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La San-Felice, Tome 03

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– Et maintenant, dit Acton en se retournant vers la reine, vous pouvez laisser aller les choses d'elles-mêmes et rentrer sans inquiétude au salon, tout s'exécutera comme il a été ordonné.

La reine jeta un dernier regard sur le secrétaire; elle lui trouva cet air intelligent et résolu des hommes appelés un jour à faire leur fortune.

Puis, la porte refermée:

– Vous avez là un homme précieux, général! dit-elle.

– Il n'est point à moi, il est à vous, madame, comme tout ce que je possède, répondit Acton.

Et il s'inclina en laissant passer la reine devant lui.

Lorsqu'elle rentra dans le salon, Emma Lyonna, enveloppée d'un cachemire pourpre à franges d'or, se laissait, au milieu des louanges et des applaudissements frénétiques des spectateurs, tomber sur un canapé dans tout l'abandon d'une danseuse de théâtre qui vient d'obtenir son plus beau succès; et, en effet, jamais ballerine de San-Carlo n'avait jeté son public dans un pareil enivrement; le cercle au milieu duquel elle avait commencé la danse s'était peu à peu, et par une attraction insensible, rapproché d'elle; de sorte qu'il était arrivé un moment où, chacun étant avide de la voir, de la toucher, de respirer le parfum qui émanait d'elle, non-seulement l'espace, mais l'air lui avait manqué, et, criant d'une voix étouffée: «Place! place!» elle était, dans un spasme voluptueux, venue tomber sur le canapé où la reine la retrouvait.

A la vue de la reine, la foule s'ouvrit pour la laisser pénétrer jusqu'à sa favorite.

Les louanges et les applaudissements redoublèrent; on savait que louer la grâce, le talent, la magie d'Emma, c'était la façon la plus sûre de faire sa cour à Caroline.

– D'après ce que je vois, d'après ce que j'entends, dit Caroline, il me semble qu'Emma vous a tenu sa parole. Il s'agit maintenant de la laisser reposer; d'ailleurs, il est une heure du matin, et Caserte, je vous remercie de l'avoir oublié, est à plusieurs milles de Naples.

Chacun comprit que c'était un congé bien en règle, et qu'en effet l'heure était venue de se retirer; on résuma tous les plaisirs de la soirée dans l'expression d'une dernière et suprême admiration; la reine donna sa main à baiser à trois ou quatre des plus favorisés, – le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana furent de ceux-là, – retint Nelson et ses deux amis, à qui elle avait quelques mots à dire en particulier, et, appelant à elle la marquise de San-Clemente:

– Ma chère Elena, vous êtes près de moi de service après-demain.

– Demain, Votre Majesté veut dire; car, ainsi qu'elle nous l'a fait observer, il est une heure du matin; je tiens trop à cet honneur pour permettre qu'il soit retardé d'un jour.

– Je vais donc bien vous contrarier, ma chère Elena, dit la reine avec un sourire dont il eût été difficile de définir l'expression; mais imaginez-vous que la comtesse San-Marco me demande la permission, avec votre agrément bien entendu, de prendre votre place, vous priant de prendre la sienne; elle a je ne sais quelle chose importante à faire la semaine prochaine. Ne voyez-vous aucun inconvénient à cet échange?

– Aucun, madame, si ce n'est de retarder d'un jour le bonheur de vous faire ma cour.

– Eh bien, voilà qui est arrangé; vous avez toute liberté demain, ma chère marquise.

– J'en profiterai probablement pour aller à la campagne avec le marquis de San-Clemente.

– A la bonne heure, dit la reine, voilà qui est exemplaire.

Et elle salua la marquise, qui, retenue par elle, fut la dernière à lui faire sa révérence et à sortir.

La reine se trouva seule alors avec Acton, Emma, les deux officiers anglais et Nelson.

– Mon cher lord, dit-elle à Nelson, j'ai tout lieu de penser que, demain ou après-demain, le roi recevra de Vienne des nouvelles dans votre sens relativement à la guerre; car vous êtes toujours d'avis, n'est-ce pas, que plus tôt on entrera en campagne, mieux cela vaudra?

– Non-seulement je suis de cet avis, madame, mais, si cet avis est adopté, je suis prêt à vous prêter le concours de la flotte anglaise.

