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Le comte de Monte Cristo

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LXCI. La mère et le fils

Le comte de Monte-Cristo salua les cinq jeunes gens avec un sourire plein de mélancolie et de dignité, et remonta dans sa voiture avec Maximilien et Emmanuel.

Albert, Beauchamp et Château-Renaud restèrent seuls sur le champ de bataille.

Le jeune homme attacha sur ses deux témoins un regard qui, sans être timide, semblait pourtant leur demander leur avis sur ce qui venait de se passer.

«Ma foi! mon cher ami, dit Beauchamp le premier, soit qu’il eût plus de sensibilité, soit qu’il eût moins de dissimulation, permettez-moi de vous féliciter: voilà un dénouement bien inespéré à une bien désagréable affaire.»

Albert resta muet et concentré dans sa rêverie. Château-Renaud se contenta de battre sa botte avec sa canne flexible.

«Ne partons-nous pas? dit-il après ce silence embarrassant.

– Quand il vous plaira, répondit Beauchamp; laissez-moi seulement le temps de complimenter M. de Morcerf; il a fait preuve aujourd’hui d’une générosité si chevaleresque… si rare!

– Oh! oui, dit Château-Renaud.

– C’est magnifique, continua Beauchamp, de pouvoir conserver sur soi-même un empire aussi grand!

– Assurément: quant à moi, j’en eusse été incapable, dit Château-Renaud avec une froideur des plus significatives.

– Messieurs, interrompit Albert, je crois que vous n’avez pas compris qu’entre M. de Monte-Cristo et moi il s’est passé quelque chose de bien grave…

– Si fait, si fait, dit aussitôt Beauchamp, mais tous nos badauds ne seraient pas à portée de comprendre votre héroïsme, et, tôt ou tard, vous vous verriez forcé de le leur expliquer plus énergiquement qu’il ne convient à la santé de votre corps et à la durée de votre vie. Voulez-vous que je vous donne un conseil d’ami? Partez pour Naples, La Haye ou Saint-Pétersbourg, pays calmes, où l’on est plus intelligent du point d’honneur que chez nos cerveaux brûlés de Parisiens. Une fois là, faites pas mal de mouches au pistolet, et infiniment de contres de quarte et de contres de tierce; rendez-vous assez oublié pour revenir paisiblement en France dans quelques années, ou assez respectable, quant aux exercices académiques, pour conquérir votre tranquillité. N’est-ce pas, monsieur de Château-Renaud, que j’ai raison?

– C’est parfaitement mon avis, dit le gentilhomme. Rien n’appelle les duels sérieux comme un duel sans résultat.

– Merci, messieurs, répondit Albert avec un froid sourire; je suivrai votre conseil, non parce que vous me le donnez, mais parce que mon intention était de quitter la France. Je vous remercie également du service que vous m’avez rendu en me servant de témoins. Il est bien profondément gravé dans mon cœur, puisque, après les paroles que je viens d’entendre, je ne me souviens plus que de lui.»

Château-Renaud et Beauchamp se regardèrent. L’impression était la même sur tous deux, et l’accent avec lequel Morcerf venait de prononcer son remerciement était empreint d’une telle résolution, que la position fût devenue embarrassante pour tous si la conversation eût continué.

«Adieu, Albert», fit tout à coup Beauchamp en tendant négligemment la main au jeune homme, sans que celui-ci parût sortir de sa léthargie.

En effet, il ne répondit rien à l’offre de cette main.

«Adieu», dit à son tour Château-Renaud, gardant à la main gauche sa petite canne, et saluant de la main droite.

Les lèvres d’Albert murmurèrent à peine: «Adieu!» Son regard était plus explicite; il renfermait tout un poème de colères contenues, de fiers dédains, de généreuse indignation.

Lorsque ses deux témoins furent remontés en voiture, il garda quelque temps sa pose immobile et mélancolique; puis soudain, détachant son cheval du petit arbre autour duquel son domestique avait noué le bridon, il sauta légèrement en selle, et reprit au galop le chemin de Paris. Un quart d’heure après, il rentrait à l’hôtel de la rue du Helder.

