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La San-Felice, Tome 03

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– Mais le puis-je? demanda le jeune homme.

– Et qui vous en empêcherait?

– Si une de mes lettres s'égarait, si elle était trouvée!..

– Ce serait un grand malheur en effet, dit la jeune femme, non pour moi, mais pour lui.

– Pour lui!.. Qui?.. Je ne vous comprends pas, Luisa.

– Non, vous ne me comprenez pas; non, vous ne pouvez pas comprendre, car vous ignorez quel ange de bonté j'ai pour mari. Il serait malheureux de ne pas me savoir heureuse. Oh! soyez tranquille, je veillerai sur son bonheur.

– Mais si j'écrivais à une autre adresse? à la duchesse Fusco, à Nina?

– Inutile, mon ami; et puis ce serait une tromperie, et pourquoi tromper quand il n'y a pas et même quand il y a nécessité absolue? Non, vous m'écrirez: «A Luisa San-Felice, à Mergellina, maison du Palmier.»

– Mais si une de mes lettres tombe entre les mains de votre mari?

– Si elle est cachetée, il me la donnera sans la décacheter; si elle est décachetée, il me la donnera sans la lire.

– Mais enfin s'il la lisait? dit Salvato étonné de cette opiniâtre confiance.

– Me diriez-vous autre chose, dans ces lettres que ce qu'un tendre frère dirait à une soeur bien-aimée?

– Je vous dirai que je vous aime.

– Si vous ne me dites que cela, Salvato, il vous plaindra et me plaindra moi-même.

– Alors, si cet homme est tel que vous dites, c'est plus qu'un homme.

– Mais pensez donc, mon ami, que c'est un père bien plus qu'un époux. Depuis l'âge de cinq ans, j'ai grandi sous ses yeux. Réchauffée à son coeur, vous me trouvez compatissante, instruite, intelligente; c'est lui qui est compatissant, qui est instruit; c'est lui qui est intelligent, car intelligence, instruction, bienveillance, je tiens tout de lui. Vous êtes bien bon, n'est-ce pas, Salvato? vous êtes bien grand, vous êtes bien généreux; je vous vois et je vous juge avec les yeux de la femme qui aime. Eh bien, il est meilleur, il est plus grand, il est plus généreux que vous, et Dieu veuille qu'il n'ait pas l'occasion de vous le prouver un jour!

– Mais vous allez me rendre jaloux de cet homme, Luisa!

– Oh! soyez-en jaloux, mon ami, si toutefois un amant peut être jaloux de l'affection d'une fille pour son père. Je vous aime bien, Salvato, bien profondément, puisqu'à l'heure de vous quitter, je vous le dis de moi-même et sans que vous me le demandiez; eh bien, si je vous voyais tous deux courant un danger égal, réel, suprême, et que mon secours pût sauver un seul de vous deux, c'est lui que je sauverais, Salvato, quitte à revenir mourir avec vous.

– Ah! Luisa, que le chevalier est heureux d'être aimé ainsi!

– Et cependant, vous ne voudriez point de cet amour, Salvato, car c'est celui que l'on a pour les êtres immatériels et supérieurs, car cet amour n'a pas su empêcher celui que je vous ai donné: je l'aime mieux que vous et je vous aime plus que lui, voilà tout.

Et, en disant ces mots, comme si Luisa eût épuisé toutes ses forces dans la lutte de ces deux affections qui tenaient l'une son âme, l'autre son coeur, elle se laissa tomber sur une chaise, renversa sa tête en arrière, joignit les mains, et, les yeux au ciel, le sourire des bienheureux sur les lèvres, elle murmura des mots inintelligibles.

– Que faites-vous? demanda Salvato.

– Je prie, répondit Luisa.

– Qui?

– Mon ange gardien… Agenouillez-vous, Salvato, et priez avec moi.

– Étrange! étrange! murmura le jeune homme vaincu par une force supérieure.

Et il s'agenouilla.

Au bout de quelques instants, Luisa abaissa la tête, Salvato releva la sienne, tous deux se regardèrent avec une profonde tristesse, mais une suprême sérénité de coeur.

