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Gabriel Lambert

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XX
PROCÈS-VERBAL

Au mois d'octobre mil huit cent quarante-deux, je repassai à Toulon.

Je n'avais pas oublié l'étrange histoire de Gabriel Lambert, et j'étais curieux de savoir si les choses s'étaient passées comme mon correspondant Rossignol me les avait écrites.

J'allai faire une visite au commandant du port.

Malheureusement il avait été changé sans que j'en susse rien.

Son successeur ne m'en reçut pas moins à merveille, et comme dans la conversation il me demandait s'il pouvait m'être bon à quelque chose, je lui avouai que ma visite n'était pas tout à fait désintéressée, et que je désirais savoir ce qu'était devenu un forçat nommé Gabriel Lambert.

Il fit aussitôt appeler son secrétaire; c'était un jeune homme qu'il avait amené avec lui, et qui n'était à Toulon que depuis un an.

– Mon cher monsieur Durand, lui dit-il, informez-vous si le condamné Gabriel Lambert est toujours ici; puis revenez nous dire ce qu'il fait, et quelles sont les notes qui le concernent.

Le jeune homme sortit, et dix minutes après rentra avec un registre tout ouvert.

– Tenez, monsieur, me dit-il, si vous voulez prendre la peine de lire ces quelques lignes, vous serez parfaitement satisfait.

Je m'assis devant la table où il avait posé le registre, et je lus:

«Cejourd'hui cinq juin mil huit cent quarante et un, moi, Laurent Chiverny, surveillant de première classe, faisant ma tournée dans le chantier, pendant l'heure de repos accordée aux condamnés à cause de la grande chaleur du jour, déclare avoir trouvé le nommé Gabriel Lambert, condamné aux travaux forcés à perpétuité, pendu à un mûrier, à l'ombre duquel dormait ou faisait semblant de dormir son compagnon de chaîne, André Toulman, surnommé Rossignol.

»A cet aspect, mon premier soin fut de réveiller ce dernier, qui manifesta la plus grande surprise de cet événement, et affirma n'en être aucunement complice. En effet, après qu'on eut détaché le cadavre, on le fouilla, et l'on trouva un billet qui disculpait complètement Rossignol.

»Cependant, comme le condamné était connu pour son excessive lâcheté, et qu'il paraît difficile qu'il se fût pendu sans l'aide de son compagnon, auquel il était attaché par une chaîne de deux pieds et demi seulement, j'ai l'honneur de proposer à monsieur l'inspecteur d'envoyer, pour un mois, André Toulman, dit Rossignol, au cachot.

»Laurent CHIVERNY,
»Surveillant de première classe.»

Au-dessous étaient écrites, d'une autre écriture, et signées d'un simple paraphe, les deux lignes suivantes:

«Faire enterrer ce soir le nommé Gabriel Lambert, et envoyer, à l'instant même, et pour un mois, le nommé Rossignol au cachot.

»V. B.»

le pris copie de ce procès-verbal, et je le mets, sans y changer un mot, sous les yeux de mes lecteurs, qui y trouveront, avec la confirmation de ce que m'avait écrit Rossignol, le dénouement naturel et complet de l'histoire que je viens de leur raconter.

J'ajouterai seulement que j'admirai la perspicacité de l'honorable surveillant maître Laurent Chiverny, qui avait deviné qu'au moment où l'on retrouva le cadavre de Gabriel Lambert, son compagnon, André Toulman, paraissait dormir, mais ne dormait pas.

LA PÊCHE AUX FILETS

I

Lorsque j'avais le bonheur de demeurer à Naples, place de la Vittoria, hôtel de monsieur Martin Zirr, au troisième, vis-à-vis le Chiatamone et le château de l'Œuf, tous les matins, en m'éveillant, je m'accoudais à ma croisée, et, jetant au loin mes regards sur ce miroir éclatant et limpide de la mer Tyrrénéenne, je me demandais, à part moi, d'où pouvait venir un si triste proverbe, dans le pays le plus gai, le plus insouciant et le plus heureux qui soit au monde: Voir Naples et mourir!

