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Le comte de Monte Cristo

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«Une seule lueur brillait dans la caverne, pareille à une étoile tremblant au fond d’un ciel noir: c’était la mèche de Sélim. Ma mère était chrétienne, et elle priait.



«Sélim répétait de temps en temps ces paroles consacrées:



– Dieu est grand!



«Cependant ma mère avait encore quelque espérance. En descendant, elle avait cru reconnaître le Franc qui avait été envoyé à Constantinople, et dans lequel mon père avait toute confiance car il savait que les soldats du sultan français sont d’ordinaire nobles et généreux. Elle s’avança de quelques pas vers l’escalier et écouta.



– Ils approchent, dit-elle; pourvu qu’ils apportent la paix et la vie.



– Que crains-tu, Vasiliki?» répondit Sélim avec sa voix si suave et si fière à la fois; «s’ils n’apportent pas la paix, nous leur donnerons la mort.»



«Et il ravivait la flamme de sa lance avec un geste qui le faisait ressembler au Dionysos de l’antique Crète.



«Mais moi, qui étais si enfant et si naïve, j’avais peur de ce courage que je trouvais féroce et insensé, et je m’effrayais de cette mort épouvantable dans l’air et dans la flamme.



«Ma mère éprouvait les mêmes impressions, car je la sentais frissonner.



– Mon Dieu! mon Dieu, maman! m’écriai-je, est-ce que nous allons mourir?



«Et à ma voix les pleurs et les prières des esclaves redoublèrent.



– Enfant, me dit Vasiliki, Dieu te préserve d’en venir à désirer cette mort que tu crains aujourd’hui!



«Puis tout bas:



– Sélim, dit-elle, quel est l’ordre du maître?



– S’il m’envoie son poignard, c’est que le sultan refuse de le recevoir en grâce, et je mets le feu; s’il m’envoie son anneau, c’est que le sultan lui pardonne, et je livre la poudrière.



– Ami, reprit ma mère, lorsque l’ordre du maître arrivera, si c’est le poignard qu’il envoie, au lieu de nous tuer toutes deux de cette mort qui nous épouvante, nous te tendrons la gorge et tu nous tueras avec ce poignard.



– Oui, Vasiliki, répondit tranquillement Sélim.



«Soudain nous entendîmes comme de grands cris; nous écoutâmes: c’étaient des cris de joie; le nom du Franc qui avait été envoyé à Constantinople retentissait répété par nos Palicares; il était évident qu’il rapportait la réponse du sublime empereur, et que la réponse était favorable.



– Et vous ne vous rappelez pas ce nom?» dit Morcerf, tout prêt à aider la mémoire de la narratrice.



Monte-Cristo lui fit un signe.



«Je ne me le rappelle pas, répondit Haydée.



«Le bruit redoublait; des pas plus rapprochés retentirent; on descendait les marches du souterrain.



«Sélim apprêta sa lance.



«Bientôt une ombre apparut dans le crépuscule bleuâtre que formaient les rayons du jour pénétrant jusqu’à l’entrée du souterrain.



– Qui es-tu? cria Sélim. Mais, qui que tu sois, ne fais pas un pas de plus.



– Gloire au sultan! dit l’ombre. Toute grâce est accordée au vizir Ali; et non seulement il a la vie sauve, mais on lui rend sa fortune et ses biens.



«Ma mère poussa un cri de joie et me serra contre son cœur.



– Arrête! lui dit Sélim, voyant qu’elle s’élançait déjà pour sortir; tu sais qu’il me faut l’anneau.



– C’est juste, dit ma mère, et elle tomba à genoux en me soulevant vers le ciel, comme si, en même temps qu’elle priait Dieu pour moi, elle voulait encore me soulever vers lui.»



Et, pour la seconde fois, Haydée s’arrêta vaincue par une émotion telle que la sueur coulait sur son front pâli, et que sa voix étranglée semblait ne pouvoir franchir son gosier aride.