En descendant de cheval, il lui sembla, derrière le rideau de la chambre à coucher du comte, apercevoir le visage pâle de son père; Albert détourna la tête avec un soupir et rentra dans son petit pavillon.

Arrivé là, il jeta un dernier regard sur toutes ces richesses qui lui avaient fait la vie si douce et si heureuse depuis son enfance; il regarda encore une fois ces tableaux, dont les figures semblaient lui sourire, et dont les paysages parurent s’animer de vivantes couleurs.

Puis il enleva de son châssis de chêne le portrait de sa mère, qu’il roula, laissant vide et noir le cadre d’or qui l’entourait.

Puis il mit en ordre ses belles armes turques, ses beaux fusils anglais, ses porcelaines japonaises, ses coupes montées, ses bronzes artistiques, signés Feuchères ou Barye, visita les armoires et plaça les clefs à chacune d’elles; jeta dans un tiroir de son secrétaire qu’il laissa ouvert, tout l’argent de poche qu’il avait sur lui, y joignit les mille bijoux de fantaisie qui peuplaient ses coupes, ses écrins, ses étagères; fit un inventaire exact et précis de tout, et plaça cet inventaire à l’endroit le plus apparent d’une table, après avoir débarrassé cette table des livres et des papiers qui l’encombraient.

Au commencement de ce travail, son domestique malgré l’ordre que lui avait donné Albert de le laisser seul, était entré dans sa chambre.

«Que voulez-vous? lui demanda Morcerf d’un accent plus triste que courroucé.

– Pardon, monsieur, dit le valet de chambre, monsieur m’avait bien défendu de le déranger, c’est vrai mais M. le comte de Morcerf m’a fait appeler.

– Eh bien? demanda Albert.

– Je n’ai pas voulu me rendre chez M. le comte sans prendre les ordres de monsieur.

– Pourquoi cela?

– Parce que M. le comte sait sans doute que j’ai accompagné monsieur sur le terrain.

– C’est probable, dit Albert.

– Et s’il me fait demander, c’est sans doute pour m’interroger sur ce qui s’est passé là-bas. Que dois-je répondre?

– La vérité.

– Alors je dirai que la rencontre n’a pas eu lieu!

– Vous direz que j’ai fait des excuses à M. le comte de Monte-Cristo, allez.»

Le valet s’inclina et sortit.

Albert s’était alors remis à son inventaire.

Comme il terminait ce travail, le bruit de chevaux piétinant dans la cour et des roues d’une voiture ébranlant les vitres attira son attention, il s’approcha de la fenêtre, et vit son père monter dans sa calèche et partir.

À peine la porte de l’hôtel fut-elle refermée derrière le comte, qu’Albert se dirigea vers l’appartement de sa mère, et comme personne n’était là pour l’annoncer, il pénétra jusqu’à la chambre de Mercédès, et, le cœur gonflé de ce qu’il voyait et de ce qu’il devinait, il s’arrêta sur le seuil.

Comme si la même âme eût animé ces deux corps, Mercédès faisait chez elle ce qu’Albert venait de faire chez lui. Tout était mis en ordre: les dentelles, les parures, les bijoux, le linge, l’argent, allaient se ranger au fond des tiroirs, dont la comtesse assemblait soigneusement les clefs.

Albert vit tous ces préparatifs; il les comprit, et s’écriant: «Ma mère!» il alla jeter ses bras au cou de Mercédès.

Le peintre qui eût pu rendre l’expression de ces deux figures eût fait certes un beau tableau.

En effet, tout cet appareil d’une résolution énergique qui n’avait point fait peur à Albert pour lui-même l’effrayait pour sa mère.

«Que faites-vous donc? demanda-t-il.

– Que faisiez-vous? répondit-elle.

– Ô ma mère! s’écria Albert, ému au point de ne pouvoir parler, il n’est point de vous comme de moi! Non, vous ne pouvez pas avoir résolu ce que j’ai décidé, car je viens vous prévenir que je dis adieu à votre maison, et… et à vous.

– Moi aussi, Albert, répondit Mercédès; moi aussi, je pars. J’avais compté, je l’avoue, que mon fils m’accompagnerait; me suis-je trompée?

– Ma mère, dit Albert avec fermeté, je ne puis vous faire partager le sort que je me destine: il faut que je vive désormais sans nom et sans fortune; il faut, pour commencer l’apprentissage de cette rude existence, que j’emprunte à un ami le pain que je mangerai d’ici au moment où j’en gagnerai d’autre. Ainsi, ma bonne mère, je vais de ce pas chez Franz le prier de me prêter la petite somme que j’ai calculé m’être nécessaire.

– Toi, mon pauvre enfant! s’écria Mercédès; toi souffrir de la misère, souffrir de la faim! Oh! ne dis pas cela, tu briseras toutes mes résolutions.

– Mais non pas les miennes, ma mère, répondit Albert. Je suis jeune, je suis fort, je crois que je suis brave, et depuis hier j’ai appris ce que peut la volonté. Hélas! ma mère, il y a des gens qui ont tant souffert, et qui non seulement ne sont pas morts mais qui encore ont édifié une nouvelle fortune sur la ruine de toutes les promesses de bonheur que le ciel leur avait faites, sur les débris de toutes les espérances que Dieu leur avait données! J’ai appris cela, ma mère, j’ai vu ces hommes; je sais que du fond de l’abîme où les avait plongés leur ennemi, ils se sont relevés avec tant de vigueur et de gloire, qu’ils ont dominé leur ancien vainqueur et l’ont précipité à son tour. Non, ma mère, non; j’ai rompu, à partir d’aujourd’hui, avec le passé et Je n’en accepte plus rien, pas même mon nom, parce que, vous le comprenez, vous, n’est-ce pas, ma mère? votre fils ne peut porter le nom d’un homme qui doit rougir devant un autre homme!

– Albert, mon enfant, dit Mercédès, si j’avais eu un cœur plus fort, c’est là le conseil que je t’eusse donné; ta conscience a parlé quand ma voix éteinte se taisait; écoute ta conscience, mon fils. Tu avais des amis Albert, romps momentanément avec eux, mais ne désespère pas, au nom de ta mère! La vie est belle encore à ton âge, mon cher Albert, car à peine as-tu vingt-deux ans; et comme à un cœur aussi pur que le tien il faut un nom sans tache, prends celui de mon père: il s’appelait Herrera. Je te connais, mon Albert; quelque carrière que tu suives, tu rendras en peu de temps ce nom illustre. Alors mon ami, reparais dans le monde plus brillant encore de tes malheurs passés; et si cela ne doit pas être ainsi, malgré toutes mes prévisions, laisse-moi du moins cet espoir, à moi qui n’aurai plus que cette seule pensée, à moi qui n’ai plus d’avenir, et pour qui la tombe commence au seuil de cette maison.

 

– Je ferai selon vos désirs, ma mère, dit le jeune homme; oui, je partage votre espoir: la colère du ciel ne nous poursuivra pas, vous si pure, moi si innocent. Mais puisque nous sommes résolus, agissons promptement. M. de Morcerf a quitté l’hôtel voilà une demi-heure à peu près; l’occasion, comme vous le voyez, est favorable pour éviter le bruit et l’explication.

– Je vous attends, mon fils», dit Mercédès.

Albert courut aussitôt jusqu’au boulevard, d’où il ramena un fiacre qui devait les conduire hors de l’hôtel, il se rappelait certaine petite maison garnie dans la rue des Saints-Pères, où sa mère trouverait un logement modeste, mais décent; il revint donc chercher la comtesse.

Au moment où le fiacre s’arrêta devant la porte, et comme Albert en descendait, un homme s’approcha de lui et lui remit une lettre.

Albert reconnut l’intendant.

«Du comte», dit Bertuccio.

Albert prit la lettre, l’ouvrit, la lut.

Après l’avoir lue, il chercha des yeux Bertuccio, mais, pendant que le jeune homme lisait, Bertuccio avait disparu.

Alors Albert, les larmes aux yeux, la poitrine toute gonflée d’émotion, rentra chez Mercédès, et, sans prononcer une parole, lui présenta la lettre.

Mercédès lut:

«Albert,

«En vous montrant que j’ai pénétré le projet auquel vous êtes sur le point de vous abandonner, je crois vous montrer aussi que je comprends la délicatesse.

«Vous voilà libre, vous quittez l’hôtel du comte, et vous allez retirer chez vous votre mère, libre comme vous; mais, réfléchissez-y, Albert, vous lui devez plus que vous ne pouvez lui payer, pauvre noble cœur que vous êtes. Gardez pour vous la lutte, réclamez pour vous la souffrance, mais épargnez-lui cette première misère qui accompagnera inévitablement vos premiers efforts; car elle ne mérite pas même le reflet du malheur qui la frappe aujourd’hui, et la Providence ne veut pas que l’innocent paie pour le coupable.

«Je sais que vous allez quitter tous deux la maison de la rue du Helder sans rien emporter. Comment je l’ai appris, ne cherchez point à le découvrir. Je le sais: voilà tout.

«Écoutez, Albert.

«Il y a vingt-quatre ans, je revenais bien joyeux et bien fier dans ma patrie. J’avais une fiancée, Albert, une sainte jeune fille que j’adorais, et je rapportais à ma fiancée cent cinquante louis amassés péniblement par un travail sans relâche. Cet argent était pour elle, je le lui destinais, et sachant combien la mer est perfide, j’avais enterré notre trésor dans le petit jardin de la maison que mon père habitait à Marseille, sur les Allées de Meilhan.

«Votre mère, Albert, connaît bien cette pauvre chère maison.

«Dernièrement, en venant à Paris, j’ai passé par Marseille. Je suis allé voir cette maison aux douloureux souvenirs; et le soir, une bêche à la main, j’ai sondé le coin où j’avais enfoui mon trésor. La cassette de fer était encore à la même place, personne n’y avait touché; elle est dans l’angle qu’un beau figuier, planté par mon père le jour de ma naissance, couvre de son ombre.

«Eh bien, Albert, cet argent qui autrefois devait aider à la vie et à la tranquillité de cette femme que j’adorais, voilà qu’aujourd’hui, par un hasard étrange et douloureux, il a retrouvé le même emploi. Oh! comprenez bien ma pensée, à moi qui pourrais offrir des millions à cette pauvre femme, et qui lui rends seulement le morceau de pain noir oublié sous mon pauvre toit depuis le jour où j’ai été séparé de celle que j’aimais.

«Vous êtes un homme généreux, Albert, mais peut-être êtes-vous néanmoins aveuglé par la fierté ou par le ressentiment, si vous me refusez, si vous demandez à un autre ce que j’ai le droit de vous offrir, je dirai qu’il est peu généreux à vous de refuser la vie de votre mère offerte par un homme dont votre père a fait mourir le père dans les horreurs de la faim et du désespoir.»

Cette lecture finie, Albert demeura pâle et immobile en attendant ce que déciderait sa mère.

Mercédès leva au ciel un regard d’une ineffable expression.

«J’accepte, dit-elle; il a le droit de payer la dot que j’apporterai dans un couvent!»

Et, mettant la lettre sur son cœur, elle prit le bras de son fils, et d’un pas plus ferme qu’elle ne s’y attendait peut-être elle-même, elle prit le chemin de l’escalier.

LXCII. Le suicide

Cependant Monte-Cristo, lui aussi, était rentré en ville avec Emmanuel et Maximilien.

Le retour fut gai. Emmanuel ne dissimulait pas sa joie d’avoir vu succéder la paix à la guerre, et avouait hautement ses goûts philanthropiques. Morrel, dans un coin de la voiture, laissait la gaieté de son beau-frère s’évaporer en paroles, et gardait pour lui une joie tout aussi sincère, mais qui brillait seulement dans ses regards.

À la barrière du Trône, on rencontra Bertuccio: il attendait là, immobile comme une sentinelle à son poste.

Monte-Cristo passa la tête par la portière, échangea avec lui quelques paroles à voix basse, et l’intendant disparut.

«Monsieur le comte, dit Emmanuel en arrivant à la hauteur de la place Royale, faites-moi jeter, je vous prie, à ma porte, afin que ma femme ne puisse avoir un seul moment d’inquiétude ni pour vous ni pour moi.

– S’il n’était ridicule d’aller faire montre de son triomphe, dit Morrel, j’inviterais M. le comte à entrer chez nous, mais M. le comte aussi a sans doute des cœurs tremblants à rassurer. Nous voici arrivés, Emmanuel, saluons notre ami, et laissons-le continuer son chemin.