– Nous en profiterons, milord; mais ce n'est point cela que j'ai à vous demander pour le moment.

– Que la reine ordonne, je suis prêt à lui obéir.

– Je sais, milord, combien le roi a confiance en vous; demain, si favorable à la guerre que soit la réponse de Vienne, il hésitera encore; une lettre de Votre Seigneurie, dans le même sens que celle de l'empereur, lèverait toutes ses irrésolutions.

– Doit-elle être adressée au roi, madame?

– Non, je connais mon auguste époux, il a une répugnance invincible à suivre les avis qui lui sont donnés directement; j'aimerais donc mieux qu'ils lui vinssent d'une lettre confidentielle écrite à lady Hamilton. Écrivez collectivement à elle et à sir William; à elle comme à la meilleure amie que j'aie, à sir William comme au meilleur ami qu'ait le roi; la chose lui revenant par double ricochet aura plus d'influence.

– Votre Majesté sait, dit Nelson, que je ne suis ni un diplomate ni un homme politique; ma lettre sera celle d'un marin qui dit franchement, rudement même, ce qu'il pense, et pas autre chose.

– C'est tout ce que je vous demande, milord. D'ailleurs, vous vous en allez avec le capitaine général, vous causerez en route; comme on décidera demain sans doute quelque chose d'important dans la matinée, venez dîner au palais; le baron Mack y dîne, vous combinerez vos mouvements.

Nelson s'inclina.

– Ce sera un dîner en petit comité, continua la reine; Emma et sir William seront des nôtres. Il s'agit de pousser et de presser le roi; moi-même, je retournerais à Naples ce soir, si ma pauvre Emma n'était pas si fatiguée. Vous savez, au reste, ajouta la reine en baissant la voix, que c'est pour vous et pour vous seul, mon cher amiral, qu'elle a dit et fait toutes les belles choses que vous avez vues et entendues.

Puis, plus bas encore:

– Elle refusait obstinément, mais je lui ai dit que j'étais sûre qu'elle vous ravirait; tout son entêtement a tombé devant cette espérance.

– Oh! madame, par grâce! fit Emma.

– Voyons, ne rougissez pas et tendez votre belle main à notre héros; je lui donnerais bien la mienne, mais je suis sûre qu'il aimera mieux la vôtre; la mienne sera donc pour ces messieurs.

Et, en effet, elle tendit ses deux mains aux officiers, qui en baisèrent chacun une; tandis que Nelson, saisissant celle d'Emma avec plus de passion peut-être que ne le permettait l'étiquette royale, la portait à ses lèvres.

– Est-ce vrai, ce qu'a dit la reine, lui demanda-t-il à voix basse, que ce soit pour moi que vous avez consenti à dire des vers, à chanter et à danser ce pas qui a failli me rendre fou de jalousie?

Emma le regarda comme elle savait regarder quand elle voulait ôter à ses amants le peu de raison qui leur restait; puis, avec une expression de voix plus enivrante encore que ses yeux:

– L'ingrat, dit-elle, il le demande!

– La voiture de Son Excellence le capitaine général est prête, dit un valet de pied.

– Messieurs, dit Acton, quand vous voudrez.

Nelson et les deux officiers firent leurs révérences.

– Votre Majesté n'a pas d'ordres particuliers à me donner? dit Acton à la reine au moment où ils s'éloignaient.

– Si fait, dit la reine; à neuf heures ce soir, les trois inquisiteurs d'État dans la chambre obscure.

Acton salua et sortit; les deux officiers étaient déjà dans l'antichambre.

– Enfin! dit la reine en jetant son bras autour du cou d'Emma et en l'embrassant avec l'emportement qu'elle mettait dans toutes ses actions. J'ai cru que nous ne serions jamais seules!..

XLIV
LA CRÈCHE DU ROI FERDINAND

Le titre de ce chapitre doit paraître à peu près inintelligible à nos lecteurs; nous allons donc commencer par leur en donner l'explication.

Une des plus grandes solennités de Naples, une des plus fêtées, est la Noël, —Natale, comme on l'appelle. Trois mois d'avance, les plus pauvres familles se privent de tout, pour faire quelques économies, dont une partie passe à la loterie, dans l'espoir de gagner, et, avec ce gain, de passer gaiement la sainte nuit, et dont l'autre est mise en réserve pour le cas où la madone de la loterie, – car, à Naples, il y a des madones pour tout, – pour le cas où la madone de la loterie serait inflexible.