Monte-Cristo versa un peu d’eau glacée dans un verre, et le lui présenta en disant avec une douceur où perçait une nuance de commandement:



«Du courage, ma fille!»



Haydée essuya ses yeux et son front, et continua:



«Pendant ce temps, nos yeux, habitués à l’obscurité avaient reconnu l’envoyé du pacha: c’était un ami.



«Sélim l’avait reconnu; mais le brave jeune homme ne savait qu’une chose: obéir!



– En quel nom viens-tu? dit-il.



– Je viens au nom de notre maître, Ali-Tebelin.



– Si tu viens au nom d’Ali, tu sais ce que tu dois me remettre?



– Oui, dit l’envoyé, et je t’apporte son anneau.



«En même temps il éleva sa main au-dessus de sa tête; mais il était trop loin et il ne faisait pas assez clair pour que Sélim pût, d’où nous étions, distinguer et reconnaître l’objet qu’il lui présentait.



– Je ne vois pas ce que tu tiens, dit Sélim.



– Approche, dit le messager, ou je m’approcherai, moi.



– Ni l’un ni l’autre, répondit le jeune soldat; dépose à la place où tu es, et sous ce rayon de lumière, l’objet que tu me montres, et retire-toi jusqu’à ce que je l’aie vu.



– Soit, dit le messager.



«Et il se retira après avoir déposé le signe de reconnaissance à l’endroit indiqué.



«Et notre cœur palpitait: car l’objet nous paraissait être effectivement un anneau. Seulement, était-ce l’anneau de mon père?



«Sélim, tenant toujours à la main sa mèche enflammée, vint à l’ouverture, s’inclina radieux sous le rayon de lumière et ramassa le signe.



– L’anneau du maître, dit-il en le baisant, c’est bien!



«Et renversant la mèche contre terre, il marcha dessus et l’éteignit.



«Le messager poussa un cri de joie et frappa dans ses mains. À ce signal, quatre soldats du séraskier Kourchid accoururent, et Sélim tomba percé de cinq coups de poignard. Chacun avait donné le sien.



«Et cependant, ivres de leur crime, quoique encore pâles de peur, ils se ruèrent dans le souterrain, cherchant partout s’il y avait du feu, et se roulant sur les sacs d’or.



«Pendant ce temps ma mère me saisit entre ses bras, et, agile, bondissant par des sinuosités connues de nous seules, elle arriva jusqu’à un escalier dérobé du kiosque dans lequel régnait un tumulte effrayant.



«Les salles basses étaient entièrement peuplées par les Tchodoars de Kourchid, c’est-à-dire par nos ennemis.



«Au moment où ma mère allait pousser la petite porte, nous entendîmes retentir, terrible et menaçante, la voix du pacha.



«Ma mère colla son œil aux fentes des planches; une ouverture se trouva par hasard devant le mien, et je regardai.



– Que voulez-vous? disait mon père à des gens qui tenaient un papier avec des caractères d’or à la main.



– Ce que nous voulons, répondit l’un d’eux, c’est te communiquer la volonté de Sa Hautesse. Vois-tu ce firman?



– Je le vois, dit mon père.



– Eh bien, lis; il demande ta tête.



«Mon père poussa un éclat de rire plus effrayant que n’eût été une menace, il n’avait pas encore cessé, que deux coups de pistolet étaient partis de ses mains et avaient tué deux hommes.



«Les Palicares, qui étaient couchés tout autour de mon père la face contre le parquet, se levèrent alors et firent feu; la chambre se remplit de bruit, de flamme et de fumée.



«À l’instant même le feu commença de l’autre côté, et les balles vinrent trouer les planches tout autour de nous.



«Oh! qu’il était beau, qu’il était grand, le vizir Ali-Tebelin, mon père, au milieu des balles, le cimeterre au poing, le visage noir de poudre! Comme ses ennemis fuyaient!



– Sélim! Sélim! criait-il, gardien du feu, fais ton devoir!



– Sélim est mort! répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs du kiosque, et toi, mon seigneur Ali, tu es perdu!



«En même temps une détonation sourde se fit entendre, et le plancher vola en éclats tout autour de mon père.