– Un moment, dit Monte-Cristo, ne me privez pas ainsi d’un seul coup de mes deux compagnons; rentrez auprès de votre charmante femme, à laquelle je vous charge de présenter tous mes compliments, et accompagnez-moi jusqu’aux Champs-Élysées, Morrel.

– À merveille, dit Maximilien, d’autant plus que j’ai affaire dans votre quartier, comte.

– T’attendra-t-on pour déjeuner? demanda Emmanuel.

– Non», dit le jeune homme.

La portière se referma, la voiture continua sa route.

«Voyez comme je vous ai porté bonheur, dit Morrel lorsqu’il fut seul avec le comte. N’y avez-vous pas pensé?

– Si fait, dit Monte-Cristo, voilà pourquoi je voudrais toujours vous tenir près de moi.

– C’est miraculeux! continua Morrel, répondant à sa propre pensée.

– Quoi donc? dit Monte-Cristo.

– Ce qui vient de se passer.

– Oui, répondit le comte avec un sourire; vous avez dit le mot, Morrel, c’est miraculeux!

– Car enfin, reprit Morrel, Albert est brave.

– Très brave, dit Monte-Cristo, je l’ai vu dormir le poignard suspendu sur sa tête.

– Et, moi, je sais qu’il s’est battu deux fois, et très bien battu, dit Morrel; conciliez donc cela avec la conduite de ce matin.

– Votre influence, toujours, reprit en souriant Monte-Cristo.

– C’est heureux pour Albert qu’il ne soit point soldat, dit Morrel.

– Pourquoi cela?

– Des excuses sur le terrain! fit le jeune capitaine en secouant la tête.

– Allons, dit le comte avec douceur, n’allez-vous point tomber dans les préjugés des hommes ordinaires, Morrel? Ne conviendrez-vous pas que puisque Albert est brave, il ne peut être lâche; qu’il faut qu’il ait eu quelque raison d’agir comme il l’a fait ce matin, et que partant sa conduite est plutôt héroïque qu’autre chose?

– Sans doute sans doute, répondit Morrel, mais je dirai comme l’Espagnol; il a été moins brave aujourd’hui qu’hier.

– Vous déjeunez avec moi, n’est-ce pas Morrel? dit le comte pour couper court à la conversation.

– Non pas, je vous quitte à dix heures.

– Votre rendez-vous était donc pour déjeuner?»

Morrel sourit et secoua la tête.

«Mais, enfin, faut-il toujours que vous déjeuniez quelque part?

– Cependant, si je n’ai pas faim? dit le jeune homme.

– Oh! fit le comte, je ne connais que deux sentiments qui coupent ainsi l’appétit: la douleur (et comme heureusement je vous vois très gai, ce n’est point cela) et l’amour. Or, d’après ce que vous m’avez dit à propos de votre cœur, il m’est permis de croire…

– Ma foi, comte, répliqua gaiement Morrel, je ne dis pas non.

– Et vous ne me contez pas cela, Maximilien? reprit le comte d’un ton si vif, que l’on voyait tout l’intérêt qu’il eût pris à connaître ce secret.

– Je vous ai montré ce matin que j’avais un cœur, n’est-ce pas, comte?»

Pour toute réponse Monte-Cristo tendit la main au jeune homme.

«Eh bien, continua celui-ci, depuis que ce cœur n’est plus avec vous au bois de Vincennes, il est autre part où je vais le retrouver.

– Allez, dit lentement le comte, allez, cher ami, mais par grâce, si vous éprouviez quelque obstacle, rappelez-vous que j’ai quelque pouvoir en ce monde, que je suis heureux d’employer ce pouvoir au profit des gens que j’aime, et que je vous aime, vous, Morrel.

– Bien, dit le jeune homme, je m’en souviendrai comme les enfants égoïstes se souviennent de leurs parents quand ils ont besoin d’eux. Quand j’aurai besoin de vous, et peut-être ce moment viendra-t-il, je m’adresserai à vous, comte.

– Bien, je retiens votre parole. Adieu donc.

– Au revoir.»