A force de réfléchir, je crois pourtant avoir trouvé l'origine de ce rapprochement bizarre et sinistre: c'est qu'il n'est pas une seule époque de l'histoire napolitaine où, par une cruelle ironie de la nature, cette ville, si heureuse en apparence, n'ait été désolée par quelque terrible fléau; ce peuple, si paisible et si calme, n'ait été agité sourdement par l'émeute et la guerre civile; ces eaux, si transparentes et si pures, n'aient été rougies par le sang.

Remontez seulement de quelques années: c'est Caracciolo pendu au mât d'un vaisseau, au milieu d'une flotte pavoisée des plus brillantes couleurs.

Remontez encore: c'est Masaniello empoisonné aux acclamations du rivage, criblé de balles au pied de l'autel.

Remontez toujours, et l'imagination reculera épouvantée devant les luttes des Anjou et des Duras, devant les meurtres et les crimes des deux Jeanne, sombres constellations qui ont laissé sur ce beau ciel de l'Italie un long sillon de sanglans souvenirs.

Arrêtons-nous là, et déchirons une ou deux pages de cette affreuse histoire: c'est un récit que personne encore n'a fait, que nous sachions; c'est un drame simple et terrible qui se déroule au milieu des incidens les plus rians et les plus pittoresques; c'est un lugubre tableau, aux personnages sombres et muets, au fond joyeux et splendide.

Nous sommes en 1414, le 25 juillet, par une des plus brillantes soirées de ce mois, dont la chaleur est d'habitude étouffante à Naples, et qui, dans cette néfaste année où se place notre histoire, dépassa tous les degrés de température que la nature humaine peut supporter.

Le soleil, entouré d'une auréole de vapeurs, rouge comme un fer sortant de la fournaise, s'était plongé avec impatience dans une mer de plomb fondu; on eût dit que l'astre du jour, dont l'apparition est ordinairement saluée par des chants d'allégresse et le départ est accompagné tristement par le son des cloches plaintives, ce jour-là s'était hâté de se dérober au spectacle des souffrances et aux malédictions des hommes.

Mais la nuit, si vivement désirée, n'avait apporté aucun soulagement à la population affaiblie; une brise, imperceptible et légère, qui avait erré çà et là pendant la fin du jour, pareille au souffle du mourant, venait de s'éteindre tout à fait, et la nature gisait haletante, immobile, épuisée, comme une vierge antique au pouvoir d'un dieu impitoyable et vainqueur.

Le golfe, si azuré, si bruyant, si animé dans des jours meilleurs, ressemblait à un de ces lacs plombés et maudits, tels que l'Averne, le Fucinus et l'Agnano, qui couvrent d'un immense linceul mortuaire les volcans éteints.

Pas une voile, pas un flambeau, pas une chanson de pêcheur attardé n'effleuraient l'impassible surface; le silence de la mort régnait sur la ville et sur la mer comme aux portes d'une autre Pompeïa. Le Vésuve grondait sourdement dans ses immenses profondeurs, prêt à vomir sa lave dévorante sur la campagne déjà à moitié embrasée. Dans les vastes plaines élyséennes les mânes des anciens semblaient se réjouir de cette atmosphère de fumée infernale, que bientôt nul mortel ne pourrait plus respirer. La Margelina se couvrait d'un voile, le Pausilippe n'osait plus se mirer dans les eaux qui l'entourent, et la belle et voluptueuse Sorrente, symbole de poésie et d'amour, la mère du Tasse, la nourrice de Virgile, paraissait rendre le dernier soupir, semblable à Proserpine se débattant en vain dans les bras de Pluton.

Au fur et à mesure que la nuit avançait, une torpeur irrésistible gagnait de plus en plus les habitans de Naples. Tout le monde avait cédé à une lassitude qui tenait encore moins du sommeil que de la léthargie; on eût dit que les étoiles craignaient de montrer leur face souriante et sereine, et perçaient faiblement l'épais rideau de vapeurs comme les rayons d'une lampe agonisante à travers un double rempart d'albâtre. Une lueur incertaine et blanchâtre éclairait confusément les objets, et le seul bruit vivant, au milieu de ce calme universel, était le son lent et monotone de la cloche qui marquait l'heure à l'horloge du château.

