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Le comte de Monte Cristo

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LXCVII. La route de Belgique

Quelques instants après la scène de confusion produite dans les salons de M. Danglars par l’apparition inattendue du brigadier de gendarmerie, et par la révélation qui en avait été la suite, le vaste hôtel s’était vidé avec une rapidité pareille à celle qu’eût amenée l’annonce d’un cas de peste ou de choléra-morbus arrivé parmi les conviés: en quelques minutes par toutes les portes, par tous les escaliers, par toutes les sorties, chacun s’était empressé de se retirer, ou plutôt de faire; car c’était là une de ces circonstances dans lesquelles il ne faut pas même essayer de donner ces banales consolations qui rendent dans les grandes catastrophes les meilleurs amis si importuns.

Il n’était resté dans l’hôtel du banquier que Danglars, enfermé dans son cabinet, et faisant sa déposition entre les mains de l’officier de gendarmerie; Mme Danglars, terrifiée, dans le boudoir que nous connaissons, et Eugénie qui, l’œil hautain et la lèvre dédaigneuse, s’était retirée dans sa chambre avec son inséparable compagne, Mlle Louise d’Armilly.

Quant aux nombreux domestiques, plus nombreux encore ce soir-là que de coutume, car on leur avait adjoint, à propos de la fête, les glaciers, les cuisiniers et les maîtres d’hôtel du Café de Paris, tournant contre leurs maîtres la colère de ce qu’ils appelaient leur affront, ils stationnaient par groupes à l’office, aux cuisines, dans leurs chambres, s’inquiétant fort peu du service, qui d’ailleurs se trouvait tout naturellement interrompu.

Au milieu de ces différents personnages, frémissant d’intérêts divers, deux seulement méritent que nous nous occupions d’eux: c’est Mlle Eugénie Danglars et Mlle Louise d’Armilly.

La jeune fiancée, nous l’avons dit, s’était retirée l’air hautain, la lèvre dédaigneuse, et avec la démarche d’une reine outragée, suivie de sa compagne, plus pâle et plus émue qu’elle.

En arrivant dans sa chambre, Eugénie ferma sa porte en dedans, pendant que Louise tombait sur une chaise.

«Oh! mon Dieu, mon Dieu! l’horrible chose, dit la jeune musicienne; et qui pouvait se douter de cela? M. Andrea Cavalcanti… un assassin… un échappé du bagne… un forçat!»

Un sourire ironique crispa les lèvres d’Eugénie.

«En vérité, j’étais prédestinée, dit-elle. Je n’échappe au Morcerf que pour tomber dans le Cavalcanti!

– Oh! ne confonds pas l’un avec l’autre, Eugénie.

– Tais-toi, tous les hommes sont des infâmes, et je suis heureuse de pouvoir faire plus que de les détester; maintenant, je les méprise.

– Qu’allons-nous faire? demanda Louise.

– Ce que nous allons faire?

– Oui.

– Mais ce que nous devions faire dans trois jours… partir.

– Ainsi, quoique tu ne te maries plus, tu veux toujours?

– Écoute, Louise, j’ai en horreur cette vie du monde ordonnée, compassée, réglée comme notre papier de musique. Ce que j’ai toujours désiré, ambitionné, voulu, c’est la vie d’artiste, la vie libre, indépendante, où l’on ne relève que de soi, où l’on ne doit de compte qu’à soi. Rester, pour quoi faire? pour qu’on essaie, d’ici à un mois, de me marier encore; à qui? à M. Debray, peut-être, comme il en avait été un instant question. Non, Louise; non, l’aventure de ce soir me sera une excuse: je n’en cherchais pas, je n’en demandais pas; Dieu m’envoie celle-ci, elle est la bienvenue.

– Comme tu es forte et courageuse! dit la blonde et frêle jeune fille à sa brune compagne.

– Ne me connaissais-tu point encore? Allons, voyons, Louise, causons de toutes nos affaires. La voiture de poste…

– Est achetée heureusement depuis trois jours.

– L’as-tu fait conduire où nous devions la prendre?

– Oui.

– Notre passeport?

– Le voilà!»