On était arrivé à la porte de la maison des Champs-Élysées, Monte-Cristo ouvrit la portière. Morrel sauta sur le pavé.

Bertuccio attendait sur le perron.

Morrel disparut par l’avenue de Marigny et Monte-Cristo marcha vivement au-devant de Bertuccio.

«Eh bien? demanda-t-il.

– Eh bien, répondit l’intendant, elle va quitter sa maison.

– Et son fils?

– Florentin, son valet de chambre, pense qu’il en va faire autant.

– Venez.»

Monte-Cristo emmena Bertuccio dans son cabinet, écrivit la lettre que nous avons vue, et la remit à l’intendant.

«Allez, dit-il, et faites diligence; à propos, faites prévenir Haydée que je suis rentré.

– Me voilà», dit la jeune fille, qui, au bruit de la voiture, était déjà descendue, et dont le visage rayonnait de joie en revoyant le comte sain et sauf.

Bertuccio sortit.

Tous les transports d’une fille revoyant un père chéri, tous les délires d’une maîtresse revoyant un amant adoré, Haydée les éprouva pendant les premiers instants de ce retour attendu par elle avec tant d’impatience.

Certes, pour être moins expansive, la joie de Monte-Cristo n’était pas moins grande; la joie pour les cœurs qui ont longtemps souffert est pareille à la rosée pour les terres desséchées par le soleil; cœur et terre absorbent cette pluie bienfaisante qui tombe sur eux, et rien n’en apparaît au-dehors. Depuis quelques jours, Monte-Cristo comprenait une chose que depuis longtemps il n’osait plus croire, c’est qu’il y avait deux Mercédès au monde, c’est qu’il pouvait encore être heureux.

Son œil ardent de bonheur se plongeait avidement dans les regards humides d’Haydée, quand tout à coup la porte s’ouvrit. Le comte fronça le sourcil.

«M. de Morcerf!» dit Baptistin, comme si ce mot seul renfermait son excuse.

En effet, le visage du comte s’éclaira.

«Lequel, demanda-t-il, le vicomte ou le comte?

– Le comte.

– Mon Dieu! s’écria Haydée, n’est-ce donc point fini encore?

– Je ne sais si c’est fini, mon enfant bien-aimée, dit Monte-Cristo en prenant les mains de la jeune fille, mais ce que je sais, c’est que tu n’as rien à craindre.

– Oh! c’est cependant le misérable…

– Cet homme ne peut rien sur moi, Haydée, dit Monte-Cristo; c’est quand j’avais affaire à son fils qu’il fallait craindre.

– Aussi, ce que j’ai souffert, dit la jeune fille, tu ne le sauras jamais, mon seigneur.»

Monte-Cristo sourit.

«Par la tombe de mon père! dit Monte-Cristo en étendant la main sur la tête de la jeune fille, je te jure que s’il arrive malheur, ce ne sera point à moi.

– Je te crois, mon seigneur, comme si Dieu me parlait», dit la jeune fille en présentant son front au comte.

Monte-Cristo déposa sur ce front si pur et si beau un baiser qui fit battre à la fois deux cœurs, l’un avec violence, l’autre sourdement.

«Oh! mon Dieu! murmura le comte, permettriez-vous donc que je puisse aimer encore!… Faites entrer M. le comte de Morcerf au salon», dit-il à Baptistin, tout en conduisant la belle Grecque vers un escalier dérobé.

Un mot d’explication sur cette visite, attendue peut-être de Monte-Cristo, mais inattendue sans doute pour nos lecteurs.

 

Tandis que Mercédès, comme nous l’avons dit, faisait chez elle l’espèce d’inventaire qu’Albert avait fait chez lui; tandis qu’elle classait ses bijoux, fermait ses tiroirs, réunissait ses clefs, afin de laisser toutes choses dans un ordre parfait, elle ne s’était pas aperçue qu’une tête pâle et sinistre était venue apparaître au vitrage d’une porte qui laissait entrer le jour dans le corridor; de là, non seulement on pouvait voir, mais on pouvait entendre. Celui qui regardait ainsi, selon toute probabilité, sans être vu ni entendu, vit donc et entendit donc tout ce qui se passait chez Mme de Morcerf.