Cependant, malgré la prostration générale, un homme veillait. La haine et l'ambition avaient chassé à jamais la fatigue de ses membres, le sommeil de ses paupières, le repos de son cœur. Debout et immobile derrière la croisée d'une petite maison de Chiatamone, il fixait obstinément ses yeux sur un point de l'horizon du côté de Caprée.

Tout à coup son jeune front de vingt-cinq ans s'éclaircit, ses noirs sourcils froncés se détendirent, un sourire de satisfaction erra sur ses lèvres contractées. C'est qu'il avait aperçu au loin, sur le golfe, une faible lumière qui avait un moment brillé à l'horizon, et s'était promptement évanouie comme ces feux follets qui ne laissent aucune trace de leur passage.

C'était apparemment un signal convenu, car au même instant le jeune homme tressaillit, se détacha promptement de la croisée près de laquelle il veillait, s'enveloppa d'un long manteau noir, passa à sa ceinture une corde, prit dans sa main une torche de résine et un stylet, et s'avança d'un pas lent et discret vers la jetée de Santa-Lucia.

L'horloge de Pizzo-Falcone sonnait lentement le douzième coup de minuit. Le phare nocturne que l'inconnu avait paru attendre avec tant d'impatience, brilla de nouveau à une distance plus rapprochée, et disparut la seconde fois comme la première.

Malheureusement, notre jeune homme eut beau jeter ses regards sur toute l'étendue du rivage, il ne vit pas une barque, pas un seul bateau amarré à la rive. Les pêcheurs et les mariniers, chassés par le sirocco, avaient été chercher sous des grottes ou derrière les écueils un abri et un peu de fraîcheur.

Au reste, en supposant qu'il eût rencontré quelqu'un dans cette nuit de malheur, ce n'eût pas été chose facile de déterminer, de gré ou de force, cette personne à se mettre à la mer. Le pêcheur napolitain craint le sirocco presqu'autant que le lazzarone les sbires; par un temps pareil, un descendant de Masaniello n'aurait pas touché à une rame pour tout l'or du monde. Bien plus, se fût-il agi de chasser le diable, personne n'aurait porté la main à son front pour faire le signe de croix.

 

Absorbé par sa préoccupation profonde, le jeune seigneur n'avait pas réfléchi à un obstacle bien facile à prévoir dans cette saison brûlante, et d'après la paresse naturelle des gens du pays. Que faire? se mettre à la recherche des absens? qui sait jusqu'où l'aurait mené une telle expédition? et il aurait risqué à la fin d'être reconnu. Attendre sur le port et rendre de là le signal au bateau mystérieux qui venait à sa rencontre; c'était un parti auquel il ne savait se résoudre, car l'entretien qu'il devait entamer ne pouvait avoir pour témoin que le ciel et la terre.

Tandis qu'il arpentait le rivage, en proie à la plus grande agitation, en tournant par hasard un pilier auquel on attachait d'ordinaire quelque gros galion démâté, en état de réparation, il aperçut une barque à moitié engravée dans le sable, et au fond de cette barque un jeune batelier de dix-huit à vingt ans, profondément endormi.

Ce qu'on pouvait voir de ses traits et de sa figure, à travers la lueur phosphorescente de cet air embrasé, respirait l'intérêt et la sympathie. De son long bonnet rouge s'échappait une chevelure noire, épaisse et bouclée; une petite image de Sainte-Marie du Carmel, brodée sur un morceau d'étoffe noire, pendait à son cou robuste et bien modelé. Son costume se composait en tout d'une espèce de gilet de drap rouge et d'une large braie de toile rayée qui lui venait un peu au-dessous du genou; les bras, la poitrine et les jambes du pêcheur étaient entièrement nus.

