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Le capitaine Paul

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– Au roi!

– Oui, monsieur, au roi Louis XVI, à Sa Majesté… elle-même… Je partis, me promettant de revenir aussitôt que vous; je vous rencontrai chez Saint-Georges; j'appris votre départ prochain, j'arrangeai le mien sur le vôtre, afin que nous arrivassions ici en même temps à peu près, et… me voilà devant vous, monsieur, avec une résolution toute différente de celle que j'avais, il y a trois semaines, en abordant en Bretagne.

– Et quelle est cette résolution nouvelle, monsieur? Voyons, car il faut en finir!

– Eh bien! j'ai pensé que, puisque tout le monde, et même sa mère, oubliait le pauvre orphelin, il fallait que je m'en souvinsse, moi! Dans la position où vous êtes, monsieur, et avec le désir que vous avez de vous allier au baron de Lectoure (lequel, dans votre esprit, est le seul qui puisse réaliser vos projets d'ambition), ces lettres valent bien cent mille francs, n'est-ce pas? et c'est une bien légère brèche faite aux deux cent mille livres de rente qui composent votre fortune.

– Mais qui me prouvera que ces cent mille francs…

– Vous avez raison, monsieur; aussi est-ce en échange d'un contrat de rente au nom du jeune Hector de Lusignan que je remettrai ces lettres.

– Et ce sera tout, monsieur?

– Je vous demanderai encore l'abandon de l'enfant, que je ferai élever, grâce à sa petite fortune, loin de la mère qui l'a oublié, et loin du père que vous avez fait bannir.

– C'est bien, monsieur. Si j'avais su que c'était pour une si faible somme et un si mince intérêt que vous étiez venu, je n'aurais pas pris une si grande inquiétude. Cependant vous permettrez que j'en parle à ma mère.

– Monsieur le comte? dit un domestique ouvrant la porte.

– Je n'y suis pour personne; laissez-moi, répondit Emmanuel avec impatience.

– C'est la soeur de monsieur le comte qui demande à le voir.

– Qu'elle revienne plus tard.

– C'est à l'instant même qu'elle désire…

– Ne vous gênez pas pour moi, interrompit Paul.

– Mais ma soeur ne peut vous voir, monsieur. Vous comprenez qu'il est important que ma soeur ne vous voie pas.

– À merveille! mais comme il est important aussi que je ne quitte pas ce château sans avoir terminé l'affaire qui m'y amène, permettez que j'entre dans ce cabinet.

– Parfaitement, monsieur, dit Emmanuel ouvrant lui-même la porte.

Mais hâtez-vous, je vous prie.

Paul entra dans le cabinet. Emmanuel referma vivement la porte sur lui, et à peine la porte était-elle refermée, que Marguerite parut.

Chapitre VI

Marguerite d'Auray, dont nos lecteurs ont appris l'histoire en assistant à la conversation du capitaine et du comte Emmanuel, était une de ces beautés frêles et pâles qui portent empreint sur toute leur personne le cachet aristocratique de leur naissance. Au premier coup d'oeil on devinait tout ce qu'il y avait de race dans la souplesse moelleuse de sa taille, dans la blancheur mate de sa peau, et dans le modelé de ses mains effilées, aux ongles roses; et transparent. Il était évident que ses pieds, si petits que tous deux eussent tenu dans la trace d'un pas de femme ordinaire, n'avaient jamais marché que sur les tapis d'un salon ou sur la pelouse fleurie d'un parc. Il y avait dans sa démarche, si gracieuse qu'elle fût, quelque chose de hautain et de fier qui rappelait le portrait de famille; enfin l'on sentait que son âme, capable de tous les sacrifices inspirés, pouvait devenir rebelle à toutes les tyrannies imposées; que le dévouement était dans son coeur une vertu instinctive, tandis que l'obéissance n'était dans son esprit qu'un devoir d'éducation: de sorte que le vent d'orage qui soufflait sur elle la courbait comme un lis et non comme un roseau.

Cependant, lorsqu'elle parut à la porte, ses traits offraient l'expression d'un découragement si complet, ses joues avaient conservé la trace de larmes si brûlantes, tout son corps pliait sous le poids d'un malheur si désespéré, qu'Emmanuel comprit qu'elle avait dû rassembler toutes ses forces pour conserver l'apparence du calme. En l'apercevant elle fit un effort sur elle- même, et une réaction visible s'opéra: ce fut donc avec une certaine fermeté nerveuse qu'elle s'approcha du fauteuil où il était assis. Puis, voyant que la figure de son frère conservait l'expression d'impatience qu'elle avait prise lorsqu'il avait été interrompu, elle s'arrêta, et ces deux enfants de la même mère, à qui la société n'avait pas encore fait des droits pareils, se regardèrent comme des étrangers, l'un avec les yeux de l'ambition, l'autre avec ceux de la crainte. Peu à peu, toutefois, Marguerite reprit courage.

– Enfin vous voilà, Emmanuel, lui dit-elle; j'attendais votre retour comme l'aveugle attend la lumière. Et, cependant, à la manière dont vous accueillez votre soeur, il est facile de voir qu'elle a eu tort de compter sur vous.

– Si ma soeur est redevenue ce qu'elle aurait toujours dû être, répondit Emmanuel, c'est-à-dire fille soumise et respectueuse, elle aura, pendant mon absence, compris ce qu'exigeaient d'elle son rang et sa position; elle aura oublié les événements passés comme des choses qui ne devaient pas arriver, et que, par conséquent, elle ne doit pas se rappeler, et elle se sera préparée au nouvel avenir qui s'ouvre devant elle. Si c'est ainsi qu'elle se présente à moi, mes bras lui sont ouverts, et ma soeur est toujours ma soeur.

– Écoutez bien mes paroles, répondit Marguerite, et prenez-les surtout comme une justification pour moi, et non comme un reproche contre les autres. Si ma mère (Dieu me garde de l'accuser, car de saints devoirs l'éloignaient de nous), si ma mère, dis-je, avait été pour moi ce que sont toutes les mères, je lui eusse constamment ouvert mon coeur comme un livre. Aux premiers mots qu'y eût tracés une main étrangère elle m'eût prévenue du danger, et je l'eusse fui. Si j'avais été élevée au milieu du monde, au lieu d'avoir grandi comme une pauvre fleur sauvage à l'ombre de ce vieux château, j'aurais connu dès mon enfance ce rang et cette position que vous me rappelez aujourd'hui, et je ne me serais probablement pas écartée des convenances qu'ils prescrivent et des devoirs qu'ils imposent. Enfin si, jetée au milieu de ces femmes du monde à l'esprit enjoué, au coeur frivole, que je vous ai souvent entendu vanter, mais que je ne connais pas, j'avais commis les mêmes fautes que j'ai commises par amour, oui, je le comprends, j'aurais pu oublier le passé, semer à sa surface de nouveaux souvenirs, comme on plante des fleurs sur une tombe; puis, oubliant la place où elles étaient nées, me faire avec ces fleurs un bouquet de bal et une couronne de fiancée. Mais malheureusement il n'en est point ainsi, Emmanuel. On m'a dit de prendre garde lorsqu'il n'était plus temps d'éviter le danger; on m'a rappelé mon rang et ma position lorsque j'en étais déjà déchue, et l'on vient demander à mon coeur de se tourner vers les joies de l'avenir lorsqu'il est abîmé dans les larmes du passé.

– Et la conclusion de tout ceci? dit amèrement Emmanuel.

– La conclusion, dit Marguerite, c'est toi seul, Emmanuel, qui peux la faire, sinon heureuse, du moins loyale. Je n'ai point de recours en mon père, hélas! je ne sais pas même s'il reconnaîtrait sa fille. Je n'ai pas d'espérance en ma mère: son seul regard me glace, sa seule parole me tue. Il n'y avait donc que toi que je pusse venir trouver, et à qui je pusse dire: – Mon frère, tu es le chef de la maison, c'est à toi maintenant que chacun de nous répond de son honneur. J'ai failli par ignorance, et j'ai été punie de ma faute comme d'un crime; n'est-ce pas assez?

– Après, après? murmura Emmanuel avec impatience; voyons, que demandes-tu?

– Je demande, mon frère, puisque toute union a été jugée impossible avec celui-là à qui seule je pouvais m'unir, je demande qu'on mesure le supplice à mes forces. Ma mère (Dieu lui pardonne!) m'a enlevé mon enfant comme si jamais elle n'avait été mère! et mon enfant sera élevé loin de moi dans l'oubli et l'obscurité. Toi, Emmanuel, tu t'es chargé du père, comme ma mère s'était chargée de l'enfant, et tu as été plus cruel pour lui qu'il n'appartenait, je ne dirai pas à un homme de l'être envers un homme, mais à un juge envers un coupable.

Quant à moi, voilà que, tous deux réunis, vous voulez m'imposer un martyre plus douloureux encore que celui qui conduit au ciel. Eh bien! Je demande, Emmanuel, au nom de notre enfance écoulée dans le même berceau, de notre jeunesse abritée sous le même toit, au nom du titre de frère et de soeur que la nature nous a donné et que nous portons, je demande qu'un couvent s'ouvre pour moi et se referme sur moi; et dans ce couvent, Emmanuel, je te le jure, chaque jour, agenouillée devant Dieu, le front contre la pierre, courbée sous ma faute, je demanderai au Seigneur, pour toute récompense de mes larmes, pour mon père la raison, pour ma mère le bonheur, et pour toi, Emmanuel, les honneurs, la gloire, la fortune. Je te le jure, voilà ce que je ferai.

– Oui, et l'on dira de par le monde que j'avais une soeur que j'ai sacrifiée à ma fortune, et dont j'ai hérité pendant qu'elle vivait encore! Allons donc! tu es folle!

– Écoute, Emmanuel, dit Marguerite s'appuyant au dossier de la chaise qui se trouvait près d'elle.

– Eh bien? répondit Emmanuel.

– Lorsque tu as donné une parole, tu la tiens, n'est-ce pas?

– Je suis gentilhomme.

– Eh bien! regarde ce bracelet…

– Je le vois à merveille; après?

– Il est fermé par une clef; la clef qui l'ouvre est à une bague, et cette bague, je l'ai donnée avec ma parole que je ne me croirais dégagée de ma promesse que lorsqu'elle me serait rapportée et remise.

– Et celui qui en a la clef?

Grâce à toi et à ma mère, Emmanuel, il est trop loin d'ici pour que nous la lui fassions redemander: il est à Cayenne.

– Je ne te donne pas deux mois de mariage, répondit Emmanuel avec un sourire d'ironie, pour que ce bracelet te gêne au point que tu sois la première à vouloir t'en débarrasser.

 

– Je croyais t'avoir dit qu'il était scellé à mon bras.

– Tu sais ce qu'on fait quand on a perdu une clef et qu'on ne peut rentrer chez soi? on envoie chercher le serrurier.

– Eh bien! pour moi, Emmanuel, répondit Marguerite en élevant la voix et en étendant le bras avec un geste ferme et solennel, ce sera le bourreau qu'on enverra chercher, car on coupera cette main avant que je ne la donne à un autre.

– Silence! silence! dit Emmanuel en se levant, et en regardant avec inquiétude vers la porte du cabinet.

– Et maintenant tout est dit, ajouta Marguerite. Je n'avais d'espoir qu'en toi, Emmanuel, car, quoique tu ne comprennes aucun sentiment profond, tu n'es pas méchant. Je suis venue en larmes, – regarde si je mens! – te dire: – Mon frère, ce mariage c'est le malheur, c'est le désespoir de ma vie; j'aime mieux le couvent, j'aime mieux la misère, j'aime mieux la mort! Et tu ne m'as pas écoutée, ou, si tu m'as écoutée, tu ne m'as pas comprise. Eh bien! je m'adresserai à cet homme, je ferai un appel à son honneur, à sa délicatesse. Si cela ne suffit pas, je lui raconterai tout: mon amour pour un autre, ma faiblesse, ma faute, mon crime; je lui dirai que j'ai un enfant, car quoique l'on me l'ait enlevé, quoique je ne l'aie pas revu, quoique j'ignore où il est, mon enfant existe. Un enfant ne meurt pas ainsi sans que sa mort retentisse au coeur de sa mère. Enfin je lui dirai, s'il le faut, je lui dirai que j'en aime un autre, que je ne puis l'aimer, lui, et que je ne l'aimerai jamais.

– Eh bien! dis-lui tout cela, s'écria Emmanuel, impatient de tant d'insistance, et le soir nous signerons le contrat; et le lendemain tu seras baronne de Lectoure.

– Et alors, répondit Marguerite, alors je serai véritablement la femme la plus malheureuse qu'il y ait au monde, car j'aurai un frère pour lequel je n'aurai plus d'amour, et un mari pour lequel je n'aurai plus d'estime! Adieu, Emmanuel; crois-moi, ce contrat n'est pas encore signé!

À ces mots, Marguerite sortit avec ce désespoir lent et profond à l'expression duquel il n'y a point a se méprendre. Aussi Emmanuel, convaincu que c'était, non pas comme il l'avait cru, une victoire remportée, mais une lutte à soutenir, la regarda-t-il s'éloigner avec une inquiétude qui n'était pas exempte d'attendrissement. Au bout d'un instant de silence et d'immobilité, il se retourna, et aperçut derrière lui le capitaine Paul, qu'il avait complètement oublié, et qui se tenait debout à la porte du cabinet. Aussitôt, songeant de quelle nécessité était pour lui dans une telle circonstance, la possession des papiers qu'était venu lui offrir le capitaine Paul, il s'assit vivement à une table, prit une plume et du papier, et se tournant vers lui:

– Maintenant, monsieur, lui dit-il, nous voilà seuls, et rien n'empêche plus que nous terminions l'affaire… Dans quels termes désirez-vous que la promesse soit rédigée? Dictez, je suis prêt à écrire.

– C'est inutile, monsieur, répondit froidement le capitaine.

– Et pourquoi?

– J'ai changé d'avis.

– Comment cela? dit Emmanuel en se levant effrayé des conséquences qu'il entrevoyait dans ces paroles auxquelles il était loin de s'attendre.

– Je donnerai, répondit Paul avec le calme de la résolution prise, les cent mille livres à l'enfant, et je trouverai un mari à votre soeur.

– Mais qui êtes-vous donc, s'écria Emmanuel en faisant un pas vers lui, qui êtes-vous donc, monsieur, pour disposer ainsi d'une jeune fille qui est ma soeur, et qui ne vous a jamais vu, et qui ne vous connaît pas?

– Qui je suis? répondit Paul en souriant. Sur mon honneur, je ne suis pas plus avancé que vous sur ce point, car ma naissance est un secret qui ne doit m'être révélé que lorsque j'aurai vingt-cinq ans.

– Et vous les aurez?..

– Ce soir, monsieur. Je me mets à votre disposition à compter de demain pour tous les renseignements que vous aurez à me demander.

À ces mots, Paul s'inclina.

– Je vous laisse sortir, monsieur; dit Emmanuel; mais vous comprenez que c'est à la condition de vous revoir.

– J'allais vous faire cette condition, monsieur, répondit Paul, et je vous remercie de m'avoir prévenu.

À ces mots, il salua une seconde fois Emmanuel, et sortit de l'appartement.

À la porte du château, Paul retrouva son domestique et son cheval, et reprit la route de Port-Louis. Arrivé hors de la vue du château, il descendit de sa monture, et s'achemina vers une petite maison de pécheur bâtie sur la grève. À la porte de cette maison, assis sur un banc, et revêtu d'un costume de matelot, était un jeune homme tellement absorbé dans ses pensées, qu'il n'entendit pas Paul s'approcher de lui. Le capitaine lui posa la main sur l'épaule; le jeune homme tressaillit, le regarda, et pâlit affreusement, quoique le visage ouvert et joyeux de Paul indiquât qu'il était loin d'être porteur d'une mauvaise nouvelle.

– Eh bien! lui dit Paul, je l'ai vue.

– Qui cela? murmura le jeune homme.

– Marguerite, pardieu!

– Après?

– Elle est charmante!

– Je ne te demande pas cela, mon Dieu!

– Elle t'aime toujours.

– Oh, mon Dieu!!! s'écria le jeune homme en se jetant dans ses bras et en éclatant en sanglots.

Chapitre VII

Quoique nos lecteurs doivent comprendre facilement, après ce que nous venons de leur raconter, ce qui s'était passé pendant les six mois où nous avons perdu de vue nos héros, quelques détails sont cependant nécessaires pour l'intelligence parfaite des nouveaux événements qui vont s'accomplir.

Le soir même du combat que, malgré notre ignorance en marine, nous avons tenté de mettre sous les yeux de nos lecteurs, Lusignan avait raconté à Paul l'histoire de sa vie toute entière: elle était simple et peu accidentée; l'amour en avait été le principal événement, et, après en avoir fait toute la joie, il en faisait toute la douleur.

L'existence libre et aventureuse de Paul, sa position en dehors de toutes les exigences, son caprice au-dessus de toutes les lois, ses habitudes de royauté à bord, lui avaient inspiré un sentiment trop juste du droit naturel pour qu'il suivît à l'égard de Lusignan l'ordre qui lui avait été donné. D'ailleurs, quoique à l'ancre sous le pavillon français, Paul, comme nous l'avons vu, appartenait à la marine américaine, dont il avait adopté la cause avec enthousiasme. Il continua donc sa croisière dans la Manche, mais, ne trouvant rien à faire sur l'Océan, il débarqua à White- Haven, petit port du comté de Cumberland, à la tête d'une vingtaine d'hommes parmi lesquels était Lusignan, s'empara du fort, encloua les canons, et ne se remit en mer qu'après avoir brûlé des vaisseaux marchands qui étaient dans la rade. De là il avait fait voile pour les côtes d'Écosse, dans le but d'enlever le comte de Selkirk, et de l'emmener en otage aux États-unis; mais ce projet avait échoué par une circonstance imprévue, ce seigneur étant alors à Londres.

Dans cette entreprise comme dans l'autre, Lusignan l'avait secondé avec le courage que nous lui avons vu déployer dans le combat de l'Indienne contre le Drake; de sorte que, plus que jamais, Paul s'était félicité du hasard qui l'avait choisi pour s'opposer à une injustice.

Mais ce n'était pas le tout que d'avoir sauvé Lusignan de la déportation: il fallait lui rendre l'honneur; et, pour notre jeune aventurier, dans lequel nos lecteurs ont sans doute reconnu le fameux corsaire Paul Jones, c'était chose plus facile que pour tout autre; car, ayant reçu des lettres de marque du roi Louis XVI pour courir sus aux Anglais, il devait revenir à Versailles rendre compte de sa croisière.

Paul choisit le port de Lorient, y vint jeter une seconda fois l'ancre, afin d'être à portée du château d'Auray. La première réponse qu'obtinrent les jeunes gens aux questions qu'ils firent fut la nouvelle du mariage de Marguerite d'Auray et de monsieur de Lectoure.

Lusignan se crut oublié, et, dans son premier mouvement de désespoir, il voulait, au risque de tomber aux mains de ses persécuteurs, revoir encore une fois Marguerite, ne fût-ce que pour lui reprocher son ingratitude; mais Paul, plus calme et moins crédule, lui fit donner sa parole de ne point mettre pied à terre avant qu'il eût reçu de ses nouvelles; puis, s'étant assuré que le mariage ne pouvait pas avoir lieu avant quinze jours, il partit pour Paris, et fut reçu par le roi, qui lui donna une épée avec une poignée d'or, et le décora de l'ordre du Mérite militaire. Paul avait profité de cette bienveillance pour raconter au roi Louis XVI l'aventure de Lusignan, et avait obtenu, non seulement sa grâce, mais encore, en récompense de ses services, le titre de gouverneur de la Guadeloupe. Tous ces soins ne lui avaient pas fait perdre de vue Emmanuel. Prévenu du départ de ce dernier, il était parti de Paris, et ayant fait dire à Lusignan de l'attendre, il était arrivé à Auray une heure après le jeune comte. Nous avons vu ensuite comment il avait été détrompé sur le compte de Marguerite. Comment il avait assisté à la scène où celle-ci avait inutilement supplié son frère de prendre pitié d'elle, et de ne pas la forcer d'épouser le baron de Lectoure, et comment enfin, en sortant du château, il avait rejoint au bord de la mer Lusignan, qui l'y attendait, prévenu par une lettre qu'il lui avait écrite la veille.

