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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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– Et où et quand entendrons-nous mademoiselle? demanda Terezia.

– Chez moi, quand monsieur Talma voudra.

– Demain soir, dit Talma, je ne joue pas. Vous savez la grande scène de Roméo et Juliette au balcon, n'est-ce pas?

– Oui.

– Eh bien, je la repasserai; je ne me sens pas assez fort pour la jouer avec vous sans une étude nouvelle; n'ayez que quelques amis, vous savez bien qu'on dit que je ne suis pas bon dans les amoureux.

– Alors, dit Barras, nous dînons tous ensemble demain chez mademoiselle?

– Oh! non, dit Talma, quand je joue le soir, je mange à trois heures de l'après-midi et je soupe.

– Eh bien, alors, dit Barras, nous souperons chez mademoiselle.

Et il donna mon adresse à Talma.

J'ai retardé autant que j'ai pu, mon bien-aimé Jacques, l'aveu terrible que j'ai à vous faire, mais il faut enfin que je l'aborde; à demain!

Quand il y avait par hasard de ces sortes de fêtes chez moi, c'était Barras qui en faisait tous les préparatifs. Nul ne s'entendait comme Barras à préparer ces fêtes immenses où l'on recevait cinq cents personnes dans ses palais et dans ses jardins, ou de ces petites fêtes bien plus difficiles, à mon avis, où l'on recevait seulement quinze ou vingt amis et où il fallait s'arranger de manière à renvoyer tout le monde content.

En enlevant une cloison, mon salon et ma chambre à coucher donnaient l'un dans l'autre; la fenêtre, placée dans un angle de la chambre, figurait à merveille la fenêtre au balcon; on avait fait entrer, par cette fenêtre qui simulait l'entrée de ma chambre, des lierres, des chèvrefeuilles et des jasmins.

Des réflecteurs invisibles, placés qu'ils étaient sur le ciel de mon lit, invisible lui-même derrière un massif d'orangers, éclairaient cette fenêtre aussi vivement qu'auraient pu le faire les rayons de la lune.

Un échafaudage dressé dans le jardin me permettait de me tenir debout à cette fenêtre et de m'appuyer à la barre toute garnie de plantes grimpantes comme j'aurais pu le faire à un balcon.

À sept heures, on m'apporta un ravissant costume de Juliette dont Isabey avait fait le dessin. C'était une attention de Terezia; elle savait mieux que moi quelles étaient la coupe et les couleurs qui m'avantageaient.

Le rendez-vous était donné pour huit heures.

Je ne connaissais personne à Paris, c'était donc Tallien et Barras qui avaient fait les invitations. Je me rappelle seulement qu'il y avait là Ducis, qui, vingt-trois ans auparavant, avait fait une traduction de Roméo et Juliette, si toutefois cette faible esquisse de magnifiques tableaux pouvait s'appeler une imitation.

À huit heures précises, on annonça le citoyen Talma.

En entrant au salon il jeta le manteau dont il était enveloppé et apparut dans son costume de Roméo, emprunté au petit livre vénitien dessiné par le cousin de Titien.

Quoique un peu petit et déjà un peu gros pour le personnage, ce costume lui allait très-bien.

Barras et Tallien avaient eu soin qu'il trouvât là sa société habituelle: Chénier, le citoyen Arnault, Legouvé, Lemercier, madame de Staël, Benjamin Constant, Trénis, le beau danseur, toutes personnes enfin que je ne connaissais pas et qui se connaissaient entre elles.

J'avais chargé madame Tallien de faire les honneurs du salon. J'avais pour m'habiller l'habilleuse de mademoiselle Mars et de mademoiselle Raucourt. Toutes deux m'attendaient dans un boudoir donnant sur ma chambre à coucher.

La porte de communication entre le salon et la chambre à coucher, c'est-à-dire entre la salle de spectacle et le théâtre, était fermée par une simple draperie de velours rouge qui se tirait de chaque côté comme des rideaux de lit ou de fenêtre.

Lorsque je fus habillée, je descendis par le jardin et montai sur mon échafaudage.

Il faisait beau comme en été, je fus éblouie, en jetant les yeux dans l'intérieur de ma chambre, de la voir complètement changée en un parterre de fleurs.

Pardon de m'appuyer sur tous ces détails; mais, sur le point d'avouer une grande faute, il faut bien que je cherche dans la nature tout entière des excuses à ma faiblesse.