À cette rencontre inattendue et miraculeuse, l'homme au manteau noir, quel que fût son désir de s'entourer de silence et de mystère, poussa une acclamation de joie. Il était temps, la barque étrangère qui menait vers lui le messager attendu, arrivée à la moitié du golfe, avait fait un troisième signal.

L'inconnu doubla le pas, se courba à la hâte vers le batelier endormi, et le secoua fortement par le bras.

– Excellence, murmura le pêcheur machinalement, me voici! je suis prêt, excellence!

Et, après deux ou trois essais également infructueux pour ouvrir les yeux et pour se tenir sur ses jambes, accablé de fatigue et de sommeil, il chancela et retomba au fond de sa barque.

– Debout, mon garçon, j'ai besoin de ton bateau, fit l'inconnu en le soulevant par la taille; je n'ai pas de temps à perdre, vite la rame à l'eau et partons.

– Vous parlez bien, monsieur, répondit le pêcheur qui commençait à s'éveiller et à arrêter les yeux sur son interlocuteur, lequel ne lui paraissait déjà plus mériter le titre d'excellence; vous parlez bien pour vos affaires; mais avant de m'éveiller si brusquement, il me semble que vous eussiez bien fait de vous informer si j'étais disposé à travailler par une nuit pareille, où même les âmes du Purgatoire, qui pourtant doivent être faites à la chaleur, n'oseraient quitter leur four, fût-ce pour s'en aller en paradis.

– Et comment, drôle, pouvais-je deviner tes intentions sans t'éveiller? dit le jeune seigneur se contenant avec peine?

– Alors, il valait mieux me laisser dormir.

– Par la mort-Dieu! s'écria l'inconnu en frappant du pied, n'est-tu pas là, brigante, pour servir le public?

– Le jour, c'est possible; mais la nuit je suis libre. Ainsi donc, si tu n'as plus rien à me dire, conclut le pêcheur tout à fait éveillé, et passant, sans trop de cérémonie, de l'excellence au tutoiement le plus simple, tu peux bien t'en aller à tous les diables!

– Allons, allons, reprit l'inconnu en voyant qu'il n'était pas prudent d'irriter un homme dont il avait si grand besoin, rends-moi ce petit service, et je te payerai ta course tout ce que tu voudras.

– Même une once d'or? demanda le pêcheur d'un ton goguenard.

– Même deux, pourvu que tu te dépêches.

– Alors c'est différent, répondit le batelier en attachant son regard fixe et pénétrant sur l'inconnu; nous pouvons nous entendre.

Et il ajouta tout bas:

– Ou cet homme est un prince déguisé, ou un galerien qui s'échappe.

– Voyons, dit l'inconnu en sautant dans le bateau, en finiras-tu, malheureux?

– Un moment, signor mio; irons-nous bien loin? car, en vérité, cette nuit, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis remuer les bras.

– Deux milles tout au plus.

– Deux milles à aller et deux milles à revenir … ça fait quatre; laissez-moi chercher un compagnon.

– C'est inutile, je t'aiderai moi-même, dit le jeune seigneur saisissant une rame et faisant d'un seul coup voler le bateau comme une flèche.

– Et vous me donnerez, comme nous en sommes convenus, deux onces d'or?

– En voici quatre, répondit l'inconnu en lui jetant sa bourse avec mépris, et je t'en promets trois fois autant lorsque nous serons de retour; silence et courage.

– Pardonnez-moi, excellence, reprit le pêcheur en rougissant de honte, d'étonnement, et même d'un certain dépit. Vraiment, j'étais encore endormi … je ne sais plus où j'avais la tête … j'ai eu tort. Reprenez votre or, j'ai plaisanté. Mais je vais vous montrer que je sais bien servir mon monde et faire mon devoir. (Et en parlant ainsi, il ramait de toutes ses forces.) Que diable! je ne suis pas un juif, et je tiens beaucoup à sauver mon âme. Une piastre c'est assez … c'est même trop. Il est vrai qu'à la nuit il n'y a point de tarif; mais je ne surfais personne. Et, si ce n'était que demain c'est jour de fête, qu'on annonçe de grandes réjouissances publiques, une procession, des courses, une belle pêche aux filets, je ne vous aurais demandé qu'un carlin par mille, le prix ordinaire… Mais je suis à sec, j'ai tout donné à mon père et à mon jeune frère … un gamin paresseux dont vous ne vous faites pas une idée … tout ce que j'avais.

