle sorte promptement de cette position de mon hôtesse que j'ai eu toutes les peines du monde à lui faire accepter et dont elle rougit.

– Oh! non, madame, je ne rougis pas, m'écriai-je, et je ne demande pas qu'on me rende toute cette grande fortune, mais seulement de quoi vivre dans cette petite ville d'Argenton où j'ai été élevée et dans ma petite maison, que j'achèterai, si elle est à vendre.

– Il faut, mademoiselle, dit Barras, il faut nous occuper de cela le plus tôt possible; il va y avoir une foule de réclamations du genre de la vôtre, pas si sacrées, je le sais, mais il ne faut pas nous laisser prévenir. Vous avez quelque homme d'affaires, n'est-ce pas, à qui nous pourrions nous adresser pour aller faire là-bas le relevé de vos propriétés, pour savoir si elles sont toujours sous le séquestre ou si elles ont été vendues?

– J'ai, monsieur, répondis-je, le brave homme qui m'a recueillie sur la place de la Révolution au moment où le bourreau m'a repoussée. Il m'avait vu jeter à Terezia la fleur que je tenais dans ma bouche; il avait cru que je la connaissais, tandis que ce n'était point à une femme, mais à la statue de la beauté, que je jetais cette fleur. Il était commissaire de police; il m'a conduite aux Carmes sans m'y faire écrouer, pensant qu'une prison était l'asile le plus sûr pour mol. C'est lui qui, depuis ce temps, ne m'a pas quittée, qui m'a ramenée hier soir de la Force à l'entresol de madame Condorcet; c'est lui qui m'a aidée à aller trouver M. Tallien avec la mission que j'avais de Terezia pour vous; c'est lui qui était enfin ce matin chez moi quand Terezia est venue me chercher; et c'est à lui que j'ai pensé quand cette bonne amie m'a dit qu'il me faudrait un homme intelligent pour aller à Argenton relever la liste de mes biens.

– Et où est cet homme? demanda Barras.

– Il est ici, mon cher citoyen, répondit Terezia.

– Eh bien, dit Barras, si vous le permettez, nous allons le faire monter et causer avec lui de cette affaire.

On appela Jean Munier, qui monta aussitôt.

Barras, Tallien et Fréron l'examinèrent tour à tour et trouvèrent en lui un homme plein d'intelligence.

C'était tout à fait l'homme qu'il fallait pour une semblable commission.

– Maintenant, dit Barras, que pouvons-nous faire? nous n'avons aucune position constituée, nous ne pouvons donner des ordres.

– Oui, mais vous pouvez donner un certificat de civisme à un homme chargé par vous d'aller faire une enquête dans le département de la Creuse. Vos trois noms sont aujourd'hui le meilleur passe-port que l'on puisse emporter avec soi.

Barras regarda ses deux amis, qui lui firent chacun un signe d'adhésion.

Il prit alors sur le petit secrétaire de Terezia une feuille de papier parfumée sur laquelle il écrivit:

«Nous, soussignés, recommandons aux bons patriotes, amis de l'ordre et ennemis du sang, le nommé Jean Munier, qui nous a prêté aide et assistance dans la dernière révolution qui vient de s'opérer, et qui a conduit à la fin Robespierre à l'échafaud.

»Il s'agit tout simplement de faire des recherches sur la fortune réelle de l'ex-marquis de Chazelay, et de savoir si cette fortune a été séquestrée simplement ou si les biens mobiliers et immobiliers ont été vendus.

»Nous prions les magistrats, en les assurant de notre reconnaissance, de vouloir bien aider le citoyen Jean Munier dans ses recherches.

»Paris, ce 11 thermidor an II.»

Et ils signèrent tous trois.

N'était-il pas étonnant que ce fût Fréron, l'homme de Lyon; Tallien, l'homme de Bordeaux; et Barras, l'homme de Toulon, qui fissent un appel aux bons patriotes ennemis du sang versé.

Jean Munier partit dès le lendemain.

À trois heures, un cocher en livrée bourgeoise amena deux magnifiques chevaux que l'on attela à une calèche. Fréron avait affaire, il nous quitta; Terezia, Tallien, Barras et moi y montâmes seuls.

Il faisait un temps magnifique, les Champs-Élysées étaient pleins de monde, les femmes tenaient à la main des bouquets de fleurs, les hommes des branches de laurier, en souvenir de la victoire remportée quatre jours auparavant.

Il eût été difficile de dire d'où sortait la quantité innombrable de voitures que l'on rencontrait, quand huit jours auparavant on eût pu croire qu'il n'y avait plus dans Paris que la charrette du bourreau.

Paris avait un aspect si différent de celui que je lui avais vu quelques jours auparavant, que l'on ne pouvait s'empêcher de partager l'enivrement général.

Au milieu de tous les équipages, le nôtre était assez élégant pour être remarqué.

Bientôt il fut non-seulement remarqué, mais ceux qui l'occupaient furent reconnus.

Alors les noms de Barras, de Tallien, de Terezia Cabarrus se répandirent dans la foule qui gronda aussitôt.

Il y a quelque chose du tigre dans la foule; elle gronde d'amour comme de colère.

Cinq minutes après, la voiture était enveloppée et ne pouvait plus marcher qu'au pas.

Alors les cris de Vive Barras! Vive Tallien! Vive madame Cabarrus! éclatèrent, et au milieu de tous ces cris une voix retentit, c'était une voix de femme, qui cria: