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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Éva se demanda à elle-même, mais sans pouvoir résoudre la question, pourquoi c'était toujours les pauvres gens qui aimaient les bonnes gens et comment il se faisait que les gens qu'on appelait comme il faut n'avaient aucun enthousiasme pour les véritables philanthropes.

Le soir, plus de cinquante personnes attendaient l'arrivée de Jacques. Cette fois encore l'attente fut trompée et la fête remise au lendemain.

Éva ne jugea point qu'il fût utile d'attendre l'arrivée de Jacques pour commencer son office de dame de charité. Jacques ne lui avait-il pas laissé une bourse de vingt-cinq louis, et avec la moitié de cette somme ne pouvait-elle pas déjà calmer bien des besoins?

Elle s'enveloppa d'une grande pelisse, et, suivie de Marthe, elle alla dans une douzaine de maisons où sa présence devenait bien nécessaire.

L'hiver de 96 à 97 avait été très froid, par conséquent la misère avait été plus grande.

Cette première visite d'Éva laissa sa trace de bien-être dans la pauvre population. Le boulanger reçut ordre de porter soixante pains à domicile et le marchand de vin soixante bouteilles. Elle prit note des enfants qui n'étaient pas suffisamment vêtus pour la faiblesse de leur âge et commanda quinze ou vingt habillements des draps les plus chauds qu'elle put trouver.

La journée passa ainsi avec une rapidité dont Éva n'avait aucune idée; elle commença de s'apercevoir que l'état de bienfaitrice était pour le cœur une des plus grandes distractions qu'il pût se procurer. Elle se vit avec la direction de deux ou trois maisons d'asile et de charité, et trouva que ce qu'elle s'était imposé comme une expiation serait un suprême bonheur. Au milieu de tout cela, elle interrogeait, elle questionnait, elle apprenait ces rudes secrets de la misère qui font bondir de joie les cœurs qui peuvent et veulent les soulager.

Comme il ne s'agissait point de lui inspirer une pitié rebelle, on n'essayait pas de la tromper. On lui racontait les choses comme elles étaient, et les choses telles qu'elles étaient lui paraissaient presque toujours dignes de son intérêt, presque de ses larmes.

Elle était arrivée depuis la surveille au soir, et il n'y avait déjà plus dans tout Argenton une maison qui ignorât que la pupille du docteur était revenue et que le docteur à son tour allait revenir.

Ceux qui l'avaient vue disaient qu'elle était plus jolie que jamais, mais en même temps plus triste. En effet, aux yeux de ceux qui ignoraient dans quelles conditions elle était revenue, elle avait perdu son père et vu sa fortune séquestrée; c'était ce séquestre surtout qui jetait dans une foule de conjectures ceux qui lui voyaient faire de nombreuses aumônes, et tout payer, même ses aumônes, avec de l'or.

Comme on avait toujours ignoré à Argenton la véritable fortune du docteur, et qu'on l'avait toujours vu vivre avec l'économie d'un homme qui aurait une centaine de louis de rentes, on commençait à faire sur lui les contes les plus bizarres.

On disait, ce qui était vrai, qu'il avait été en Amérique et qu'il y avait fait fortune. Il n'y avait pas fait fortune, il y avait seulement augmenté la sienne.

On disait qu'il avait trouvé un trésor dans les grottes de Saint-Émilion, où il avait été obligé de se réfugier lors de la proscription des girondins.

On disait qu'il était devenu l'ami d'un riche Yankee qui lui avait laissé sa fortune. Mais enfin l'avis de tous était qu'il revenait riche et qu'il revenait à Argenton pour partager cette fortune avec les pauvres.

Quant à mademoiselle de Chazelay, comme on avait vu Jean Munier à une certaine époque venir prendre des renseignements sur ses biens meubles et immeubles, et qu'on n'avait pas présumé que ce fût pour les rendre à leur légitime propriétaire, on la regardait comme complètement ruinée et ne vivant que des bienfaits de Jacques Mérey.

Mais du reste ce pouvait être de Jacques Mérey qu'elle prenait tous les renseignements nécessaires, et comme on la connaissait bonne on ne doutait point de ses intentions.

Baptiste et Antoine, qui avaient été consultés par elle et qui l'avaient aidée à compléter ses listes, concouraient encore à répandre par leurs indiscrétions le bruit des futurs projets philanthropiques du docteur et de sa pupille.

