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Le comte de Monte Cristo

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«Alors, ramenant son voile sur son visage, elle salua majestueusement les conseillers, et sortit de ce pas dont Virgile voyait marcher les déesses.»

LXXXVII. La provocation

«Alors, continua Beauchamp, je profitai du silence et de l’obscurité de la salle pour sortir sans être vu. L’huissier qui m’avait introduit m’attendait à la porte. Il me conduisit, à travers les corridors, jusqu’à une petite porte donnant sur la rue de Vaugirard. Je sortis l’âme brisée et ravie tout à la fois, pardonnez-moi cette expression, Albert, brisée par rapport à vous, ravie de la noblesse de cette jeune fille poursuivant la vengeance paternelle. Oui, je vous le jure, Albert, de quelque part que vienne cette révélation, je dis, moi qu’elle peut venir d’un ennemi, mais que cet ennemi n’est que l’agent de la Providence.»

Albert tenait sa tête entre ses deux mains; il releva son visage, rouge de honte et baigné de larmes, et saisissant le bras de Beauchamp.

«Ami, lui dit-il, ma vie est finie: il me reste, non pas à dire comme vous que la Providence m’a porté le coup, mais à chercher quel homme me poursuit de son inimitié; puis, quand je le connaîtrai, je tuerai cet homme, ou cet homme me tuera; or, je compte sur votre amitié pour m’aider, Beauchamp, si toutefois le mépris ne l’a pas tuée dans votre cœur.

– Le mépris, mon ami? et en quoi ce malheur vous touchera-t-il? Non! Dieu merci! nous n’en sommes plus au temps où un injuste préjugé rendait les fils responsables des actions des pères. Repassez toute votre vie, Albert, elle date d’hier, il est vrai, mais jamais aurore d’un beau jour fut-elle plus pure que votre orient? non, Albert, croyez-moi, vous êtes jeune, vous êtes riche, quittez la France: tout s’oublie vite dans cette grande Babylone à l’existence agitée et aux goûts changeants; vous viendrez dans trois ou quatre ans, vous aurez épousé quelque princesse russe, et personne ne songera plus à ce qui s’est passé hier, à plus forte raison à ce qui s’est passé il y a seize ans.

– Merci, mon cher Beauchamp, merci de l’excellente intention qui vous dicte vos paroles, mais cela ne peut être ainsi, je vous ai dit mon désir, et maintenant, s’il le faut, je changerai le mot désir en celui de volonté. Vous comprenez qu’intéressé comme je le suis dans cette affaire, je ne puis voir la chose du même point de vue que vous. Ce qui vous semble venir à vous d’une source céleste me semble venir à moi d’une source moins pure. La Providence me paraît, je vous l’avoue, fort étrangère à tout ceci, et cela heureusement, car au lieu de l’invisible et de l’impalpable messagère des récompenses et punitions célestes, je trouverai un être palpable et visible, sur lequel je me vengerai, oh! oui, je vous le jure, de tout ce que je souffre depuis un mois. Maintenant, je vous le répète, Beauchamp, je tiens à rentrer dans la vie humaine et matérielle, et, si vous êtes encore mon ami comme vous le dites, aidez-moi à retrouver la main qui a porté le coup.

– Alors, soit! dit Beauchamp; et si vous tenez absolument à ce que je descende sur la terre je le ferai; si vous tenez à vous mettre à la recherche d’un ennemi, je m’y mettrai avec vous. Et je le trouverai, car mon honneur est presque aussi intéressé que le vôtre à ce que nous le retrouvions.

– Eh bien, alors, Beauchamp, vous comprenez, à l’instant même, sans retard, commençons nos investigations. Chaque minute de retard est une éternité pour moi; le dénonciateur n’est pas encore puni, il peut donc espérer qu’il ne le sera pas; et, sur mon honneur, s’il l’espère, il se trompe!

– Eh bien, écoutez-moi, Morcerf.

– Ah! Beauchamp, je vois que vous savez quelque chose; tenez, vous me rendez la vie!

– Je ne dis pas que ce soit réalité, Albert, mais c’est au moins une lumière dans la nuit: en suivant cette lumière, peut-être nous conduira-t-elle au but.

– Dites! vous voyez bien que je bous d’impatience.