Une espèce de tente accolée à la maison figurait ma chambre, peinte à la manière du commencement du seizième siècle.

On avait substitué à la fenêtre, une fenêtre en ogive qui s'adaptait à merveille sur l'autre.

À mon arrivée au balcon, elle était fermée, mais destinée à s'ouvrir de mon côté, c'est-à-dire du côté opposé où elle s'ouvrait.

À travers les carreaux peints, je vis entrer Talma. Il s'arrêta un instant, ne sachant où poser le pied, tant le parquet était couvert de fleurs, puis il vint prendre sa place au pied de mon balcon.

Une main invisible frappa trois coups.

Les rideaux de la porte s'ouvrirent.

Tous les spectateurs du salon poussèrent un cri d'étonnement, personne ne s'attendait au charmant tableau de Miéris que faisait ma fenêtre, éclairée en dedans et toute sillonnée de branches de clématite, de jasmin et de chèvrefeuille.

Ce cri devint un applaudissement général qui ne cessa que lorsqu'on vit ma fenêtre s'éclairer et moi apparaître derrière le vitrail colorié.

D'ailleurs Talma allait parler, et tout le monde se taisait pour écouter Talma.

De même que le grand artiste avait mis une suprême coquetterie dans son costume, il avait appelé à son aide toute la magie de sa voix veloutée.

Il commença donc en anglais:

 
Quelle clarté soudaine à travers la fenêtre
S'allume? Est-ce l'Amour ou toi qui va paraître,
Belle Juliette, ange blond et vermeil
Qui fait pâlir Phébé? Lève-toi, doux soleil,
Bien autrement brillant que cette reine pâle
Qui porte sur son front la couronne d'opale.
Fuis sur ton char nacré, Phébé, c'est l'astre d'or.
Ma vierge, mon amour, mon ange, mon trésor,
Ta lèvre qui s'agite est-elle donc muette,
Que mon oreille écoute en vain, ô Juliette?
Que tes yeux sans ta voix me parlent à leur tour,
Et je leur répondrai par un seul mot: Amour
Tes yeux, qu'ai-je dit là, non, ce sont deux étoiles
Que la nuit veut en vain éteindre dans ses voiles,
Et qui, lançant leurs feux à l'horizon lointain,
Font chanter les oiseaux qui rêvent le matin.
Voyez comme sa joue avec grâce tombée,
Cherche un flexible appui sur sa main recourbée.
Que ne suis-je le gant qui couvre cette main,
Et de sa joue en fleur caresse le carmin.
 

J'ouvris la fenêtre au milieu des applaudissements donnés à Talma et qui redoublèrent à ma vue.

J'avais à répondre un seul mot:

Hélas!

ROMÉO
 
Elle a parlé! Tais-toi, brise inquiète,
Laisse venir à moi la voix de Juliette,
Messager lumineux, aux paroles de miel,
Qui de la part de Dieu descend vers moi du ciel
Et passe plus brillant à travers le nuage
Que ne le fait l'éclair, ce glaive de l'orage!
 
JULIETTE
 
Oh! Roméo, pourquoi te nommer Roméo?
Oh! renonce à ce nom, si terrible et si beau!
Renonce à ta famille ou bien dis-moi je t'aime!..
Et c'est moi qui, dès lors, encourant l'anathème,
Reniant aussitôt le nom qui te déplaît,
C'est moi qui cesserai d'être une Capulet.
 
ROMÉO, à lui-même
 
Dois-je à présent parler? ou dois-je encore me taire?
 
JULIETTE
 
C'est ton nom qui te fait un crime involontaire,
Et cependant, grand Dieu! que m'importe ton nom;
T'appelant Montaigu, m'aimerais-tu moins? – Non!
Aucun des éléments qui composent notre être
N'est dans le nom qu'un père à son fils doit transmettre.
Ton nom n'est ni ta main, ni tes yeux, ni ton cœur,
Ni cette douce voix qui te fait mon vainqueur,
Car enfin, Roméo, si nous nommions la rose,
Aux baisers du matin sous le buisson éclose,
D'un autre nom offrant un autre sens pour nous,
Le parfum de la rose en serait-il moins doux?
L'escarboucle qui luit dans la nuit la plus sombre
Par son nom ou ses feux éclaire-t-elle l'ombre?
Si Roméo voulait n'être plus Roméo
En serait-il moins brave, en serait-il moins beau?
Le fourreau changerait seulement, non la lame,
Et dans le même corps survivrait la même âme.
ROMÉO., se faisant voir de Juliette.
Au lieu de m'appeler de ce nom détesté,
Appelle-moi l'Amour ou la Fidélité.
Et me venant de toi, je tiendrai le baptême
Pour être aussi sacré que venant de Dieu même.
 