De cette porte vitrée, l’homme au visage pâle se transporta dans la chambre à coucher du comte de Morcerf, et, arrivé là, souleva d’une main contractée le rideau d’une fenêtre donnant sur la cour. Il resta là dix minutes ainsi immobile, muet, écoutant les battements de son propre cœur. Pour lui c’était bien long, dix minutes.

Ce fut alors qu’Albert, revenant de son rendez-vous, aperçut son père, qui guettait son retour derrière un rideau et détourna la tête.

L’œil du comte se dilata: il savait que l’insulte d’Albert à Monte-Cristo avait été terrible, qu’une pareille insulte, dans tous les pays du monde, entraînait un duel à mort. Or, Albert rentrait sain et sauf, donc le comte était vengé.

Un éclair de joie indicible illumina ce visage lugubre, comme fait un dernier rayon de soleil avant de se perdre dans les nuages qui semblent moins sa couche que son tombeau.

Mais, nous l’avons dit, il attendit en vain que le jeune homme montât à son appartement pour lui rendre compte de son triomphe. Que son fils, avant de combattre, n’ait pas voulu voir le père dont il allait venger l’honneur, cela se comprend; mais, l’honneur du père vengé, pourquoi ce fils ne venait-il point se jeter dans ses bras?

Ce fut alors que le comte, ne pouvant voir Albert, envoya chercher son domestique. On sait qu’Albert l’avait autorisé à ne rien cacher au comte.

Dix minutes après on vit apparaître sur le perron le général de Morcerf, vêtu d’une redingote noire, ayant un col militaire, un pantalon noir, des gants noirs. Il avait donné, à ce qu’il paraît, des ordres antérieurs; car, à peine eut-il touché le dernier degré du perron, que sa voiture tout attelée sortit de la remise et vint s’arrêter devant lui.

Son valet de chambre vint alors jeter dans la voiture un caban militaire, raidi par les deux épées qu’il enveloppait; puis fermant la portière, il s’assit près du cocher.

Le cocher se pencha devant la calèche pour demander l’ordre:

«Aux Champs-Élysées, dit le général, chez le comte de Monte-Cristo. Vite!»

Les chevaux bondirent sous le coup de fouet qui les enveloppa; cinq minutes après, ils s’arrêtèrent devant la maison du comte.

M. de Morcerf ouvrit lui-même la portière, et, la voiture roulant encore, il sauta comme un jeune homme dans la contre-allée, sonna et disparut dans la porte béante avec son domestique.

Une seconde après, Baptistin annonçait à M. de Monte-Cristo le comte de Morcerf, et Monte-Cristo, reconduisant Haydée, donna l’ordre qu’on fît entrer le comte de Morcerf dans le salon.

Le général arpentait pour la troisième fois le salon dans toute sa longueur, lorsqu’en se retournant il aperçut Monte-Cristo debout sur le seuil.

«Eh! c’est monsieur de Morcerf, dit tranquillement Monte-Cristo; je croyais avoir mal entendu.

– Oui c’est moi-même, dit le comte avec une effroyable contraction des lèvres qui l’empêchait d’articuler nettement.

– Il ne me reste donc qu’à savoir maintenant, dit Monte-Cristo, la cause qui me procure le plaisir de voir monsieur le comte de Morcerf de si bonne heure.

– Vous avez eu ce matin une rencontre avec mon fils, monsieur? dit le général.

– Vous savez cela? répondit le comte.

– Et je sais aussi que mon fils avait de bonnes raisons pour désirer se battre contre vous et faire tout ce qu’il pourrait pour vous tuer.

– En effet, monsieur, il en avait de fort bonnes! mais vous voyez que, malgré ces raisons-là, il ne m’a pas tué, et même qu’il ne s’est pas battu.

– Et cependant il vous regardait comme la cause du déshonneur de son père, comme la cause de la ruine effroyable qui, en ce moment-ci, accable ma maison.

– C’est vrai, monsieur, dit Monte-Cristo avec son calme terrible; cause secondaire, par exemple, et non principale.

– Sans doute vous lui avez fait quelque excuse ou donné quelque explication?

– Je ne lui ai donné aucune explication, et c’est lui qui m’a fait des excuses.

– Mais à quoi attribuez-vous cette conduite?

