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Le Capitaine Aréna — Tome 2

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Au reste, notre hôtesse, grâce sans doute à la confidence faite par notre cicérone, était charmante de gracieuseté. Elle accourut dans l'arrière-boutique, qui servait à la fois de salle à manger, de salon et de chambre à coucher, et jeta un fagot dans la cheminée; ce fut à la lueur de la flamme, qui la forçait de se retirer devant elle, que nous nous aperçûmes que ce que nous avions pris pour un chien de berger était un jeune garçon de dix-huit à vingt ans. A ce dérangement opéré dans ses habitudes, il se contenta de pousser quelques cris plaintifs et de se retirer sur un escabeau dans le coin le plus éloigné de la cheminée, et tout cela avec les mouvements lents et pénibles d'un reptile engourdi. Je demandai alors à la signora Bertassi où était la chambre qu'elle nous destinait; elle me répondit que c'était celle-là même; que nous coucherions, Jadin et moi, dans son lit, et qu'elle et son frère (le crétin était son frère) dormiraient près du feu. Il n'y avait rien à dire à une femme qui nous faisait de pareils sacrifices.

J'ai pour système d'accepter toutes les situations de la vie sans tenter de réagir contre les impossibilités, mais en essayant au contraire de tirer à l'instant même des choses le meilleur résultat possible; or il me parut clair comme le jour que, grâce aux rats du grenier, à la truie de la boutique et à la multitude d'autres animaux qui devaient peupler la chambre à coucher, nous ne dormirions pas un instant: c'était un deuil à faire; je le fis, et me rabattis sur le diner.

Il y avait du macaroni, dont je ne mangeais pas; on pouvait avoir, en cherchant bien et en faisant des sacrifices d'argent, un poulet ou un dindonneau; enfin le jardin, placé derrière la maison, renfermait plusieurs espèces de salades. Avec cela et les châtaignes dont nos poches étaient bourrées on ne fait pas un dîner royal, mais on ne meurt pas de faim.

Qu'on me pardonne tous ces détails; j'écris pour les malheureux voyageurs qui peuvent se trouver dans une position analogue à celle où nous étions, et qui, instruits par notre exemple, parviendront peut-être à s'en tirer mieux que nous ne le fîmes.

Je pensai avec raison que les différents matériaux de notre dîner prendraient un certain temps à réunir. Je résolus donc de ne pas laisser de bras inutiles. Je chargeai l'hôtesse de préparer le macaroni, le cicérone de trouver le poulet, crétin d'aller me chercher pour deux grains de ficelle, Jadin de fendre les châtaignes, et je me chargeai, moi, d'aller cueillir la salade. Il en résulta qu'au bout de dix minutes chacun avait fait son affaire, à l'exception de Jadin, qui avait eu les holà à mettre entre la truie et Milord; mais, pendant que les autres préparatifs s'accomplissaient, le temps perdu de ce côté se répara.

Le macaroni fut placé sur le feu; la volaille, mise à mort, malgré ses protestations qu'elle était une poule et non un poulet, fut pendue à une ficelle par les deux pattes de derrière et commença de tourner sur elle-même; enfin la salade, convenablement lavée et épluchée, attendit l'assaisonnement dans un saladier passé à trois eaux. On verra plus tard comment, malgré toutes ces précautions, j'arrivai à demeurer à jeun, et comment Jadin ne mangea que du macaroni.

Sur ces entrefaites la nuit était venue: on alluma deux lampes, une pour éclairer la table, l'autre pour éclairer le service; comme on le voit, notre hôtesse faisait les choses splendidement.

On servit le macaroni: par bonheur pour Jadin c'était l'entrée; il en mangea et le trouva fort bon; quant à moi, j'ai déjà dit ma répugnance pour cette sorte de mets, je me contentai donc de regarder. C'était au tour du poulet: il tournait comme un tonton, était rissolé à point, et présentait un aspect des plus appétissants; je m'approchai pour couper la ficelle, et j'aperçus notre crétin qui, toujours couché dans les cendres, manipulait je ne sais quelle roba au-dessus du feu dans un petit plat de terre. J'eus la malheureuse curiosité de jeter un coup d'œil sur sa cuisine particulière, et je m'aperçus qu'il avait recueilli avec grand soin les intestins de notre volaille et les faisait frire. C'était fort ridicule sans doute; mais, à cette vue, je laissai tomber le poulet dans la lèchefrite, sentant qu'après ce que je venais de voir il me serait impossible de manger aucune viande. Comme Jadin n'avait rien aperçu de pareil, il s'informa de la cause du retard que je mettais à apporter le rôti. Malheureusement, le mouchoir sur la bouche, j'étais retourné du côté de la tapisserie, incapable de répondre, pour le moment, une seule parole à ses interpellations; ce qui fit qu'il se leva, vint lui-même voir ce qui se passait, et trouva le malheureux crétin mangeant à belles mains son effroyable fricassée. Ce fut sa perte, il se retourna de l'autre côté en jurant tous les jurons que cette belle et riche langue française pouvait lui fournir. Quant au crétin, qui était loin de se douter qu'il fût l'objet de cette double explosion, il ne perdait pas une bouchée de son repas; si bien que quand nous nous retournâmes il avait fini.

Nous revînmes nous mettre tristement et silencieusement à table. Le mot seul de poulet, prononcé par un de nous, aurait eu les conséquences les plus fâcheuses; notre hôtesse voulut s'approcher de la cheminée un plat à la main, mais je lui criai que nous nous contenterions de manger de la salade.

Un instant après j'entendis le bruit que faisaient la cuiller et la fourchette contre le saladier, je me retournai vivement, me doutant qu'il se passait quelque chose de nouveau contre notre souper; et quelle que soit ma patience naturelle, je jetai un cri furieux. Notre hôtesse, pour que nous n'attendissions pas la salade, devenue le morceau de résistance du repas, s'empressait de l'assaisonner elle-même, et, après avoir commencé par y mettre le vinaigre, ce qui est, comme on le sait, une véritable hérésie culinaire, elle versait par un de ses trois becs l'huile de la lampe dans le saladier.

A ce spectacle je me levai et je sortis.

Un instant après je vis arriver Jadin un cigare à la bouche; c'était sa grande consolation dans les fréquentes mésaventures que nous éprouvions, consolation dont j'étais malheureusement privé, n'ayant jamais pu fumer qu'une certaine sorte de tabac russe, très-doux et presque sans odeur. Nous nous regardâmes les bras croisés et en secouant la tête; nous avions vu de bien terribles choses, mais jamais cependant le spectacle n'avait été jusque-là. Une seule chose nous consolait, c'était notre ressource habituelle, c'est-à-dire les châtaignes qui rôtissaient sous la cendre.

Nous rentrâmes, et nous les trouvâmes servies et tout épluchées; l'effroyable crétin, pour se raccommoder avec nous, avait voulu nous rendre ce service en notre absence.

Cette fois, nous nous mîmes à rire; nos malheurs étaient si redoublés qu'ils retombaient dans la comédie. Nous envoyâmes les châtaignes rejoindre le poulet et la salade. Nous coupâmes chacun un morceau de pain, et nous nous en allâmes, de peur que quelque chose ne nous dégoûtât même du pain, le manger par les rues de Maïda.

Au bout d'une demi-heure nous repassâmes devant la maison, et nous vîmes, à travers les vitres, notre hôtesse, notre crétin et un militaire à nous inconnu, qui, assis à notre table, soupaient avec notre souper.

Nous ne voulûmes pas déranger ce petit festin, et nous attendîmes qu'ils eussent fini pour rentrer.

Le militaire, qui était un carabinier, nous parut jouir dans la maison d'une autorité presque autocratique: cependant nous nous aperçûmes au premier abord qu'il partageait la bienveillance de notre hôtesse pour nous; bien plus, apprenant que nous étions Français et que nous arrivions du Pizzo, il se mit à nous vanter avec enthousiasme la révolution de juillet et à déplorer le meurtre de Murat. Cette double explosion de sentiments politiques nous parut on ne peut plus suspecte dans un fidèle soldat de S. M. le roi Ferdinand, qui n'avait pas jusque-là manifesté de profondes sympathies pour l'une ni pour l'autre. Il était évident que notre carabinier, ne pouvant deviner dans quel but nous parcourions le pays, n'aurait pas été fâché de nous reconduire à Naples de brigade en brigade comme carbonari, et de se faire les honneurs de notre arrestation. Malheureusement pour le fidèle soldat de S. M. Ferdinand, le piège était trop grossier pour que nous nous y laissassions prendre: Jadin me chargea de lui dire en son nom en italien qu'il était un mouchard; je le lui dis en son nom et au mien, ce qui fit beaucoup rire le carabinier, mais ce qui n'amena pas sa retraite, comme nous l'avions espéré; alors, loin de là, il se mit à regarder nos armes avec la plus minutieuse attention, puis, cet examen fini, il nous proposa de jouer une bouteille de vin aux cartes. La proposition devenait par trop impertinente, et nous appelâmes notre hôtesse pour qu'elle eût la bonté de mettre le fidèle soldat de S. M. Ferdinand à la porte. Cette invitation de notre part amena de la sienne une longue négociation à la fin de laquelle le carabinier sortit en nous tendant la main, en nous appelant ses amis, et en nous annonçant qu'il se ferait l'honneur de boire la goutte avec nous le lendemain matin avant notre départ.

Nous nous croyions débarrassés des visiteurs, lorsque derrière notre carabinier arriva une amie de notre hôtesse, qui s'établit avec elle au coin de la cheminée. Comme à tout prendre c'était une espèce de femme, nous prîmes patience pendant une heure. Cependant, au bout d'une heure nous demandâmes à la signora Bertassi si son amie n'allait pas nous laisser prendre nos dispositions pour la nuit; mais la signora Bertassi nous répondit que son amie venait passer la nuit avec elle, et que nous n'avions, pas besoin de nous gêner en sa présence. Nous comprîmes alors que l'arrivée de la nouvelle venue était une attention délicate de notre cicérone, qui nous avait promis que nous serions, où il allait nous mener, comme des anges au ciel, et qui voulait, autant qu'il était en lui, nous tenir sa promesse. Nous en prîmes donc notre parti, et nous résolûmes d'agir comme si nous étions absolumentseuls.

 

Au reste, nos dispositions nocturnes étaient faciles à prendre. Comme notre hôtesse, pour nous faire plus grand honneur sans doute, nous avait non-seulement cédé son lit, mais encore ses draps, il ne fut pas question de se déshabiller. Je cédai la couchette à Jadin, qui s'y jeta tout habillé et qui prit Milord dans ses bras, afin de diviser les attaques dont il allait incessamment être l'objet, et moi je m'établis sur deux chaises enveloppé de mon manteau. Quant aux deux femmes, elles s'accoudèrent comme elles purent à la cheminée, et le crétin compléta le tableau en faisant son nid comme d'habitude, dans les cendres.

Il est impossible de se faire une idée de la nuit que nous passâmes. La constitution la plus robuste ne résisterait point à trois nuits pareilles. Le jour nous retrouva tout grelottants et tout souffreteux; cependant, comme nous pensâmes que le meilleur remède à notre malaise était l'air et le soleil, nous ne fîmes point attendre notre guide qui, à six heures du matin, était ponctuellement à la porte avec ses deux mules: nous réglâmes notre compte avec notre hôtesse, qui, portant sur la carte tout ce qu'on nous avait servi comme ayant été consommé par nous, nous demanda quatre piastres, que nous payâmes sans conteste, tant nous avions hâte d'être dehors de cet horrible endroit. Quant à notre cicérone, comme nous ne l'aperçûmes même pas, nous présumâmes que sa rétribution était comprise dans l'addition.