Et Eugénie, avec son aplomb habituel, déplia un papier et lut:

«M. Léon d’Armilly, âgé de vingt ans, profession d’artiste, cheveux noirs, yeux noirs, voyageant avec sa sœur.»

«À merveille! Par qui t’es-tu procuré ce passeport?

– En allant demander à M. de Monte-Cristo des lettres pour les directeurs des théâtres de Rome et de Naples, je lui ai exprimé mes craintes de voyager en femme; il les a parfaitement comprises, s’est mis à ma disposition pour me procurer un passeport d’homme; et, deux jours après, j’ai reçu celui-ci, auquel j’ai ajouté de ma main: Voyageant avec sa sœur.

– Eh bien, dit gaiement Eugénie, il ne s’agit plus que de faire nos malles: nous partirons le soir de la signature du contrat, au lieu de partir le soir des noces: voilà tout.

– Réfléchis bien, Eugénie.

– Oh! toutes mes réflexions sont faites; je suis lasse de n’entendre parler que de reports, de fins de mois, de hausse, de baisse, de fonds espagnols, de papier haïtien. Au lieu de cela, Louise, comprends-tu l’air, la liberté, le chant des oiseaux, les plaines de la Lombardie, les canaux de Venise, les palais de Rome, la plage de Naples. Combien possédons-nous, Louise?»

La jeune fille qu’on interrogeait tira d’un secrétaire incrusté un petit portefeuille à serrure qu’elle ouvrit, et dans lequel elle compta vingt-trois billets de banque.

«Vingt-trois mille francs, dit-elle.

– Et pour autant au moins de perles, de diamants et bijoux, dit Eugénie. Nous sommes riches. Avec quarante-cinq mille francs, nous avons de quoi vivre en princesses pendant deux ans ou convenablement pendant quatre.

«Mais avant six mois, toi avec ta musique, moi avec ma voix, nous aurons doublé notre capital. Allons, charge-toi de l’argent, moi, je me charge du coffret aux pierreries; de sorte que si l’une de nous avait le malheur de perdre son trésor, l’autre aurait toujours le sien. Maintenant, la valise: hâtons-nous, la valise!

– Attends, dit Louise, allant écouter à la porte de Mme Danglars.

– Que crains-tu?

– Qu’on ne nous surprenne.

– La porte est fermée.

– Qu’on ne nous dise d’ouvrir.

– Qu’on le dise si l’on veut, nous n’ouvrons pas.

– Tu es une véritable amazone, Eugénie.»

Et les deux jeunes filles se mirent, avec une prodigieuse activité, à entasser dans une malle tous les objets de voyage dont elles croyaient avoir besoin.

«Là, maintenant, dit Eugénie, tandis que je vais changer de costume, ferme la valise, toi.»

Louise appuya de toute la force de ses petites mains blanches sur le couvercle de la malle.

«Mais je ne puis pas, dit-elle, je ne suis pas assez forte; ferme-la, toi.

– Ah! c’est juste, dit en riant Eugénie, j’oubliais que je suis Hercule, moi, et que tu n’es, toi, que la pâle Omphale.»

Et la jeune fille, appuyant le genou sur la malle, raidit ses bras blancs et musculeux jusqu’à ce que les deux compartiments de la valise fussent joints, et que Mlle d’Armilly eût passé le crochet du cadenas entre les deux pitons.

Cette opération terminée, Eugénie ouvrit une commode dont elle avait la clef sur elle, et en tira une mante de voyage en soie violette ouatée.

«Tiens, dit-elle, tu vois que j’ai pensé à tout; avec cette mante tu n’auras point froid.

– Mais toi?

– Oh! moi, je n’ai jamais froid, tu le sais bien; d’ailleurs avec ces habits d’homme…

– Tu vas t’habiller ici?

– Sans doute.

– Mais auras-tu le temps?

– N’aie donc pas la moindre inquiétude, poltronne; tous nos gens sont occupés de la grande affaire. D’ailleurs, qu’y a-t-il d’étonnant, quand on songe au désespoir dans lequel je dois être, que je me sois enfermée, dis?

– Non, c’est vrai, tu me rassures.

– Viens, aide-moi.»