Mais l'inconnu n'écoutait plus son bavardage. Se voyant à deux ou trois portées d'arbalète du point qu'il voulait atteindre, il battit son briquet, alluma sa torche, et l'agita au-dessus de sa tête. Aussitôt on vit flamboyer, à deux ou trois cents pas, un second fanal; et une barque, poussée par de vigoureux rameurs, franchit rapidement la distance qui séparait les deux personnages mystérieux de ce rendez-vous nocturne.

Alors on put apercevoir, sur la poupe du bateau qui venait de Caprée, un vieillard d'une soixantaine d'années, à la barbe et aux cheveux blancs, au dos voûté, revêtu d'une espèce de froc et coiffé d'un long chaperon.

– Eteins ton flambeau, dit le vieillard à voix basse, on ne saurait avoir trop de prudence.

– Je ne serais pas fâché d'examiner tes traits, dit le jeune homme, et de voir d'abord à qui j'ai affaire.

– A quoi bon? puisque tu ne me connais pas; avant toute explication, je te dirai mon mot d'ordre, et si tu ne me réponds pas le tien, nous briserons là, et je m'en retournerai comme je suis venu.

– C'est juste, dit le jeune homme en jetant sa torche à la mer; voilà pourtant l'inconvénient de ne pas connaître les gens qu'on emploie, et de choisir des agents par procuration.

– Mon Dieu! répliqua le vieillard avec un sourire d'ironie, cela nous arrive assez souvent de ne connaître ni nos amis, ni les gens qui nous servent, ni ceux qui nous desservent. Malheureusement on n'a pas toujours un mot d'ordre pour se tirer d'embarras.

– Dis-moi donc le tien, astrologue.

– Le voici, échanson: Aut César, aut nihil; à ton tour…

Trois fois maudit, une fois damné!

– C'est bien; et sautant d'un bond dans le bateau du jeune homme, avec une légèreté et une force qu'on n'aurait pas dû attendre d'un homme de cet âge, le vieillard fît signe à ses deux matelots de s'éloigner sur le champ et de revenir auprès de lui lorsqu'il les sifflerait.

Lorsque la barque qui avait amené l'étranger fut hors de la portée de la voix, le vieillard fit un geste significatif pour indiquer la présence du batelier qui était de trop dans l'entretien qui allait suivre.

– Parle avec assurance, dit à demi-voix le jeune seigneur, je réponds de la discrétion de cet homme.

Si le pauvre pêcheur avait pu entendre ces paroles ou voir le sourire fatal qui les accompagnait, il eût passé le peu de moments qui lui restaient à vivre à recommander son âme à Dieu; mais il avait vingt ans, se sentait fort de son innocence, et aimait la plus jolie lavandière de Nésida; si bien que dans cet instant terrible, au lieu de songer à son âme, il pensait tranquillement à sa belle fiancée.

– Parle, répéta le jeune homme d'un ton impérieux, quelles nouvelles m'apportes-tu de notre conquérant.

– Monseigneur, murmura le vieillard d'une voix lente et lugubre, depuis que l'envoyé de votre excellence est venu m'engager à votre service, je n'ai jamais cessé d'observer le cours des astres pour…

– Je t'ai pris pour observer les actions du roi et non pas le cours des étoiles.

– Mais, monseigneur, je m'appelle Galvano Pedicini, je suis médecin et astrologue.

– Et je te paye, moi, comme espion et empoisonneur.

– Pardonnez-moi, excellence, vous me faites honneur de la moitié; jusqu'à présent j'ai consenti à vous tenir au courant des progrès de Ladislas dans la guerre de Toscane; quant à l'autre point, il n'en a jamais été question dans vos lettres et dans vos messages.