Les heures passèrent.

Les heures tristes s'écoulent avec la même rapidité, quelquefois plus rapidement que les heures heureuses. Les deux jeunes gens ne se promirent rien pour l'avenir, ils ne parlèrent que du passé. Nina entra, Nina sortit; ils ne firent point attention à elle, ils vivaient dans une espèce de monde inconnu, suspendus entre le ciel et la terre; seulement, à chaque heure que sonnait la pendule, ils tressaillaient et poussaient un soupir.

A huit heures, Nina entra.

– Voici ce que Michele envoie, dit-elle.

Et elle déposa aux pieds des deux jeunes gens un paquet noué dans une serviette.

Ils ouvrirent le paquet: c'était le costume de paysan acheté par Michele.

Les deux femmes sortirent.

En quelques minutes, Salvato eut revêtu les habits sous lesquels il devait fuir; il alla rouvrir la porte.

Luisa jeta un cri d'étonnement: il était plus beau et plus élégant encore, s'il était possible, sous l'habit de montagnard que sous celui de citadin.

La dernière heure s'écoula comme si les minutes en eussent été changées en secondes.

Neuf heures sonnèrent.

Luisa et Salvato comptèrent, les uns après les autres, les neuf coups frissonnants du timbre, et cependant ils savaient bien que c'était neuf heures qui sonnaient.

Salvato regarda Luisa, elle se leva la première.

Nina entra.

La jeune fille était pâle comme un linge, ses sourcils étaient contractés, ses lèvres entr'ouvertes laissaient voir ses dents blanches et aiguës, sa voix semblait avoir peine à passer entre ses dents serrées.

– Michele attend! dit-elle.

– Allons! dit la jeune femme en tendant la main à Salvato.

– Vous êtes noble et grande, Luisa, dit celui-ci.

Et il se leva; mais, tout homme qu'il était, il chancela.

– Appuyez-vous sur moi une fois encore, mon ami dit-elle; hélas! ce sera la dernière.

En entrant dans la chambre qui donnait sur la ruelle, ils entendirent hennir un cheval.

Michele était à son poste.

– Ouvre la fenêtre, Giovannina, dit la jeune femme.

Giovannina obéit.

Un peu au-dessous de l'appui de la fenêtre, on distinguait dans l'obscurité un groupe formé par un homme et un cheval; la fenêtre s'ouvrait de plain-pied avec le parquet sur un petit balcon.

Les deux jeunes gens s'approchèrent; Nina, qui avait ouvert la fenêtre, s'effaça et se tint derrière eux comme une ombre.

Tous deux pleuraient dans l'obscurité, mais silencieusement, sans sanglots, pour ne point s'affaiblir l'un l'autre.

Nina ne pleurait pas, ses paupières étaient sèches et brûlantes, sa respiration sifflait dans sa poitrine.

– Luisa, disait Salvato d'une voix entre-coupée, j'ai roulé dans un papier une chaîne d'or pour Nina, vous la lui donnerez de ma part.

Luisa répondit oui par un mouvement de tête et un serrement de main, mais sans parler.

Puis, au jeune lazzarone:

– Merci, Michele, dit Salvato. Tant que vivra dans mon coeur le souvenir de cet ange, – et il passa son bras autour du cou de la San-Felice, – c'est-à-dire tant que mon coeur battra, chacun de ses battements me rappellera le souvenir des bons amis entre les mains desquels je la laisse et à qui je la confie.

Par un mouvement convulsif, indépendant de sa volonté peut-être, Giovannina saisit la main du jeune homme, la baisa, la mordit presque.

Salvato, étonné, tourna la tête de son côté; elle se jeta en arrière.

– Monsieur Salvato, dit Michele, j'ai des comptes à vous rendre.

– Tu les rendras à ta vieille mère, Michele, et tu lui diras de prier Dieu et la Madone pour Luisa et pour moi.

– Ah bon! dit Michele, voilà que je pleure, à présent…

– Au revoir, mon ami! dit Luisa. Que le Seigneur et tous les anges du ciel vous gardent!