«Les Tchodoars tiraient à travers le parquet. Trois ou quatre Palicares tombèrent frappés de bas en haut par des blessures qui leur labouraient tout le corps.



«Mon père rugit, enfonça ses doigts par les trous des balles et arracha une planche tout entière.



«Mais en même temps, par cette ouverture, vingt coups de feu éclatèrent, et la flamme, sortant comme du cratère d’un volcan, gagna les tentures qu’elle dévora.



«Au milieu de tout cet affreux tumulte, au milieu de ces cris terribles, deux coups plus distincts entre tous, deux cris plus déchirants par-dessus tous les cris, me glacèrent de terreur. Ces deux explosions avaient frappé mortellement mon père, et c’était lui qui avait poussé ces deux cris.



«Cependant il était resté debout, cramponné à une fenêtre. Ma mère secouait la porte pour aller mourir avec lui; mais la porte était fermée en dedans.



«Tout autour de lui, les Palicares se tordaient dans les convulsions de l’agonie; deux ou trois, qui étaient sans blessures ou blessés légèrement, s’élancèrent par les fenêtres. En même temps, le plancher tout entier craqua brisé en dessous. Mon père tomba sur un genou; en même temps vingt bras s’allongèrent, armés de sabres, de pistolets, de poignards, vingt coups frappèrent à la fois un seul homme, et mon père disparut dans un tourbillon de feu, attisé par ces démons rugissants comme si l’enfer se fût ouvert sous ses pieds.



«Je me sentis rouler à terre: c’était ma mère qui s’abîmait évanouie.»



Haydée laissa tomber ses deux bras en poussant un gémissement et en regardant le comte comme pour lui demander s’il était satisfait de son obéissance.



Le comte se leva, vint à elle, lui prit la main et lui dit en remarque:



«Repose-toi, chère enfant, et reprends courage en songeant qu’il y a un Dieu qui punit les traîtres.



– Voilà une épouvantable histoire, comte, dit Albert tout effrayé de la pâleur d’Haydée, et je me reproche maintenant d’avoir été si cruellement indiscret.



– Ce n’est rien», répondit Monte-Cristo.



Puis posant sa main sur la tête de la jeune fille:



«Haydée, continua-t-il, est une femme courageuse, elle a quelquefois trouvé du soulagement dans le récit de ses douleurs.



– Parce que, mon seigneur, dit vivement la jeune fille, parce que mes douleurs me rappellent tes bienfaits.»



Albert la regarda avec curiosité, car elle n’avait point encore raconté ce qu’il désirait le plus savoir, c’est-à-dire comment elle était devenue l’esclave du comte.

 



Haydée vit à la fois dans les regards du comte et dans ceux d’Albert le même désir exprimé.



Elle continua:



«Quand ma mère reprit ses sens, dit-elle, nous étions devant le séraskier.



– Tuez-moi, dit-elle, mais épargnez l’honneur de la veuve d’Ali.



– Ce n’est point à moi qu’il faut t’adresser, dit Kourchid.



– À qui donc?



– C’est à ton nouveau maître.



– Quel est-il?



– Le voici.



«Et Kourchid nous montra un de ceux qui avaient le plus contribué à la mort de mon père, continua la jeune fille avec une colère sombre.



– Alors, demanda Albert, vous devîntes la propriété de cet homme?



– Non, répondit Haydée; il n’osa nous garder, il nous vendit à des marchands d’esclaves qui allaient à Constantinople. Nous traversâmes la Grèce, et nous arrivâmes mourantes à la porte impériale, encombrée de curieux qui s’écartaient pour nous laisser passer, quand tout à coup ma mère suit des yeux la direction de leurs regards, jette un cri et tombe en me montrant une tête au-dessus de cette porte.



«Au-dessous de cette tête étaient écrits ces mots:



«Celle-ci est la tête d’Ali-Tebelin, pacha de Janina.»



«J’essayai, en pleurant, de relever ma mère: elle était morte!