Enfin l'heure de l'arrivée de la diligence arriva.

Comme la veille, la surveille et le jour précédent, une partie de la population pauvre d'Argenton attendait au relais.

Cette fois l'attente ne fut pas trompée.

Lorsqu'on vit descendre le docteur de la voiture, les cris de Vive Jacques Mérey! retentirent de tous côtés. Antoine d'une part, Baptiste de l'autre, portant chacun une torche à la main et suivis de toute une population portant des flambeaux, entourèrent le docteur et, toujours aux mêmes cris, le ramenèrent à travers les rues d'Argenton jusqu'à sa petite maison.

Depuis longtemps Éva et Marthe entendaient ces cris, mais Éva seule devinait ce qu'ils voulaient dire. Cependant lorsqu'ils approchèrent de la maison, Marthe appela la jeune fille pour qu'elle vint voir de la porte ce qui se passait.

Mais Éva avait tout deviné; tremblante comme le jour où elle l'avait revu, n'osant se présenter à lui, n'osant s'éloigner de peur des conjectures, elle attendait derrière la porte que cette porte s'ouvrit et que son juge se présentât à elle.

La vieille Marthe avait enfin compris que c'était son maître qu'on acclamait; elle avait ouvert la porte, et, toute joyeuse au seuil de cette porte, levant les bras au ciel, elle s'écriait:

– Oh! c'est notre maître! notre cher maître le docteur! Mais où êtes-vous donc, mademoiselle? mais venez donc, mademoiselle! Que va-t-il dire en ne vous voyant pas là?

Mais, pour Éva, cette voix si pleine de tendresse et de joyeuse sympathie était la voix de l'archange jetant le cri terrible:

«Terre, rends tes morts!»

Oh! oui, à ce moment elle eût voulu être confondue parmi ces milliers de morts qui apparaîtront à la face du Seigneur plus blancs que les suaires dont ils seront enveloppés.

Elle entendit Jacques faire d'une voie émue ses remerciements à tout ce brave peuple. Chaque son de cette voix adorée remuait une fibre de son âme. Puis la porte se referma. Jacques entra. Au fur et à mesure qu'il avançait, elle montait une à une et à reculons les marches de l'escalier.

– N'avez-vous donc pas vu Éva? demanda-t-il enfin d'une voix qu'il voulait rendre calme et comme s'il eût fait la question la plus indifférente du monde.

– Si fait, mon cher maître, dit Marthe, elle était là tout à l'heure, c'est elle qui la première a deviné que toutes ces voix annonçaient votre retour, elle a failli s'évanouir et je l'ai vue s'appuyer au mur pour ne pas tomber. Sans doute, elle se sera trouvée mal quelque part, dans votre laboratoire, qu'elle n'a presque pas quitté depuis son retour.

Jacques arracha la bougie des mains de Marthe et monta rapidement à son laboratoire.

Mais, appuyée extérieurement à la porte, il trouva Éva à genoux dans la posture de la Madeleine de Canova; il s'arrêta, mit malgré lui la main sur son cœur pour la regarder.

– Seigneur! seigneur! dit-elle, je voudrais avoir tous les baumes de l'Arabie pour en parfumer vos pieds; mais je n'ai que mes larmes. Acceptez mes larmes.

Et elle saisit à bras le corps les genoux de Mérey, qu'elle baisa dans un transport où il était impossible de dire s'il y avait plus d'humilité que d'amour ou d'amour plus que d'humilité.

Jacques Mérey inclina la tête et la regarda avec une profonde pitié; mais courbé qu'elle tenait son front vers la terre, elle ne put pas voir cette expression de son visage; puis, au bout d'un instant de silence, lui tendant la main:

– Relevez-vous, dit-il, et allez en paix.

Puis, l'embrassant au front, mais plutôt avec les lèvres d'un père qu'avec celles même de l'ami, il rentra dans son laboratoire et referma la porte, la laissant sur l'escalier.

Quoiqu'il y eût une grande douceur dans l'accent de sa voix, quoique ses mouvements fussent plutôt tendres qu'irrités, le cœur d'Éva se gonfla, et ce fut avec des ruisseaux de larmes qu'à son tour elle rentra chez elle.

Elle ne dormit point les deux ou trois premières heures de la nuit, et, tout le temps de cette insomnie, elle entendit marcher Jacques Mérey sur sa tête du pas mesuré d'un homme rêveur.

