Tasuta

Le comte de Moret

Tekst
Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

CHAPITRE VIII.
LE SERMENT

Aucune lettre, aucun courrier, aucun message quelconque n'avait annoncé au baron de Lautrec l'arrivée de sa fille. Il en résulta que, quoi qu'il passât pour un père médiocrement tendre, les premiers moments du retour furent donnés tout entiers à l'effusion de la double tendresse paternelle et filiale.

Ce ne fut qu'au bout d'un instant qu'il put s'occuper des compagnons de voyage de sa fille et lire la lettre que lui adressait le cardinal de Richelieu.

Par cette lettre il apprenait le nom illustre du jeune homme auquel le soin de sa fille avait été confié et l'intérêt que le cardinal portait à Isabelle.

C'était une raison pour lui de prévenir immédiatement le nouveau duc de Mantoue, Charles de Gonzague, de l'arrivée de sa fille et de l'hôte illustre qui, en même temps qu'elle, avait franchi le seuil de sa maison. On expédia en conséquence un serviteur au château de Té, qu'occupait le duc, pour lui annoncer cette nouvelle, qui ne pouvait manquer d'avoir un grand intérêt pour lui, puisque par le comte de Moret, c'est-à-dire par le frère naturel de Louis XIII, il allait avoir les plus exacts renseignements sur les intentions du cardinal et du roi.

Aussi, à la demande d'audience qu'il lui avait faite, le duc de Mantoue répondit-il en montant à cheval et en venant lui-même chez celui qu'il tenait à juste raison pour un de ses plus fidèles serviteurs.

Il y trouva le comte de Moret, qu'il traita en fils de Henri IV, refusant de se couvrir et de s'asseoir devant lui.

Au reste, le duc avait appris directement, par l'ambassadeur, des nouvelles de Paris, le 4 janvier 1629, c'est-à-dire quelques jours après le départ du comte de Moret et d'Isabelle. Le cardinal, fort de la promesse que lui avait faite le roi de le soutenir, l'avait littéralement enlevé sans souffrir que personne l'accompagnât; pas un courtisan pour lui travailler l'esprit, pas un conseiller pour le faire dévier de la route où le cardinal l'avait engagé.

On savait que, le jeudi 15 janvier, le roi avait dîné à Moulins et couché à Varenne.

Puis rien au delà du 15 janvier, et l'on était au 5 février.

Mais ce que l'on savait, c'est que la peste qui s'était déclarée en Italie, avait franchi les monts et s'étendait jusqu'à Lyon. Le roi aurait-il le courage, malgré le fléau mortel, malgré le froid effroyable qu'il faisait, de continuer sa route, de braver la peste à Lyon et le froid dans les montages.

Pour qui connaissait le caractère véritable et changeant du roi, il y avait à craindre. Mais pour quiconque connaissait le caractère inflexible du cardinal, il y avait à espérer.

Le comte de Moret ne put que répéter au duc de Mantoue ce que lui avait dit le cardinal, qu'on allait commencer par faire lever le siége de Cazal, et que l'on s'occuperait immédiatement de faire passer des secours à Mantoue.

Il n'y avait pas de temps à perdre: Charles, duc de Nevers, avait su de sources certaines que Monsieur, dans le premier moment de colère, s'était mis en rapport avec Waldstein. Il attirait vers la France, sans honte et sans remords, ces nouvelles bandes d'Attila sans savoir s'il y aurait à Châlons un Aétius pour les anéantir. Deux chefs des barbares, Alhinger et Gallas, savants dans l'art terrible de la ruine et du pillage, s'étaient depuis deux ou trois mois avancés doucement et occupaient Worms, Francfort, la Souabe.

Le pauvre duc de Mantoue les voyait déjà apparaître au sommet des Alpes, plus terribles que ces bandes sauvages de Cimbres et de Teutons qui se laissaient glisser sur les neiges et qui traversaient les rivières sur leurs boucliers.

Tout cela défendait au comte de Moret un long séjour à Mantoue. Il avait promis au cardinal de revenir pour prendre part à la campagne; d'un autre côté le duc Charles le pressait de repartir pour exposer sa position au roi. Cette position était si grave, que le baron de Lautrec regrettait presque qu'on lui eût renvoyé sa fille.