JULIETTE
 
Qui donc es-tu qui viens épiant mes ennuis
Si promptement répondre à mes plaintes?..
 
ROMÉO
 
Je suis
Un homme dont le nom est maudit, chère sainte,
Puisque ce nom chez toi n'éveille que la crainte,
Et qui renoncerait à ce nom criminel,
Fût-il prêt d'en signer son bonheur éternel.
 
JULIETTE
 
À peine ai-je une fois parmi des bruits frivoles,
Entendu cette voix prononcer vingt paroles
Que déjà de mon cœur son accent est connu,
N'es-tu pas Roméo, le fils de Montaigu?
 
ROMÉO
 
Non, non, je ne suis pas Roméo, je te jure.
 
JULIETTE
 
Ta présence en ces lieux, jeune homme, est une injure.
Que veux-tu? qui t'amène en ce jardin? pourquoi
Y venir à cette heure et dans la nuit, dis-moi?
Comment as-tu franchi la muraille, elle est haute.
S'il t'arrive un malheur, ce sera par ta faute,
Car si quelqu'un des miens te rencontrait ici,
De lui tu n'obtiendrais ni pitié, ni merci.
 
ROMÉO
 
L'amour de son flambeau m'a prêté la lumière;
Tu sais que pour son aile il n'est point de barrière;
Son aile m'a porté de ce côté des murs
Et son flambeau guidé par les chemins obscurs.
Quant à craindre des tiens la présence importune,
Je risque en ce moment une pire infortune.
Et bien plus que leur glaive à l'éclair furieux,
Je crains le doux éclair qui jaillit de tes yeux.
 
JULIETTE
 
Oh! pour le monde entier, si près de ma demeure,
Non, je ne voudrais pas qu'on te vît à cette heure.
 
ROMÉO
 
Oh! ne crains rien, te dis-je, à l'œil qui me poursuit
J'échappe enveloppé du manteau de la nuit!
Et d'ailleurs une mort regrettée et prochaine
Vaut mieux que de longs jours exposés à ta haine.
 
JULIETTE
 
Mais quelle intention sitôt avant le jour
T'a conduit en ces lieux?
 
ROMÉO
 
Juliette, l'amour!
Qui règne sur nos cœurs comme le vent sur l'onde
Et qui pour te revoir à l'autre bout du monde
M'entraînerait bravant les flots et les éclairs
Au sein de la tempête et par delà les mers.
 
JULIETTE
 
Si le masque des nuits ne couvrait mon visage
Tu verrais, crois-le bien, de la pudeur sauvage
La rougeur virginale à cet aveu trop prompt
S'élancer de mon cœur et monter à mon front.
Mais pourtant, Roméo, si tu m'aimes, écoute.
Dis la main sur ton cœur: oui, je t'aime! Le doute
Est permis à qui veut aimer sincèrement
Et tout donner, cœur, âme et corps à son amant.
On dit que Jupiter, patron de l'imposture,
Sourit aux faux amants dont la foi se parjure:
Mais que nous fait à nous Jupiter, dieu païen.
Le Dieu qui nous écoute et se fait le gardien
Des serments échangés entre deux nobles âmes,
N'est point un Dieu jaloux du déshonneur des femmes.
C'est un Dieu bon, aimant, miséricordieux,
Que s'il a mis l'amour en mon âme et tes yeux,
L'a mis pour qu'en tes yeux mon âme le respire
Et qu'en mon âme alors tes yeux le puissent lire.
Et si je dis cela si vite, souviens-toi
Que c'est qu'en ce jardin, t'ignorant près de moi,
J'ai laissé de mon cœur comme une onde de l'urne,
Échapper le secret de ma fièvre nocturne.
Ce qui vient à l'instant par toi d'être entendu
Était dit à la nuit seule, beau Montaigu.
Ne va donc pas à tort me croire trop pressée
Par l'éblouissement d'une amour insensée.
 
