Tasuta

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

Tekst
Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

«Vive Notre-Dame de thermidor!»

Le nom resta à la belle Terezia.

Nous fûmes reconduits jusqu'à la chaumière de l'allée des Veuves par ces cris frénétiques, car il nous fut impossible de continuer notre promenade.

Mais ce ne fut point tout; la foule stationna devant la porte et continua ses cris jusqu'à ce que Barras, Tallien et madame Cabarrus se fussent montrés à elle.

Cela dura jusqu'à ce qu'on eût demandé un peu de repos pour Terezia, qui se trouvait, disait-on, un peu indisposée.

Quant à moi, j'étais ivre d'un sentiment singulier, qui tenait encore plus de l'étonnement que de l'enthousiasme.

Barras ne me quitta pas un instant de toute la soirée, sans qu'il me fût possible, lui parti, de me rappeler un seul mot de ce qu'il m'avait dit ou de ce que je lui avais répondu.

XXVIII

Lorsque Barras fut parti, Terezia s'empara de moi.

La conversation tomba sur Barras. Comment l'avais-je trouvé? N'était-il pas gai, spirituel, charmant?

C'est vrai, il était tout cela.

Terezia me conduisit à ma chambre; elle ne voulut pas me quitter qu'elle n'eût fait ma toilette de nuit, comme elle avait fait ma toilette de jour.

Aux lumières, ma chambre était encore plus coquette que dans la journée. Tout servait de réflecteur aux bougies: les cristaux des chandeliers, les potiches du Japon et de la Chine, les glaces de Venise et de Saxe semées le long de la muraille.

Mon lit, tout en étoffe de soie gris-perle avec des boutons de rose, faisait un si grand contraste avec la paille des Carmes et de la Force, le lit de madame Condorcet, celui de ma petite chambre que j'avais quitté faute de pouvoir la payer plus longtemps, que je le caressais de la main et des yeux comme les enfants font d'un joujou.

Puis, au milieu de toutes ces richesses, cette créature si belle, si élégante, si courageuse, que tout un peuple avait acclamée lorsqu'elle s'était montrée à lui, et qui avait voulu dételer sa voiture; qui disait vouloir faire de moi son amie, ne plus me quitter, vivre continuellement avec moi, me faire rendre ma fortune, joindre son luxe au mien pour mener une grande existence, tout cela, je l'avoue, était si opposé aux mauvais jours que je venais de traverser, à mon dégoût de la vie, aux tentatives que j'avais faites pour mourir, que lorsque je pensais à mon passé, je croyais sortir d'un rêve fiévreux et insensé, ou plutôt être entrée dans une nouvelle vie qui n'avait aucune raison d'être et qui allait s'évanouir comme les décorations de jardins enchantés et de palais splendides dans les contes de fées.

Je m'endormis sous les caresses de Terezia.

Des songes charmants les continuèrent.

En me réveillant, je vis des fleurs, des arbres, j'entendis chanter les oiseaux: étais-je encore à Argenton?

Hélas! non; j'étais à Paris, allée des Veuves, aux Champs-Élysées.

Une jeune femme de chambre, vraie soubrette d'opéra-comique, entra chez moi, riante, coquette, marchant sur la pointe du pied, pour me demander mes ordres.

On déjeunerait à onze heures, mais d'ici là que prendrais-je, café ou chocolat?

Je demandai du chocolat.

Combien cette vie de prison, si douloureuse pour moi, avait dû peser sur ces femmes habituées à ce luxe quotidien! et je compris que Terezia me fût reconnaissante de l'avoir aidée à reconquérir tout cela.

Nous étions encore à table après le déjeuner, lorsque Barras, sous prétexte de parler des affaires publiques avec Tallien, se fit annoncer.

Il nous fit ses compliments ordinaires, et prétendit que j'étais plus belle en négligé du matin qu'en toilette du soir.

– Ah! mon ami, je n'étais point habituée à ce langage, jamais vous ne m'aviez parlé ainsi, vous; jamais vous n'aviez loué ni ma beauté ni mon esprit; il vous suffisait de me dire:

– Je suis content de toi, Éva.