«Je fus menée au bazar; un riche Arménien m’acheta, me fit instruire, me donna des maîtres et quand j’eus treize ans me vendit au sultan Mahmoud.



– Auquel, dit Monte-Cristo, je la rachetai, comme je vous l’ai dit, Albert, pour cette émeraude pareille à celle où je mets mes pastilles de haschich.



– Oh! tu es bon, tu es grand, mon seigneur, dit Haydée en baisant la main de Monte-Cristo, et je suis bien heureuse de t’appartenir!»



Albert était resté tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre.



«Achevez donc votre tasse de café, lui dit le comte; l’histoire est finie.»



LXXVIII. On nous écrit de Janina

Franz était sorti de la chambre de Noirtier si chancelant et si égaré, que Valentine elle-même avait eu pitié de lui.



Villefort, qui n’avait articulé que quelques mots sans suite, et qui s’était enfui dans son cabinet, reçut, deux heures après, la lettre suivante:



«Après ce qui a été révélé ce matin, M. Noirtier de Villefort ne peut supposer qu’une alliance soit possible entre sa famille et celle de M. Franz d’Épinay. M. Franz d’Épinay a horreur de songer que M. de Villefort, qui paraissait connaître les événements racontés ce matin, ne l’ait pas prévenu dans cette pensée.»



Quiconque eût vu en ce moment le magistrat ployé sous le coup n’eût pas cru qu’il le prévoyait; en effet, jamais il n’eût pensé que son père eût poussé la franchise, ou plutôt la rudesse, jusqu’à raconter une pareille histoire. Il est vrai que jamais M. Noirtier, assez dédaigneux qu’il était de l’opinion de son fils, ne s’était préoccupé d’éclaircir le fait aux yeux de Villefort, et que celui-ci avait toujours cru que le général de Quesnel, ou le baron d’Épinay, selon qu’on voudra l’appeler, ou du nom qu’il s’était fait, ou du nom qu’on lui avait fait, était mort assassiné et non tué loyalement en duel.



Cette lettre si dure d’un jeune homme si respectueux jusqu’alors était mortelle pour l’orgueil d’un homme comme Villefort.



À peine était-il dans son cabinet que sa femme entra.



La sortie de Franz, appelé par M. Noirtier, avait tellement étonné tout le monde que la position de Mme de Villefort, restée seule avec le notaire et les témoins, devint de moment en moment plus embarrassante. Alors Mme de Villefort avait pris son parti, et elle était sortie en annonçant qu’elle allait aux nouvelles.



M. de Villefort se contenta de lui dire qu’à la suite d’une explication entre lui, M. Noirtier et M. d’Épinay, le mariage de Valentine avec Franz était rompu.



C’était difficile à rapporter à ceux qui attendaient; aussi Mme de Villefort, en rentrant, se contenta-t-elle de dire que M. Noirtier, ayant eu, au commencement de la conférence, une espèce d’attaque d’apoplexie, le contrat était naturellement remis à quelques jours.



Cette nouvelle, toute fausse qu’elle était, arrivait si singulièrement à la suite de deux malheurs du même genre, que les auditeurs se regardèrent étonnés et se retirèrent sans dire une parole.



Pendant ce temps, Valentine, heureuse et épouvantée à la fois, après avoir embrassé et remercié le faible vieillard, qui venait de briser ainsi d’un seul coup une chaîne qu’elle regardait déjà comme indissoluble, avait demandé à se retirer chez elle pour se remettre et Noirtier lui avait, de l’œil, accordé la permission qu’elle sollicitait.



Mais, au lieu de remonter chez elle, Valentine, une fois sortie, prit le corridor, et, sortant par la petite porte, s’élança dans le jardin. Au milieu de tous les événements qui venaient de s’entasser les uns sur les autres, une terreur sourde avait constamment comprimé son cœur. Elle s’attendait d’un moment à l’autre à voir apparaître Morrel pâle et menaçant comme le laird de Ravenswood au contrat de Lucie de Lammermoor.