Dès le lendemain de son arrivée, Isabelle, appelée par son père, avait eu une explication avec lui; dans cette explication son père lui avait dit les engagements pris par lui vis-à-vis du baron de Pontis. Mais Isabelle avait franchement répondu par les engagements pris par elle vis-à-vis du comte de Moret. De si bonne naissance que fût M. de Pontis, Antoine de Bourbon sur ce point l'emportait, non-seulement sur lui, mais sur tous les gentilshommes qui n'étaient pas de race royale directe. Le baron se contenta donc de faire venir le comte de Moret dans son cabinet, de l'interroger sur ses intentions, que celui-ci lui déclara avec sa franchise habituelle, lui donnant l'assurance qu'au besoin et pour l'aider à retirer honorablement sa parole, le cardinal se mettrait en avant et lui forcerait la main.

Seulement le baron de Lautrec ne laissa point ignorer au comte que s'il était tué, ou contractait d'autres engagements, il reprenait son autorité paternelle sur sa fille, autorité dont il ne se départait que devant la protection que le cardinal voulait accorder au jeune comte, et qu'alors il n'admettrait de la part d'Isabelle aucune résistance.

Le soir même de cette double explication, les jeunes gens, en se promenant au bord du fleuve de Virgile, se racontèrent chacun l'un à l'autre la conversation qu'ils avaient eue avec le baron; Isabelle n'en espérait pas tant, et comme son amant lui promit positivement de ne pas se faire tuer et de n'avoir jamais d'autre épouse qu'elle, la chose lui suffit.

Nous nous servons du mot un peu prétentieux d'épouse, et même nous le soulignons, parce qu'il nous semble que, tout fils de Henri IV que fût Antoine de Bourbon, il y avait dans sa promesse une de ces petites restrictions mentales dont les jésuites faisaient un si habile usage. Dans l'engagement de ne pas se faire tuer il n'y avait à coup sûr aucune arrière-pensée; mais nous n'oserions en dire autant de celui de n'avoir jamais d'autre épouse qu'Isabelle de Lautrec. En pesant chaque parole de cet engagement, on verra bien qu'il ne s'étendait pas aux maîtresses; et dans les moments où le diable le tentait, et les amants les plus fidèles ont de ces moments-là, ne fussent-ils point les fils de l'hérétique Henri IV, et dans les moments où le diable le tentait, nous devons dire que le jeune Basque Jaquelino voyait passer dans un nuage de feu sa belle cousine Marina, laquelle, aussi à son aise au milieu des flammes qu'une salamandre, lui lançait des regards dont le double rayon allait l'un à son cœur qu'il brûlait, l'autre à son esprit qu'il rendait insensé.

D'ailleurs n'avait-il pas pris un soir dans l'antichambre de Marie de Gonzague, avec cette terrible incendiaire des cœurs, au moment où elle allait monter dans sa chaise, un de ces rendez-vous comme on en prend avec Satan, et dont Satan ne vous dégage que lorsqu'on a fait honneur à sa parole en l'allant trouver au plus profond de l'enfer.

Nous n'oserions pas dire qu'au moment où Antoine de Bourbon fit à Isabelle de Lautrec le chaste serment qui n'avait aucune analogie avec l'engagement pris avec Mme de Fargis, le souvenir de cette Vénus Astarté fût venu prononcer à ses oreilles quelques mots de cet amour profane dont elle brûlait le cœur de ses amants; mais ce que nous savons, c'est que le comte de Moret voulut un autre témoin de l'engagement qu'il prenait que ce fleuve païen qu'on appelle le Mincio; d'autres lampes que toutes ces constellations mythologiques qu'on appelle Vénus, Jupiter, Saturne, Cassiopée, et demanda à Isabelle de le renouveler dans un temple chrétien en présence de Dieu, et que le souvenir matériel d'un anneau, portant la date du jour et de la promesse que ce jour avait vu faire, augmentât encore la solennité du serment.

Isabelle promit tout ce que voulut son amant, comme sa compatriote Juliette, dont pour toucher la tombe elle n'avait, en quelque sorte, qu'à étendre la main; elle lui eût, à coup sûr, accordé tout ce qu'il lui eût demandé en lui répétant les paroles du poëte anglais:

 
Ne crains pas d'épuiser mon amour s'il t'est cher!
Mon amour est profond et grand comme la mer!
 