Et du même tiroir dont elle avait fait sortir la mante qu’elle venait de donner à Mlle d’Armilly, et dont celle-ci avait déjà couvert ses épaules, elle tira un costume d’homme complet, depuis les bottines jusqu’à la redingote, avec une provision de linge où il n’y avait rien de superflu, mais où se trouvait le nécessaire.

Alors, avec une promptitude qui indiquait que ce n’était pas sans doute la première fois qu’en se jouant elle avait revêtu les habits d’un autre sexe, Eugénie chaussa ses bottines, passa un pantalon, chiffonna sa cravate, boutonna jusqu’à son cou un gilet montant, et endossa une redingote qui dessinait sa taille fine et cambrée.

«Oh! c’est très bien! en vérité, c’est très bien, dit Louise en la regardant avec admiration; mais ces beaux cheveux noirs, ces nattes magnifiques qui faisaient soupirer d’envie toutes les femmes, tiendront-ils sous un chapeau d’homme comme celui que j’aperçois là?

– Tu vas voir», dit Eugénie.

Et saisissant avec sa main gauche la tresse épaisse sur laquelle ses longs doigts ne se refermaient qu’à peine, elle saisit de sa main droite une paire de longs ciseaux, et bientôt l’acier cria au milieu de la riche et splendide chevelure, qui tomba tout entière aux pieds de la jeune fille, renversée en arrière pour l’isoler de sa redingote.

Puis, la natte supérieure abattue, Eugénie passa à celles de ses tempes, qu’elle abattit successivement, sans laisser échapper le moindre regret: au contraire, ses yeux brillèrent, plus pétillants et plus joyeux encore que de coutume, sous ses sourcils noirs comme l’ébène.

«Oh! les magnifiques cheveux! dit Louise avec regret.

– Eh! ne suis-je pas cent fois mieux ainsi? s’écria Eugénie en lissant les boucles éparses de sa coiffure devenue toute masculine, et ne me trouves-tu donc pas plus belle ainsi?

– Oh! tu es belle, belle toujours! s’écria Louise. Maintenant, où allons-nous?

– Mais, à Bruxelles, si tu veux; c’est la frontière la plus proche. Nous gagnerons Bruxelles, Liège, Aix-la-Chapelle; nous remonterons le Rhin jusqu’à Strasbourg, nous traverserons la Suisse et nous descendrons en Italie par le Saint-Gothard. Cela te va-t-il?

– Mais, oui.

– Que regardes-tu?

– Je te regarde. En vérité, tu es adorable ainsi; on dirait que tu m’enlèves.

– Eh pardieu! on aurait raison.

 

– Oh! je crois que tu as juré, Eugénie?»

Et les deux jeunes filles, que chacun eût pu croire plongées dans les larmes, l’une pour son propre compte, l’autre par dévouement à son amie, éclatèrent de rire, tout en faisant disparaître les traces les plus visibles du désordre qui naturellement avait accompagné les apprêts de leur évasion.

Puis, ayant soufflé leurs lumières, l’œil interrogateur, l’oreille au guet, le cou tendu, les deux fugitives ouvrirent la porte d’un cabinet de toilette qui donnait sur un escalier de service descendant jusqu’à la cour, Eugénie marchant la première, et soutenant d’un bras la valise que, par l’anse opposée, Mlle d’Armilly soulevait à peine de ses deux mains.

La cour était vide. Minuit sonnait.

Le concierge veillait encore.

Eugénie s’approcha tout doucement et vit le digne suisse qui dormait au fond de sa loge, étendu dans son fauteuil.

Elle retourna vers Louise, reprit la malle qu’elle avait un instant posée à terre, et toutes deux, suivant l’ombre projetée par la muraille, gagnèrent la voûte.

Eugénie fit cacher Louise dans l’angle de la porte, de manière que le concierge, s’il lui plaisait par hasard de se réveiller, ne vît qu’une personne.

Puis, s’offrant elle-même au plein rayonnement de la lampe qui éclairait la cour:

«La porte!» cria-t-elle de sa plus belle voix de contralto, en frappant à la vitre.

Le concierge se leva comme l’avait prévu Eugénie, et fit même quelques pas pour reconnaître la personne qui sortait; mais voyant un jeune homme qui fouettait impatiemment son pantalon de sa badine, il ouvrit sur-le-champ.