En effet, il était temps qu’elle arrivât à la grille. Maximilien, qui s’était douté de ce qui allait se passer en voyant Franz quitter le cimetière avec M. de Villefort, l’avait suivi; puis, après l’avoir vu entrer, l’avait vu sortir encore et rentrer de nouveau avec Albert et Château-Renaud. Pour lui, il n’y avait donc plus de doute. Il s’était alors jeté dans son enclos, prêt à tout événement, et bien certain qu’au premier moment de liberté qu’elle pourrait saisir, Valentine accourrait à lui.



Il ne s’était point trompé; son œil, collé aux planches, vit en effet apparaître la jeune fille, qui, sans prendre aucune précaution d’usage, accourait à la grille. Au premier coup d’œil qu’il jeta sur elle, Maximilien fut rassuré; au premier mot qu’elle prononça il bondit de joie.



«Sauvés! dit Valentine.



– Sauvés! répéta Morrel, ne pouvant croire à un pareil bonheur: mais par qui sauvés?



– Par mon grand-père. Oh! aimez-le bien, Morrel.»



Morrel jura d’aimer le vieillard de toute son âme, et ce serment ne lui coûtait point à faire, car, dans ce moment, il ne se contentait pas de l’aimer comme un ami ou comme un père, il l’adorait comme un dieu.



«Mais comment cela s’est-il fait? demanda Morrel; quel moyen étrange a-t-il employé?»



Valentine ouvrait la bouche pour tout raconter; mais elle songea qu’il y avait au fond de tout cela un secret terrible qui n’était point à son grand-père seulement.



«Plus tard, dit-elle, je vous raconterai tout cela.



– Mais quand?



– Quand je serai votre femme.»



C’était mettre la conversation sur un chapitre qui rendait Morrel facile à tout entendre: aussi il entendit même qu’il devait se contenter de ce qu’il savait, et que c’était assez pour un jour. Cependant il ne consentit à se retirer que sur la promesse qu’il verrait Valentine le lendemain soir.



Valentine promit ce que voulut Morrel. Tout était changé à ses yeux, et certes il lui était moins difficile de croire maintenant qu’elle épouserait Maximilien, que de croire une heure auparavant qu’elle n’épouserait pas Franz.



Pendant ce temps, Mme de Villefort était montée chez Noirtier.



Noirtier la regarda de cet œil sombre et sévère avec lequel il avait coutume de la recevoir.



«Monsieur, lui dit-elle, je n’ai pas besoin de vous apprendre que le mariage de Valentine est rompu, puisque c’est ici que cette rupture a eu lieu.»



Noirtier resta impassible.



«Mais, continua Mme de Villefort, ce que vous ne savez pas, monsieur, c’est que j’ai toujours été opposée à ce mariage, qui se faisait malgré moi.»



Noirtier regarda sa belle-fille en homme qui attend une explication.



«Or, maintenant que ce mariage, pour lequel je connaissais votre répugnance, est rompu, je viens faire près de vous une démarche que ni M. de Villefort ni Valentine ne peuvent faire.»



Les yeux de Noirtier demandèrent quelle était cette démarche.



«Je viens vous prier, monsieur, continua Mme de Villefort, comme la seule qui en ait le droit, car je suis la seule à qui il n’en reviendra rien; je viens vous prier de rendre, je ne dirai pas vos bonnes grâces, elle les a toujours eues, mais votre fortune, à votre petite-fille.»



Les yeux de Noirtier demeurèrent un instant incertains: il cherchait évidemment les motifs de cette démarche et ne les pouvait trouver.



«Puis-je espérer, monsieur, dit Mme de Villefort que vos intentions étaient en harmonie avec la prière que je venais vous faire?



– Oui, fit Noirtier.



– En ce cas, monsieur, dit Mme de Villefort, je me retire à la fois reconnaissante et heureuse.»



Et saluant M. Noirtier, elle se retira.



En effet, dès le lendemain, Noirtier fit venir le notaire: le premier testament fut déchiré, et un nouveau fut fait, dans lequel il laissa toute sa fortune à Valentine, à la condition qu’on ne la séparerait pas de lui.