Le lendemain, à la même heure, c'est-à-dire vers neuf heures du soir, deux ombres, dont l'une marchait à quelques pas derrière l'autre, se glissaient dans l'église Saint-André par une des portes latérales du monument sacré, et, à la lueur des lampes qui veillent éternellement devant l'ex-voto en mémoire des miracles accomplis par les différents saints auxquels les autels sont consacrés, s'acheminaient vers l'autel de Notre-Dame-des-Anges, nom charmant qui avait succédé à un nom plus charmant encore, à celui de Notre-Dame-des-Amours, première invocation sous laquelle elle avait été adorée, mais que lui avait enlevée, un demi siècle auparavant, la susceptibilité d'un évêque.

La jeune fille arriva la première et s'agenouilla.

Le jeune homme la suivait et s'agenouilla à sa droite.

Tous deux rayonnants de jeunesse et de beauté, ils étaient admirables à voir à la lueur tremblante de la lampe; elle, la tête baissée, les yeux humides de douces larmes; lui, le front levé, les yeux étincelants de bonheur.

Chacun d'eux fit une prière mentale; quand nous disons chacun d'eux, nous répondons d'Isabelle de Lautrec. Sans doute les paroles échappées du cœur se formulèrent sur les lèvres en élancements sacrés vers la mère du seigneur; mais l'homme ne sait prier que dans le malheur; pour la félicité il n'a que des balbutiements de désir et des soupirs de flamme.

Puis, ce premier bouillonnement du cœur apaisé, leurs mains se cherchèrent et frémirent en se rencontrant. Isabelle poussa un soupir de joie plaintif comme un cri de douleur, puis, sans s'inquiéter du lieu où elle était:

– Oh! mon ami, dit-elle, oh! combien je t'aime.

Le comte regardait la madone.

 

– Oh! s'écria-t-il, la madone a souri; et moi aussi et moi aussi, je t'aime, mon Isabelle adorée.

Et leurs deux têtes retombèrent sur leurs poitrines écrasées sous le poids de leur bonheur.

Le comte tenait la main d'Isabelle appuyée contre la poitrine, il la dégagea doucement de l'étreinte dont l'enveloppait la sienne, la mit à nu, l'appuya ardemment contre ses lèvres, puis tirant l'anneau du plus petit de ses doigts, il le passa au second doigt de cette main en disant:

– Sainte mère de Dieu, sainte protectrice de tout amour humain et céleste, vous qui souriez aux flammes pures et qui venez de sourire à la nôtre, soyez témoin que je m'engage par serment à n'avoir jamais d'autre épouse qu'Isabelle de Lautrec; si je manque à mon serment, punissez-moi.

– On! non, non. Vierge sainte, s'écria Isabelle, ne le punissez pas.

– Isabelle! fit le comte, en essayant de serrer la jeune fille dans ses bras.

Mais celle-ci s'écarta doucement, retenue par la sainteté du lieu.

– Madone vénérée et toute-puissante, dit-elle, écoutez le serment que je vous fais à mon tour. Je jure ici à votre autel, et par vos pieds divins que j'embrasse, qu'à partir d'aujourd'hui j'appartiens corps et âme à celui qui vient de passer cet anneau à mon doigt, et que, fût-il mort, ou, ce qui est bien pis, manquât-il à son serment, je ne serai l'épouse de personne, mais seulement celle de votre divin Fils.

Un baiser éteignit cette dernière parole sur les lèvres d'Isabelle, et la sainte madone sourit du baiser du comte comme elle avait souri de l'exclamation d'Isabelle, car elle se souvenait qu'elle s'était appelée Notre-Dame-des-Amours avant de s'appeler Notre-Dame-des-Anges!

CHAPITRE IX.
LE JOURNAL DE M. DE BASSOMPIERRE

Comme l'avait appris le duc de Mantoue par l'intermédiaire de l'ambassadeur, le cardinal et le roi avaient quitté Paris le 4 janvier, et le jeudi 15 ils avaient dîné à Moulins et soupé à Varenne, qu'il ne faut pas confondre avec cet autre Varennes du département de la Meuse, que l'arrestation du roi a rendu célèbre.

Pour toute entrée en campagne, nous n'avons de guide fidèle que le journal de M. de Bassompierre; aussi est-ce lui que nous allons suivre dans la partie historique de notre récit.

Lorsque le roi, après le pacte fait avec le cardinal, sortit du cabinet de Son Eminence, il rencontra dans l'antichambre M. de Bassompierre, qui était allé pour faire sa cour au cardinal revenu en faveur.