– Eh bien, je vais vous raconter ce que je n’ai pas voulu vous dire en revenant de Janina.

– Parlez.

– Voilà ce qui s’est passé, Albert; j’ai été tout naturellement chez le premier banquier de la ville pour prendre des informations; au premier mot que j’ai dit de l’affaire, avant même que le nom de votre père eût été prononcé:

– Ah! dit-il, très bien, je devine ce qui vous amène.

– Comment cela, et pourquoi?

– Parce qu’il y a quinze jours à peine j’ai été interrogé sur le même sujet.

– Par qui?

– Par un banquier de Paris, mon correspondant.

– Que vous nommez?

– M. Danglars.»

– Lui! s’écria Albert; en effet, c’est bien lui qui depuis si longtemps poursuit mon pauvre père de sa haine jalouse; lui, l’homme prétendu populaire, qui ne peut pardonner au comte de Morcerf d’être pair de France. Et, tenez, cette rupture de mariage sans raison donnée; oui, c’est bien cela.

– Informez-vous, Albert (mais ne vous emportez pas d’avance), informez-vous, vous dis-je, et si la chose est vraie…

– Oh! oui, si la chose est vraie! s’écria le jeune homme, il me paiera tout ce que j’ai souffert.

– Prenez garde, Morcerf, c’est un homme déjà vieux.

– J’aurai égard à son âge comme il a eu égard à l’honneur de ma famille; s’il en voulait à mon père, que ne frappait-il mon père? Oh! non, il a eu peur de se trouver en face d’un homme!

– Albert, je ne vous condamne pas, je ne fais que vous retenir; Albert, agissez prudemment.

– Oh! n’ayez pas peur; d’ailleurs, vous m’accompagnerez, Beauchamp, les choses solennelles doivent être traitées devant témoin. Avant la fin de cette journée, si M. Danglars est le coupable, M. Danglars aura cessé de vivre ou je serai mort. Pardieu, Beauchamp, je veux faire de belles funérailles à mon honneur!

– Eh bien, alors, quand de pareilles résolutions sont prises, Albert, il faut les mettre à exécution à l’instant même. Vous voulez aller chez M. Danglars? partons.»

On envoya chercher un cabriolet de place. En entrant dans l’hôtel du banquier, on aperçut le phaéton et le domestique de M. Andrea Cavalcanti à la porte.

«Ah! parbleu! voilà qui va bien, dit Albert avec une voix sombre. Si M. Danglars ne veut pas se battre avec moi, je lui tuerai son gendre. Cela doit se battre, un Cavalcanti.»

On annonça le jeune homme au banquier, qui, au nom d’Albert, sachant ce qui s’était passé la veille, fit défendre sa porte. Mais il était trop tard, il avait suivi le laquais; il entendit l’ordre donné, força la porte et pénétra, suivi de Beauchamp, jusque dans le cabinet du banquier.

«Mais, monsieur! s’écria celui-ci, n’est-on plus maître de recevoir chez soi qui l’on veut, ou qui l’on ne veut pas? Il me semble que vous vous oubliez étrangement.

– Non, monsieur, dit froidement Albert, il y a des circonstances, et vous êtes dans une de celles-là, où il faut, sauf lâcheté, je vous offre ce refuge, être chez soi pour certaines personnes du moins.

– Alors, que me voulez-vous donc, monsieur?

– Je veux, dit Morcerf, s’approchant sans paraître faire attention à Cavalcanti qui était adossé à la cheminée, je veux vous proposer un rendez-vous dans un coin écarté, où personne ne vous dérangera pendant dix minutes, je ne vous en demande pas davantage; où, des deux hommes qui se sont rencontrés, il en restera un sous les feuilles.»

Danglars pâlit, Cavalcanti fit un mouvement. Albert se retourna vers le jeune homme:

«Oh! mon Dieu! dit-il, venez si vous voulez, monsieur le comte, vous avez le droit d’y être, vous êtes presque de la famille, et je donne de ces sorties de rendez-vous à autant de gens qu’il s’en trouvera pour les accepter.»