– Au revoir? murmura Salvato. Eh! ne savez-vous donc pas qu'il y a danger de mort pour nous si nous nous revoyons?

Luisa le laissa à peine achever.

– Silence! silence! dit-elle; remettons aux mains de Dieu les choses inconnues de l'avenir; mais, quelque chose qui doive arriver, je ne vous quitterai pas sur le mot adieu.

– Eh bien, soit! dit Salvato enjambant le balcon et se mettant en selle sans desserrer ses deux bras, noués autour du cou de Luisa, qui se laissa courber vers lui avec la souplesse d'un roseau; eh bien, soit! chère adorée de mon coeur. Au revoir!

Et la dernière syllabe du mot symbole de l'espérance se perdit entre leurs lèvres dans un premier baiser.

Salvato poussa un cri tout à la fois de joie et de douleur, et piqua des deux son cheval, qui, partant au galop, l'arracha des bras de Luisa et se perdit dans l'obscurité.

– Oh! oui, murmura la jeune femme, te revoir… et mourir!

LIV
LA BATAILLE

Nous avons vu Championnet se retirer de Rome en faisant solennellement, à Thiébaut et à ses cinq cents hommes, le serment de les venir délivrer avant vingt jours.

En quarante-huit heures et en deux étapes, il se trouva à Civita-Castellana.

Son premier soin fut de visiter la ville et ses environs.

Civita-Castellana, que l'on crut longtemps, à tort, l'ancienne Véies, préoccupa d'abord Championnet comme archéologue; mais, en calculant la distance qui sépare Civita-Castellana de Rome, distance qui est de plus de trente milles, il comprit qu'il y avait erreur de la part de ces grands faiseurs d'erreurs que l'on appelle les savants, et que les ruines que l'on trouvait à quelque distance de la ville devaient être celles de Faléries.

Des études toutes modernes ont prouvé que c'était Championnet qui avait raison.

Son premier soin fut de mettre en état la citadelle bâtie par Alexandre VI, et qui ne servait plus que de prison, ainsi que de faire prendre position aux différents corps de sa petite armée.

Il plaça Macdonald – auquel il réserva tous les honneurs de la bataille qui devait avoir lieu – avec sept mille hommes, à Borghetto, en lui ordonnant de tirer, comme défense, le meilleur parti possible de la maison de poste et des quelques masures qui l'entouraient, en s'appuyant à Civita-Castellana, qui formait l'extrême droite de l'armée française ou plutôt au pied de laquelle était groupée l'armée française; il envoya le général Lemoine avec cinq cents hommes dans les défilés de Terni, placés à sa gauche, en lui disant, comme Léonidas aux Spartiates: «Faites-vous tuer!» Casabianca et Rusca reçurent le même ordre pour les défilés d'Ascoli, formant l'extrême gauche. Tant que Lemoine, Casabianca et Rusca tiendraient, Championnet ne craignait pas d'être tourné, et, tant qu'il serait attaqué de face seulement, il espérait pouvoir se défendre. Enfin il envoya des courriers au général Pignatelli, qui était en train de reformer sa légion romaine entre Civita-Ducale et Marano, afin de lui porter l'ordre de se mettre en marche dès que ses hommes seraient prêts et de rallier le général polonais Kniasewitch, qui avait sous son commandement les 2e et 3e bataillons de la 30e demi-brigade de ligne, deux escadrons du 16e régiment de dragons, une compagnie du 19e de chasseurs à cheval et trois pièces d'artillerie, et de marcher droit au canon, dans quelque direction qu'il l'entendît.

 

En outre, le chef de brigade Lahure fut chargé, avec la 15e demi-brigade, de prendre position à Regnano, en avant de Civita-Castellana, et le général Maurice Mathieu de se porter sur Vignanello, pour couper aux Napolitains la position d'Orte et les empêcher de passer le Tibre.

En même temps, il envoya des courriers sur la route de Spolette et de Foligno, pour presser l'arrivée des trois mille hommes de renfort promis par Joubert.