– C'était sous-entendu… Mais voilà pourquoi, avant de te donner mes dernières instructions, j'ai voulu te parler moi-même et ne plus me fier à des intermédiaires.

– Me voici prêt à recevoir les ordres de votre excellence, mais je dois dire à monseigneur que si les services qu'il attend de moi sont de nature à porter le trouble dans ma conscience, alors ma probité m'impose…

– De demander un double prix: c'est trop juste. Voyons d'abord comment tu t'es acquitté de ma première commission. Que vous ont appris les constellations jusqu'ici, messire astrologue?

– Hélas! monseigneur, continua le magicien d'une voix dolente, les astres m'ont trompé encore une fois, ou plutôt, puisque les constellations sont infaillibles, moi-même, dans mon empressement à scruter l'avenir, j'ai dû commettre une erreur dans mes calculs, et je vous avais prédit que l'orgueil et la puissance de Ladislas se briseraient contre les murs de Bologne. L'éclipse totale de Mars n'admettait pas de doutes à cet égard… Eh bien! malgré l'éclipse, j'ai la douleur de vous annoncer que le roi…

– A pris non-seulement Bologne, mais Sienne également…

– Sienne aussi! s'écria l'astrologue avec étonnement et terreur, et qui a pu vous dire?..

– Qui m'a dit qu'il avait pris Bologne?..

– Vous saviez donc?..

– Que les vents te servent aussi mal que les astres.

– Pas possible.

– Si tu un doutes encore, entre demain dans la ville, et si un homme qui a vendu comme toi son âme à Satan, ne craint pas d'entrer dans une église, tu verras que moi et la princesse régente nous irons rendre grâce, avec toute la cour, à Santa-Maria-del-Carmine, pour la double victoire qu'elle a bien voulu octroyer à Sa Majesté hérétique, notre auguste maître, trois fois excommunié.

– Patience, murmura le sorcier pris en faute, si je suis en retard envers vous de deux victoires, vous aussi, monseigneur, vous êtes en retard envers moi de deux mois de paye.

– Oui, mais moi, dit le jeune homme en lui montrant une bourse d'or, je viens réparer ma négligence.

– Et moi aussi j'espère me faire pardonner la mienne

– Voyons.

– Monseigneur, qui est si bien informé des progrès du roi Ladislas, sait-il que le roi Ladislas, immédiatement après cette campagne, renonçant à ses vastes desseins de conquête, a le projet de retourner à Naples au moment où l'on s'y attendra le moins? N'est-ce pas que monseigneur ne savait pas cela?

– Non, mais je le suppose.

– Monseigneur ne suppose pas qu'aussitôt son retour, le roi confiera le gouvernement à un homme ferme et dévoué, et ordonnera à son auguste sœur, Jeanne de Duras, de ne plus se mêler de politique?

– Non, mais je le crains.

– Et monseigneur ne craint pas que le roi ne commence par le faire pendre?

– Non, mais en tous cas je le préviendrai.

– Et comment, excellence

– Écoute: tes remèdes sont infaillibles?

– Bien plus que les étoiles.

– Ton métier d'astrologue te donne un libre accès auprès du roi?

– Le jour comme la nuit.

– Quel prix demandes-tu pour te charger du roi Ladislas? Tu m'entends?

– Je ne demande que de remplir auprès de Votre Majesté, lorsqu'elle aura pu s'asseoir à côté de Jeanne sur le trône de Naples, le même emploi d'astrologue que je remplis maintenant auprès de Ladislas.

 

– Oui, mais non pas celui de médecin, ajouta le jeune homme en souriant.

Le vieillard tendit sa main décharnée, prit la bourse qu'on s'empressait de lui remettre, et après avoir sifflé ses deux matelots, prit congé de son interlocuteur.

– Adieu, Galvano, dit celui-ci en le voyant s'éloigner.

– Au revoir, Pandolfello, murmura le sorcier avec un accent étranger et un sourire diabolique.