Cavalcanti regarda d’un air stupéfait Danglars lequel faisant un effort, se leva et s’avança entre les deux jeunes gens. L’attaque d’Albert à Andrea venait de le placer sur un autre terrain, et il espérait que la visite d’Albert avait une autre cause que celle qu’il lui avait supposée d’abord.

«Ah çà! monsieur, dit-il à Albert, si vous venez ici chercher querelle à monsieur parce que je l’ai préféré à vous, je vous préviens que je ferai de cela une affaire de procureur du roi.

– Vous vous trompez, monsieur, dit Morcerf avec un sombre sourire, je ne parle pas de mariage le moins du monde, et je ne m’adresse à M. Cavalcanti que parce qu’il m’a semblé avoir eu un instant l’intention d’intervenir dans notre discussion. Et puis, tenez, au reste, vous avez raison, dit-il, je cherche aujourd’hui querelle à tout le monde; mais soyez tranquille, monsieur Danglars, la priorité vous appartient.

– Monsieur, répondit Danglars, pâle de colère et de peur, je vous avertis que lorsque j’ai le malheur de rencontrer sur mon chemin un dogue enragé, je le tue et que, loin de me croire coupable, je pense avoir rendu un service à la société. Or, si vous êtes enragé et que vous tendiez à me mordre, je vous en préviens, je vous tuerai sans pitié. Tiens! est-ce ma faute, à moi, si votre père est déshonoré?

– Oui, misérable! s’écria Morcerf, c’est ta faute!»

Danglars fit un pas en arrière.

«Ma faute! à moi, dit-il; mais vous êtes fou! Est-ce que je sais l’histoire grecque, moi? Est-ce que j’ai voyagé dans tous ces pays-là? Est-ce que c’est moi qui ai conseillé à votre père de vendre les châteaux de Janina? de trahir…

– Silence! dit Albert d’une voix sourde. Non, ce n’est pas vous qui directement avez fait cet éclat et causé ce malheur, mais c’est vous qui l’avez hypocritement provoqué.

– Moi!

– Oui, vous! d’où vient la révélation?

– Mais il me semble que le journal vous l’a dit: de Janina, parbleu!

– Qui a écrit à Janina?

– À Janina?

– Oui. Qui a écrit pour demander des renseignements sur mon père?

– Il me semble que tout le monde peut écrire à Janina.

– Une seule personne a écrit cependant.

– Une seule?

– Oui! et cette personne, c’est vous.

 

– J’ai écrit, sans doute; il me semble que lorsqu’on marie sa fille à un jeune homme, on peut prendre des renseignements sur la famille de ce jeune homme; c’est non seulement un droit, mais encore un devoir.

– Vous avez écrit, monsieur, dit Albert, sachant parfaitement la réponse qui vous viendrait.

– Moi? Ah! je vous le jure bien, s’écria Danglars avec une confiance et une sécurité qui venaient encore moins de sa peur peut-être que de l’intérêt qu’il ressentait au fond pour le malheureux jeune homme; je vous jure que jamais je n’eusse pensé à écrire à Janina. Est-ce que je connaissais la catastrophe d’Ali-Pacha, moi?

– Alors quelqu’un vous a donc poussé à écrire?

– Certainement.

– On vous a poussé?

– Oui.

– Qui cela?… achevez… dites…

– Pardieu! rien de plus simple, je parlais du passé de votre père, je disais que la source de sa fortune était toujours restée obscure. La personne m’a demandé où votre père avait fait cette fortune. J’ai répondu: «En Grèce.» Alors elle m’a dit: «Eh bien, écrivez à Janina.»

– Et qui vous a donné ce conseil?

– Parbleu! le comte de Monte-Cristo, votre ami.

– Le comte de Monte-Cristo vous a dit d’écrire à Janina?

– Oui, et j’ai écrit. Voulez-vous voir ma correspondance? je vous la montrerai.»

Albert et Beauchamp se regardèrent.

«Monsieur, dit alors Beauchamp, qui n’avait point encore pris la parole, il me semble que vous accusez le comte, qui est absent de Paris, et qui ne peut se justifier en ce moment?

– Je n’accuse personne, monsieur, dit Danglars, je raconte, et je répéterai devant M. le comte de Monte-Cristo ce que je viens de dire devant vous.

– Et le comte sait quelle réponse vous avez reçue?