Les deux jeunes gens restèrent ensemble jusqu'au moment où le jour commença à tomber. Alors Paul, qui, comme il l'avait dit à Emmanuel, avait une révélation personnelle à entendre, quitta son ami, et reprit à pied le chemin d'Auray. Cette fois, il n'entra point au château, et, longeant les murs du parc, il se dirigea vers une grille qui donnait entrée dans leur enceinte, et qui s'ouvrait sur un bois appartenant au domaine d'Auray.

Cependant, une heure à peu près avant que Paul quittât la cabane du pêcheur où il avait retrouvé Lusignan, une autre personne le précédait vers celui à qui il allait demander la révélation de sa naissance; cette autre personne, c'était la marquise d'Auray, la hautaine héritière du nom de Sablé, que nous avons vue apparaître une seule fois dans ce récit pour y dessiner sa figure pale et sévère. Elle était vêtue de son même costume noir; seulement elle avait jeté sur son front un long voile de deuil qui l'enveloppait des pieds à la tête. Du reste, le but que cherchait, avec l'hésitation de l'ignorance, notre brave et insoucieux capitaine, lui était familier, à elle: c'était une espèce de maison de garde située à quelques pas de l'entrée du parc, et habitée par un vieillard auprès duquel la marquise d'Auray accomplissait depuis vingt ans une de ces oeuvres de bienfaisance laborieuse et continue qui lui avaient valu, dans une partie de la Basse- Bretagne, la réputation de sainteté rigide dont elle jouissait. Ces soins à la vieillesse étaient rendus, il est vrai, avec ce même visage sombre et solennel que nous lui avons vu, et que ne venaient jamais éclairer les douces émotions de la pitié; mais ils n'en étaient pas moins rendus, et chacun le savait, avec une exactitude qui remplaçait l'abandon et le charme de la bienfaisance par la ponctualité du devoir.

La figure de la marquise d'Auray était plus grave encore que de coutume, lorsqu'elle traversa lentement le parc de son château pour se rendre à cette petite garderie qu'habitait, à ce que l'on disait, un vieux serviteur de sa famille. La porte en était ouverte comme pour laisser pénétrer dans l'intérieur de la chambre les derniers rayons du soleil couchant, si doux au mois de mai, et si réchauffants pour les vieillards. Cependant elle était vide. La marquise d'Auray entra, regarda autour d'elle, et, comme si elle eût été certaine que celui qu'elle y venait chercher ne pouvait tarder longtemps, elle résolut de l'attendre. Elle s'assit, mais hors de l'atteinte des rayons du soleil, pareille à ces statues sculptées sur les tombes, et qui ne sont à l'aise qu'à l'ombre mortuaire de leurs humides caveaux.

Elle était là depuis une demi-heure à peu près, immobile et plongée dans ses réflexions, lorsqu'elle vit, entre elle et le jour mourant, apparaître une ombre sur la porte; elle leva lentement les yeux, et se trouva en face de celui qu'elle attendait. Tous deux tressaillirent, comme s'ils se rencontraient par hasard, et comme s'ils n'avaient pas l'habitude de se voir chaque jour.

– C'est vous, Achard, dit la marquise rompant le silence la première.

Je vous attends depuis une demi heure. Où donc étiez-vous?

Si madame la marquise avait voulu faire cinquante pas de plus, elle m'aurait trouvé sous le grand chêne, à la lisière de la forêt.

– Vous savez que je ne vais jamais de ce côté, répondit la marquise avec un frissonnement visible.

 

– Et vous avez tort, madame; il y a quelqu'un au ciel qui a droit à nos prières communes, et qui s'étonne peut-être de n'entendre que celles du vieil Achard.