Ces dispositions prises, il attendit de pied ferme l'ennemi, dont il pouvait suivre tous les mouvements du haut de sa position de Civita-Castellana, où il se tenait avec une réserve d'un millier d'hommes, pour se porter où besoin serait.

Par bonheur, au lieu de poursuivre sans relâche Championnet avec sa nombreuse et magnifique cavalerie napolitaine, Mack perdit trois jours à Rome et trois ou quatre autres jours à réunir toutes ses forces, c'est-à-dire quarante mille hommes, pour marcher sur Civita-Castellana.

Enfin le générai Mack divisa son armée en cinq colonnes et se mit en marche.

Au dire des stratégistes, voici ce que Mack eût dû faire:

Il eût dû appeler par Pérouse le corps du général Naselli, conduit et escorté à Livourne par Nelson; il eût dû conduire les principales forces de son armée, sur la gauche du Tibre et camper à Terni; il eût dû enfin attaquer avec des forces sextuples la petite troupe de Macdonald, qui, pris entre les sept mille hommes de Naselli et trente ou trente-cinq mille hommes que Mack eût gardés dans sa main, n'eût pu résister à cette double attaque; mais, au contraire, il dissémina ses forces en s'avançant sur cinq colonnes, et laissa libre la route de Pérouse.

Il est vrai que les populations environnantes, c'est-à-dire celles de Riéti, d'Otricoli et de Viterbe, excitées par les proclamations du roi Ferdinand, s'étaient révoltées et que de toutes parts on les sentait prêtes à seconder les mouvements du général Mack.

Celui-ci s'avança, précédé d'une proclamation ridicule à force de barbarie. Championnet, en abandonnant Rome, avait laissé dans les hôpitaux trois cents malades qu'il avait recommandés à l'honneur et à l'humanité du général ennemi; mais, averti par une dépêche du roi Ferdinand, de la sortie qu'avait faite la garnison du château Saint-Ange, et de la façon dont les deux consuls, prêts à être pendus, avaient été enlevés au pied même de l'échafaud, Mack rédigea un manifeste dans lequel il déclarait à Championnet que, s'il n'abandonnait pas sa position de Civita-Castellana, et s'il osait s'y défendre, les trois cents malades, abandonnés dans les hôpitaux romains, répondraient tête pour tête des soldats qu'il perdrait dans le combat et seraient livrés à la juste indignation du peuple romain; ce qui voulait dire qu'ils seraient mis en morceaux par la populace du Transtevère.

La veille du jour où l'on aperçut les têtes de colonne des Napolitains, ces manifestes furent apportés aux avant-postes français par des paysans; ils tombèrent entre les mains de Macdonald.

Cette nature loyale en fut exaspérée.

Macdonald prit la plume et écrivit au général Mack:

«Monsieur le général,

»J'ai reçu le manifeste; prenez garde! les républicains ne sont point des assassins; mais je vous déclare, de mon côté, que la mort violente d'un seul malade des hôpitaux romains sera la condamnation à mort de toute l'armée napolitaine, et que je donnerai l'ordre à mes soldats de ne point faire de prisonniers.

»Votre lettre, dans une heure, sera connue de toute l'armée, où vos menaces exciteront une indignation et une horreur qui ne pourront être surpassées que par le mépris qu'inspirera celui qui les a faites.

»MACDONALD.»

Et, en effet, à l'instant même, Macdonald distribua une douzaine de ces manifestes et les fit lire par les chefs de corps à leurs hommes, tandis que lui, montant à cheval, se rendait au galop à Civita-Castellana pour communiquer cette proclamation au général Championnet et lui demander ses ordres.

Il trouva le général sur le magnifique pont à double arcade jeté sur le Rio-Maggiore, et bâti en 1712 par le cardinal Imperiali; il tenait sa lunette de campagne à la main, examinait les approches de la ville, et faisait prendre par son secrétaire des notes sur une carte militaire.