Nous nous acheminâmes vers Vena, qui est de cinq milles plus enfoncé dans la montagne que Maïda. Mais au bout de vingt minutes de marche, nous entendîmes de grands cris d'appel derrière nous, et en nous retournant nous aperçûmes notre carabinier, armé de toutes pièces, qui courait après nous au grand galop de son cheval. Au premier abord nous pensâmes que, peu flatté de notre accueil de la veille, il avait été faire quelque faux rapport au juge, et qu'il en avait reçu l'autorisation de nous mettre la main sur le collet; mais nous fûmes agréablement détrompés lorsque nous le vîmes tirer de sa fonte une bouteille d'eau-de-vie et de sa poche deux petits verres. Esclave de la parole qu'il nous avait donnée de boire avec nous le coup de l'étrier, et étant arrivé trop tard pour avoir ce plaisir, il avait sellé son cheval et s'était mis à notre poursuite. Comme l'intention était évidemment bonne, quoique la façon fût singulière, nous ne vîmes aucun motif de ne pas lui faire raison de sa politesse; nous prîmes chacun un petit verre, lui la bouteille, et nous bûmes à la santé du roi Ferdinand, à laquelle, toujours fidèle aux principes révolutionnaires qu'il nous avait manifestés, il tint absolument à mêler celle du roi Louis-Philippe. Après quoi, sur notre refus de redoubler, il nous offrit une nouvelle poignée de main, et repartit au galop comme il était venu.

Jadin prétendit que c'était le fidèle soldat de S.M. le roi Ferdinand qui avait eu la meilleure part de nos quatre piastres; et comme Jadin est un homme plein de sens et de pénétration à l'endroit des misères humaines, je suis tenté de croire qu'il avait raison.

CHAPITRE XIV.
BELLINI

Au bout d'une heure et demie de marche nous arrivâmes à Vena.

Notre guide ne nous avait pas trompés, car aux premiers mots que nous adressâmes à un habitant du pays il nous fut aussi facile de voir que la langue que nous lui parlions lui était aussi parfaitement inconnue qu'à nous celle dans laquelle il nous répondait; ce qui ressortit de cette conversation, c'est que notre interlocuteur parlait un patois gréco-italique, et que le village était une de ces colonies albanaises qui émigrèrent de la Grèce après la conquête de Constantinople par Mahomet II.

Notre entrée à Vena fut sinistre: Milord commença par étrangler un chat albanais qui, ne pouvant pas en conscience, vu l'antiquité de son origine et la difficulté de disputer le prix, être soumis au tarif des chats italiens, siciliens ou calabrais, nous coûta quatre carlins: c'était un événement sérieux dans l'état de nos finances; aussi Médor fut-il mis immédiatement en laisse pour que pareille catastrophe ne se renouvelât point.

Ce meurtre et les cris qu'avaient poussés, non pas la victime, mais ses propriétaires, occasionnèrent un rassemblement de tout le village, lequel rassemblement nous permit de remarquer, aux costumes journaliers que portaient les femmes, que ceux réservés aux dimanches et fêtes devaient être fort riches et fort beaux; nous proposâmes alors à la maîtresse du chat, qui tenait tendrement le défunt entre ses bras comme si elle ne pouvait se séparer même de son cadavre, de porter l'indemnité à une piastre si elle voulait revêtir son plus beau costume et poser pour que Jadin fit son portrait. La négociation fut longue: il y eut des pourparlers fort animés entre le mari et la femme; enfin la femme se décida, rentra chez elle, et une demi-heure après en sortit avec un costume resplendissant d'or et de broderies: c'était sa robe de noces.