ROMÉO
 
Oh! je te jure ici par la reine des cieux
Qui fuit à l'horizon, croissant silencieux…
 
JULIETTE, l'interrompant
 
Oh! non, ne jure pas par la lune infidèle
Qui chaque nuit présente une face nouvelle.
Car ton amour serait peut-être aussi changeant
Qu'est changeante la reine à la face d'argent.
 
ROMÉO
 
Quelle divinité veux-tu donc que je prenne
À témoin de l'amour qui brûle dans ma veine?
 
JULIETTE
 
Aucune! il vaut bien mieux ne pas jurer, crois-moi.
Dis seulement: Je t'aime! et confiante en toi,
Pour t'entendre redire une autre fois: Je t'aime!
Ami, je te dirai: Jure-moi par toi-même,
Et je n'ai plus besoin et de prêtre et d'anneau,
Car d'aujourd'hui mon cœur s'appelle Roméo.
 
ROMÉO
 
Ange d'amour, merci!
 
JULIETTE
 
Maintenant, ma chère âme,
Que mon cœur a jeté sa trop subite flamme,
Ne va pas comparer cette flamme à l'éclair
S'éteignant aussitôt qu'il a brillé dans l'air.
Non, le bourgeon d'amour que ce soir favorise,
S'il est tout un printemps caressé par la brise,
Peut par nous doucement, jusqu'à l'été conduit,
Après sa belle fleur nous donner son beau fruit!
Et maintenant, ami, que ta nuit soit plus douce
Que celle que l'oiseau dort dans son lit de mousse!
 
ROMÉO
 
Eh quoi! partir déjà?
 
JULIETTE
 
Qu'en dis-tu, mon amour?
 
ROMÉO
 
Je dis pour te quitter qu'il est bien loin du jour;
J'aurais voulu de toi quelque faveur plus grande.
 
JULIETTE
 
Voyons, explique-toi, qu'exiges-tu, demande?
Ne crains pas d'épuiser mon amour s'il t'est cher;
Mon amour est profond et grand comme la mer.
 
LA NOURRICE, appelant de l'intérieur
 
Juliette!
 
JULIETTE
 
On m'appelle!
 
ROMÉO
 
Ô chère âme!
 
JULIETTE, à sa nourrice
 
Demeure.
Nourrice, me voici.
 
À Roméo.
 
Je reviens tout à l'heure;
Je reviens pour te dire encore un mot.
 
Elle sort.
ROMÉO, seul
 
Ô nuit!
Par quelque illusion ne m'as-tu pas séduit,
Et mon bonheur venant à l'heure du mensonge,
Ne va-t-il pas demain s'envoler comme un songe?
 
JULIETTE, revenant
 
Ce mot, cher Roméo, c'est je t'aime, aime-moi;
Et maintenant que j'ai ton amour et ta foi,
Que cet amour ne veut qu'une issue honorable,
Demain je t'enverrai, mon cher inséparable,
Quelqu'un; tu fixeras le jour, l'heure, le lieu
Où le prêtre unira nos deux mains devant Dieu.
Et dès lors, te donnant ma fortune et ma vie,
Je te suivrai partout confiante et ravie.
Enverrai-je demain?
 
ROMÉO
 
Sera le bienvenu
Qui viendra de ta part; fût-ce un mendiant nu,
À mes yeux il aura plus opulente mine
Qu'un sénateur couvert de brocart et d'hermine.
 
JULIETTE
 
Merci, mon Roméo. Vers quelle heure, dis-moi,
Du matin ou du soir puis-je envoyer chez toi?
 
ROMÉO
 
Neuf heures du matin; l'heure est-elle propice?
 
JULIETTE
 
Oui.
 
ROMÉO
 
Que ta volonté, ma reine, s'accomplisse!
 
JULIETTE
 
Adieu donc!
 
ROMÉO
 
Te quitter c'est mourir.
 
JULIETTE
 
Je voudrais
Que tu fusses pareil à l'oiseau des forêts
Qui, ne sachant briser le fil qui le dirige,
Autour de sa maîtresse incessamment voltige,
Et ne pouvant jamais sortir du cercle étroit,
Retombe à chaque instant sur sa tête ou son doigt.
 
ROMÉO
 
Le sort d'un tel oiseau serait digne d'envie,
Oh! près de toi chanter le bonheur et la vie,
Et par ta douce main se sentir caresser!
 