Aussitôt Louise se glissa comme une couleuvre par la porte entrebâillée, et bondit légèrement dehors. Eugénie, calme en apparence, quoique, selon toute probabilité, son cœur comptât plus de pulsations que dans l’état habituel, sortit à son tour.

Un commissionnaire passait, on le chargea de la malle, puis les deux jeunes filles lui ayant indiqué comme le but de leur course la rue de la Victoire et le numéro 36 de cette rue, elles marchèrent derrière cet homme, dont la présence rassurait Louise; quant à Eugénie, elle était forte comme une Judith ou une Dalila.

On arriva au numéro indiqué. Eugénie ordonna au commissionnaire de déposer la malle, lui donna quelques pièces de monnaie, et, après avoir frappé au volet, le renvoya.

Ce volet auquel avait frappé Eugénie était celui d’une petite lingère prévenue à l’avance: elle n’était point encore couchée, elle ouvrit.

«Mademoiselle, dit Eugénie, faites tirer par le concierge la calèche de la remise, et envoyez-le chercher des chevaux à l’hôtel des Postes. Voici cinq francs pour la peine que nous lui donnons.

– En vérité, dit Louise, je t’admire, et je dirai presque que je te respecte.»

La lingère regardait avec étonnement; mais comme il était convenu qu’il y aurait vingt louis pour elle, elle ne fit pas la moindre observation.

Un quart d’heure après, le concierge revenait ramenant le postillon et les chevaux, qui, en un tour de main, furent attelés à la voiture, sur laquelle le concierge assura la malle à l’aide d’une corde et d’un tourniquet.

«Voici le passeport, dit le postillon; quelle route prenons-nous, notre jeune bourgeois?

– La route de Fontainebleau, répondit Eugénie avec une voix presque masculine.

– Eh bien, que dis-tu donc? demanda Louise.

– Je donne le change, dit Eugénie; cette femme à qui nous donnons vingt louis peut nous trahir pour quarante: sur le boulevard nous prendrons une autre direction.»

Et la jeune fille s’élança dans le briska établi en excellente dormeuse, sans presque toucher le marchepied.

«Tu as toujours raison, Eugénie», dit la maîtresse de chant en prenant place près de son amie.

Un quart d’heure après, le postillon, remis dans le droit chemin, franchissait, en faisant claquer son fouet, la grille de la barrière Saint-Martin.

«Ah! dit Louise en respirant, nous voilà donc sorties de Paris!

– Oui, ma chère, et le rapt est bel et bien consommé, répondit Eugénie.

– Oui, mais sans violence, dit Louise.

– Je ferai valoir cela comme circonstance atténuante», répondit Eugénie.

Ces paroles se perdirent dans le bruit que faisait la voiture en roulant sur le pavé de la Villette.

M. Danglars n’avait plus sa fille.

LXCVIII. L’auberge de la Cloche et de la Bouteille

Et maintenant, laissons Mlle Danglars et son amie rouler sur la route de Bruxelles, et revenons au pauvre Andrea Cavalcanti, si malencontreusement arrêté dans l’essor de sa fortune.

C’était, malgré son âge encore peu avancé, un garçon fort adroit et fort intelligent que M. Andrea Cavalcanti.

Aussi, aux premières rumeurs qui pénétrèrent dans le salon, l’avons-nous vu par degrés se rapprocher de la porte, traverser une ou deux chambres, et enfin disparaître.

Une circonstance que nous avons oublié de mentionner, et qui cependant ne doit pas être omise, c’est que dans l’une de ces deux chambres que traversa Cavalcanti était exposé le trousseau de la mariée, écrins de diamants, châles de cachemire, dentelles de Valenciennes, voiles d’Angleterre, tout ce qui compose enfin ce monde d’objets tentateurs dont le nom seul fait bondir de joie le cœur des jeunes filles et que l’on appelle la corbeille.

Or, en passant par cette chambre, ce qui prouve que non seulement Andrea était un garçon fort intelligent et fort adroit, mais encore prévoyant, c’est qu’il se saisit de la plus riche de toutes les parures exposées.