Jadin se mit à l'œuvre tandis que j'essayais de réunir les éléments d'un déjeuner; mais, quelques efforts que je tentasse, je ne parvins pas même à acheter un morceau de pain. Les essais réitérés de mon guide, dirigés dans la même voie, ne furent pas plus heureux.

Au bout d'une heure Jadin finit son dessin. Alors comme, à moins de manger le chat, qui était passé de l'apothéose aux gémonies et que deux enfants traînaient par la queue, il n'y avait pas probabilité que nous trouvassions à satisfaire l'appétit qui nous tourmentait depuis la veille à la même heure, nous ne jugeâmes pas opportun de demeurer plus longtemps dans la colonie grecque, et nous nous remîmes en selle pour regagner le grand chemin. Sur la route nous trouvâmes un bois de châtaigniers, notre éternelle ressource, nous abattîmes des châtaignes, nous allumâmes un feu et nous les fîmes griller; ce fut notre déjeuner, puis nous reprîmes notre course.

Vers les trois heures de l'après-midi nous retombâmes dans la grande route: le paysage était toujours très-beau, et le chemin que nous avions quitté, montant déjà à Fundaco del Fico, continuait de monter encore; il résulta de cette ascension non interrompue que, au bout d'une autre heure de marche, nous nous trouvâmes sur un point culminant, d'où nous aperçûmes tout à coup les deux mers, c'est-à-dire le golfe de Sainte-Euphémie à notre gauche, et le golfe Squillace à notre droite. Au bord du golfe de Sainte-Euphémie étaient les débris de deux bâtiments qui s'étaient perdus à la côte pendant la nuit où nous-mêmes pensâmes faire naufrage. Au bord du golfe de Squillace s'étendait, sur un espace de terrain assez considérable, la ville de Catanzaro, illustrée quelques années auparavant par l'aventure merveilleuse de maître Térence le tailleur. Notre guide essaya de nous faire voir, à quelques centaines de pas de la mer, la maison qu'habitait encore aujourd'hui cet heureux veuf; mais quels que fussent les efforts et la bonne volonté que nous y mîmes, il nous fut impossible, à la distance dont nous en étions, de la distinguer au milieu de deux ou trois cents autres exactement pareilles.

Il était facile de voir que nous approchions de quelque lieu habité; en effet, depuis une demi-heure à peu près nous rencontrions, vêtues de costumes extrêmement pittoresques, des femmes portant des charges de bois sur leurs épaules. Jadin profita du moment où l'une de ces femmes se reposait pour en faire un croquis. Notre guide, interrogé par nous sur leur patrie, nous apprit qu'elles appartenaient au village de Triolo.

Au bout d'une autre heure nous aperçûmes le village. Une seule auberge, placée sur la grande route, ouvrait sa porte aux voyageurs: une certaine propreté extérieure nous prévint en sa faveur; en effet, elle était bâtie à neuf, et ceux qui l'habitaient n'avaient point encore eu le temps de la salir tout à fait. Nous remarquâmes, en nous installant dans notre chambre, que les divisions intérieures étaient en planches de sapin et non en murs de pierres; nous demandâmes les causes de cette singularité, et l'on nous répondit que c'était à cause des fréquents tremblements de terre; en effet, grâce à cette précaution, notre logis avait fort peu souffert des dernières secousses, tandis que plusieurs maisons de Triolo étaient déjà fort endommagées.