En voyant venir à lui, au grand galop de son cheval, Macdonald pâle et agité:

– Général, lui dit-il à distance, j'ai cru que vous m'apportiez des nouvelles de l'ennemi; mais, maintenant, je vois que je me trompe; car, en ce cas, vous seriez calme et non agité.

– J'en apporte, cependant, général, dit Macdonald en sautant à bas de son cheval; les voici!

Et il lui présenta le manifeste.

Championnet le lut sans le moindre signe de colère, mais seulement en haussant les épaules.

– Ne connaissez-vous pas l'homme auquel nous avons affaire? dit-il. Et qu'avez-vous répondu à cela?

– J'ai d'abord donné l'ordre de lire le manifeste dans l'armée.

– Vous avez bien fait; il est bon que le soldat connaisse son ennemi, et il est encore mieux qu'il le méprise; mais ce n'est point le tout; vous avez répliqué au général Mack, à ce que je présume?

– Oui, que chaque prisonnier napolitain répondrait à son tour tête pour tête pour les Français malades à Rome.

– Cette fois, vous avez eu tort.

– Tort?

Championnet regarda Macdonald avec une douceur infinie, et, lui posant la main sur l'épaule:

– Ami, lui dit-il, ce n'est point avec des représailles sanglantes que les républicains doivent répondre à leurs ennemis; les rois ne sont que trop disposés à nous calomnier, ne leur donnons pas même l'occasion de médire. Redescendez vers vos hommes, Macdonald, et lisez-leur l'ordre du jour que je vais vous donner.

Et, se tournant vers son secrétaire, il lui dicta l'ordre du jour suivant, que celui-ci écrivit au crayon:

«Ordre du jour du général Championnet avant la bataille de Civita-Castellana.»

– C'est ainsi, interrompit Championnet, que s'appellera la bataille que vous gagnerez demain, Macdonald.

Et il continua:

«Tout soldat napolitain prisonnier sera traité avec l'humanité et la douceur ordinaires des républicains envers les vaincus.

»Tout soldat qui se permettrait un mauvais traitement quelconque envers un prisonnier désarmé, sera sévèrement puni.

»Les généraux seront responsables de l'exécution de ces deux ordres…»

Championnet prenait le crayon pour signer, lorsqu'un chasseur à cheval, couvert de boue, blessé au front, apparut à l'extrémité du pont, et, venant droit à Championnet.

– Mon général, dit-il, les Napolitains ont surpris un avant-poste de cinquante hommes à Baccano, et les ont tous égorgés dans le corps de garde; et, de crainte que quelque blessé ne survécût et ne se sauvât, ils ont mis le feu au bâtiment, qui s'est écroulé sur les nôtres, au milieu des insultes des royaux et des cris de joie de la population.

– Eh bien, général, dit Macdonald triomphant, que pensez-vous de la conduite de nos ennemis?

– Qu'elle fera d'autant mieux ressortir la nôtre, Macdonald.

Et il signa.

Puis, comme Macdonald paraissait désapprouver cette modération:

– Croyez-moi, lui dit Championnet, c'est ainsi que la civilisation doit répondre à la barbarie. Allez, Macdonald; je vous prie, comme votre ami, de faire publier cet ordre du jour à l'instant même, et, au besoin, comme votre général, je vous l'ordonne.

Macdonald resta un moment muet et comme hésitant; puis, tout à coup, jetant ses bras autour du cou de Championnet et l'embrassant:

– Dieu sera avec vous demain, mon cher général, lui dit-il; car vous êtes en même temps la justice, le courage et la bonté.

Et, se remettant en selle, il redescendit vers ses hommes, les fit mettre en ligne, et, passant sur le front de cette ligne, il leur lut l'ordre du jour du général Championnet, qui excita des transports d'enthousiasme.

C'étaient les derniers beaux jours de la République; nos soldats avaient encore quelques-uns de ces grands sentiments humanitaires, brises suprêmes, haleines affaiblies du souffle révolutionnaire de 1789, qui devaient plus tard se fondre dans l'admiration et le dévouement pour un seul homme; ils restèrent aussi grands, ils furent moins bons.