En l'apercevant, le roi s'arrêta et se retournant vers Richelieu, qui l'accompagnait jusqu'à la porte de la rue:

«Eh! tenez, monsieur le cardinal, en voici un qui nous accompagnera à coup sûr et qui me servira bien.

Le cardinal sourit et fit un geste d'approbation.

– C'est l'habitude de M. le maréchal, dit-il.

– Que Votre Majesté m'excuse de manquer aux lois de l'étiquette en l'interrogeant; mais où la suivrai-je?

– En Italie, dit le roi, où je vais en personne pour faire lever le siége de Cazal. Apprêtez-vous donc à partir, monsieur le maréchal; je prendrai avec vous Créquy, qui connaît ces pays-là, et j'espère que nous ferons parler de nous.

– Sire, répondit Bassompierre en s'inclinant, je suis votre serviteur et vous suivrai au bout du monde, et même dans la lune, s'il vous plaît d'y monter.

– Nous n'irons ni si loin, ni si haut, monsieur le maréchal. En tout cas, le rendez-vous est à Grenoble; si quelque chose vous fait faute pour votre entrée en campagne, adressez vous à M. le cardinal.

– Sire, dit Bassompierre, avec l'aide de Dieu, rien ne me manquera, surtout si Votre Majesté donne l'ordre à ce vieux coquin de La Vieuville de me payer ce qui m'est dû comme colonel général des Suisses.

Le roi se mit à rire.

– Si La Vieuville ne vous paie pas, dit-il, voici M. le cardinal qui vous paiera.

– Bien vrai? dit Bassompierre d'un air de doute.

– Si vrai, monsieur le maréchal, que si, séance tenante, vous voulez bien me donner votre reçu, comme s'il n'y avait pas de temps à perdre, attendu que dans trois ou quatre jours nous partons, vous vous en irez avec votre argent.

– Monsieur le cardinal, dit Bassompierre avec cet air de grand seigneur qui n'appartenait qu'à lui, je ne porte jamais d'argent sur moi que quand je vais au jeu du roi; j'aurai, si vous le voulez bien, l'honneur de vous laisser la quittance, et j'enverrai un laquais prendre l'argent.

Le roi parti, Bassompierre laissa son reçu au cardinal, et le lendemain envoya prendre l'argent.

Dès le même soir où le cardinal avait dit à Louis XIII qu'un roi ne manquait point à sa parole, il envoya les cent cinquante mille écus à M. le duc d'Orléans, les soixante mille livres à la reine-mère, et les trente mille à la reine Anne.

L'Angély reçut de son côté les trente mille livres que le roi lui avait offertes, et Saint-Simon son brevet d'écuyer du roi avec quinze mille livres de traitement par an.

Quant à Baradas, on sait qu'il n'avait point attendu, et qu'il s'était fait payer ses trente mille livres le jour même où le roi les lui avait données en un bon au porteur.

Tous ces comptes réglés, le cardinal avait, lui aussi, donné ses gratifications. Charpentier, Rossignol et Cavois avait eu part à ses largesses; mais la gratification de Cavois, si généreuse qu'elle fût, n'avait pu consoler sa femme, qui avait entrevu dans la démission du cardinal une suite de nuits calmes et sans dérangements, nuits qui étaient l'unique but vers lequel tendaient tous ses vœux, secondés, comme nous l'avons vu, par les prières de ses enfants. Malheureusement, l'homme, en créant un Dieu individuel, et en chargeant ce Dieu de donner à chaque homme ce que cet homme lui demande, l'a tellement accablé de besogne, qu'il y a des moments où il laisse passer les prières les plus simples et les plus raisonnables sans avoir le temps de les exaucer.

La pauvre Mme Cavois était tombée dans un de ces moments-là, et Cavois, en suivant Son Eminence, allait de nouveau la laisser veuve; heureusement il la laissait enceinte.

Le roi avait conservé à son frère le titre de lieutenant général; mais, du moment où le cardinal venait avec le roi, il était évident que ce serait M. de Richelieu qui prendrait la conduite de la guerre, et que la lieutenance générale serait une sinécure. Aussi, quoi qu'il eût envoyé son train à Montargis et qu'il s'en fût fait suivre jusqu'au delà de Moulins, arrivé à Chavanes il se ravisa et là annonça à Bassompierre que, comme il ne voulait pas avoir l'air d'être insensible à l'injure qui lui avait été faite, il se retirait dans sa principauté de Dombes, où il attendrait les ordres du roi. Bassompierre insista fort pour le faire changer de résolution, mais ne put rien obtenir de lui.