Nous étions écrasés de fatigue, moins de la route parcourue que de la privation du sommeil, de sorte que nous ne nous occupâmes que de notre souper et de nos lits. Notre souper fut encore assez facile à organiser; quant à nos lits, ce fut autre chose: deux voyageurs qui étaient arrivés dans la journée et qui dans ce moment-là visitaient les ravages que le tremblement de terre avait faits à Triolo, avaient pris les deux seules paires de draps blancs qui se trouvassent dans l'hôtel, de sorte qu'il fallait nous contenter des autres. Nous nous informâmes alors sérieusement de l'époque fixe où cette disette de linge cesserait, et notre hôte nous assura que nous trouverions à Cosenza un excellent hôtel, où il y aurait probablement des draps blancs, si toutefois l'hôtel n'avait pas été renversé par les tremblements de terre. Nous demandâmes le nom de cette bienheureuse auberge, qui devenait pour nous ce que la terre promise était pour les Hébreux, et nous apprîmes qu'elle portait pour enseigne: Al Riposo d'Alarico, c'est-à-dire Au Repos d'Alaric. Cette enseigne était de bon augure: si un roi s'était reposé là, il est évident que nous, qui étions de simples particuliers, ne pouvions pas être plus difficiles qu'un roi. Nous prîmes donc patience en songeant que nous n'avions plus que deux nuits à souffrir, et qu'ensuite nous serions heureux comme des Visigoths.

Je tins donc mon hôte quitte de ses draps: et tandis que Jadin allait fumer sa pipe, je me jetai sur mon lit, enveloppé dans mon manteau.

J'étais dans cet état de demi-sommeil qui rend impassible, et pendant lequel on distingue à peine la réalité du songe, lorsque j'entendis dans la chambre voisine la voix de Jadin, dialoguant avec celle de nos deux compatriotes: au milieu de mille paroles confuses je distinguai le nom de Bellini. Cela me reporta à Palerme, où j'avais entendu sa Norma, son chef-d'œuvre peut-être; le trio du premier acte me revint dans l'esprit, je me sentis bercé par cette mélodie et je fis un pas de plus vers le sommeil. Puis il me sembla entendre: «Il est mort. — Bellini est mort?.. — Oui.» Je répétai machinalement: Bellini est mort. Et je m'endormis.

Cinq minutes après, ma porte s'ouvrit et je me réveillai en sursaut: c'était Jadin qui rentrait.

— Pardieu, lui dis-je, vous avez bien fait de m'éveiller, je faisais un mauvais rêve.

— Lequel?

— Je rêvais que ce pauvre Bellini était mort.

— Rien de plus vrai que votre rêve, Bellini est mort.

Je me levai tout debout.

— Que dites-vous là? Voyons.

— Je vous répète ce que viennent de m'assurer nos deux compatriotes, qui l'ont lu à Naples sur les journaux de France, Bellini est mort.

— Impossible! m'écriai-je, j'ai une lettre de lui pour le duc de Noja. — Je m'élançai vers ma redingote, je tirai de ma poche mon portefeuille, et du portefeuille la lettre.

— Tenez.

— Quelle est sa date? Je regardai.

— 6 mars.

— Eh bien! mon cher, me dit Jadin, nous sommes aujourd'hui au 18 octobre, et le pauvre garçon est mort dans l'intervalle, voilà tout. Ne savez-vous pas que, de compte fait, notre sublime humanité possède 22,000 maladies, et que nous devons à la mort 12 cadavres par minute, sans compter les époques de peste, de typhus et de choléra où elle escompte?

— Bellini est mort! répétai-je sa lettre à la main...

Cette lettre, je la lui avais vu écrire au coin de ma cheminée; je me rappelai ses beaux cheveux blonds, ses yeux si doux, sa physionomie si mélancolique; je l'entendais me parler ce français qu'il parlait si mal avec un si charmant accent; je le voyais poser sa main sur ce papier: ce papier conservait son écriture, son nom; ce papier était vivant et lui était mort! Il y avait deux mois à peine qu'à Catane, sa patrie, j'avais vu son vieux père, heureux et fier comme on l'est à la veille d'un malheur. Il m'avait embrassé, ce vieillard, quand je lui avais dit que je connaissais son fils; et ce fils était mort! ce n'était pas possible. Si Bellini fût mort, il me semble que ces lignes eussent changé de couleur, que son nom se fût effacé; que sais-je! je rêvais, j'étais fou. Bellini ne pouvait pas être mort; je me rendormis.