Championnet envoya aussitôt des courriers à Lemoine et à Casabianca pour leur annoncer qu'ils seraient, selon toute probabilité, attaqués le lendemain, et leur ordonner, s'ils étaient forcés, de lui expédier des courriers à l'instant même, afin qu'il pût prendre ses mesures. Lahure, de son côté, reçut avis de ce qui s'était passé à Baccano, par ce même chasseur qui avait échappé au massacre, et qui, tout sanglant encore du combat de la veille, demandait à être un des premiers au combat du lendemain, pour venger ses camarades et se venger lui-même.

Vers trois heures de l'après-midi, Championnet descendit de Civita-Castellana, commença par visiter les avant-postes du chef de brigade Lahure, puis le corps d'armée de Macdonald; il se mêla aux soldats en leur rappelant qu'ils étaient les hommes d'Arcole et de Rivoli, et qu'ils avaient l'habitude de combattre un contre trois; que combattre un contre quatre était, par conséquent, une nouveauté qui ne devait pas les effrayer.

Puis il commenta son ordre du jour et celui du général Mack; il leur dit que le soldat républicain, propagateur de l'idée révolutionnaire, était un apôtre armé, tandis que les soldats du despotisme n'étaient que des mercenaires sans convictions; il leur demanda s'ils aimaient la patrie et s'ils regardaient la liberté comme le but des efforts de toute nation intelligente, et si, avec cette double conviction qui avait failli faire triompher les trois cents Spartiates de l'immense armée de Xerxès, ils pensaient que dix mille Français pussent être vaincus par quarante mille Napolitains.

Et, à cette harangue paternelle, qui fut comprise de tous, parce que Championnet n'employa ni grandes paroles, ni métaphores, tous sourirent et se contentèrent de demander si l'on ne manquerait pas de munitions.

Et, sur l'assurance de Championnet qu'il n'y avait rien de pareil à craindre:

– Tout ira bien, répondirent-ils.

Le soir, Championnet fit distribuer un baril de vin de Montefiascone par compagnie, c'est-à-dire une demi-bouteille de vin à peu près par homme; d'excellent pain frais cuit sous ses yeux à Civita-Castellana, et une ration de viande d'une demi-livre. C'était un repas de sybarites, pour ces hommes qui, depuis trois mois, manquaient de tout, et dont la solde était arriérée depuis six.

Puis il fit recommander, non-seulement aux chefs, mais encore aux soldats, la plus grande vigilance.

Le soir, de grands feux s'allumèrent dans les bivacs français, et les musiques des régiments jouèrent la Marseillaise et le Chant du départ.

Les populations, naturellement ennemies, regardaient avec étonnement, de leurs villages cachés dans les plis des montagnes, comme autant d'embuscades, ces hommes qui allaient combattre et probablement mourir le lendemain, et qui se préparaient au combat et à la mort par des chants et par des fêtes. Pour ceux-là mêmes qui ne comprenaient pas, le spectacle était grand.

La nuit s'écoula sans alarmes; mais le soleil, en se levant, éclaira toute l'armée du général Mack, s'avançant sur trois colonnes; une quatrième, qui marchait sur Terni sans être vue, pouvait être soupçonnée au nuage de poussière qu'elle soulevait à l'horizon; enfin, une cinquième, qui était partie dès la veille au soir de Baccano pour Ascoli, était invisible.

Les trois colonnes restées sous la main de Mack montaient à trente mille hommes, à peu près; six mille devaient attaquer nos avant-postes à l'extrême gauche; quatre mille devaient occuper le village de Vignanello, qui dominait tout le champ de bataille; enfin, la masse la plus forte, celle qui était composée de vingt mille hommes, et qui était commandée par Mack en personne, devait attaquer Macdonald et ses sept mille hommes.

 

Championnet avait échelonné sa réserve sur les rampes de la montagne, au sommet de laquelle il se tenait lui-même, sa lunette à la main.

Ses officiers d'ordonnance l'entouraient, prêts à porter ses ordres partout où besoin serait.

Ce fut le chef de brigade Lahure qui essuya le premier feu.