Puis de temps en temps vous me preniez la main, vous me regardiez et vous me disiez:

– Je vous aime.

Oh! si je vous voyais, même en rêve, me regarder ainsi; si je vous sentais me serrer la main ainsi; si je vous entendais me dire ainsi: «Je vous aime;» tout ce mirage qui m'enveloppe s'évanouirait, et je serais sauvée.

En sortant de chez Tallien, Barras entra.

– Je me suis déjà occupé de vous, me dit-il, et je crois vous avoir trouvé, dans un des quartiers élégants de Paris, une petite maison telle qu'elle vous conviendra sous tous les rapports.

– Mais, citoyen Barras, lui dis-je, il me semble que vous allez bien vite.

– Quelque chose qu'il arrive, reprit Barras, vous restez toujours à Paris, et il faudra bien que vous y logiez.

– D'abord, répondis-je, je ne sais si je resterai à Paris, et, dans tous les cas, pour que j'y achète une maison et pour que j'y demeure, il me faut une fortune indépendante; je n'en ai pas encore.

– Oui, mais vous aurez bientôt la vôtre, dit Barras. Je viens de voir Sieyès et de le consulter; c'est, comme vous le savez, un jurisconsulte habile; il m'a dit que rien ne s'opposerait à la restitution de vos biens, et je vais tout tenir prêt pour que, une fois vos biens rendus, vous n'ayez pas de temps à attendre. Non pas que Terezia ne tienne pas à vous garder chez elle le plus longtemps possible, mais je comprends votre gêne dans une maison qui n'est pas la vôtre.

Barras avait cinquante raisons pour une de venir trois ou quatre fois par jour chez Tallien; et quand il n'en avait pas, il en inventait.

Les journées passaient rapidement, et je me liais de plus en plus avec Terezia, abandonnée par madame de Beauharnais que les premiers jours de son veuvage laissaient toute à sa douleur.

Son mariage avec le vicomte n'avait point été heureux, mais elle le perdait si douloureusement, au moment où il allait être sauvé comme les autres par la mort de Robespierre, que, ne connaissant pas les décrets de la Providence sur elle, et qu'il fallait pour qu'ils s'accomplissent que son mari la laissât veuve, elle éprouvait dans son amour pour ses enfants plutôt que dans son amour pour lui un grand regret du présent, un grand doute de l'avenir.

Quinze jours se passèrent ainsi sans qu'un seul jour Barras manquât de se faire voir deux ou trois fois.

Comme on l'avait présumé, les thermidoriens étaient prêts d'hériter de la puissance qu'ils avaient abattue. Il était évident que, au premier changement qui se ferait dans la forme du gouvernement, ils arriveraient au pouvoir.

Tallien et Barras restaient en ce cas chefs de parti.

Au bout de huit jours, j'avais des nouvelles de Jean Munier. Il écrivait que les biens avaient été mis sous séquestre, mais non vendus. Il relevait maintenant leur valeur et promettait d'arriver aussitôt que ce relevé serait fait par l'arpenteur et le notaire.

En effet, le quinzième jour, il arriva.

Les biens, qui étaient en maisons, en châteaux, en plaines et en forêts, pourraient monter à la valeur d'un million et demi, dans ce temps de dépréciation. Dans tout autre, ils eussent valu deux millions, c'est-à-dire une soixantaine de mille livres de rente.

C'était là d'excellentes nouvelles, et j'avoue que j'en bondis de joie. Du degré d'espérance où j'étais arrivée, s'il m'avait fallu redescendre au niveau de cette douleur, de cet oubli de tout, de cet abandon de soi-même qui m'avaient fait chercher la mort, je ne sais si j'aurais eu le même courage.

Avec vous, mon bien-aimé Jacques, je me sentais la force de tout supporter, mais sans vous, mais en votre absence, mon pauvre cœur perdait toute sa force. Oh! Jacques, Jacques, vous avez plus soigné chez moi le corps que l'âme; vous avez eu le temps de faire ce corps d'une beauté qui, dit-on, éblouit les yeux; mais l'âme! l'âme! vous l'avez laissée faible, et n'avez pas eu le temps d'y insuffler votre puissante haleine.