XII
LE CABAN DE JOSEPH LE BRACONNIER

Le lendemain la vieille Marthe invita Éva au nom de Jacques à monter à son laboratoire.

Au moment de le revoir, son serrement de cœur la reprit, et elle sentit de nouveau les larmes lui sauter aux yeux; mais elle dompta ce premier mouvement, essuya ses yeux, les frotta avec son mouchoir et monta souriante auprès de Jacques.

En la voyant paraître, Jacques alla au-devant d'elle, l'embrassa au front de ce même baiser calme et froid qui l'avait glacée la veille, et lui montra un fauteuil.

Éva jeta les yeux sur le lit de Jacques; elle vit qu'il n'était pas défait.

Jacques ne s'était pas couché.

Elle s'agenouilla devant son lit, murmura une courte prière, et revint s'asseoir près de lui à la place qu'il lui avait indiquée.

– Éva, dit Jacques, nous voici de retour à Argenton; vous voici de nouveau dans cette petite maison qui, dites-vous, vous est plus chère que tous les pays du monde. J'y suis revenu sur votre promesse. La tiendrez-vous?

– Je la tiendrai.

– Tout entière?

– Tout entière.

– Vous m'avez autorisé à vendre la maison de la rue de Provence, 21.

– Oui.

– Je l'ai vendue.

– Vous avez bien fait, mon ami.

– Vous m'avez autorisé à vendre tout ce qu'il y avait dedans.

– Oui.

– J'ai tout vendu.

Jacques garda un moment de silence.

– Vous ne me demandez pas combien j'ai vendu le tout.

– Peu m'importe! dit Éva. Cet argent n'avait-il pas sa destination?

 

– Oui, il était destiné à fonder un hôpital. Mais vous redeviez quarante mille francs sur cette maison.

– C'est vrai.

– Ces quarante mille francs payés, il reste quatre-vingt-dix mille francs net. Ce n'est point assez pour bâtir et fonder un hôpital de quarante lits.

– Prenez sur une autre portion de mes propriétés.

– J'ai pensé à une chose; le château de Chazelay est debout, il ne vous rappelle que de sombres souvenirs; un soir de bal, votre mère y a été brûlée vive.

Éva étendit la main comme pour prier Jacques de ne pas réveiller ce souvenir.

– Vous ne l'avez habité, m'avez-vous dit, du moins, que pour pleurer notre séparation.

– Oh! je vous le jure!

– Tous nos projets accomplis, il vous restera à peine de quoi vivre. Ce château n'est point celui d'une recluse, c'est celui non-seulement d'une femme, mais d'une famille du monde. Qu'y feriez-vous seule?

Éva frissonna.

– Je ne veux habiter rien seule, dit-elle; je veux rester avec vous, près de vous.

– Éva!

– Je vous ai dit que je ne vous parlerais pas d'amour, je vous le répète. Faites du château de Chazelay ce que vous voudrez.

– Nous y reprendrons le portrait de votre mère, et, quelle que soit la chambre que vous habitiez, ce portrait sera dans votre chambre.

Éva saisit la main de Jacques et la baisa avant que celui-ci eût eu le temps de l'en empêcher.

– C'est de la reconnaissance, dit-elle, ce n'est pas de l'amour. N'est-il pas convenu que ce n'est point assez que je me repente, qu'il faut que je me rachète.

– Il faudra cependant nous quitter un jour, Éva?

Éva le regarda avec terreur, mais son regard ne contenait aucun reproche.

– Je ne vous quitterai, Jacques, que si vous me chassez. Quand vous serez las de moi; vous me direz: Va-t'en; et je m'en irai. Seulement, cherchez-moi ou faites-moi chercher, cela ne vous donnera pas grand'peine, mon cadavre ne sera pas loin. Mais pourquoi me chasseriez-vous?

– Si jamais je me marie, dit Jacques.

– N'ai-je pas tout prévu, même ce cas-là? dit Éva d'une voix étouffée. N'est-il pas convenu que si votre femme veut me garder, je serai sa dame de compagnie, sa lectrice, sa femme de chambre. Laissez cela à sa décision, je la prierai tant qu'elle me prendra.