Il avait fait placer ses hommes en avant du village de Regnano, dont il avait fait créneler les premières maisons.

Les soldats qui attaquaient Lahure étaient ceux-là mêmes qui, la veille, à Baccano, avaient massacré les prisonniers. Mack leur avait fait boire du sang, comme on fait aux tigres, pour les rendre non plus courageux, mais plus féroces.

Ils abordèrent vigoureusement la position; mais il y avait dans l'armée française des traditions sur le courage des troupes napolitaines qui n'en faisaient pas un fantôme bien effrayant pour nos soldats; Lahure, avec sa 15e brigade, c'est-à-dire avec un millier d'hommes repoussa cette première attaque au grand étonnement des Napolitains, qui revinrent à la charge avec acharnement et furent repoussés une seconde fois.

Voyant cela, le chevalier Micheroux, qui commandait la colonne ennemie, fit approcher de l'artillerie et foudroya les premières maisons, où étaient embusqués nos tirailleurs; ces maisons s'écroulèrent bientôt, laissant leurs défenseurs sans abri. Il y eut un moment de trouble dont le général napolitain profita pour faire avancer une colonne d'attaque de trois mille hommes qui se rua sur le village et l'emporta.

Mais, de l'autre côté, Lahure avait reformé sa petite troupe derrière un pli de terrain, de sorte qu'au moment où les Napolitains débouchaient du village, ils furent assaillis par un feu si violent, que ce fut à leur tour de rétrograder.

Alors, Micheroux fit attaquer les Français par trois colonnes, une de trois mille hommes qui continua d'avancer par la principale rue du village, deux de quinze cents qui le contournèrent.

Lahure attendit bravement l'ennemi derrière le retranchement naturel où il était embusqué et ne permit à ses soldats de faire feu qu'à bout portant; ses soldats obéirent à la lettre; mais les masses napolitaines étaient si profondes, qu'elles continuèrent d'avancer, les dernières files poussant les premières. Lahure vit qu'il allait être forcé; il ordonna à ses hommes de se former en carré et de se retirer pas à pas sur Civita-Castellana.

La manoeuvre s'exécuta comme à la parade; trois bataillons carrés se formèrent à l'instant même sous le feu des Napolitains et soutinrent, sans se rompre, plusieurs charges très brillantes de cavalerie.

Championnet, du haut de son rocher, suivait cette magnifique défense; il vit Lahure battre en retraite jusqu'au pont de Civita-Castellana; mais, en même temps, il s'aperçut que cette poursuite avait mis le désordre dans les rangs des Napolitains; il envoya aussitôt un officier d'ordonnance au brave chef de la 15e demi-brigade pour lui dire de reprendre l'offensive, et qu'il lui envoyait, pour seconder ce mouvement, cinq cents hommes de renfort. Lahure fit aussitôt courir la nouvelle dans les rangs des soldats, qui la reçurent aux cris de «Vive la République!» et qui, voyant arriver le renfort promis au pas de course et la baïonnette en avant, entendant les tambours battre la charge, s'élancèrent avec une telle impétuosité sur les Napolitains, que ceux-ci, qui ne s'attendaient point à cette attaque, croyant déjà être vainqueurs, s'étonnèrent d'abord, puis, après un moment d'hésitation, rompirent leurs rangs et s'enfuirent.

Lahure les poursuivit, leur fit cinq cents prisonniers, leur tua sept ou huit cents hommes, leur prit deux drapeaux, les quatre pièces de canon avec lesquelles ils avaient abattu les maisons crénelées, et rentra en vainqueur dans Regnano, où il reprit la position qu'il avait avant la bataille.