Barras, mes pièces de propriété à la main, le procès-verbal de la mort de mon père reçu de Mayence, commença les démarches nécessaires. Loin d'être antipathique au mouvement qui venait de s'opérer, j'avais tout perdu et j'avais failli perdre la vie sous le gouvernement des jacobins.

La faveur, comme c'est l'habitude, commençait à revenir aux victimes de la révolution, et ceux-là même qui avaient été les plus furieux entre les démagogues commençaient, comme Fréron, à se laisser entraîner aux excès les plus opposés.

Quant à moi, je sortais tous les jours avec Terezia et Tallien. En vertu de la loi du divorce, elle avait pu se remarier, son premier mari vivant encore, et, chose étrange qui caractérise parfaitement l'Espagnole, elle avait voulu se remarier devant un prêtre, et un prêtre non assermenté.

Barras n'avait fait qu'augmenter d'attentions pour moi. Il était facile de voir qu'il obéissait à une irrésistible passion. De mon côté, soit dans l'espérance des services que j'attendais de lui, soit que je cédasse peu à peu et malgré moi, à ce charme qui l'entourait, soit enfin, mon ami, que l'absence opérât son effet habituel sur une âme vulgaire, moi j'avais pris une telle coutume de le voir que, s'il venait une fois de moins que d'habitude, j'étais inquiète le soir et l'attendais avec impatience.

Deux mois s'écoulèrent. Un jour Barras vint me chercher dans un joli coupé attelé de deux chevaux. Il avait quelque chose à me faire voir, disait-il.

Au point d'amitié où j'en étais vis-à-vis de lui, je ne voyais aucune difficulté à sortir en tête à tête.

Il me conduisit dans une petite maison de la rue de la Victoire, située entre cour et jardin. Un valet de chambre attendait sur le perron.

Il me fit visiter la maison, du rez-de-chaussée au second étage. Il était impossible de voir un plus charmant bijou, tout était d'une élégance parfaite auquel le luxe avait part sans qu'il fût possible de le reconnaître, tant il était déguisé sous le bon goût qui marche si rarement avec lui. Il y avait dans le salon deux charmants tableaux de Greuze. Dans une chambre à coucher, un Christ apparaissant à la Madeleine, de Prud'hon. La chambre à coucher avait l'air d'un boudoir taillé pour un colibri dans un bouton de rose.

 

Il ouvrit un secrétaire placé entre les deux fenêtres et me montra l'acte qui levait le séquestre de mes biens placé sur les titres de propriété, puis enfin, comme je voulais remonter en voiture pour partir avec lui.

– Restez, madame, dit-il, cette maison est à vous: elle est à moitié payée par les quatre années de revenus que votre père ni vous n'avez point touchés. Vous êtes riche d'un million et demi, et toutes vos dettes montent à quarante mille francs qui vous restent à payer sur cette maison; seulement je fais une réserve: Tallien, sa femme et moi venons aujourd'hui pendre la crémaillère avec vous. La voiture et les domestiques sont à vous, il va sans dire que, si nous sommes mécontents du cuisinier, après le dîner nous le changerons.

Et, avec la légèreté et l'élégance que savaient mettre en toutes choses ces hommes-là, Barras prit ma main, la baisa et sortit.

Sa voiture l'attendait à la porte.

La mienne restait attelée dans la cour.

Une jeune et jolie femme de chambre vint demander mes ordres, et m'ouvrit deux ou trois armoires pleines de robes les plus élégantes, qui avaient été commandées par Terezia et dont la mesure avait été prise sur elle.

Je restai confondue.

Mon premier mouvement fut de rouvrir l'armoire où étaient mes papiers d'affaires. Je trouvai le contrat de la maison passé en mon nom par Jean Munier, mon procurateur général. Elle avait été payée, dans ces jours de dépréciation mobilière, soixante-dix mille francs. Ce n'était pas la moitié de ce qu'elle valait.

Elle avait été payée sur les fonds arriérés restés entre les mains des fermiers, qui n'avaient su à qui rendre leurs comptes depuis quatre ans.