– Je la lui ai montrée.

– Savait-il que le nom de baptême de mon père était Fernand, et que son nom de famille était Mondego?

– Oui, je le lui avais dit depuis longtemps au surplus, je n’ai fait là-dedans que ce que tout autre eût fait à ma place, et même peut-être beaucoup moins. Quand, le lendemain de cette réponse, poussé par M. de Monte-Cristo, votre père est venu me demander ma fille officiellement, comme cela se fait quand on veut en finir, j’ai refusé, j’ai refusé net, c’est vrai, mais sans explication, sans éclat. En effet, pourquoi aurais-je fait un éclat? En quoi l’honneur ou le déshonneur de M. de Morcerf m’importe-t-il? Cela ne faisait ni hausser ni baisser la rente.»

Albert sentit la rougeur lui monter au front; il n’y avait plus de doute, Danglars se défendait avec la bassesse, mais avec l’assurance d’un homme qui dit, sinon toute la vérité, du moins une partie de la vérité, non point par conscience, il est vrai, mais par terreur. D’ailleurs, que cherchait Morcerf? ce n’était pas le plus ou moins de culpabilité de Danglars ou de Monte-Cristo, c’était un homme qui répondît de l’offense légère ou grave, c’était un homme qui se battît, et il était évident que Danglars ne se battrait pas.

Et puis, chacune des choses oubliées ou inaperçues redevenait visible à ses yeux ou présente à son souvenir. Monte-Cristo savait tout, puisqu’il avait acheté la fille d’Ali-Pacha, or, sachant tout, il avait conseillé à Danglars d’écrire à Janina. Cette réponse connue, il avait accédé au désir manifesté par Albert d’être présenté à Haydée; une fois devant elle, il avait laissé l’entretien tomber sur la mort d’Ali, ne s’opposant pas au récit d’Haydée (mais ayant sans doute donné à la jeune fille dans les quelques mots romaïques qu’il avait prononcés des instructions qui n’avaient point permis à Morcerf de reconnaître son père); d’ailleurs n’avait-il pas prié Morcerf de ne pas prononcer le nom de son père devant Haydée? Enfin il avait mené Albert en Normandie au moment où il savait que le grand éclat devait se faire. Il n’y avait pas à en douter, tout cela était un calcul, et, sans aucun doute, Monte-Cristo s’entendait avec les ennemis de son père.

Albert prit Beauchamp dans un coin et lui communiqua toutes ses idées.

«Vous avez raison, dit celui-ci; M. Danglars n’est, dans ce qui est arrivé, que pour la partie brutale et matérielle; c’est à M. de Monte-Cristo que vous devez demander une explication.»

Albert se retourna.

«Monsieur, dit-il à Danglars, vous comprenez que je ne prends pas encore de vous un congé définitif; il me reste à savoir si vos inculpations sont justes, et je vais de ce pas m’en assurer chez M. le comte de Monte-Cristo.»

Et, saluant le banquier, il sortit avec Beauchamp sans paraître autrement s’occuper de Cavalcanti.

Danglars les reconduisit jusqu’à la porte, et, à la porte, renouvela à Albert l’assurance qu’aucun motif de haine personnel ne l’animait contre M. le comte de Morcerf.

LXXXVIII. L’insulte

À la porte du banquier, Beauchamp arrêta Morcerf.

«Écoutez, lui dit-il, tout à l’heure je vous ai dit, chez M. Danglars, que c’était à M. de Monte-Cristo que vous deviez demander une explication?

– Oui, et nous allons chez lui.

– Un instant, Morcerf; avant d’aller chez le comte, réfléchissez.

– À quoi voulez-vous que je réfléchisse?

– À la gravité de la démarche.

– Est-elle plus grave que d’aller chez M. Danglars? Oui; M. Danglars était un homme d’argent, et vous le savez, les hommes d’argent savent trop le capital qu’ils risquent pour se battre facilement. L’autre au contraire, est un gentilhomme, en apparence du moins; mais ne craignez-vous pas, sous le gentilhomme, de rencontrer le bravo?

– Je ne crains qu’une chose, c’est de trouver un homme qui ne se batte pas.