– À la conviction, probablement, qu’il y avait dans tout ceci un homme plus coupable que moi.

– Et quel était cet homme?

– Son père.

– Soit, dit le comte en pâlissant; mais vous savez que le coupable n’aime pas à s’entendre convaincre de culpabilité.

– Je sais… Aussi je m’attendais à ce qui arrive en ce moment.

– Vous vous attendiez à ce que mon fils fût un lâche! s’écria le comte.

– M. Albert de Morcerf n’est point un lâche, dit Monte-Cristo.

– Un homme qui tient à la main une épée, un homme qui, à la portée de cette épée, tient un ennemi mortel, cet homme, s’il ne se bat pas, est un lâche! Que n’est-il ici pour que je le lui dise!

– Monsieur, répondit froidement Monte-Cristo, je ne présume pas que vous soyez venu me trouver pour me conter vos petites affaires de famille. Allez dire cela à M. Albert, peut-être saura-t-il que vous répondre.

– Oh! non, non, répliqua le général avec un sourire aussitôt disparu qu’éclos, non, vous avez raison, je ne suis pas venu pour cela! Je suis venu pour vous dire que, moi aussi, je vous regarde comme mon ennemi! Je suis venu pour vous dire que je vous hais d’instinct! qu’il me semble que je vous ai toujours connu, toujours haï! Et qu’enfin, puisque les jeunes gens de ce siècle ne se battent plus, c’est à nous de nous battre… Est-ce votre avis, monsieur?

– Parfaitement. Aussi, quand je vous ai dit que j’avais prévu ce qui m’arrivait, c’est de l’honneur de votre visite que je voulais parler.

– Tant mieux… vos préparatifs sont faits, alors?

– Ils le sont toujours, monsieur.

– Vous savez que nous nous battrons jusqu’à la mort de l’un de nous deux? dit le général, les dents serrées par la rage.

– Jusqu’à la mort de l’un de nous deux, répéta le comte de Monte-Cristo en faisant un léger mouvement de tête de haut en bas.

– Partons alors, nous n’avons pas besoin de témoins.

– En effet, dit Monte-Cristo, c’est inutile, nous nous connaissons si bien!

– Au contraire, dit le comte, c’est que nous ne nous connaissons pas.

– Bah! dit Monte-Cristo avec le même flegme désespérant, voyons un peu. N’êtes-vous pas le soldat Fernand qui a déserté la veille de la bataille de Waterloo? N’êtes-vous pas le lieutenant Fernand qui a servi de guide et d’espion à l’armée française en Espagne? N’êtes-vous pas le colonel Fernand qui a trahi, vendu, assassiné son bienfaiteur Ali? Et tous ces Fernand-là réunis n’ont-ils pas fait le lieutenant général comte de Morcerf, pair de France?

– Oh! s’écria le général, frappé par ces paroles comme par un fer rouge; oh! misérable, qui me reproches ma honte au moment peut-être où tu vas me tuer, non, je n’ai point dit que je t’étais inconnu; je sais bien, démon, que tu as pénétré dans la nuit du passé, et que tu y as lu, à la lueur de quel flambeau, je l’ignorais, chaque page de ma vie! mais peut-être y a-t-il encore plus d’honneur en moi, dans mon opprobre, qu’en toi sous tes dehors pompeux. Non, non, je te suis connu, je le sais, mais c’est toi que je ne connais pas, aventurier cousu d’or et de pierreries! Tu t’es fait appeler à Paris le comte de Monte-Cristo; en Italie, Simbad le Marin; à Malte, que sais-je? moi, je l’ai oublié. Mais c’est ton nom réel que je te demande, c’est ton vrai nom que je veux savoir, au milieu de tes cent noms, afin que je le prononce sur le terrain du combat au moment où je t’enfoncerai mon épée dans le cœur.»

Le comte de Monte-Cristo pâlit d’une façon terrible; son œil fauve s’embrasa d’un feu dévorant; il fit un bond vers le cabinet attenant à sa chambre, et en moins d’une seconde, arrachant sa cravate, sa redingote et son gilet, il endossa une petite veste de marin et se coiffa d’un chapeau de matelot, sous lequel se déroulèrent ses longs cheveux noirs.