À la suite du contrat d'acquisition étaient les mémoires acquittés du tapissier qui avait fourni l'ameublement complet, lesquels montaient à quarante mille francs; puis venaient les notes isolées des peintres, des marchands d'objets de fantaisie, de ces mille riens ravissants qui parent les cheminées et les consoles; tout cela était parfaitement payé par moi, comme me l'avait dit Barras, avec l'argent de mes revenus, et la seule chose qu'il se fût permis de m'offrir était une montre enfermée dans un bracelet, marquant l'heure à laquelle j'étais entrée dans la maison.

Ce retour à ma fierté native satisfait, je n'eus plus d'hésitation à accepter une chose que j'avais payée de l'argent de ma famille et de l'héritage de mon père; je trouvai de plus une réserve de mille louis enfermés dans un petit coffret sur lequel étaient écrits ces mots:

«Reste des revenus de mademoiselle Éva de Chazelay pendant les années 1791, 1792, 1793 et 1794.»

Quant aux robes, les factures acquittées se trouvaient à part. Elles me furent remises par la femme de chambre, qui me renouvela la question:

– Madame a-t-elle des ordres à donner?

– Oui, lui dis-je, habillez-moi et dites au cocher de ne pas dételer.

Elle m'habilla, car j'avais pensé que, ayant quitté Terezia sans rien lui dire, la politesse la moins exigeante voulait que j'allasse lui renouveler l'invitation que lui avait sans doute faite Barras, de venir avec son mari pendre, comme il disait, la crémaillère chez moi.

Lorsque je fus habillée, je remontai en voiture et donnai l'ordre au cocher de retourner allée des Veuves à la Chaumière, à la porte même où il m'avait prise.

Un concierge, qui n'avait pas la prétention d'être un suisse, mais qui n'avait qu'à changer d'habit pour le devenir les jours de cérémonie, ouvrit les deux battants de la porte et les chevaux s'élancèrent.

Dix minutes après j'étais dans les bras de Terezia.

– Eh bien! ma chère, me dit-elle, es-tu contente?

– Émerveillée, lui dis-je, mais surtout de la manière délicate dont tout cela a été fait.

– Oh! cela, dit Terezia, je puis t'en répondre. Dans toutes choses j'ai été consultée, et dans toutes choses j'ai donné mon avis.

– Mais tu connais la maison? lui demandai-je.

– Ingrate! dit-elle, n'as-tu pas reconnu dans les moindres détails la main d'une femme et d'une amie, d'une amie un peu égoïste, car tu as vu que ton coupé ne contient que deux places. Je ne veux pas, quand nous irons au bois ensemble, qu'une troisième personne soit entre nous et nous empêche de nous faire nos plus intimes confidences.

– Eh bien, veux-tu que nous commencions? ma voiture est en bas, tu es habillée et moi aussi, allons faire un tour au bois.

Nous montâmes en voiture toutes deux et nous partîmes.

Je dois avouer que cette première promenade, dans une charmante voiture à moi, avec la plus jolie femme de Paris, se fit sous l'empire d'un charme inexprimable. N'étais-je pas cette même enfant idiote jusqu'à l'âge de sept ans, à la création de laquelle vous travaillâtes heure par heure, jour par jour, pendant sept autres années; qui vous fut arrachée un jour pour aller demeurer avec une tante quinteuse, dans une rue sombre de la vieille ville de Bourges; qui, mandée par son père à l'étranger, n'arriva à Mayence que pour y lire son procès-verbal d'exécution; qui ne sachant pas qu'au moment de la mort il avait autorisé son mariage avec vous, alla s'enfermer avec sa tante, et jusqu'à la mort de sa tante, dans une triste maison de Vienne; qui partit aussitôt, l'espoir dans le cœur, pour venir vous retrouver et se mettre sous votre protection en France? Vous étiez parti, vous étiez à l'étranger, vous étiez mort peut-être.

Tuée à moitié par ces nouvelles, j'ai continué de vivre en me rapprochant chaque jour de la misère et de la tombe. Nulle âme vivante n'a mis le pied plus avant dans le sépulcre que moi. J'en fus tirée par un miracle, et voilà que ce même miracle m'a rendu la liberté, la fortune, la vie et tout ce qui en fait l'éclat.