Le jeune seigneur se tourna tout à coup vers ce magnifique amphithéâtre de maisons, de jardins, de villes et d'églises qui s'étend de Portici au Pausilippe, et l'embrassant tout entier d'un regard ambitieux et cupide:

– A moi Naples! dit-il, h moi la reine! à moi le royaume!

Puis, se souvenant que tout n'était pas fini et qu'il y a un homme de trop parmi les vivans, il frappa doucement sur l'épaule du batelier, qu'il avait presque oublié au fond de sa barque et qui paraissait plongé dans un profond sommeil:

– Assez dormi, mon garçon! s'écria le jeune favori d'une voix sinistre. Prends la rame et retournons au rivage.

Le pêcheur n'avait pas fermé l'œil un seul instant. Au ton dont ces paroles furent prononcées par son étrange passager, il comprit qu'il n'avait plus aucun espoir de salut. Quoiqu'il eût fait tout son possible pour qu'aucun mot de ce terrible entretien ne parvînt jusqu'à lui, il sentit que, dès le moment que la fatalité l'avait choisi pour être témoin d'un secret de mort, il était perdu. Aussi ne se laissa-t-il pas tromper un seul instant à la douceur hypocrite de son compagnon.

Il reprit donc tristement ses rames, jetant çà et là un regard à la dérobée pour voir s'il n'apercevait pas une barque, une lumière, un écho lointain. Rien! tout était silence et solitude. Il épia un moment favorable pour se jeter tout à coup sur son homme et essayer une résistance désespérée, ou bien pour s'élancer à la mer et se sauver à la nage; mais le favori le serrait de près, et il voyait briller dans sa main un long stylet qu'il lui eût enfoncé dans la gorge au moindre mouvement. Tout ce qu'il aurait tenté pour se défendre n'aurait donc pu que hâter le moment fatal.

Le pêcheur adressa à Dieu une prière muette et suprême, continua à ramer, et quand il s'aperçut que la terre approchait sans qu'aucun signe d'âme vivante parût sur la jetée, il tendit sa poitrine à son compagnon de voyage, et lui dit d'une voix émue:

– Je sais, monseigneur, quelle récompense m'attend pour vous avoir conduit à votre rendez-vous; seul et sans armes, je ne puis résister ni me défendre. J'ai fait tout mon possible pour ne rien entendre, pour ne rien savoir; mais je n'ai dû que trop comprendre qu'il s'agit d'un secret terrible. Je vous jure, sur la mémoire sacrée de ma pauvre mère, sur Dieu et sur tous les saints du paradis, je vous jure, seigneur, que je ne chercherai jamais à pénétrer les mystères de cette nuit, et que pas un mot ne sortira de mes lèvres qui puisse vous compromettre, dût on me briser les os sous la roue! Je ne crains pas la mort, mais je vous prie de me faire grâce, non point à cause de moi, mais de mon père, dont je suis le seul soutien; c'est un vieux soldat mutilé, qui a déjà perdu deux enfans au service de sa patrie et qui n'a plus de bras pour gagner son pain. Grâce pour lui et pour mon jeune frère, monseigneur! et Dieu, à son tour, vous fera miséricorde dans ce monde et dans l'autre, et il y aura trois cœurs qui prieront pour vous nuit et jour, car vous les aurez sauvés, vous aurez écouté la voix de l'innocent, vous vous serez fié à la parole du pauvre batelier.

– Qui est donc ton père? demanda le favori s'approchant de plus en plus du pêcheur.

– Giordano Lancia… Vous avez peut-être entendu prononcer son nom?

– Lancia! s'écria le jeune homme avec un accent de haine et de colère. Si je le connais! je le crois bien! il m'a sauvé la vie…

– En ce cas je suis mort! s'écria le pêcheur avec un soupir.

Et, en effet, avant qu'il eût eu le temps de pousser un cri, l'inconnu lui avait plongé son poignard dans le cœur.

Puis, le faisant glisser dans la mer, il ramena promptement son bateau dans un endroit solitaire et gagna sa maison pour se présenter le lendemain de bonne heure, comme il en avait l'habitude, au lever de la régente.