– Oh! soyez tranquille, dit Beauchamp, celui-là se battra. J’ai même peur d’une chose, c’est qu’il ne se batte trop bien; prenez garde!

– Ami, dit Morcerf avec un beau sourire, c’est ce que je demande; et ce qui peut m’arriver de plus heureux, c’est d’être tué pour mon père: cela nous sauvera tous.

– Votre mère en mourra!

– Pauvre mère! dit Albert en passant la main sur ses yeux, je le sais bien; mais mieux vaut qu’elle meure de cela que de mourir de honte.

– Vous êtes bien décidé, Albert?

– Oui.

– Allez donc! Mais croyez-vous que nous le trouvions?

– Il devait revenir quelques heures après moi, et certainement il sera revenu.»

Ils montèrent, et se firent conduire avenue des Champs-Élysées, n°30.

Beauchamp voulait descendre seul, mais Albert lui fit observer que cette affaire, sortant des règles ordinaires, lui permettait de s’écarter de l’étiquette du duel.

Le jeune homme agissait dans tout ceci pour une cause si sainte, que Beauchamp n’avait autre chose à faire qu’à se prêter à toutes ses volontés: il céda donc à Morcerf et se contenta de le suivre.

Albert ne fit qu’un bond de la loge du concierge au perron. Ce fut Baptistin qui le reçut.

Le comte venait d’arriver effectivement, mais il était au bain, et avait défendu de recevoir qui que ce fût au monde.

«Mais, après le bain? demanda Morcerf.

– Monsieur dînera.

– Et après le dîner?

– Monsieur dormira une heure.

– Ensuite?

– Ensuite il ira à l’Opéra.

– Vous en êtes sûr? demanda Albert.

– Parfaitement sûr; monsieur a commandé ses chevaux pour huit heures précises.

– Fort bien, répliqua Albert; voilà tout ce que je voulais savoir.»

Puis, se retournant vers Beauchamp:

«Si vous avez quelque chose à faire, Beauchamp, faites-le tout de suite; si vous avez rendez-vous ce soir, remettez-le à demain. Vous comprenez que je compte sur vous pour aller à l’Opéra. Si vous le pouvez, amenez-moi Château-Renaud.»

Beauchamp profita de la permission et quitta Albert après lui avoir promis de le venir prendre à huit heures moins un quart.

Rentré chez lui, Albert prévint Franz, Debray et Morrel du désir qu’il avait de les voir le soir même à l’Opéra.

Puis il alla visiter sa mère, qui, depuis les événements de la veille, avait fait défendre sa porte et gardait la chambre. Il la trouva au lit, écrasée par la douleur de cette humiliation publique.

La vue d’Albert produisit sur Mercédès l’effet qu’on en pouvait attendre; elle serra la main de son fils et éclata en sanglots. Cependant ces larmes la soulagèrent.

Albert demeura un instant debout et muet près du visage de sa mère. On voyait à sa mine pâle et à ses sourcils froncés que sa résolution de vengeance s’émoussait de plus en plus dans son cœur.

«Ma mère, demanda Albert, est-ce que vous connaissez quelque ennemi à M. de Morcerf?»

Mercédès tressaillit; elle avait remarqué que le jeune homme n’avait pas dit: à mon père.

«Mon ami, dit-elle, les gens dans la position du comte ont beaucoup d’ennemis qu’ils ne connaissent point. D’ailleurs, les ennemis qu’on connaît ne sont point, vous le savez, les plus dangereux.

– Oui, je sais cela, aussi j’en appelle à toute votre perspicacité. Ma mère, vous êtes une femme si supérieure que rien ne vous échappe, à vous!

– Pourquoi me dites-vous cela?

– Parce que vous aviez remarqué, par exemple, que le soir du bal que nous avons donné, M. de Monte-Cristo n’avait rien voulu prendre chez nous.»

Mercédès se soulevant toute tremblante sur son bras brûlé par la fièvre:

«M. de Monte-Cristo! s’écria-t-elle, et quel rapport cela aurait-il avec la question que vous me faites?

– Vous le savez, ma mère, M. de Monte-Cristo est presque un homme d’Orient, et les Orientaux, pour conserver toute liberté de vengeance, ne mangent ni ne boivent jamais chez leurs ennemis.