– Revenons au château de votre père. Vous ne voyez donc pas d'inconvénient à ce que nous en fassions une maison de refuge? Il est tout bâti, et, en vendant les meubles, nous aurons certainement assez pour fonder une rente. On m'a dit qu'il y avait des tableaux d'un grand prix, un Raphaël, un Léonard de Vinci, trois ou quatre Claude Lorrain; le goût du luxe reprend, le goût des beaux-arts revient, nous ferons facilement trois ou quatre cent mille francs rien qu'avec la collection des tableaux.

– J'ai entendu dire à mon père qu'il y avait un Hobbema dont on lui avait offert quarante mille francs, deux ou trois Miéris charmants, et un Ruysdaël qui n'a pas son pareil dans les musées de Hollande.

– C'est bien, voilà qui est réglé pour le château. Si nous n'avons pas assez de la vente des tableaux, nous prendrons sur la vente des terres. Vous rappelez-vous que vous m'avez dit que vous ne reculeriez devait aucun danger; que vous soigneriez les femmes, les petits enfants, et que, dans un cas de fièvre contagieuse, vous feriez de la charité même au risque de votre vie.

– Je l'ai dit et j'ai même ajouté que j'espérais en remplissant ce pieux devoir contracter quelque fièvre contagieuse; qu'alors vous me soigneriez à mon tour, que je mourrais dans vos bras, et qu'une fois bien sûr que je ne pourrais en revenir, vous m'embrasserez et me pardonnerez.

– Encore? dit Jacques.

– Vous me demandez si je me souviens, il faut bien que je vous prouve que oui.

– C'est bien! dit Jacques. Il faut que je monte à cheval; ne m'attendez que pour dîner. Si je ne revenais pas aujourd'hui, ne soyez pas inquiète, c'est que je serais retenu.

– Merci, Jacques! dit doucement Éva.

Elle se leva, se retira en regardant Jacques, et rentra dans sa chambre.

Un instant après, elle entendit le galop d'un cheval. Elle se précipita vers la fenêtre et vit Jacques Mérey qui tournait le coin de la petite ruelle par laquelle on allait au château de Chazelay.

Éva se trompait, ce n'était que secondairement que Jacques allait au château.

Il allait d'abord à la cabane de Joseph le bûcheron. Il eut quelque peine à pénétrer à cheval jusqu'à cette cabane, tant le bois avait grandi, tant les taillis avaient poussé.

Il l'aperçut enfin. Joseph était assis à la porte et rajustait les batteries de son vieux fusil.

Jacques le reconnut, mais il était si loin de penser au docteur qu'il fallut qu'il se nommât pour que sa mémoire revint au cerveau du braconnier.

– Ah! c'est vous, monsieur le docteur? s'écria le brave homme. Vous me retrouvez seul, ma pauvre vieille est morte.

– Mais vous vous portez bien, vous, Joseph, et vous me paraissez ne pas avoir renoncé à votre ancien état?

– Que voulez-vous? Tant que M. le marquis de Chazelay a vécu, j'ai espéré être le garde général de toutes ses propriétés, mais le pauvre diable, il a été fusillé, et il n'a pas tenu à lui que je ne fusse fusillé avec lui, il voulait m'emmener faire la guerre; mais faire la guerre contre mon pays, jamais! Je ne suis qu'un pauvre paysan, mais j'ai de la France plein le cœur.

– Ainsi vous dites donc, mon ami, demanda Jacques, que l'objet de votre ambition était d'être garde général des biens de M. de Chazelay?

– Oui, monsieur le docteur. Maintenant qu'on ne pend plus les braconniers, si les propriétaires sont intelligents, ils feront les braconniers gardes. Il n'y a pas à nous en conter à nous autres sur la passée des lièvres et des lapins, nous savons où les trappes se pratiquent et où les collets se tendent, et celui qui aurait confiance en moi aurait un gaillard qui ne se laisserait pas mettre dedans.

– À qui appartient ce petit bois dans lequel vous habitez?

– Je croyais vous avoir dit autrefois qu'il appartenait à M. le marquis.

– Alors, demanda Jacques, il fait partie de sa succession?

– Certainement.

– Mais peut-être ne voudriez-vous pas quitter ce bois et votre cabane, même pour une plus belle?

– Oh! dit le braconnier en secouant la tête d'un air mélancolique, depuis que la petite Hélène l'a quittée, depuis que Scipion n'y est plus, depuis que la mère y est morte, je la donnerais pour une épingle.

– Alors tout peut s'arranger, dit Jacques. C'est moi qui suis chargé par mademoiselle de Chazelay de vendre les biens de son père, et je ferai une condition à celui qui les achètera de vous nommer son garde. Comme appointements, quelle serait votre ambition?