Quelques personnes alors calculèrent de par le monde que Mlle de Villefort, héritière du marquis et de la marquise de Saint-Méran, et rentrée en la grâce de son grand-père, aurait un jour bien près de trois cent mille livres de rente.



Tandis que ce mariage se rompait chez les Villefort, M. le comte de Morcerf avait reçu la visite de Monte-Cristo, et, pour montrer son empressement à Danglars, il endossait son grand uniforme de lieutenant général, qu’il avait fait orner de toutes ses croix, et demandait ses meilleurs chevaux. Ainsi paré, il se rendit rue de la Chaussée-d’Antin, et se fit annoncer à Danglars, qui faisait son relevé de fin de mois.



Ce n’était pas le moment où, depuis quelque temps il fallait prendre le banquier pour le trouver de bonne humeur.



Aussi, à l’aspect de son ancien ami, Danglars prit son air majestueux et s’établit carrément dans son fauteuil.



Morcerf, si empesé d’habitude, avait emprunté au contraire un air riant et affable; en conséquence, à peu près sûr qu’il était que son ouverture allait recevoir un bon accueil, il ne fit point de diplomatie, et arrivant au but d’un seul coup:



«Baron, dit-il, me voici. Depuis longtemps nous tournons autour de nos paroles d’autrefois…»



Morcerf s’attendait, à ces mots, à voir s’épanouir la figure du banquier, dont il attribuait le rembrunissement à son silence; mais, au contraire, cette figure devint, ce qui était presque incroyable, plus impassible et plus froide encore.



Voilà pourquoi Morcerf s’était arrêté au milieu de sa phrase.



«Quelles paroles, monsieur le comte? demanda le banquier, comme s’il cherchait vainement dans son esprit l’explication de ce que le général voulait dire.



– Oh! dit le comte, vous êtes formaliste, mon cher monsieur, et vous me rappelez que le cérémonial doit se faire selon tous les rites. Très bien! ma foi. Pardonnez-moi, comme je n’ai qu’un fils, et que c’est la première fois que je songe à le marier, j’en suis encore à mon apprentissage: allons, je m’exécute.»



Et Morcerf, avec un sourire forcé, se leva, fit une profonde révérence à Danglars, et lui dit:



«Monsieur le baron, j’ai l’honneur de vous demander la main de Mlle Eugénie Danglars, votre fille, pour mon fils le vicomte Albert de Morcerf.»



Mais Danglars, au lieu d’accueillir ces paroles avec une faveur que Morcerf pouvait espérer de lui, fronça le sourcil, et, sans inviter le comte, qui était resté debout, à s’asseoir:



«Monsieur le comte, dit-il, avant de vous répondre, j’aurai besoin de réfléchir.



– De réfléchir! reprit Morcerf de plus en plus étonné, n’avez-vous pas eu le temps de réfléchir depuis tantôt huit ans que nous causâmes de ce mariage pour la première fois?



– Monsieur le comte, dit Danglars, tous les jours il arrive des choses qui font que les réflexions que l’on croyait faites sont à refaire.



– Comment cela? demanda Morcerf; je ne vous comprends plus, baron!



– Je veux dire, monsieur, que depuis quinze jours de nouvelles circonstances…



– Permettez, dit Morcerf; est-ce ou n’est-ce pas une comédie que nous jouons?



– Comment cela, une comédie?



– Oui, expliquons-nous catégoriquement.



– Je ne demande pas mieux.



– Vous avez vu M. de Monte-Cristo!



– Je le vois très souvent, dit Danglars en secouant son jabot, c’est un de mes amis.



– Eh bien, une des dernières fois que vous l’avez vu, vous lui avez dit que je semblais oublieux, irrésolu, à l’endroit de ce mariage.



– C’est vrai.



– Eh bien, me voici. Je ne suis ni oublieux ni irrésolu, vous le voyez, puisque je viens vous sommer de tenir votre promesse.»



Danglars ne répondit pas.