Muni de ce viatique, Andrea s’était senti de moitié plus léger pour sauter par la fenêtre et glisser entre les mains des gendarmes.

Grand et découplé comme le lutteur antique, musculeux comme un Spartiate, Andrea avait fourni une course d’un quart d’heure, sans savoir où il allait, et dans le but seul de s’éloigner du lieu où il avait failli être pris.

Parti de la rue du Mont-Blanc, il s’était retrouvé, avec cet instinct des barrières que les voleurs possèdent, comme le lièvre celui du gîte, au bout de la rue Lafayette.

Là, suffoqué, haletant, il s’arrêta.

Il était parfaitement seul, et avait à gauche le clos Saint-Lazare, vaste désert, et, à sa droite, Paris dans toute sa profondeur.

«Suis-je perdu? se demanda-t-il. Non, si je puis fournir une somme d’activité supérieure à celle de mes ennemis. Mon salut est donc devenu tout simplement une question de myriamètres.»

En ce moment il aperçut, montant du haut du faubourg Poissonnière, un cabriolet de régie dont le cocher, morne et fumant sa pipe, semblait vouloir regagner les extrémités du faubourg Saint-Denis où, sans doute, il faisait son séjour ordinaire.

«Hé! l’ami! dit Benedetto.

– Qu’y a-t-il, notre bourgeois? demanda le cocher.

– Votre cheval est-il fatigué?

– Fatigué! ah! bien oui! il n’a rien fait de toute la sainte journée. Quatre méchantes courses et vingt sous de pourboire, sept francs en tout, je dois en rendre dix au patron!

– Voulez-vous à ces sept francs en ajouter vingt que voici, hein?

– Avec plaisir, bourgeois; ce n’est pas à mépriser, vingt francs. Que faut-il faire pour cela? voyons.

– Une chose bien facile, si votre cheval n’est pas fatigué toutefois.

– Je vous dis qu’il ira comme un zéphir; le tout est de dire de quel côté il faut qu’il aille.

– Du côté de Louvres.

– Ah! ah! connu: pays du ratafia?

– Justement. Il s’agit tout simplement de rattraper un de mes amis avec lequel je dois chasser demain à la Chapelle-en-Serval. Il devait m’attendre ici avec son cabriolet jusqu’à onze heures et demie: il est minuit; il se sera fatigué de m’attendre et sera parti tout seul.

– C’est probable.

– Eh bien, voulez-vous essayer de le rattraper?

– Je ne demande pas mieux.

– Mais si nous ne le rattrapons pas d’ici au Bourget vous aurez vingt francs; si nous ne le rattrapons pas d’ici à Louvres, trente.

– Et si nous le rattrapons?

– Quarante! dit Andrea qui avait eu un moment d’hésitation, mais qui avait réfléchi qu’il ne risquait rien de promettre.

– Ça va! dit le cocher. Montez, et en route. Prrroum!…»

Andrea monta dans le cabriolet qui, d’une course rapide, traversa le faubourg Saint-Denis, longea le faubourg Saint-Martin, traversa la barrière, et enfila l’interminable Villette.

On n’avait garde de rejoindre cet ami chimérique; cependant de temps en temps, aux passants attardés ou aux cabarets qui veillaient encore, Cavalcanti s’informait d’un cabriolet vert attelé d’un cheval bai brun; et, comme sur la route des Pays-Bas il circule bon nombre de cabriolets, que les neuf dixièmes des cabriolets sont verts, les renseignements pleuvaient à chaque pas.

On venait toujours de le voir passer; il n’avait pas plus de cinq cents, de deux cents, de cent pas d’avance; enfin, on le dépassait, ce n’était pas lui.

Une fois le cabriolet fut dépassé à son tour; c’était par une calèche rapidement emportée au galop de deux chevaux de poste.

«Ah! se dit Cavalcanti, si j’avais cette calèche, ces deux bons chevaux, et surtout le passeport qu’il a fallu pour les prendre!»

Et il soupira profondément.

Cette calèche était celle qui emportait Mlle Danglars et Mlle d’Armilly.

«En route! en route! dit Andrea, nous ne pouvons pas tarder à le rejoindre.»