Ceux qui ne réussissent pas à faire des économies portent au Mont-de-Piété leurs pauvres bijoux, leurs misérables vêtements et jusqu'aux matelas de leur lit.

Ceux qui n'ont ni bijoux, ni matelas, ni vêtements à engager, volent.

On a remarqué qu'il y avait à Naples recrudescence de vols pendant le mois de décembre.

Chaque famille napolitaine, si misérable qu'elle soit, doit avoir à son souper, pendant la nuit de Noël, au moins trois plats de poisson sur sa table.

Le lendemain de la Noël, un tiers de la population de Naples est malade d'indigestion, et trente mille personnes se font saigner.

A Naples, on se fait saigner à tout propos: on se fait saigner parce qu'on a eu chaud, parce qu'on a eu froid, parce qu'il a fait sirocco, parce qu'il a fait tramontane. J'ai un petit domestique de onze ans qui, sur dix francs que je lui donne par mois, en met sept à la loterie, fait une rente d'un sou par jour à un moine qui lui donne depuis trois ans des numéros dont pas un seul n'est sorti, et garde les trente autres sous pour se faire saigner.

De temps en temps, il entre dans mon cabinet et me dit gravement:

– Monsieur, j'ai besoin de me faire saigner.

Et il se fait saigner, comme si un coup de lancette dans la veine était la chose la plus récréative du monde.

De cinquante pas en cinquante pas, on rencontre à Naples et surtout à l'époque que nous essayons de peindre, on rencontrait des boutiques de barbiers, salassatori, lesquels, comme au temps de Figaro, tiennent le rasoir d'une main et la lancette de l'autre.

 

Pardon de la digression, mais la saignée est un trait des moeurs napolitaines que nous ne pouvions passer sous silence.

Revenons à la Noël et surtout à ce que nous allions dire à propos de Naples.

Nous allions dire qu'un des grands amusements de Naples, à l'approche de Natale, amusement qui, chez les Napolitains de vieille roche, a persisté jusqu'à nos jours, était la composition des crèches.

En 1798, il y avait peu de grandes maisons de Naples qui n'eussent leur crèche, soit une crèche en miniature pour l'amusement des enfants, soit une crèche gigantesque pour l'édification des grandes personnes.

Le roi Ferdinand était renommé entre tous pour sa manière de faire sa crèche, et dans la plus grande salle du rez-de-chaussée du palais royal, il avait fait pratiquer un théâtre de la grandeur du Théâtre-Français pour y installer sa crèche.

C'était un des amusements dont le prince de San-Nicandro avait occupé son active jeunesse et dont il avait conservé le goût, disons mieux, le fanatisme pendant son âge mûr.

Chez les particuliers, on faisait, et l'on fait encore aujourd'hui, servir les mêmes objets dont se composent les crèches à toutes les fêtes de Noël; la seule différence était dans leur disposition; mais, chez le roi, il n'en était pas ainsi, après être restée, un mois ou deux, livrée à l'admiration des spectateurs, la crèche royale était démantibulée, et, de tous les objets qui la composaient, le roi faisait des dons à ses favoris, qui recevaient ces dons comme une précieuse marque de la faveur royale.

Les crèches des particuliers selon les fortunes coûtaient de cinq cents à dix mille et même quinze mille francs; celle du roi Ferdinand, par le concours des peintres, des sculpteurs, des architectes, des machinistes et des mécaniciens qu'il employait, coûtait jusqu'à deux ou trois cent mille francs.

Six mois d'avance, le roi s'en occupait et donnait à sa crèche tout le temps qu'il ne donnait point à la chasse et à la pêche.

La crèche de l'année 1798 devait être particulièrement belle, et le roi y avait dépensé déjà de très grosses sommes, bien qu'elle ne fût point entièrement terminée; voilà pourquoi, la veille, grâce aux dépenses faites pour les préparatifs de guerre, se trouvant à court d'argent, il avait, avec un certain côté enfantin, remarquable dans son caractère, pressé la rentrée de la part que la maison Backer et fils prenait pour son compte, dans la négociation de la lettre de change de vingt-cinq millions.