II

Seize heures et demie venaient à peine de sonner à l'église de l'Inconorata, ce qui, suivant le calcul italien, correspond, vers la fin de juillet, à l'heure de midi. A l'instant même et comme pour attester l'exactitude de la vieille horloge gothique, on entendit éclater tout à coup le carillon immense, universel, épouvantable, des cloches sans nombre qui ont de tout temps assourdi les oreilles napolitaines, et surtout à l'époque assez reculée où se passe cette histoire.

Après une nuit telle que nous venons de la décrire, on peut imaginer quel jour intolérable et brûlant lui avait succédé. Cependant, dans les quartiers situés sur les bords de la mer, la chaleur était moins suffoquante. Une brise presque insensible et n'ayant pas assez de force pour rider la surface du golfe, paraissait suffire aux poumons de ces hommes habitués à une température littéralement infernale. Le plus mince filet d'ombre projeté par le fût d'une colonne ou par le rebord d'une fenêtre, un éventail improvisé avec quelques branches de laurier rose, la vue de ces eaux calmes et limpides, qui invitaient le plongeur avec tout l'attrait d'une jeune fille souriante et coquette, c'était plus qu'il n'en fallait aux Napolitains pour défier la canicule et prendre la vie en patience.

Au reste, on avait pris toutes les précautions d'usage dans nos grandes solennités pour garantir une partie de la ville contre cette pluie de feu que le lion céleste laisse tomber sur les peuples abattus, en secouant sa crinière. Toutes les rues qui s'étendaient de la royale demeure de Castel-Nuovo jusqu'à l'église du Carmine, étaient abritées par d'énormes tentes carrelées de mille couleurs; des fleurs et des arbustes jonchaient le pavé sur lequel, par une recherche tout à fait sybaritique, on avait étendu une double couche de sable fin et humide; des fontaines bâclées à la hâte, à l'aide de trois ou quatre tonneaux superposés soufflaient, par la bouche de leurs tritons de plâtre, une cascade argentée, et remplissaient le double office de rafraîchir l'atmosphère et d'arroser les passans.

Tous ces apprêts annonçaient évidemment quelque fête extraordinaire, quelque réjouissance publique, l'accomplissement d'un devoir impérieux et solennel qu'on n'avait pas jugé à propos de différer à un moment plus propice. En effet, la régente Jeanne de Duras, nièce de la terrible Jeanne Ire, d'homicide et adultère mémoire après avoir reçu à son lever les grands-officiers de la couronne et les principaux barons du royaume, s'était rendue, en grande pompe et suivie de toute sa cour, à l'église de Sainte-Marie-du-Mont-Carmel, pour remercier l'effigie miraculeuse qu'on y vénère de la double victoire remportée par son frère et seigneur, Ladislas Ier, roi de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile.

La nouvelle n'était arrivée que la veille, et aussitôt l'ordre avait été donné d'en instruire le peuple par une fête improvisée, et d'en rendre grâce à Dieu par une cérémonie pieuse et solennelle, ce qui prouvait à la fois la dévotion de Jeanne et son immense amour fraternel.

Le cortège avait déjà, une première fois, traversé les quais pour se rendre à la place du marché; et la foule, dont la curiosité était loin d'avoir été satisfaite par ce premier spectacle, attendait impatiemment le retour de la brillante cavalcade.

Cependant quelques groupes, plus insoucians ou dédaigneux, se détachaient de la masse des spectateurs et vaquaient à leur besogne, complètement étrangers à tout le bruit qui se faisait autour d'eux, exception d'autant plus frappante qu'elle faisait contraste avec la curiosité générale. C'était un à parte dans ce chœur de cris de toute espèce, un horizon de tableau en désaccord avec les premiers plans, contre toutes les règles de l'art, et, disons mieux, de la nature.

Un de ces groupes était formé par une douzaine de pêcheurs qu'on reconnaissait aisément à leur teint bruni par le hâle, à leurs longs bonnets rouges, et à la mélodie douce et monotone dont ils se berçaient lentement en tirant leurs filets de la mer.