– M. de Monte-Cristo, notre ennemi, dites-vous Albert? reprit Mercédès en devenant plus pâle que le drap qui la couvrait. Qui vous a dit cela? pourquoi? Vous êtes fou, Albert. M. de Monte-Cristo n’a eu pour nous que des politesses. M. de Monte-Cristo vous a sauvé la vie, c’est vous-même qui nous l’avez présenté. Oh! je vous en prie, mon fils, si vous aviez une pareille idée, écartez-la, et si j’ai une recommandation à vous faire, je dirai plus, si j’ai une prière à vous adresser, tenez-vous bien avec lui.

– Ma mère, répliqua le jeune homme avec un sombre regard, vous avez vos raisons pour me dire de ménager cet homme.

– Moi! s’écria Mercédès, rougissant avec la même rapidité qu’elle avait pâli, et redevenant presque aussitôt plus pâle encore qu’auparavant.

– Oui, sans doute, et cette raison, n’est-ce pas, reprit Albert, est que cet homme ne peut nous faire du mal?»

Mercédès frissonna; et attachant sur son fils un regard scrutateur:

«Vous me parlez étrangement, dit-elle à Albert, et vous avez de singulières préventions, ce me semble. Que vous a donc fait le comte? Il y a trois jours vous étiez avec lui en Normandie; il y a trois jours je le regardais et vous le regardiez vous-même comme votre meilleur ami.»

Un sourire ironique effleura les lèvres d’Albert. Mercédès vit ce sourire, et avec son double instinct de femme et de mère elle devina tout; mais, prudente et forte, elle cacha son trouble et ses frémissements.

Albert laissa tomber la conversation; au bout d’un instant la comtesse la renoua.

«Vous veniez me demander comment j’allais, dit-elle, je vous répondrai franchement, mon ami, que je ne me sens pas bien. Vous devriez vous installer ici, Albert, vous me tiendriez compagnie; j’ai besoin de n’être pas seule.

– Ma mère, dit le jeune homme, je serais à vos ordres, et vous savez avec quel bonheur, si une affaire pressée et importante ne me forçait à vous quitter toute la soirée.

– Ah! fort bien, répondit Mercédès avec un soupir; allez, Albert, je ne veux point vous rendre esclave de votre piété filiale.»

Albert fit semblant de ne point entendre, salua sa mère et sortit. À peine le jeune homme eut-il refermé la porte que Mercédès fit appeler un domestique de confiance et lui ordonna de suivre Albert partout où il irait dans la soirée, et de lui en venir rendre compte à l’instant même.

Puis elle sonna sa femme de chambre, et, si faible qu’elle fût, se fit habiller pour être prête à tout événement.

La mission donnée au laquais n’était pas difficile à exécuter. Albert rentra chez lui et s’habilla avec une sorte de recherche sévère. À huit heures moins dix minutes Beauchamp arriva: il avait vu Château-Renaud, lequel avait promis de se trouver à l’orchestre avant le lever du rideau.

Tous deux montèrent dans le coupé d’Albert, qui n’ayant aucune raison de cacher où il allait, dit tout haut:

«À l’Opéra!»

Dans son impatience, il avait devancé le lever du rideau. Château-Renaud était à sa stalle: prévenu de tout par Beauchamp, Albert n’avait aucune explication à lui donner. La conduite de ce fils cherchant à venger son père était si simple, que Château-Renaud ne tenta en rien de le dissuader, et se contenta de lui renouveler l’assurance qu’il était à sa disposition.

 

Debray n’était pas encore arrivé, mais Albert savait qu’il manquait rarement une représentation de l’Opéra. Albert erra dans le théâtre jusqu’au lever du rideau. Il espérait rencontrer Monte-Cristo, soit dans le couloir, soit dans l’escalier. La sonnette l’appela à sa place, et il vint s’asseoir à l’orchestre, entre Château-Renaud et Beauchamp.

Mais ses yeux ne quittaient pas cette loge d’entre-colonnes qui, pendant tout le premier acte, semblait s’obstiner à rester fermée.

Enfin, comme Albert, pour la centième fois, interrogeait sa montre, au commencement du deuxième acte, la porte de la loge s’ouvrit, et Monte-Cristo, vêtu de noir, entra et s’appuya à la rampe pour regarder dans la salle; Morrel le suivait, cherchant des yeux sa sœur et son beau-frère. Il les aperçut dans une loge du second rang, et leur fit signe.