Personne ne se trompa à cette résolution de Monsieur, et chacun porta au compte de sa lâcheté les prétendues susceptibilités de son orgueil.

Le roi avait traversé rapidement Lyon, où la peste sévissait et s'était arrêté à Grenoble.

Le lundi 19 février, il envoya le marquis de Thoiras à Vienne pour faire joindre l'armée et s'occuper du passage de l'artillerie par-dessus les monts.

Le duc de Montmorency avait, de son côté, fait annoncer au roi qu'il arrivait par Nîmes, Sisteron et Gap, et qu'il joindrait le roi, à Briançon.

Là commençaient les embarras sérieux.

Les deux reines, sous prétexte des craintes que leur inspirait l'état du roi, mais en réalité pour miner l'influence du cardinal, étaient parties dans le but de rejoindre le roi à Grenoble; mais il leur avait fait dire de s'arrêter à Lyon, et elles n'avaient point osé désobéir à cet ordre; mais de Lyon elles faisaient tout le mal qu'elles pouvaient, neutralisant Créquy, qui devait amener le passage des monts, paralysant Guise, qui devait amener la flotte.

Rien ne découragea le cardinal; tant qu'il tenait le roi, le roi était sa force. Il espérait que la présence du roi, le danger personnel qu'il courait à passer les Alpes en hiver, arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires, et il en eût été ainsi sans les manœuvres des deux reines.

Arrivé à Briançon, il se trouva que les ordres des deux reines avaient été si bien suivis, que rien de ce qui devait y être réuni n'avait même paru: pas de vivres, pas de mulets, douze canons et presque pas de munitions.

Joignez à cela deux cent mille francs en tout dans les coffres, tant chacun avait tiré de son côté sur les malheureux millions empruntés par le cardinal.

Puis, en face de soi, le prince le plus perfide et le plus rusé de l'Europe.

Toutes ces oppositions n'arrêtèrent pas un instant le cardinal; il réunit ses plus habiles ingénieurs et chercha avec eux le moyen de tout faire passer à bras d'homme. Charles VIII avait le premier transporté du canon à travers les Alpes, mais c'était dans la belle saison. Il fallait manœuvrer à travers des montagnes presque inaccessibles l'été, à plus forte raison l'hiver. On monta l'artillerie avec des câbles et des moulinets attachés par des cordes aux affûts; des hommes tournaient les moulinets, tandis que d'autres tiraient les câbles à force de bras. Les boulets furent portés dans des hottes; les munitions, les poudres, les balles, enfermées dans des barriques, furent mises sur le dos des quelques mules que l'on put se procurer à prix d'or. En six jours, sous cet attirail on passa le mont Genève et descendit à Oulx. Le cardinal poussa jusqu'à Chaumont, où il avait hâte de prendre des renseignements et de vérifier si ceux que lui avaient adressés le comte de Moret étaient vrais.

Ce fut là que, vérification faite des cartouches, il apprit que chaque homme avait sept coups à tirer.

– Qu'importe! répondit-il, si Suze est prise au cinquième.

Cependant le bruit de tous ces préparatifs arriva aux oreilles de Charles-Emmanuel; mais le roi et le cardinal étaient déjà à Briançon, que le prince de Savoie les croyait encore à Lyon. En conséquence, il envoya Victor-Amédée, son fils, attendre le roi Louis XIII à Grenoble; mais à Grenoble il apprit que le roi était déjà passé et devait à cette heure avoir franchi les monts.

Victor-Amédée se mit aussitôt en chasse du roi et du cardinal; il arriva derrière Louis XIII à Oulx, au moment où descendaient de la montagne les dernières pièces d'artillerie, et demanda audience. Le roi le reçut; mais, ne voulant rien entendre de ce qu'il avait à lui dire, il le renvoya au cardinal. Victor-Amédée partit immédiatement pour Chaumont.

Là le prince de Savoie, élevé à l'école de la ruse, voulut vis à-vis du cardinal user des moyens familiers à lui et à son père; mais cette fois la ruse se trouvait en face du génie, le serpent en face du lion.

Le cardinal comprit aux premières paroles du prince que le duc de Savoie n'avait eu qu'un but en lui envoyant son fils, c'était de gagner du temps. Mais où le roi se fût laissé prendre peut-être, le cardinal vit clair dans les desseins du négociateur.