– Et qui vous dit que je ne prie pas de mon côté? dit la marquise avec une certaine agitation fébrile. Croyez-vous que les morts exigent que l'on soit sans cesse agenouillé sur leurs tombes?

– Non, répondit le vieillard avec un sentiment de profonde tristesse; non, je ne crois pas les morts si exigeants, madame; mais je crois que, si quelque chose de nous rit encore sur la terre, ce quelque chose tressaille au bruit des pas de ceux que nous avons aimé pendant notre vie.

– Mais, dit la marquise d'une voix basse et creuse, si cet amour fut un amour coupable!

– Si coupable qu'il ait été, madame, répondit le vieillard, baissant sa voix à l'unisson de celle de la marquise, croyez-vous que le sang et les pleurs ne l'aient pas expié? Dieu fut alors, croyez-moi, un juge trop sévère pour n'être pas aujourd'hui un père indulgent.

– Oui, Dieu a pardonné peut-être, murmura la marquise, mais si le monde savait ce que Dieu sait, pardonnerait-il comme Dieu?

– Le monde! s'écria le vieillard, le monde!.. Oui, voilà le grand mot sorti de votre bouche! Le monde!.. c'est à lui, c'est à ce fantôme que vous avez tout sacrifié, madame: sentiment d'amante, sentiment d'épouse, sentiment de mère, bonheur personnel, bonheur d'autrui!..

Le monde! c'est la crainte du monde qui vous a habillée de ce vêtement de deuil derrière lequel vous avez espéré lui cacher vos remords! et vous avez eu raison, car vous êtes parvenue à le tromper, et il a pris vos remords pour des vertus!

La marquise releva la tête avec inquiétude, et écarta les plis de son voile pour regarder celui qui lui tenait cet étrange discours; puis, après un instant de silence, n'ayant rien pu démêler sur la figure calme du vieillard:

– Vous me parlez, lui dit-elle, avec une amertume qui me ferait croire que vous avez personnellement quelque chose à me reprocher. Ai-je manqué à quelques-unes de mes promesses, les gens qui vous servent par mes ordres n'ont-ils pas pour vous le respect et l'obéissance que je leur recommande? Vous savez que, s'il en est ainsi, vous n'avez qu'à dire un mot.

– Pardonnez-moi, madame, c'est de la tristesse et non de l'amertume; c'est l'effet de l'isolement et de la vieillesse. Vous devez savoir, vous, ce que c'est que des peines qu'on ne peut communiquer! Ce que c'est que des larmes qui ne doivent pas sortir, et qui retombent, goutte à goutte, sur le coeur! Non, je n'ai à me plaindre de personne, madame. Depuis que, par un sentiment dont je vous suis reconnaissant sans chercher à l'approfondir, vous vous êtes chargée de veiller vous-même à ce qu'il ne me manquât rien, vous n'avez pas un seul jour oublié votre promesse, et, comme le vieux prophète, j'ai même parfois vu venir un ange pour messager!

– Oui, répondit la marquise, je sais que Marguerite accompagne souvent le domestique chargé de votre service, et j'ai vu avec plaisir les soins qu'elle vous rendait et l'amitié qu'elle avait pour vous.

– Mais, à mon tour, je n'ai pas manqué non plus à mes promesses, je l'espère. Depuis vingt ans, j'ai vécu loin des hommes, j'ai écarté tout être vivant de cette maison, tant je craignais pour vous le délire de mes veilles et l'indiscrétion de mes nuits.

– Certes, certes, et le secret heureusement a été bien gardé, dit la marquise en posant la main sur le bras d'Achard; mais ce n'est pour moi qu'un motif de plus pour ne point perdre en un jour le fruit de vingt années plus sombres, plus isolées, plus terribles encore que les vôtres!