Les huit millions pesés et comptés dans la soirée, avaient été, selon la promesse d'André Backer, transportés, pendant la nuit, des caves de sa maison de banque dans celles du palais royal.

Et Ferdinand, joyeux et rayonnant, sans crainte que désormais l'argent manquât, avait envoyé chercher son ami le cardinal Ruffo, d'abord pour lui montrer sa crèche et lui demander ce qu'il en pensait, ensuite pour attendre avec lui le retour du courrier Antonio Ferrari, qui, ponctuel comme il l'était, eût dû arriver à Naples pendant la nuit, et, n'étant point arrivé pendant la nuit, ne devait pas se faire attendre plus tard que la matinée.

Il causait, en attendant, des mérites de saint Éphrem avec fra Pacifico, notre vieille connaissance, à qui sa popularité, toujours croissante, surtout depuis que deux jacobins avaient été sacrifiés à cette popularité, valait l'insigne honneur d'occuper une place dans la crèche du roi Ferdinand.

En conséquence, dans un coin de cette partie de la salle destiné, lors de l'ouverture de la crèche, à devenir le parterre, fra Pacifico et son âne Jocobino posaient devant un sculpteur, qui les moulait en terre glaise, en attendant qu'il les exécutât en bois.

Nous dirons tout à l'heure la place qui leur était assignée dans la grande composition que nous allons dérouler aux yeux de nos lecteurs.

Essayons donc, si laborieuse que soit cette tâche, de donner une idée de ce que c'était que la crèche du roi Ferdinand.

Nous avons dit qu'elle était fabriquée sur un théâtre de la grandeur et de la profondeur du Théâtre-Français, c'est-à-dire qu'elle avait de trente-quatre à trente-six pieds d'ouverture, et cinq ou six plans de la rampe au mur de fond.

L'espace entier, en largeur et en profondeur, était occupé par des sujets divers, établis sur des praticables qui allaient toujours s'élevant et qui représentaient les actes principaux de la vie de Jésus, depuis sa naissance dans la crèche au premier plan, jusqu'à son crucifiement au Calvaire au dernier plan, lequel, situé à l'extrême lointain, touchait presque aux frises.

Un chemin allait en serpentant par tout le théâtre et paraissait conduire de Bethléem au Golgotha.

Le premier et le plus important de tous ces sujets qui se présentât aux yeux, comme nous l'avons dit, était la naissance du Christ dans la grotte de Bethléem.

La grotte était divisée en deux compartiments: dans l'un, le plus grand, était la Vierge, avec l'Enfant Jésus, qu'elle tenait dans ses bras ou plutôt sur ses genoux; elle avait à sa droite l'âne, qui brayait, et à sa gauche le boeuf, qui léchait la main que l'Enfant Jésus étendait vers lui.

Dans le petit compartiment était saint Joseph en prière.

Au-dessus du grand compartiment étaient écrits ces mots:

Grotte prise au naturel à Bethléem et dans laquelle enfanta la Vierge.

Au-dessus du petit compartiment:

Caveau dans lequel se retira saint Joseph pendant l'enfantement.

La Vierge était richement vêtue de brocart d'or; elle avait sur la tête un diadème en diamants, des boucles d'oreilles et des bracelets d'émeraudes, une ceinture de pierreries et des bagues à tous les doigts.

L'Enfant Jésus avait autour de la tête une feuille d'or représentant l'auréole.

Dans le compartiment de la Vierge et de l'Enfant Jésus se trouvait le tronc d'un palmier qui traversait la voûte et allait s'épanouir au grand jour: c'était le palmier de la légende, qui, mort et desséché depuis longtemps, avait repris ses feuilles et ses fruits au moment où, dans une des douleurs de l'enfantement, la Vierge, s'aidant de lui, l'avait pris et serré entre ses bras.

Agenouillés à la porte de la crèche étaient les trois rois mages apportant des bijoux, des vases précieux, des étoffes magnifiques à l'enfant divin. Bijoux, vases et étoffes étaient réels et tirés du trésor de la couronne ou du musée Borbonico; les rois mages avaient au cou le cordon de Saint-Janvier, et un grand nombre de valets formaient leur suite; ils conduisaient par la bride six chevaux attelés à un magnifique carrosse drapé.

Cette grotte, avec ses personnages de grandeur demi-nature, se trouvait à la gauche du spectateur, c'est-à-dire du côté jardin, comme on dit en termes de coulisses.