Et le pauvre cheval reprit le trot enragé qu’il avait suivi depuis la barrière, et arriva tout fumant à Louvres.

«Décidément, dit Andrea, je vois bien que je ne rejoindrai pas mon ami et que je tuerai votre cheval. Ainsi donc, mieux vaut que je m’arrête. Voilà vos trente francs, je m’en vais coucher au Cheval-Rouge, et la première voiture dans laquelle je trouverai une place, je la prendrai. Bonsoir, mon ami.»

Et Andrea, après avoir mis six pièces de cinq francs dans la main du cocher, sauta lestement sur le pavé de la route.

Le cocher empocha joyeusement la somme et reprit au pas le chemin de Paris; Andrea feignit de gagner l’hôtel du Cheval-Rouge; mais après s’être arrêté un instant contre la porte, entendant le bruit du cabriolet qui allait se perdant à l’horizon, il reprit sa course, et d’un pas gymnastique fort relevé, il fournit une course de deux lieues.

Là, il se reposa, il devait être tout près de la Chapelle-en-Serval, où il avait dit qu’il allait.

Ce n’était pas la fatigue qui arrêtait Andrea Cavalcanti: c’était le besoin de prendre une résolution, c’était la nécessité d’adopter un plan.

Monter en diligence, c’était impossible; prendre la poste, c’était également impossible. Pour voyager de l’une ou de l’autre façon un passeport est de toute nécessité.

Demeurer dans le département de l’Oise, c’est-à-dire dans un des départements les plus découverts et les plus surveillés de France, c’était chose impossible encore, impossible surtout pour un homme expert comme Andrea en matière criminelle.

Andrea s’assit sur les revers du fossé, laissa tomber sa tête entre ses deux mains et réfléchit.

Dix minutes après, il releva la tête; sa résolution était arrêtée.

Il couvrit de poussière tout un côté du paletot qu’il avait eu le temps de décrocher dans l’antichambre et de boutonner par-dessus sa toilette de bal, et, gagnant la Chapelle-en-Serval, il alla frapper hardiment à la porte de la seule auberge du pays.

L’hôte vint ouvrir.

«Mon ami, dit Andrea, j’allais de Mortefontaine à Senlis quand mon cheval, qui est un animal difficile, a fait un écart et m’a envoyé à dix pas. Il faut que j’arrive cette nuit à Compiègne sous peine de causer les plus graves inquiétudes à ma famille; avez-vous un cheval à louer?»

Bon ou mauvais, un aubergiste a toujours un cheval.

L’aubergiste de la Chapelle-en-Serval appela le garçon d’écurie, lui ordonna de seller le Blanc, et réveilla son fils, enfant de sept ans, lequel devait monter en croupe du monsieur et ramener le quadrupède.

Andrea donna vingt francs à l’aubergiste, et, en les tirant de sa poche, laissa tomber une carte de visite.

Cette carte de visite était celle d’un de ses amis du Café de Paris; de sorte que l’aubergiste, lorsque Andrea fut parti et qu’il eut ramassé la carte tombée de sa poche, fut convaincu qu’il avait loué son cheval à M. le comte de Mauléon, rue Saint-Dominique, 25: c’était le nom et l’adresse qui se trouvaient sur la carte.

Le Blanc n’allait pas vite, mais il allait d’un pas égal et assidu: en trois heures et demie Andrea fit les neuf lieues qui le séparaient de Compiègne; quatre heures sonnaient à l’horloge de l’hôtel de ville lorsqu’il arriva sur la place où s’arrêtent les diligences.

Il y a à Compiègne un excellent hôtel, dont se souviennent ceux-là mêmes qui n’y ont logé qu’une fois.

 

Andréa, qui y avait fait une halte dans une de ses courses aux environs de Paris, se souvint de l’hôtel de la Cloche et de la Bouteille: il s’orienta, vit à la lueur d’un réverbère l’enseigne indicatrice, et, ayant congédié l’enfant, auquel il donna tout ce qu’il avait sur lui de petite monnaie, il alla frapper à la porte, réfléchissant avec beaucoup de justesse qu’il avait trois ou quatre heures devant lui, et que le mieux était de se prémunir, par un bon somme et un bon souper, contre les fatigues à venir.