Le comte, en jetant son coup d’œil circulaire dans la salle, aperçut une tête pâle et des yeux étincelants qui semblaient attirer avidement ses regards; il reconnut bien Albert, mais l’expression qu’il remarqua sur ce visage bouleversé lui conseilla sans doute de ne point l’avoir remarqué. Sans faire donc aucun mouvement qui décelât sa pensée, il s’assit, tira sa jumelle de son étui, et lorgna d’un autre côté.

Mais, sans paraître voir Albert, le comte ne le perdait pas de vue, et, lorsque la toile tomba sur la fin du second acte, son coup d’œil infaillible et sûr suivit le jeune homme sortant de l’orchestre et accompagné de ses deux amis.

Puis, la même tête reparut aux carreaux d’une première loge, en face de la sienne. Le comte sentait venir à lui la tempête, et lorsqu’il entendit la clef tourner dans la serrure de sa loge, quoiqu’il parlât en ce moment même à Morrel avec son visage le plus riant, le comte savait à quoi s’en tenir, et il s’était préparé à tout.

La porte s’ouvrit.

Seulement alors, Monte-Cristo se retourna et aperçut Albert, livide et tremblant; derrière lui étaient Beauchamp et Château-Renaud.

«Tiens! s’écria-t-il avec cette bienveillante politesse qui distinguait d’habitude son salut des banales civilités du monde, voilà mon cavalier arrivé au but! Bonsoir, monsieur de Morcerf.»

Et le visage de cet homme, si singulièrement maître de lui-même, exprimait la plus parfaite cordialité.

Morrel alors se rappela seulement la lettre qu’il avait reçue du vicomte, et dans laquelle, sans autre explication, celui-ci le priait de se trouver à l’Opéra; et il comprit qu’il allait se passer quelque chose de terrible.

«Nous ne venons point ici pour échanger d’hypocrites politesses ou de faux-semblants d’amitié, dit le jeune homme; nous venons vous demander une explication, monsieur le comte.»

La voix tremblante du jeune homme avait peine à passer entre ses dents serrées.

«Une explication à l’Opéra? dit le comte avec ce ton si calme et avec ce coup d’œil si pénétrant, qu’on reconnaît à ce double caractère l’homme éternellement sûr de lui-même. Si peu familier que je sois avec les habitudes parisiennes, je n’aurais pas cru, monsieur, que ce fût là que les explications se demandaient.

– Cependant, lorsque les gens se font celer, dit Albert, lorsqu’on ne peut pénétrer jusqu’à eux sous prétexte qu’ils sont au bain, à table ou au lit, il faut bien s’adresser là où on les rencontre.

– Je ne suis pas difficile à rencontrer, dit Monte-Cristo, car hier encore, monsieur, si j’ai bonne mémoire, vous étiez chez moi.

– Hier, monsieur, dit le jeune homme, dont la tête s’embarrassait, j’étais chez vous parce que j’ignorais qui vous étiez.»

Et en prononçant ces paroles, Albert avait élevé la voix de manière à ce que les personnes placées dans les loges voisines l’entendissent, ainsi que celles qui passaient dans le couloir. Aussi les personnes des loges se retournèrent-elles, et celles du couloir s’arrêtèrent-elles derrière Beauchamp et Château-Renaud au bruit de cette altercation.

«D’où sortez-vous donc, monsieur? dit Monte-Cristo sans la moindre émotion apparente. Vous ne semblez pas jouir de votre bon sens.

– Pourvu que je comprenne vos perfidies, monsieur, et que je parvienne à vous faire comprendre que je veux m’en venger, je serai toujours assez raisonnable, dit Albert furieux.

– Monsieur, je ne vous comprends point, répliqua Monte-Cristo, et, quand même je vous comprendrais, vous n’en parleriez encore que trop haut. Je suis ici chez moi, monsieur, et moi seul ai le droit d’y élever la voix au-dessus des autres. Sortez, monsieur!»

Et Monte-Cristo montra la porte à Albert avec un geste admirable de commandement.