 

Le lendemain on me répéta la même chose, je ne voulais pas la croire davantage; ce ne fut qu'en arrivant à Naples que je demeurai convaincu.

Le duc de Noja avait appris que j'avais pour lui une lettre de l'auteur de la Somnambule et des Puritains, il me la fit demander. J'allai le voir et je la lui montrai, mais je ne la lui donnai point, cette lettre était devenue pour moi une chose sacrée: elle prouvait que non-seulement j'avais connu Bellini, mais encore que j'avais été son ami.

La nuit avait été pluvieuse, et le temps ne paraissait pas devoir s'améliorer beaucoup pendant la journée, qui devait être longue et fatigante, puisque nous ne pouvions nous arrêter qu'à Rogliano, c'est-à-dire à dix lieues d'où nous étions à peu près. Il était huit heures du matin; en supposant sur la route une halte de deux heures pour notre guide et nos mulets, nous ne pouvions donc guère espérer que d'arriver à huit heures du soir.

A peine fûmes-nous partis, que la pluie recommença. Le mois d'octobre, ordinairement assez beau en Calabre, était tout dérangé par le tremblement de terre. Au reste, depuis deux ou trois jours et à mesure que nous approchions de Cosenza, le tremblement de terre devenait la cause ou plutôt le prétexte de tous ces malheurs qui nous arrivaient. C'était la léthargie du légataire universel.

Vers midi nous fîmes notre halte: cette fois nous avions pris le soin d'emporter avec nous du pain, du vin et un poulet rôti, de sorte qu'il ne nous manqua, pour faire un excellent déjeuner, qu'un rayon de soleil; mais, loin de là, le temps s'obscurcissait de plus en plus, et d'énormes masses de nuages passaient dans le ciel, chassés par un vent du midi qui, tout en nous présageant l'orage, avait cependant cela de bon, qu'il nous donnait l'assurance que notre speronare devait, à moins de mauvaise volonté de sa part, être en route pour nous rejoindre. Or, notre réunion devenait urgente pour mille raisons, dont la principale était l'épuisement prochain de nos finances.

Vers les deux heures, l'orage dont nous étions menacés depuis le matin éclata: il faut avoir éprouvé un orage dans les pays méridionaux, pour se faire une idée de la confusion où le vent, la pluie, le tonnerre, la grêle et les éclairs peuvent mettre la nature. Nous nous avancions par une route extrêmement escarpée et dominant des précipices, de sorte que, de temps en temps, nous trouvant au milieu des nuages qui couraient avec rapidité chassés par le vent, nous étions obligés d'arrêter nos mulets; car, cessant entièrement de voir à trois pas autour de nous, il eût été très possible que nos montures nous précipitassent du haut en bas de quelque rocher. Bientôt les torrents se mêlèrent de la partie et se mirent à bondir du haut en bas des montagnes; enfin nos mulets rencontrèrent des espèces de fleuves qui traversaient la route, et dans lesquels ils entrèrent d'abord jusqu'aux jarrets, puis jusqu'au ventre, puis enfin où nous entrâmes nous-mêmes jusqu'aux genoux. La situation devenait de plus en plus pénible. Cette pluie continuelle nous avait percés jusqu'aux os; les nuages qui passaient en nous inveloppant, chassés par la tiède haleine du sirocco, nous laissaient le visage et les mains couverts d'une espèce de sueur qui, au bout d'un instant, se glaçait au contact de l'air; enfin, ces torrents toujours plus rapides, ces cascades toujours plus bondissantes, menaçaient de nous entraîner avec elles. Notre guide lui-même paraissait inquiet, tout habitué qu'il dût être à de pareils cataclysmes; les animaux eux-mêmes partageaient cette crainte, à chaque torrent Milord poussait des plaintes pitoyables, à chaque coup de tonnerre nos mules frissonnaient.