Au côté cour, c'est-à-dire à la droite du spectateur, étaient les trois bergers guidés par l'étoile et faisant pendant aux rois; deux des trois tenaient des moutons avec des laisses de rubans; le troisième portait entre ses bras un agneau que sa mère suivait en bêlant.

Au-dessus des bergers, au second plan, était la fuite en Égypte: la Vierge, montée sur un âne, tenant le petit Enfant Jésus dans ses bras, était suivie de saint Joseph marchant derrière elle, tandis qu'au-dessus d'elle quatre anges, suspendus en l'air, la garantissaient des ardeurs du soleil en étendant au-dessus de sa tête un manteau de velours bleu à franges d'or.

Le praticable, dominant l'Adoration des bergers, représentait la montée dei Capuccini à l'Infrascata, avec la façade du couvent de Saint-Éphrem.

Le groupe destiné à faire le pendant de la fuite en Égypte, devait se composer de fra Pacifico et de son âne, représentés au naturel, comme la grotte de Bethléem; c'était pour que cette ressemblance fût parfaite et que l'homme et l'animal pussent être reconnus à la première vue, que fra Pacifico, trois jours auparavant, en passant devant largo Castello, avait reçu l'invitation d'entrer au palais, où le roi désirait lui parler. Fra Pacifico avait obéi, cherchant dans sa tête ce que pouvait lui vouloir le roi, et avait été conduit dans la salle de la crèche, où il avait appris de la bouche même de Sa Majesté le grand honneur que le roi comptait faire au couvent des capucins de Saint-Éphrem en mettant dans sa crèche le frère quêteur et son âne. Fra Pacifico avait, en conséquence, reçu l'avis que, tout le temps que dureraient les séances, il était inutile qu'il prît la peine de quêter, attendu que ce serait le maître d'hôtel du roi qui chargerait ses paniers. Depuis trois jours, les choses se passaient ainsi, à la grande satisfaction de fra Pacifico et de Jacobin, qui, dans leurs rêves d'ambition les plus exagérés, n'eussent jamais espéré être un jour admis à l'honneur de se trouver face à face avec le roi.

Aussi, fra Pacifico se retenait à grand'peine de crier: «Vive le roi!» et Jacobin, qui voyait braire son confrère de la crèche, se tenait à quatre pour n'en pas faire autant.

Les autres sujets, qui allaient toujours en s'éloignant, étaient: Jésus enseignant les docteurs, l'épisode de la Samaritaine, la pêche miraculeuse, Jésus marchant sur les eaux et soutenant le peu crédule saint Pierre, le groupe de Jésus et de la femme adultère, groupe dans lequel on pouvait remarquer une chose, c'est que, soit hasard, soit malice cynique du roi Ferdinand, la pécheresse à laquelle le Christ pardonne, avait les cheveux blonds de la reine et la lèvre avancée des princesses autrichiennes.

Le quatrième plan était occupé par le dîner chez Marthe, – dîner pendant lequel la Madeleine vint verser ses parfums sur les pieds du Christ et les essuyer avec ses cheveux, – par l'entrée triomphale de Notre-Seigneur à Jérusalem le jour des Rameaux. Des gardes du corps à l'uniforme du roi gardaient la porte de la ville et présentaient les armes à Jésus. Jérusalem offrait, en outre, ceci de remarquable qu'elle était fortifiée à la manière de Vauban et défendue par des canons; ce qui, comme on le sait, ne l'empêcha point d'être prise par Titus.

Par l'autre porte de Jérusalem, on voyait sortir Jésus, sa croix sur l'épaule, au milieu des gardes et du peuple, marchant au Calvaire, dont les stations étaient marquées par des croix.

Enfin, le Golgotha terminait la perspective à gauche du spectateur, tandis que la gauche de la crèche représentait, au même plan, la vallée de Josaphat avec les morts sortant de leurs tombeaux, dans des attitudes d'espérance ou de terreur, en attente du jugement dernier, auquel les a convoqués la trompette de l'ange qui plane au-dessus d'eux.