N'y avait-il pas de quoi tourner la tête d'une pauvre enfant idiote, comme je l'ai dit déjà pendant sept années?

Dieu avait été bien bon pour moi.

Pardonne-moi, Jacques, je me trompe, bien cruel.

XXIX

Je ne sais pas, ô mon bien-aimé Jacques, lorsque tu liras ces lignes, si tu comprendras ce qui se passait dans mon âme au moment où je les écrivais. Un trouble étrange était dans mon esprit, pareil à celui qu'éprouverait un homme, qui, étant resté dans une chambre où l'on aurait manipulé des liqueurs fortes, se serait grisé à leurs vapeurs sans en avoir approché une goutte de ses lèvres.

J'avais quelque chose de vague dans l'esprit et dans les yeux qui me faisait faire des compliments auxquels je ne comprenais rien.

Le jour où nous avions fêté mon entrée à ma petite maison de la rue de la Victoire, on m'avait fait improviser sur le piano des choses qui m'avaient paru folles à moi-même, mais qui avaient ravi à l'admiration ceux qui m'écoutaient.

Il n'y a pas de poison plus subtil et qui s'infiltre plus profondément dans les veines que la louange. Nul ne savait distiller ce poison goutte à goutte comme Barras. La musique avait sur moi cette influence fatale qu'elle m'enlevait le reste de ma raison.

Quand je tombais dans cet état cataleptique qui était presque toujours la suite de mes improvisations, j'étais littéralement à la merci de ceux avec qui je me trouvais. Les occupations de la journée au reste ne me prédisposaient que trop à cet état dangereux.

Tous les jours se passaient en fêtes. Paris tout entier semblait avoir échappé à l'échafaud et vouloir faire de la vie à venir une jouissance éternelle. Le matin, les amis se visitaient, se félicitant de se retrouver vivants. À deux heures, on allait promener au bois; on y apercevait des gens dont on n'avait pas osé demander de nouvelles, on faisait arrêter les voitures l'une près de l'autre, on passait de l'une dans l'autre, on se serrait les mains, on s'embrassait, on se promettait de se revoir beaucoup, on s'invitait à des bals, à des soirées, pour oublier ce qu'on avait souffert.

Tous les soirs il y avait grande réunion ou chez madame Récamier, ou chez madame de Staël, ou chez madame Krüdner, puis des bals où jamais femme du monde n'avait mis les pieds et qui étaient encombrés de femmes du monde.

On éprouvait non-seulement la joie de vivre, mais le besoin absolu d'être heureux en vivant. Des femmes, sur la vie desquelles les plus mauvais esprits n'avaient jamais eu à s'égayer, sortaient en tête-à-tête avec des hommes qu'on leur donnait pour amants sans que personne s'en formalisât. Bien des liaisons se formèrent à cette époque, desquelles personne ne s'inquiéta, et qui, un an plus tôt ou un an plus tard, eussent scandalisé tout le monde. Puis l'on s'occupait de littérature, chose inconnue pendant cinq ans.

D'un amour humain puisé dans le sein de Dieu il y avait des héros nouveaux qui ne ressemblaient à aucun autre, qui s'appelaient René, Chactas, Atala; il y avait des poëmes nouveaux qui, au lieu de s'appeler les Abencérages, les Numa Pompilius, s'appelaient le Génie du christianisme et les Martyrs.

L'or, ce métal peureux qui fuit ou qui se cache à l'approche des révolutions, semblait rentrer dans Paris par des chemins nouveaux et inconnus. À la vue de cet or, les marchands semblaient éblouis et pris de la fièvre de vendre; tout en vous cédant les choses aux prix ordinaires, ils semblaient les donner pour rien. Alors les femmes se couvraient de bijoux, de dentelles, défroques inventées pour les époques de luxe. Il se passait quelque chose de pareil à ce que Juvénal raconte du temps de Messaline et de Néron.

On demandait tout haut à de jeunes filles et à des femmes mariées des nouvelles de leurs amants. C'était un mélange singulier de naïveté et d'impudeur.