«Avez-vous si tôt changé d’avis, ajouta Morcerf, ou n’avez-vous provoqué ma demande que pour vous donner le plaisir de m’humilier?»

 



Danglars comprit que, s’il continuait la conversation sur le ton qu’il l’avait entreprise, la chose pourrait mal tourner pour lui.



«Monsieur le comte, dit-il, vous devez être à bon droit surpris de ma réserve, je comprends cela: aussi, croyez bien que moi, tout le premier, je m’en afflige croyez bien qu’elle m’est commandée par des circonstances impérieuses.



– Ce sont là des propos en l’air, mon cher monsieur, dit le comte, et dont pourrait peut-être se contenter le premier venu; mais le comte de Morcerf n’est pas le premier venu; et quand un homme comme lui vient trouver un autre homme, lui rappelle la parole donnée, et que cet homme manque à sa parole, il a le droit d’exiger en place qu’on lui donne au moins une bonne raison.»



Danglars était lâche, mais il ne le voulait point paraître: il fut piqué du ton que Morcerf venait de prendre.



«Aussi n’est-ce pas la bonne raison qui me manque, répliqua-t-il.



– Que prétendez-vous dire?



– Que la bonne raison, je l’ai, mais qu’elle est difficile à donner.



– Vous sentez cependant, dit Morcerf, que je ne puis me payer de vos réticences; et une chose, en tout cas, me paraît claire, c’est que vous refusez mon alliance.



– Non, monsieur, dit Danglars, je suspends ma résolution, voilà tout.



– Mais vous n’avez cependant pas la prétention, je le suppose, de croire que je souscrive à vos caprices, au point d’attendre tranquillement et humblement le retour de vos bonnes grâces?



– Alors, monsieur le comte, si vous ne pouvez attendre, regardons nos projets comme non avenus.»



Le comte se mordit les lèvres jusqu’au sang pour ne pas faire l’éclat que son caractère superbe et irritable le portait à faire, cependant, comprenant qu’en pareille circonstance le ridicule serait de son côté, il avait déjà commencé à gagner la porte du salon, lorsque, se ravisant, il revint sur ses pas.



Un nuage venait de passer sur son front, y laissant, au lieu de l’orgueil offensé, la trace d’une vague inquiétude.



«Voyons, dit-il, mon cher Danglars, nous nous connaissons depuis de longues années, et, par conséquent, nous devons avoir quelques ménagements l’un pour l’autre. Vous me devez une explication, et c’est bien le moins que je sache à quel malheureux événement mon fils doit la perte de vos bonnes intentions à son égard.



– Ce n’est point personnel au vicomte, voilà tout ce que je puis vous dire, monsieur, répondit Danglars, qui redevenait impertinent en voyant que Morcerf s’adoucissait.



– Et à qui donc est-ce personnel?» demanda d’une voix altérée Morcerf, dont le front se couvrit de pâleur.



Danglars, à qui aucun de ces symptômes n’échappait, fixa sur lui un regard plus assuré qu’il n’avait coutume de le faire.



«Remerciez-moi de ne pas m’expliquer davantage», dit-il.



Un tremblement nerveux, qui venait sans doute d’une colère contenue, agitait Morcerf.



«J’ai le droit, répondit-il en faisant un violent effort sur lui-même, j’ai le projet d’exiger que vous vous expliquiez; est-ce donc contre Mme de Morcerf que vous avez quelque chose? Est-ce ma fortune qui n’est pas suffisante? Sont-ce mes opinions qui, étant contraires aux vôtres…



– Rien de tout cela, monsieur, dit Danglars; je serais impardonnable, car je me suis engagé connaissant tout cela. Non, ne cherchez plus, je suis vraiment honteux de vous faire faire cet examen de conscience; restons-en là, croyez-moi. Prenons le terme moyen du délai, qui n’est ni une rupture, ni un engagement. Rien ne presse, mon Dieu! Ma fille a dix-sept ans, et votre fils vingt et un. Pendant notre halte, le temps marchera, lui; il amènera les événements; les choses qui paraissent obscures la veille sont parfois trop claires le lendemain; parfois ainsi, en un jour, tombent les plus cruelles calomnies.