– Oui, je comprends: vous avez tressailli plus d'une fois en songeant tout à coup qu'il y avait, de par le monde, un homme qui viendrait peut-être un jour me demander ce secret, et qu'à cet homme je n'avais le droit de rien taire. Ah! vous frissonnez à cette seule idée, n'est-ce pas? Rassurez-vous. Cet homme s'est sauvé, enfant encore, du collège où nous le faisions élever en Écosse, et depuis dix ans nul n'en a entendu parler. Enfant voué à l'obscurité, il a été au-devant de son destin; il est perdu maintenant par le vaste monde, sans que personne sache où il est: perdu, pauvre unité sans nom, parmi ces millions d'hommes qui naissent, souffrent et meurent sur la surface du globe. Il aura perdu la lettre de son père, il aura égaré le signe à l'aide duquel je dois le reconnaître; ou mieux encore, peut-être n'existe-t-il plus!

– Vous êtes cruel, Achard, répondit la marquise, de dire une pareille chose à une mère! Vous ne connaissez pas tout ce que le coeur d'une femme renferme en lui de secrets bizarres et de contradictions étranges! Car, enfin, ne puis-je donc être tranquille si mon enfant n'est mort? Voyons, mon vieil ami, ce secret qu'il a ignoré vingt-cinq ans devient-il, à vingt cinq ans, si nécessaire à son existence qu'il ne puisse vivre si ce secret ne lui est révélé? Croyez-moi, Achard, pour lui-même, mieux vaut qu'il ignore comme il l'a fait jusque aujourd'hui. Jusque aujourd'hui, je suis sûre qu'il a été heureux. Vieillard, ne change pas son existence; ne lui mets pas au coeur des pensées qui peuvent le pousser à une action mauvaise, Non, dis-lui, au lieu de ce que tu as à lui dire, dis-lui que sa mère est allée rejoindre son père au ciel, et plût à Dieu que cela fût! mais qu'en mourant (car je veux le voir, quoique tu en dises; je veux, ne fût-ce qu'une fois, le presser contre mon coeur), qu'en mourant, ai-je dit, sa mère l'a légué à son amie la marquise d'Auray, dans laquelle il retrouvera une seconde mère.

– Je vous comprends, madame, dit Achard en souriant. Ce n'est pas la première fois que vous ouvrez cette voie où vous voulez m'égarer. Seulement, aujourd'hui, madame, vous abordez plus franchement la question, et, si vous l'osiez, n'est-ce pas, ou si vous me connaissiez moins, vous m'offririez quelque récompense pour me déterminer à trahir les dernières volontés de celui qui dort si près de nous?

La marquise fit un mouvement pour l'interrompre.

– Écoutez, madame, reprit le vieillard en étendant la main, et que la chose reste dans votre esprit comme irrévocable et sainte. Aussi fidèle que j'ai été aux promesses faites à madame la comtesse d'Auray, aussi fidèle serai-je à celles faites au comte de Morlaix. Le jour où son fils, où votre fils viendra me présenter le gage de reconnaissance et réclamer son secret, je le lui dirai, madame. Quant aux papiers qui le constatent, vous savez qu'ils ne doivent lui être remis qu'après la mort du marquis d'Auray. Le secret est là. Le vieillard montra son coeur. Nul pouvoir humain n'a pu le forcer d'en sortir avant le temps, nul pouvoir humain ne pourra l'empêcher d'en sortir, le temps venu. Les papiers sont là, dans cette armoire dont la clé ne me quitte jamais, et il n'y a qu'un vol ou un assassinat qui me les puisse enlever.

– Mais, dit la marquise en se soulevant à demi, appuyée sur les bras de son fauteuil, vous pouvez mourir avant mon mari, vieillard; car, s'il est plus malade vous, vous êtes plus âgé que lui, et alors que deviendront ces papiers?

– Le prêtre qui m'assistera à mes derniers moments les recevra sous le sceau de la confession.

– C'est cela, dit la marquise en se levant; et ainsi la chaîne de mes craintes se prolongera jusqu'à ma mort! et le dernier anneau en sera pour l'éternité scellé à mon cercueil! Il y a dans le monde un homme, un seul peut-être, qui est inébranlable comme un rocher; et il faut que Dieu le place sur ma route, non seulement comme un remords, mais encore comme une vengeance! Et il faut qu'un orage me pousse sur lui jusqu'à ce que je me brise!.. Tu tiens mon secret entre tes mains, vieillard; c'est bien! fais-en ce que tu voudras! tu es le maître, et moi je suis l'esclave! Adieu!