Victor-Amédée venait demander que l'on accordât à son père le temps de se dégager de la parole qu'il avait confiée au gouverneur de Milan de ne pas laisser les troupes françaises traverser ses Etats.

Mais avant même qu'il eût formulé cette demande, le cardinal l'arrêtait.

– Pardon, mon prince, lui dit-il, mais S. A. le duc de Savoie demande du temps, permettez-moi de vous le dire, pour dégager une parole qu'il n'a pas pu donner.

– Comment cela? demanda le prince.

– Parce que, dans ses derniers traités avec la France, il s'est engagé verbalement vis-à-vis du roi, mon maître, à lui livrer un passage à travers ses Etats, au cas où il aurait besoin de soutenir ses alliés.

– Mais, fit en hésitant Victor-Amédée, c'est moi qui demande pardon à Votre Eminence, je n'ai vu nulle part cette clause dans les traités entre la France et le Piémont.

– Et vous savez bien pourquoi vous ne l'avez pas vue, prince; c'est encore par déférence pour le duc votre père, que l'on s'est contenté de sa parole d'honneur au lieu d'exiger sa signature. Mais, selon lui, le roi d'Espagne se fût plaint qu'il accordât un tel privilége à la France et ne lui eût pas laissé un instant de repos qu'il n'eût obtenu un droit pareil.

– Mais, hasarda Victor-Amédée, le duc mon père ne refuse point passage au roi votre maître!

– Alors, dit le cardinal en souriant, car il se rappelait dans tous ses détails la lettre que lui avait adressée le comte de Moret, c'est pour faire honneur au roi de France que S. A. le duc de Piémont a fermé le passage de Suze par une demi-lune avec un bon retranchement pouvant contenir trois cents hommes et soutenu de deux barricades derrière lesquelles trois cents autres peuvent s'abriter, et qu'outre le fort de Montabon, il a bâti sur la pente des deux montagnes deux redoutes avec des petites places de défense dont les feux se croisent. C'est pour faciliter sa route et celle de l'armée française, que ne trouvant pas suffisantes les difficultés offertes par le col même de la vallée, il y a fait rouler du haut de la montagne des quartiers de rochers tels qu'aucune machine ne les pourrait mouvoir, et c'est pour planter des arbres et des fleurs sur notre chemin qu'il a mis, depuis six semaines, la pioche et la bêche aux mains de 300 travailleurs, dont vous et votre auguste père ne dédaigneriez pas de visiter et de presser les travaux. Non, prince, ne rusons pas, parlons franchement et comme des souverains doivent parler. Vous demandez du temps pour donner à don Guzman Gonzalès celui de prendre Cazal, dont la garnison meurt héroïquement de faim; eh bien, nous, comme notre intérêt et notre devoir est de secourir cette garnison, nous vous disons: Monseigneur, le duc votre père nous doit le passage, le duc votre père nous le donnera. D'Oulx ici, il faut à notre matériel deux jours pour arriver.

 

Le cardinal tira sa montre.

– Il est onze heures du matin, dit-il; à onze heures du matin, après-demain, nous entrerons en Piémont, et nous marcherons sur Suze. Après-demain, c'est mardi; mercredi, au point du jour, nous attaquerons; tenez-vous la chose pour dite, et comme vous n'avez pas de temps à perdre, monseigneur, pour faire vos réflexions, si vous nous ouvrez le passage, ou prendre vos dispositions si vous le défendez, je ne vous retiens pas; monseigneur, franche paix ou bonne guerre.

– J'ai peur que ce ne soit bonne guerre, monsieur le cardinal, dit Victor Amédée en se levant.

– Au point de vue chrétien et comme ministre du Seigneur, je hais la guerre; mais au point de vue politique et comme ministre de France, je crois parfois la guerre, non pas une bonne chose, mais une chose nécessaire. La France est dans son droit, elle le fera respecter. Lorsque deux Etats en viennent aux mains, malheur à celui qui se fait le champion du mensonge et de la perfidie. Dieu nous voit, Dieu nous jugera.

Et, cette fois, le cardinal salua le prince, lui faisant comprendre qu'une plus longue conversation serait inutile, et que son parti de marcher sur Cazal, quels que fussent les obstacles que l'on multiplierait sur sa route était irrévocablement pris.