Dans les intervalles et sur le chemin qui, à travers les différents praticables, conduisait en serpentant de la crèche au Calvaire étaient semés des groupes auxquels l'archéologie n'avait rien à voir, des pantalons qui dansaient, des paglietti qui se disputaient, des lazzaroni qui s'en moquaient, et enfin des Polichinelles mangeant leur macaroni avec la béatitude que les Napolitains, pour lesquels le macaroni représente l'ambroisie antique, mettent à l'inglutition de cet aliment tombé de l'Olympe sur la terre.

Aucun terrain n'était perdu sur les surfaces planes. Sans s'inquiéter du mois où naquit Jésus, des moissonneurs faisaient la moisson, tandis que, sur les plans inclinés, des vignerons vendangeaient leurs vignes, ou des pasteurs faisaient paître leurs troupeaux.

Et tous ces personnages, qui montaient à près de trois cents, exécutés par d'habiles artistes, avaient la grandeur strictement mesurée au plan qu'ils devaient occuper, de sorte qu'ils aidaient à une perspective qui paraissait immense.

Le roi était en train, – tout en jetant un coup d'oeil à sa crèche, livrée au mécanicien du théâtre Saint-Charles pour la disposition de ses personnages, – de se faire raconter par fra Pacifico la légende du beccaïo, qui prenait chaque jour des proportions plus formidables. En effet, le brave égorgeur de boucs, après avoir été attaqué par un jacobin, puis par deux jacobins, puis par trois jacobins, avait fini par ne plus énumérer ses adversaires, et, s'il fallait l'en croire à cette heure, avait été attaqué, comme Falstaff, par toute une armée; seulement, il n'affirma point qu'elle fût vêtue de bougran vert.

Au milieu du récit de fra Pacifico, le cardinal Ruffo entra, mandé, comme nous l'avons dit, par le roi.

Ferdinand interrompit sa conversation avec fra Pacifico pour faire fête au cardinal, lequel, reconnaissant le moine et sachant de quel abominable crime il avait été la cause, sinon l'agent, s'éloigna de lui sous le prétexte d'admirer la crèche du roi.

Les séances de fra Pacifico étaient terminées; outre les trois charges de poisson, de légumes, de fruits, de viandes et de vin qu'il avait tirées des offices et des caves du roi et sous lesquelles Jacobin était rentré pliant au monastère, le roi ordonna qu'on lui comptât cent ducats par séance, à titre d'aumône, le congédia en lui demandant sa bénédiction, et, tandis que le moine, bénisseur digne du bénit, le coeur bondissant d'orgueil, s'éloignait sur son âne, il alla rejoindre Ruffo.

 

– Eh bien, mon éminentissime, lui dit-il, nous voici arrivés au 4 octobre, et pas de nouvelles de Vienne! Ferrari, contre ses habitudes, est de cinq ou six heures en retard; aussi vous ai-je envoyé chercher, convaincu qu'il ne pouvait tarder à arriver, et songeant, comme un égoïste, que je m'amuserais avec vous, tandis que je m'ennuierais en restant tout seul.

– Et vous avez d'autant mieux fait, sire, répondit Ruffo, qu'en traversant la cour, j'ai vu reconduire à l'écurie un cheval tout ruisselant d'eau, et aperçu de loin un homme que l'on soutenait sous les deux bras; cet homme montait avec peine l'escalier de votre appartement; à ses grandes bottes, à sa culotte de peau, à sa veste à brandebourgs, j'ai cru reconnaître le pauvre diable que vous attendez; peut-être lui est-il arrivé quelque malheur.

En ce moment, un valet de pied parut sur la porte.

– Sire, dit-il, le courrier Antonio Ferrari est arrivé, et attend dans votre cabinet qu'il plaise à Votre Majesté de recevoir les dépêches qu'il lui apporte.

– Mon éminentissime, dit le roi, voici notre réponse qui nous arrive.

Et, sans même s'informer près du valet de pied si Ferrari s'était blessé ou avait été blessé, Ferdinand monta rapidement par un escalier dérobé et se trouva installé dans son cabinet avec Ruffo avant le courrier, qui, retardé par sa blessure, ne marchait que lentement, et était obligé de s'arrêter de dix pas en dix pas.

Quelques secondes après, la porte du cabinet s'ouvrit, et Antonio Ferrari, toujours soutenu par les deux hommes qui l'avaient aidé à monter l'escalier, apparaissait sur le seuil, pâle et la tête enveloppée d'une bandelette ensanglantée.