JULIETTE
 
Non, je t'étoufferais en voulant t'embrasser.
Bonne nuit, bonne nuit, et si je te rappelle,
Sois plus vaillant que moi contre l'heure cruelle.
Ne te retourne pas pour me parler d'amour,
Ou je te redirais bonne nuit jusqu'au jour.
 
Elle rentre en lui envoyant des baisers.
ROMÉO
 
Que sur toi le sommeil plus doucement se pose
Que ne le fait le soir l'abeille sur la rose!
 

Les rideaux se refermèrent sur ces deux derniers vers, mais à peine furent-ils fermés, que les cris Juliette et Roméo! retentirent au milieu des applaudissements. Nous étions rappelés comme dans les grands succès d'acteurs où l'on éprouve le besoin de revoir ceux qui viennent de profondément vous impressionner.

 

Je me laissai aller à l'enivrement; je n'étais plus Éva, je n'étais plus mademoiselle de Chazelay, j'étais Juliette; les vers de Shakespeare avaient versé en moi tout le vertige de l'amour et du triomphe.

Pas un homme qui ne voulût me baiser la main, pas une femme qui ne voulût m'embrasser.

Au milieu de ces démonstrations, la porte s'ouvrit à deux battants, et le maître-d'hôtel cria:

– Madame est servie!

Je pris le bras de Talma, c'était le moins que je dusse au grand artiste à qui je devais le seul moment de bonheur parfait que j'eusse éprouvé depuis que je t'avais perdu, et nous passâmes dans la salle à manger.

Je fis asseoir Barras à ma droite et Talma à ma gauche. Barras, qui connaissait toutes les sympathies et toutes les antipathies, avait désigné les autres places de façon à ce que chacun fût content.

Aussi, ne vis-je jamais réunion plus spirituelle, fusion plus complète de sentiments, feu d'artifice plus brillant d'esprit français. Puis, il faut le dire, à cette heure de la nuit où chacun a oublié les soucis du jour, le cœur est plus dilaté, l'imagination plus vive, le propos plus joyeux qu'à toute heure de la journée.

Je dois assurer que je n'étais guère à toute cette macédoine de mots, de doux sentiments et de gracieux propos. J'étais retombée en moi-même, où, comme un oiseau chanteur, le souvenir me disait la séduisante symphonie de la vanité satisfaite; ce fut alors seulement que je m'aperçus que l'assiduité de Barras près de moi avait été remarquée.

Barras le vit aussi, et il craignit que je fusse blessée de ce commencement d'indiscrétion émanant d'elle-même, et sur un compliment plus positif du luxe avec lequel la table était servie:

– Messieurs, dit-il, il faut au moins que vous connaissiez votre hôtesse et que je vous raconte la vie extraordinaire de la personne qui vous a donné ce soir de si vives jouissances d'art, et qui veut bien, pour compléter notre soirée, nous donner un si bon souper.

J'ignorais moi-même qu'il sût tous ces détails de ma vie, qu'il tenait de madame Cabarrus, à qui j'avais tout raconté en prison.

Barras, éloquent à la tribune, était un charmant causeur de salon. Nul ne racontait avec plus de grâce et de délicatesse que lui. Légèrement blessée de l'intimité qu'on m'avait laissée entrevoir sur nos relations, je fus agréablement rafraîchie par cette douce pluie de justification louangeuse qui tombait de la bouche de Barras.

Vingt fois je cachai ma tête dans mes mains, sentant la rougeur ou les larmes qui l'envahissaient. On ignorait la part que j'avais prise au 9 thermidor. Barras fut terrible en racontant le désespoir qui m'avait poussée à monter sur la charrette sans que mon tour fût venu.

Il fut ravissant lorsqu'il raconta notre première entrevue aux Carmes entre Teresia, Joséphine et moi. Il fut dramatique quand il me suivit dans l'accomplissement de la mission que Teresia m'avait donnée de venir remettre son poignard aux mains de Tallien.

Et madame Tallien, de son côté, comme si elle eût juré de ne laisser dans mon esprit aucune lueur de raison, appuyait Barras, ajoutait aux détails donnés par lui de ces riens pleins de séduction qui portent les sympathies à leur comble.