– Des calomnies, avez-vous dit, monsieur! s’écria Morcerf en devenant livide. On me calomnie, moi!



– Monsieur le comte, ne nous expliquons pas, vous dis-je.



– Ainsi, monsieur, il me faudra subir tranquillement ce refus?



– Pénible surtout pour moi, monsieur. Oui, plus pénible pour moi que pour vous, car je comptais sur l’honneur de votre alliance, et un mariage manqué fait toujours plus de tort à la fiancée qu’au fiancé.



– C’est bien, monsieur, n’en parlons plus», dit Morcerf.



Et froissant ses gants avec rage, il sortit de l’appartement.



Danglars remarqua que, pas une seule fois, Morcerf n’avait osé demander si c’était à cause de lui, Morcerf, que Danglars retirait sa parole.



Le soir il eut une longue conférence avec plusieurs amis, et M. Cavalcanti, qui s’était constamment tenu dans le salon des dames, sortit le dernier de la maison du banquier.



Le lendemain, en se réveillant, Danglars demanda les journaux, on les lui apporta aussitôt: il en écarta trois ou quatre et prit

l’Impartial.



C’était celui dont Beauchamp était le rédacteur-gérant.



Il brisa rapidement l’enveloppe, l’ouvrit avec une précipitation nerveuse, passa dédaigneusement sur le

Premier Paris

, et, arrivant aux faits divers, s’arrêta avec son méchant sourire sur un entrefilet commençant par ces mots:

On nous écrit de Janina.



«Bon, dit-il après avoir lu, voici un petit bout d’article sur le colonel Fernand qui, selon toute probabilité, me dispensera de donner des explications à M. le comte de Morcerf.»



Au même moment, c’est-à-dire comme neuf heures du matin sonnaient, Albert de Morcerf, vêtu de noir, boutonné méthodiquement, la démarche agitée et la parole brève, seprésentait à la maison des Champs-Élysées.



«M. le comte vient de sortir il y a une demi-heure à peu près, dit le concierge.



– A-t-il emmené Baptistin? demanda Morcerf.



– Non, monsieur le vicomte.



– Appelez Baptistin, je veux lui parler.»



Le concierge alla chercher le valet de chambre lui-même, et un instant après revint avec lui.



«Mon ami, dit Albert, je vous demande pardon de mon indiscrétion, mais j’ai voulu vous demander à vous-même si votre maître était bien réellement sorti?



– Oui, monsieur, répondit Baptistin.



– Même pour moi?



– Je sais combien mon maître est heureux de recevoir monsieur, et je me garderais bien de confondre monsieur dans une mesure générale.



– Tu as raison, car j’ai à lui parler d’une affaire sérieuse. Crois-tu qu’il tardera à rentrer?



– Non, car il a commandé son déjeuner pour dix heures.



– Bien, je vais faire un tour aux Champs-Élysées, à dix heures je serai ici; si M. le comte rentre avant moi, dis-lui que je le prie d’attendre.



– Je n’y manquerai pas, monsieur peut en être sûr.»



Albert laissa à la porte du comte le cabriolet de place qu’il avait pris et alla se promener à pied.



En passant devant l’allée des Veuves, il crut reconnaître les chevaux du comte qui stationnaient à la porte du tir de Gosset; il s’approcha et, après avoir reconnu les chevaux, reconnut le cocher.



«M. le comte est au tir? demanda Morcerf à celui-ci.



– Oui, monsieur», répondit le cocher.



En effet, plusieurs coups réguliers s’étaient fait entendre depuis que Morcerf était aux environs du tir.



Il entra.



Dans le petit jardin se tenait le garçon.



«Pardon, dit-il, mais monsieur le vicomte voudrait-il attendre un instant?



– Pourquoi cela, Philippe? demanda Albert, qui, étant un habitué, s’étonnait de cet obstacle qu’il ne comprenai