– Ah! M. le docteur sait bien, n'est-ce pas, qu'on ne peut pas faire un état sans être payé?

– Oui, je le sais, mon ami, c'est pourquoi je vous demande combien vous désirez?

– M. le docteur, un bon garde ça n'a pas de prix. Mais nous allons coter au plus bas. Un bon garde, voyez-vous, ça vaut quatre-vingts francs par mois; il doit tuer deux lapins tous les jours et un lièvre le dimanche.

– Je me charge de vous obtenir ça et de vous faire bâtir à l'endroit que vous préférerez une jolie petite maison en pierres à la place de cette cabane.

– Je vous l'ai dit, monsieur le docteur, peu m'importe l'endroit. Tous les endroits me sont indifférents, celui-ci seulement est plus triste pour moi que tous les autres, et si j'avais su où aller, je l'aurais déjà quitté. J'étais bien décidé à décamper d'ici et même du canton à la première chicane qu'on m'aurait faite, mais on me craint dans le pays, je ne sais pas pourquoi, je ne suis pourtant pas méchant. Il est vrai que j'ai dit dans un temps que je tuerais comme un chien celui qui essayerait de me faire sortir de cette cabane, mais dans un autre temps, quand la petite se roulait là avec mon pauvre Scipion et que la vieille mère nous faisait la soupe pour tous les trois.

– Combien ce petit bois peut-il avoir environ? demanda Jacques.

– Trois ou quatre arpents, avec des sources magnifiques dont on pourrait faire une jolie petite rivière, allez!

– Mais il n'y aurait pas de route pour venir ici?

– Il y a la route du château, monsieur le docteur, qui passe à un demi-quart de lieue d'ici. Il y aurait un chemin à caillouter, voilà tout: ce serait l'affaire de quelques centaines de francs.

– Mais, dit Jacques, je croyais vous retrouver riche?

– Moi riche, et comment cela?

– Il me semble bien que le marquis de Chazelay aurait pu vous donner une dizaine de mille francs pour lui avoir fait retrouver sa fille.

– Oh! il n'aurait pas fallu beaucoup le presser; mais vous me croirez si vous voulez, monsieur Jacques Mérey, quand j'ai vu revenir la pauvre enfant au château, si malheureuse et si désolée, au lieu de chercher à rencontrer M. le marquis, quand je le voyais d'un côté je m'en ensauvais de l'autre. Puis, je vous dis, j'ai refusé de partir avec lui, j'ai dit que j'étais pour le nouvel ordre de choses, ça a tout rompu entre nous et je crois bien avec ça qu'il a su que je m'étais chargé d'une lettre de sa fille pour vous: de ce moment-là tout a été fini.

– Oui, dit Jacques, je sais que vous lui avez rendu service à la pauvre petite, et, tenez, voilà une année de vos appointements, comme garde général, payée d'avance.

Et il lui donna un petit sac de peau dans lequel il avait, avant de partir d'Argenton, compté mille francs.

– S'il vient ici des gens avec des grands papiers, des cartons et des pinceaux; que ces gens-là vous disent qu'ils sont architectes, vous les laisserez faire.

– Tout ce qu'ils voudront, monsieur le docteur.

– Puis, pas un mot, ajouta Jacques, sur ce qui vient de se passer entre nous, car il n'y aurait rien de fait.

– Mais, si je ne dis pas un mot, c'est arrêté comme cela, n'est-ce pas?

– Oui, mon ami.

– Monsieur Jacques, quand on passe un marché et qu'on ne signe pas, on se touche dans la main; entre honnêtes gens ça vaut mieux qu'une signature. Donnez-moi la main, monsieur le docteur.

– La voilà et de grand cœur, dit Jacques en la lui serrant cordialement. Maintenant la route la plus courte pour aller au château?

Joseph marcha devant, et, par un sentier que n'avait jamais vu Jacques, il le conduisit jusqu'à la lisière du bois.

– Tenez, dit-il, vous voyez bien ces girouettes?

– Oui.

– Eh bien! ce sont celles du château de Chazelay. Pauvre marquis, y tenait-il à ses girouettes! Quelle bêtise! maintenant qu'il est à six pieds sous terre! il ne les entend même plus crier, ses girouettes.

Et Joseph haussa les épaules avec un geste de profonde philosophie.