«Ah! je vous en ferai bien sortir, de chez vous! reprit Albert en froissant dans ses mains convulsives son gant, que le comte ne perdait pas de vue.

– Bien, bien! dit flegmatiquement Monte-Cristo; vous me cherchez querelle, monsieur; je vois cela; mais un conseil, vicomte, et retenez-le bien: c’est une coutume mauvaise que de faire du bruit en provoquant. Le bruit ne va pas à tout le monde, monsieur de Morcerf.»

À ce nom, un murmure d’étonnement passa comme un frisson parmi les auditeurs de cette scène. Depuis la veille le nom de Morcerf était dans toutes les bouches.

Albert mieux que tous, et le premier de tous, comprit l’allusion, et fit un geste pour lancer son gant au visage du comte; mais Morrel lui saisit le poignet, tandis que Beauchamp et Château-Renaud, craignant que la scène ne dépassât la limite d’une provocation, le retenaient par-derrière.

Mais Monte-Cristo, sans se lever, en inclinant sa chaise, étendit la main seulement, et saisissant entre les doigts crispés du jeune homme le gant humide et écrasé:

«Monsieur, dit-il avec un accent terrible, je tiens votre gant pour jeté, et je vous l’enverrai roulé autour d’une balle. Maintenant, sortez de chez moi, ou j’appelle mes domestiques et je vous fais jeter à la porte.»

Ivre, effaré, les yeux sanglants, Albert fit deux pas en arrière.

Morrel en profita pour refermer la porte.

Monte-Cristo reprit sa jumelle et se remit à lorgner, comme si rien d’extraordinaire ne venait de se passer.

Cet homme avait un cœur de bronze et un visage de marbre. Morrel se pencha à son oreille.

«Que lui avez-vous fait? dit-il.

– Moi? rien, personnellement du moins, dit Monte-Cristo.

– Cependant cette scène étrange doit avoir une cause?

– L’aventure du comte de Morcerf exaspère le malheureux jeune homme.

– Y êtes-vous pour quelque chose?

– C’est par Haydée que la Chambre a été instruite de la trahison de son père.

– En effet, dit Morrel, on m’a dit, mais je n’avais pas voulu le croire, que cette esclave grecque que j’ai vue avec vous ici, dans cette loge même, était la fille d’Ali-Pacha.

– C’est la vérité, cependant.

– Oh! mon Dieu! dit Morrel, je comprends tout alors, et cette scène était préméditée.

– Comment cela?

– Oui, Albert m’a écrit de me trouver ce soir à l’opéra; c’était pour me rendre témoin de l’insulte qu’il voulait vous faire.

– Probablement, dit Monte-Cristo avec son imperturbable tranquillité.

– Mais que ferez-vous de lui?

– De qui?

– D’Albert!

– D’Albert? reprit Monte-Cristo du même ton, ce que j’en ferai, Maximilien? Aussi vrai que vous êtes ici et que je vous serre la main, je le tuerai demain avant dix heures du matin. Voilà ce que j’en ferai.»

Morrel, à son tour, prit la main de Monte-Cristo dans les deux siennes, et il frémit en sentant cette main froide et calme.

«Ah! comte, dit-il, son père l’aime tant!

– Ne me dites pas ces choses-là! s’écria Monte-Cristo avec le premier mouvement de colère qu’il eût paru éprouver; je le ferais souffrir!»

Morrel, stupéfait, laissa tomber la main de Monte-Cristo.

«Comte! comte! dit-il.

– Cher Maximilien, interrompit le comte, écoutez de quelle adorable façon Duprez chante cette phrase: Ô Mathilde! idole de mon âme. Tenez, j’ai deviné le premier Duprez à Naples et j’ai applaudi le premier. Bravo! bravo!»

Morrel comprit qu’il n’y avait plus rien à dire, et il attendit.

La toile, qui s’était levée à la fin de la scène d’Albert, retomba presque aussitôt. On frappa à la porte.

«Entrez», dit Monte-Cristo sans que sa voix décelât la moindre émotion.

Beauchamp parut.

«Bonsoir, monsieur Beauchamp, dit Monte-Cristo, comme s’il voyait le journaliste pour la première fois de la soirée; asseyez-vous donc.»