Cette pluie incessante, ces nuages successifs, ces cascades que nous rencontrions à chaque pas, avaient commencé par nous produire, tant que nous avions conservé quelque chaleur personnelle, une sensation des plus désagréables; mais peu à peu un refroidissement si grand s'empara de nous, qu'à peine nous apercevions-nous, à la sensation éprouvée, que nous passions au milieu de ces fleuves improvisés. Quant à moi, l'engourdissement me gagnait au point que je ne sentais plus mon mulet entre mes jambes, et que je ne voyais aucun motif pour garder mon équilibre, comme je le faisais, autrement que par un miracle; aussi cessai-je tout à fait de m'occuper de ma monture pour la laisser aller où bon lui semblait. J'essayai de parler à Jadin, mais à peine si j'entendais mes propres paroles, et, à coup sûr, je n'entendis point la réponse. Cet état étrange allait, au reste, toujours s'augmentant, et la nuit étant venue sur ces entrefaites, je perdis à peu près tout sentiment de mon existence, à l'exception de ce mouvement machinal que m'imprimait ma monture. De temps en temps ce mouvement cessait tout à coup, et je restais immobile; c'était mon mulet qui, engourdi comme moi, ne voulait plus aller, et que notre guide ranimait à grands coups de bâton. Une fois la halte fut plus longue, mais je n'eus pas la force de m'informer de ce qui la causait; plus tard, j'appris que c'était Milord qui n'en pouvant plus avait, de son côté, cessé de nous suivre, et qu'il avait fallu attendre. Enfin, après un temps qu'il me serait impossible de mesurer, nous nous arrêtâmes de nouveau; j'entendis des cris, je vis des lumières, je sentis qu'on me soulevait de dessus ma selle; puis j'éprouvai une vive douleur par le contact de mes pieds avec la terre. Je voulus cependant marcher, mais cela me fut impossible. Au bout de quelques pas je perdis entièrement connaissance, et je ne me réveillai que près d'un grand feu et couvert de serviettes chaudes que m'appliquaient, avec une charité toute chrétienne, mon hôtesse et ses deux filles. Quant à Jadin, il avait mieux supporté que moi cette affreuse marche, sa veste de panne l'ayant tenu plus long-temps à l'abri que n'avait pu le faire mon manteau de drap et ma veste de toile. Quant à Milord, il était étendu sur une dalle qu'on avait chauffée avec des cendres et paraissait absolument privé de connaissance: deux chats jouaient entre ses pattes, je le crus trépassé.

Mes premières sensations furent douloureuses; il fallait que je revinsse sur mes pas pour vivre: j'avais moins de chemin à achever pour mourir; et puis c'eût été autant de fait.

Je regardai autour de moi, nous étions dans une espèce de chaumière, mais au moins nous étions à l'abri de l'orage et près d'un bon feu. Au dehors on entendait le tonnerre qui continuait de gronder et le vent qui mugissait à faire trembler la maison. Quant aux éclairs je les apercevais à travers une large gerçure de la muraille produite par les secousses du tremblement de terre. Nous étions dans le village de Rogliano, et cette malheureuse cabane en était la meilleure auberge.

Au reste, je commençais à reprendre mes forces: j'éprouvais même une espèce de sentiment de bien-être à ce retour de la vie et de la chaleur. Cette immersion de six heures pouvait remplacer un bain, et si j'avais eu du linge blanc et des habits secs à mettre j'aurais presque béni l'orage et la pluie; mais toute notre robba était imprégnée d'eau, et tout autour d'un immense brasier allumé au milieu de la chambre et dont la fumée s'en allait par les mille ouvertures de la maison, je voyais mes chemises, mes pantalons et mes habits qui fumaient de leur côté à qui mieux mieux, mais qui, malgré le soin qu'on avait pris de les tordre, ne promettaient pas d'être séchés de sitôt.