Pendant ce temps, le chef de la 3e colonne, qui formait la droite de l'attaque principale, et qui s'était emparé de Vignanello, voyant venir le général Maurice Mathieu avec une colonne de deux tiers moins forte que la sienne, ordonna à ses hommes de se porter en avant du village, d'y établir une batterie de quatres pièces de canon et d'attaquer les Français; l'ordre fut exécuté. Mais le général Maurice Mathieu donna un tel élan à ses troupes, que, quoique fatiguées par une marche forcée qu'elles avaient faite la veille, il commença par repousser l'ennemi, puis le chargea si vigoureusement à son tour, qu'il fut obligé de se réfugier dans Vignanello, et cela avec tant de rapidité et de confusion, que les canonniers n'eurent pas le temps de réatteler leurs pièces, qui ne tirèrent qu'une volée, et les laissèrent avec leurs fourgons entre les mains d'une cinquantaine de dragons qui formaient toute la cavalerie du général Maurice Mathieu; celui-ci ordonna de tourner les quatre pièces sur le village, dont les habitants avaient pris parti pour les Napolitains et venaient de faire feu sur les Français, annonçant qu'il allait ruiner le village et passer au fil de l'épée paysans et Napolitains, si ces derniers ne l'évacuaient pas à l'instant même.

Effrayés de la menace, les Napolitains évacuèrent Vignanello, et, poursuivis la baïonnette dans les reins, ne s'arrêtèrent qu'à Borghetto.

Ils perdirent cinq cents hommes tués, cinq cents prisonniers, un drapeau et les quatre pièces de canon, qui restèrent entre nos mains.

L'attaque du centre était plus grave, Mack y commandait en personne et y conduisait trente mille hommes.

L'avant-garde de Macdonald, placée entre Otricoli et Cantalupo, était commandée par le général Duhesme, passé récemment de l'armée du Rhin à celle de Rome. On sait la rivalité qui existait entre l'armée du Rhin et celle d'Italie, fière d'avoir combattu sous les yeux de Bonaparte et d'avoir remporté des victoires plus retentissantes que sa rivale. Duhesme voulut montrer du premier coup aux soldats du Tessin et du Mincio qu'il était digne de les commander: il ordonna, au lieu d'attendre l'attaque, à deux bataillons du 15e léger et du 11e de ligne, de charger tête baissée la colonne qui s'avançait contre eux; il fit manoeuvrer sur le flanc droit de l'ennemi deux petites pièces d'artillerie légère, se mit lui-même à la tête de trois escadrons du 19e de chasseurs à cheval, et attaqua l'ennemi au moment où celui-ci croyait l'attaquer. Prise ainsi à l'improviste, l'avant-garde napolitaine fut vigoureusement refoulée sur le corps d'armée. En voyant cette petite troupe perdue et presque engloutie dans les flots des Napolitains, Macdonald ordonna à deux mille hommes de soutenir l'avant-garde; ces deux mille hommes s'élancèrent au pas de charge et achevèrent de mettre en désordre la première colonne, qui se replia sur la seconde, forte de dix à douze mille hommes.

Dans son mouvement rétrograde, la colonne napolitaine avait abandonné deux pièces de canon que l'on venait de mettre en batterie et qui ne tirèrent même pas, six caissons de munitions, deux drapeaux et six cents prisonniers. Cinq ou six cents Napolitains morts ou blessés restèrent dans l'espace vide qui s'allongea du point dont l'avant-garde française était partie jusqu'à celui où elle était parvenue; mais cet espace ne resta pas longtemps vide; car Duhesme et ses hommes, forcés de se mettre en retraite devant la deuxième colonne, inquiétés sur leurs flancs par les débris de l'avant-garde, qui s'étaient ralliés, et par des nuées de paysans combattant en tirailleurs, reculaient pas à pas, mais enfin reculaient.

Macdonald envoya un aide de camp à Duhesme, pour lui dire de revenir à sa première position, de faire halte, de se former en bataillons carrés et de recevoir l'ennemi sur ses baïonnettes; en même temps, il ordonna à une batterie de quatre pièces de canon, placée sur un petit mamelon qui prenait les Napolitains en écharpe, de commencer son feu, et lui-même, avec le reste de sa troupe, c'est-à-dire avec cinq mille hommes à peu près, divisés en deux colonnes d'attaque, passant à la droite et à la gauche du bataillon carré de Duhesme, chargea comme un simple colonel.