Où prirent leur appui les créatures assez heureuses pour avoir échappé à l'influence de ces jours d'immoralité. Celles-là avaient sans doute des croyances ou des superstitions qui leur donnèrent la force de résister.

Toute ma force à moi était en vous. Vous n'étiez plus là. J'ignorais si je vous reverrais jamais. Je vous aimais toujours, mais d'un amour solitaire et sans espérance, qui m'irritait plutôt qu'il ne me défendait. Je me rappelle m'être éveillée bien souvent au milieu de la nuit, au bruit de ma voix qui vous appelait à mon secours. Vous n'étiez pas là, et je me rendormais brisée d'une lutte dont je ne me rendais pas compte.

Souvent je racontais cet état étrange de mon corps et de mon âme à Terezia; elle souriait, m'embrassait, mais jamais elle ne leva le voile qui m'empêchait de lire en moi-même, jamais elle ne me donna un conseil que je puisse lui reprocher.

Tous les hommes élégants de l'époque semblaient s'être donné rendez-vous partout où j'allais; partout où je me trouvais, c'était le même bourdonnement d'admiration à mon arrivée. Les femmes dont la réputation n'avait jamais subi la moindre tache se donnaient à cette époque des plaisirs d'actrices ou de danseuses. Terezia jouait admirablement la comédie. Madame Récamier dansait cette fameuse danse du châle qui a été transportée sur le théâtre et qui y a fait fureur. Moi, l'on me faisait chanter ou improviser sur le piano, mais mes inspirations musicales seulement pouvaient donner une idée de ce qui se passait en moi. Aucun chant, aucune parole, aucune poésie ne pouvaient rendre l'état tumultueux de mon cœur. À tout moment j'entendais dire autour de moi: Quel malheur qu'une personne si bien organisée pour le théâtre soit une femme du monde riche d'un million. Ah! pourquoi vous a-t-on rendu votre fortune, vous eussiez été obligée d'avoir recours à votre talent, et alors, au lieu de n'avoir appartenu qu'à vous-même, vous nous eussiez appartenu à tous.

Moi-même je commençais à regretter de ne pas m'être jetée dans cette vie ardente et fougueuse de l'art. Au moins mon âme aurait eu quelque chose à dévorer, j'aurais combattu, j'aurais lutté, j'aurais souffert. Comprenez-vous cela, mon ami? Moi qui avais tant souffert, j'avais des besoins de souffrir encore.

Par malheur Terezia vint en aide, sans le savoir, à cette aspiration d'amour et de souffrance. C'était la mode à cette époque de jouer la comédie et même la tragédie. Barras et Tallien étaient liés avec Talma, elle les pria de lui présenter le grand artiste, à qui, disait-elle, elle voulait demander des conseils pour jouer la tragédie.

L'invitation fut faite; Talma ne se fit pas prier.

Il vint chez Terezia d'abord. Il était alors dans la toute-puissance de son talent, de sa jeunesse et de sa beauté. C'était un homme distingué sous tous les rapports; je n'avais jamais vu de près un comédien, ce fut pour moi un objet d'une attention toute particulière.

 

Mon étonnement fut grand de trouver en lui toute la courtoisie, toute la politesse, toutes les aptitudes de l'homme du monde.

En voyant deux jeunes femmes comme Terezia et moi, il crut avoir affaire à deux petites filles capricieuses qui voulaient, en jouant la comédie, se donner un ridicule de plus.

Madame Tallien était à sa toilette lorsque Barras l'introduisit au salon, où je me trouvais seule. Il laissa Talma avec moi et monta pour hâter la toilette de Terezia, ce qui n'était pas une petite affaire.

J'étais très émue, non pas de l'idée de me trouver en tête-à-tête avec un comédien, mais à celle d'avoir à répondre à un homme de génie. Il s'avança vers moi, me salua gracieusement, et me demanda si c'était moi qui voulais prendre de lui des leçons.

À un homme comme vous, monsieur Talma, lui répondis-je, on ne demande pas des leçons, mais des conseils.

Il s'inclina.

– M'avez-vous vu jouer? me demanda-t-il.