Ce fut un garçon qui vint ouvrir.

«Mon ami, dit Andrea, je viens de Saint-Jean-au-Bois, où j’ai dîné; je comptais prendre la voiture qui passe à minuit; mais je me suis perdu comme un sot, et voilà quatre heures que je me promène dans la forêt. Donnez-moi donc une de ces jolies petites chambres qui donnent sur la cour, et faites-moi monter un poulet froid et une bouteille de vin de Bordeaux.»

Le garçon n’eut aucun soupçon: Andrea parlait avec la plus parfaite tranquillité, il avait le cigare à la bouche et les mains dans les poches de son paletot; ses habits étaient élégants, sa barbe fraîche, ses bottes irréprochables; il avait l’air d’un voisin attardé, voilà tout.

Pendant que le garçon préparait sa chambre, l’hôtesse se leva: Andrea l’accueillit avec son plus charmant sourire, et lui demanda s’il ne pourrait pas avoir le numéro 3, qu’il avait déjà eu à son dernier passage à Compiègne; malheureusement le numéro 3 était pris par un jeune homme qui voyageait avec sa sœur.

Andrea parut désespéré; il ne se consola que lorsque l’hôtesse lui eut assuré que le numéro 7, qu’on lui préparait, avait absolument la même disposition que le numéro 3; et, tout en se chauffant les pieds et en causant des dernières courses de Chantilly, il attendit qu’on vînt lui annoncer que sa chambre était prête.

Ce n’était pas sans raison qu’Andrea avait parlé de ces jolis appartements donnant sur la cour; la cour de l’hôtel de la Cloche, avec son triple rang de galeries qui lui donnait l’air d’une salle de spectacle, avec ses jasmins et ses clématites qui montent le long de ses colonnades, légères comme une décoration naturelle, est une des plus charmantes entrées d’auberge qui existent au monde.

Le poulet était frais, le vin était vieux, le feu clair et pétillant: Andrea se surprit soupant d’aussi bon appétit que s’il ne lui était rien arrivé.

Puis il se coucha, et s’endormit presque aussitôt de ce sommeil implacable que l’homme trouve toujours à vingt ans, même lorsqu’il a des remords.

Or, nous sommes forcés d’avouer qu’Andrea aurait pu avoir des remords, mais qu’il n’en avait pas.

Voici quel était le plan d’Andrea, plan qui lui avait donné la meilleure partie de sa sécurité.

Avec le jour il se levait, sortait de l’hôtel après avoir rigoureusement payé ses comptes; gagnait la forêt, achetait, sous prétexte de faire des études de peinture, l’hospitalité d’un paysan; se procurait un costume de bûcheron et une cognée, dépouillait l’enveloppe du lion pour prendre celle de l’ouvrier; puis, les mains terreuses, les cheveux brunis par un peigne de plomb, le teint hâlé par une préparation dont ses anciens camarades lui avaient donné la recette, il gagnait, de forêt en forêt, la frontière la plus prochaine, marchant la nuit, dormant le jour dans les forêts ou dans les carrières, et ne s’approchant des endroits habités que pour acheter de temps en temps un pain.

Une fois la frontière dépassée, Andrea faisait argent de ses diamants, réunissait le prix qu’il en tirait à une dizaine de billets de banque qu’il portait toujours sur lui en cas d’accident, et il se retrouvait encore à la tête d’une cinquantaine de mille livres, ce qui ne semblait pas à sa philosophie un pis-aller par trop rigoureux.

D’ailleurs, il comptait beaucoup sur l’intérêt que les Danglars avaient à éteindre le bruit de leur mésaventure.

Voilà pourquoi, outre la fatigue, Andrea dormit si vite et si bien.

D’ailleurs, pour être réveillé plus matin, Andrea n’avait point fermé ses volets et s’était seulement contenté de pousser les verrous de sa porte et de tenir tout ouvert, sur sa table de nuit, certain couteau fort pointu dont il connaissait la trempe excellente et qui ne le quittait jamais.

À sept heures du matin environ, Andrea fut éveillé par un rayon de soleil qui venait, tiède et brillant, se jouer sur son visage.