Que l'on songe à cette réunion de poëtes, d'artistes, de romanciers, d'historiens, devant lesquels ma vie dans ses accidents les plus intimes était ainsi mise au jour, et l'on se fera une idée de ce que j'éprouvais pendant ce récit, que Barras termina par l'énumération des biens de famille qu'il m'avait fait rendre et qui, explication de mon luxe, furent plutôt exagérés que diminués par lui.

 

Puis vint l'éloge des talents qu'on ne connaissait pas, de cette étrange aptitude à l'improvisation d'une musique qui semblait se former sous mes doigts, de notes ignorées et qu'on entendait pour la première fois.

J'étais toute tremblante; il prit ma main, la baisa en me disant:

– Oh! si vous vous évanouissez à chaque fois que vous entendrez faire votre éloge, ma jeune et belle amie, vous vous évanouirez souvent, car nul ne pourra vous voir et vous connaître sans vous adorer.

Toutes les forces que j'avais réunies pour me lever, sortir de table, échapper à ces louanges amollissantes, se fondirent dans un soupir et dans une larme; je retombai sur la chaise et laissai ma main dans la sienne.

Oh! ne laissez jamais votre main dans la main d'un homme qui vous aime, ne l'aimassiez-vous pas. Il y a dans cette puissance masculine une vigueur magnétique qui énerve votre résistance.

Au bout de dix minutes que ma main était dans celle de Barras, je n'y voyais plus.

Le souper était fini; il me conduisit au salon, et, sans que je m'en doutasse, il me fit asseoir devant le piano, qu'il découvrit.

On sait, du moment que j'étais mise en contact avec cet instrument, dans quel état d'exaltation magnétique j'entrais. La première vibration des touches, si vague qu'elle fût, fit courir dans toutes mes veines un frisson fiévreux. La scène où Roméo descend du balcon après avoir passé sa première nuit d'amour avec Juliette se présenta à mon esprit, et c'est sur ce texte, qui s'enchaînait à la première scène du balcon, que j'entrepris de broder une symphonie d'émotions inconnues, puisque je n'avais jamais eu de nuit pareille à cette nuit des deux amants.

Je ne sais pas moi-même ce que je jouais; il me serait impossible de remettre à sa place une des notes de cette improvisation. Or, comme dans la foudre antique, où Vulcain avait tordu en un seul faisceau le tonnerre, les éclairs et la pluie, j'avais tordu moi, le plaisir, le bonheur et les larmes.

On m'a reparlé tant de fois de cette improvisation qu'il fallait bien qu'elle eût quelque chose d'extraordinaire.

Comme toujours, elle me laissa mourante.

Mais madame Tallien et Barras, qui avaient déjà vu deux ou trois fois le même effet se reproduire sur moi, loin d'être inquiets, affirmèrent qu'il fallait me laisser à moi-même, que les soins de ma femme de chambre me suffiraient, et que le lendemain je m'éveillerais plus fraîche et plus belle.

Alors j'entendis le bruit que firent les dames en prenant leurs châles et leurs chapeaux. Quelques lèvres féminines se posèrent sur mon front. Les adieux s'échangèrent; Barras à son tour me dit adieu en me serrant la main; je crois que je la lui serrai à mon tour.

J'entendis les voitures qui quittaient l'hôtel, puis la voix de ma femme de chambre qui me demandait si je voulais me mettre au lit.

Je m'appuyai à son bras, haletante, la tête renversée, et je gagnai ma chambre.

Les fleurs en avaient disparu, mais le parfum en était resté. C'était un mélange d'odeurs énervantes; la rose, le jasmin, le chèvrefeuille y avaient mêlé leurs arômes. Ma femme de chambre me dévêtit de mon costume de Juliette et me mit au lit.

Mon lit lui-même était imprégné d'odeurs enivrantes. Je continuai mes rêves quoiqu'à moitié éveillée, mes yeux se fixèrent sur la fenêtre par où Juliette attendait Roméo.

Tout à coup la fenêtre s'ouvrit, je reconnus Barras.

J'étendis la main vers la sonnette, je voulus pousser un cri, mais ma main fut arrêtée par une autre main, mon cri fut étouffé sous la pression de deux lèvres brûlantes.

Je retombai inerte et éperdue sur mon lit.

Et moi qui disais chaque matin: «Ô mon Dieu! faites que je le revoie un jour!» je m'écriais le lendemain, au milieu des larmes et des sanglots:

«Ô mon Dieu! faites que je ne le revoie jamais!»

fin du manuscrit d'éva