– Non, monsieur, lui répondis-je; je vais même vous faire un aveu étrange pour une personne de mon âge, avide d'instruction et de plaisirs; je n'ai jamais été au spectacle.

– Comment! mademoiselle, dit Talma, vous n'avez jamais été au spectacle? mais si nous ne sortions pas d'une révolution, je vous demanderais si vous sortez d'un couvent.

Je me mis à rire.

– Monsieur, lui dis-je, je n'ai jamais osé, ignorante comme je suis en question d'art, désirer vous voir. C'est Terezia qui est la coupable. Mon éducation diffère complètement de celle des autres femmes. Je n'ai jamais été au couvent, et je n'ai jamais été au spectacle. Vous dire que les chefs-d'œuvre de nos grands maîtres me soient étrangers, oh! non, je les sais par cœur, quoiqu'ils ne me satisfassent point.

– Pardon, me-dit Talma, mais vous me paraissez bien jeune encore, mademoiselle.

– J'ai dix-sept ans.

– Et vous avez déjà des idées faites?

– Je ne sais pas, monsieur, ce que vous appelez des idées faites; je juge avec mes sensations. Je crois que les grandes émotions viennent, au théâtre, des grandes passions. L'amour, à ce qu'il m'a semblé, était une des passions les plus tragiques. Eh bien, je trouve que la façon dont nos poëtes dramatiques expriment l'amour contient plus de rhétorique amoureuse que de vérité du cœur.

– Excusez-moi, mademoiselle, reprit Talma, mais vous parlez d'art comme si vous professiez l'art vrai.

– Il y a donc un art vrai et un art faux? lui demandai-je.

– J'ose à peine l'avouer, moi qui suis tour à tour appelé à représenter Corneille, Racine et Voltaire; mais parlez-vous une autre langue que la nôtre, mademoiselle?

– Je parle l'anglais et l'allemand.

– Mais comment parlez-vous anglais et allemand? comme une pensionnaire.

Je rougis du doute du grand artiste sur ma philologie.

– Je parle anglais et allemand comme une Anglaise et comme une Allemande, répondis-je.

– Et vous connaissez les auteurs qui ont écrit dans ces deux langues?

– Je connais Shakespeare, Schiller et Gœthe.

– Et vous trouvez que Shakespeare ne parle pas bien la langue de l'amour?

– Oh! au contraire, monsieur, je trouve tant de vérité dans cette langue chez lui, que cela me rend probablement injuste envers les auteurs qui l'ont parlée après lui.

Talma me regarda avec étonnement.

– Eh bien? lui demandai-je.

– Eh bien, dit-il, je suis tout étonné de trouver cette justesse de raisonnement dans une jeune fille de votre âge; si ce n'était point trop indiscret, je vous demanderais si vous avez beaucoup aimé?

– Je vous répondrai, moi, j'ai beaucoup souffert.

– Savez-vous par cœur quelque chose de Shakespeare?

– Je sais tous les morceaux remarquables d'Hamlet, d'Othello, de Roméo et Juliette.

– Pouvez-vous me dire en anglais quelque chose de Roméo?

– Et vous, entendez-vous l'anglais?

– J'ai joué la tragédie dans cette langue avant de la jouer en français.

– Eh bien, je vais vous dire alors le monologue de Juliette au moment où le moine lui remet le narcotique qui doit la faire passer pour morte.

– J'écoute, dit Talma.

Je commençai un peu émue d'abord, mais bientôt la puissance de la poésie reprit le dessus, et ce fut avec une certaine poésie que je dis ces vers:

 
Adieu! le Seigneur sait quand nous nous reverrons.
La terreur sur mon front agite son vertige
Et mon sang suspendu dans mes veines se fige.
 
Elle se retourne du côté où sont sorties la nourrice et la signora Capulet
 
Si je les rappelais pour calmer mon effroi?
Nourrice! Signora!.. Pauvre folle, tais-toi!
Qu'ont à faire en ces lieux ta mère ou ta nourrice?
 
 
Il faut que sans témoins la chose s'accomplisse;
À moi breuvage sombre!
 