Dans tout cerveau bien organisé, l’idée dominante et il y en a toujours une, l’idée dominante, disons-nous, est celle qui, après s’être endormie la dernière illumine la première encore le réveil de la pensée.

Andrea n’avait pas entièrement ouvert les yeux que la pensée dominante le tenait déjà et lui soufflait à l’oreille qu’il avait dormi trop longtemps.

Il sauta en bas de son lit et courut à sa fenêtre.

Un gendarme traversait la cour.

Le gendarme est un des objets les plus frappants qui existent au monde, même pour l’œil d’un homme sans inquiétude: mais pour une conscience timorée et qui a quelque motif de l’être, le jaune, le bleu et le blanc dont se compose son uniforme prennent des teintes effrayantes.

«Pourquoi un gendarme?» se demanda Andrea.

Tout à coup il se répondit à lui-même, avec cette logique que le lecteur a déjà dû remarquer en lui:

«Un gendarme n’a rien qui doive étonner dans une hôtellerie; mais habillons-nous.»

Et le jeune homme s’habilla avec une rapidité que n’avait pu lui faire perdre son valet de chambre pendant les quelques mois de la vie fashionable qu’il avait menée à Paris.

«Bon, dit Andrea tout en s’habillant, j’attendrai qu’il soit parti, et quand il sera parti je m’esquiverai.»

Et tout en disant ces mots, Andrea, rebotté et recravaté, gagna doucement sa fenêtre et souleva une seconde fois le rideau de mousseline.

Non seulement le premier gendarme n’était point parti, mais encore le jeune homme aperçut un second uniforme bleu, jaune et blanc, au bas de l’escalier, le seul par lequel il pût descendre, tandis qu’un troisième, à cheval et le mousqueton au poing, se tenait en sentinelle à la grande porte de la rue, la seule par laquelle il pût sortir.

Ce troisième gendarme était significatif au dernier point, car au-devant de lui s’étendait un demi-cercle de curieux qui bloquaient hermétiquement la porte de l’hôtel.

«On me cherche! fut la première pensée d’Andrea. Diable!»

La pâleur envahit le front du jeune homme; il regarda autour de lui avec anxiété.

Sa chambre, comme toutes celles de cet étage, n’avait d’issue que sur la galerie extérieure, ouverte à tous les regards.

«Je suis perdu!» fut sa seconde pensée.

En effet, pour un homme dans la situation d’Andrea, l’arrestation signifiait: les assises, le jugement, la mort, la mort sans miséricorde et sans délai.

Un instant il comprima convulsivement sa tête entre ses deux mains.

Pendant cet instant il faillit devenir fou de peur.

Mais bientôt, de ce monde de pensées s’entrechoquant dans sa tête, une pensée d’espérance jaillit; un pâle sourire se dessina sur ses lèvres blêmies et sur ses joues contractées.

Il regarda autour de lui; les objets qu’il cherchait se trouvaient réunis sur le marbre d’un secrétaire: c’étaient une plume, de l’encre et du papier.

Il trempa la plume dans l’encre et écrivit d’une main à laquelle il commanda d’être ferme les lignes suivantes, sur la première feuille du cahier:

«Je n’ai point d’argent pour payer, mais je ne suis pas un malhonnête homme; je laisse en nantissement cette épingle qui vaut dix fois la dépense que j’ai faite. On me pardonnera de m’être échappé au point du jour, j’étais honteux!»

Il tira son épingle de sa cravate et la posa sur le papier.

Cela fait, au lieu de laisser ses verrous poussés, il les tira, entrebâilla même sa porte, comme s’il fût sorti de sa chambre en oubliant de la refermer, et se glissant dans la cheminée en homme accoutumé à ces sortes de gymnastiques, il attira à lui la devanture de papier représentant Achille chez Déidamie, effaça avec ses pieds même la trace de ses pas dans les cendres, et commença d’escalader le tuyau cambré qui lui offrait la seule voie de salut dans laquelle il espérât encore.

En ce moment même, le premier gendarme qui avait frappé la vue d’Andrea montait l’escalier, précédé du commissaire de police, et soutenu par le second gendarme qui gardait le bas de l’escalier, lequel pouvait attendre lui-même du renfort de celui qui stationnait à la porte.