Hésitant
 
Et si tu faiblissais
Demain je serais donc au comte, non! je sais
Un moyen d'échapper au terrible anathème.
Poignard, dernier recours, espérance suprême,
Repose à mes côtés.
 
Hésitant de nouveau
 
Si c'était un poison
Que le moine en mes mains eût mis par trahison,
Tremblant qu'on découvrît mon premier mariage!
Mais non, chacun le tient pour un saint personnage;
Et d'ailleurs c'est l'ami de mon cher Roméo.
Qu'ai-je à craindre?
 
Un instant épouvantée
 
Mais si, déposée au tombeau,
J'allais sous mon linceul dans la sombre demeure,
Seule au milieu des morts m'éveiller avant l'heure
Où doit mon Roméo venir me délivrer!
Cet air, que nul vivant ne saurait respirer,
Assiégeant à la fois ma bouche et ma narine,
De miasmes mortels gonflerait ma poitrine,
Me suffoquant avant que vainqueur du trépas
Mon bien-aimé ne pût m'emporter dans ses bras
Ou même si je vis, pour mon œil quel spectacle!
Ce caveau n'est-il pas l'antique réceptacle
Où dorment tes débris des aïeux trépassés
Depuis plus de mille ans, l'un sur l'autre entassés?
Où Thybald, le dernier étendu sur sa couche,
M'attend livide et froid la menace à la bouche.
Puis quand sonne minuit, mon Dieu! ne dit-on pas
Qu'éveillés par l'airain, les hôtes du trépas,
Pour s'enlacer hideux dans leurs rondes funèbres,
Se lèvent en heurtant leurs os dans les ténèbres
Et poussent dans la nuit de ces cris émouvants
Qui font fuir la raison du cerveau des vivants.
Oh! si je m'éveillais sous les arcades sombres,
Justement à cette heure où revivent les ombres;
Si se traînant vers moi dans le sépulcre obscur,
Ces spectres me souillaient de leur contact impur,
Et m'entraînant aux jeux que la lumière abhorre,
Me laissaient insensée au lever de l'aurore!
Je sens en y songeant ma raison s'échapper.
Oh! fuis! fuis! Roméo, je vois, pour te frapper,
Thybald qui lentement dans l'ombre se soulève.
À sa main décharnée étincelle son glaive.
Il veut, montrant du doigt son flanc ensanglanté,
Sur sa tombe te faire asseoir à son côté.
Arrête, meurtrier! au nom du ciel, arrête!
 
Portant le flacon à ses lèvres
 
Roméo, c'est à toi que boit ta Juliette!
 

Talma ne m'avait point interrompue tant que j'avais parlé. Il ne m'applaudit pas lorsque je me tus; mais, me tendant la main, il me dit:

– C'est tout simplement merveilleux, mademoiselle.

Terezia et Barras entrèrent comme Talma achevait de me faire ses compliments.

– Ah! citoyen Barras, dit-il, citoyenne Tallien, je regrette vivement que vous ne soyez pas entrés plus tôt.

– Est-ce que la leçon est déjà donnée? demanda en riant Terezia.

– Oui, est donnée, répondit Talma, mais à moi. Vous auriez entendu mademoiselle dire des vers comme j'ai eu rarement l'occasion d'en applaudir.

– Comment! ma pauvre Éva, dit Terezia en riant, est-ce que par hasard tu serais tragédienne sans t'en douter?

– Mademoiselle est tragédienne, comédienne, poëte, tout ce que l'on peut être avec un cœur élevé et une âme aimante. Mais je doute qu'elle trouve jamais en français les intonations prodigieusement naturelles qu'elle a trouvées en anglais.

– Tu parles donc anglais? demanda Terezia.

– Admirablement, dit Talma. Citoyen Barras, vous m'avez prié de vous venir voir pour donner des conseils à ces dames; je n'ai rien à apprendre à mademoiselle, pas de conseils à lui donner; je lui dirai: Dites comme vous sentez, et vous direz toujours juste. Quant à madame Tallien, je la prierai d'entendre d'abord son amie, puis ensuite, si elle veut toujours étudier, je me mettrai à sa disposition.