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Le comte de Moret

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CHAPITRE XII.

LE PAS DE SUZE

Le comte de Moret, grâce à la route que nous lui avons vu suivre pour traverser avec sécurité le Piémont, et qu'il avait étudiée avec une attention toute particulière, pouvait à la fois être un guide fidèle et un intrépide officier.



En effet, à peine la question eut-elle été exposée que, prenant un crayon, il traça sur la carte dressée par M. de Pontis ce sentier qui conduisait de Chaumont à l'auberge des contrebandiers et de l'auberge des contrebandiers au pont de Giacon, puis il s'arrêta pour raconter par quel hasard il avait été forcé de changer de route pour échapper aux bandits espagnols, et comment ce changement de route l'avait conduit à cette portion de sentier de laquelle on pouvait se laisser glisser sur les remparts de Suze adossées à la montagne.



Il fut autorisé à prendre cinq cents hommes avec lui, une troupe plus considérable eût été trop difficile à manœuvrer dans de pareils chemins.



Le cardinal voulait que le jeune prince prît quelques heures de repos, mais celui-ci s'y refusa; s'il voulait être arrivé à temps pour faire sa diversion au moment de l'attaque, il n'avait pas une minute à perdre.



Il pria le cardinal de lui donner, pour commander sous lui, Etienne Latil, du dévouement et du courage desquels il n'avait point à douter.



C'était combler tous les désirs de celui-ci.



A trois heures la troupe partit sans bruit, chaque homme portait sur lui une journée de vivres.



Nul des cinq cents soldats qui allaient marcher sous les ordres du comte de Moret ne connaissait ce jeune capitaine; mais lorsqu'on leur eut dit que celui qu'ils avaient pour chef était le fils de Henri IV, ils se pressèrent autour de lui avec des cris de joie, et il fallut qu'à la lueur de deux torches il laissât voir son visage dont la ressemblance avec celui du Béarnais redoubla l'enthousiasme.



A peine les cinq cents hommes du comte de Moret eurent-ils défilé, protégés par une nuit dont l'obscurité ne permettait pas de voir à dix pas devant soi, que le reste de l'armée se mit en mouvement. Le temps était exécrable, la terre était couverte de deux pieds de neige.



On fit halte cinq cents pas en avant du rocher de Gélasse.



Six pièces de canon de six livres de balles étaient menées au crochet pour forcer la barricade.



Cinquante hommes restaient à la garde du parc d'artillerie.



Les troupes qui devaient donner étaient sept compagnies des gardes, six des Suisses, dix-neuf de Navarre, quatorze d'Estissac et quinze de Saulx.



Plus les mousquetaires à cheval du roi.



Chaque corps devait jeter devant lui cinquante enfants perdus soutenus de cent hommes, lesquels seraient eux-mêmes soutenus par cinq cents.



Vers six heures du matin, les troupes furent mises en ordre.



Le roi, qui présidait à ces préparatifs, ordonna à un certain nombre de ses mousquetaires de se mêler aux enfants perdus.



Puis il donna l'ordre au sieur de Comminges, précédé d'un trompette, de franchir la frontière et de demander au duc de Savoie passage pour l'armée et la personne du roi.



M. de Comminges partit, mais à cent pas de la première barricade il fut arrêté.



M. le comte de Verrue sortit et vint au-devant de lui.



– Que voulez-vous, monsieur? demanda le comte de Verrue au parlementaire.



– Nous voulons passer, monsieur, répondit celui-ci.



– Mais, reprit le comte de Verrue, comment voulez-vous passer?.. en amis, ou en ennemis?



– En amis, si vous nous ouvrez les passages; en ennemis, si vous les fermez, vu que je suis chargé par le roi, mon maître, d'aller à Suze et de lui préparer un logis, attendu qu'il a le dessein d'y coucher demain.



– Monsieur, répondit le comte de Verrue, le roi, mon maître, tiendrait à grand honneur de loger Sa Majesté; mais elle vient si grandement accompagnée qu'avant de rien décider, il faut que j'aille prendre les ordres de Son Altesse.



– Bon, dit Comminges, auriez-vous, par hasard, l'intention de nous disputer le passage?



– J'ai eu l'honneur de vous dire, monsieur, répéta froidement le comte de Verrue, qu'il me faut savoir, premièrement, à ce sujet, l'intention de Son Altesse.



– Monsieur, je vous préviens, dit Comminges, que je vais faire mon rapport au roi.



– Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira, monsieur, répondit le comte de Verrue, vous en êtes parfaitement le maître.



Et sur ce, chacun salua l'autre, M. de Verrue retournant du côté des barricades, et Comminges revenant vers le roi.



– Eh bien, monsieur? demanda Louis XIII à Comminges.



Comminges raconta son entretien avec le comte de Verrue. Louis XIII écouta sans perdre une parole, et quand Comminges eut fini:



– Le comte de Verrue, dit le roi, a répondu non-seulement en fidèle serviteur, mais en homme d'esprit et qui sait son métier.



En ce moment le roi était sur l'extrême frontière de France, entre les enfants perdus prêts à marcher, et les cinq cents hommes qui devaient les soutenir.



Bassompierre s'approcha de lui, le visage souriant et le chapeau à la main.



– Sire, dit-il, l'assemblée est prête, les violons sont d'accord, les masques sont à la porte; quand il plaira à Votre Majesté, nous donnerons le ballet.



Le roi le regarda le sourcil froncé.



– Monsieur le maréchal, savez-vous bien que l'on vient de me faire le rapport et que nous n'avons que cinq cents livres de plomb dans le parc de l'artillerie?



– Bon, Sire, répondit Bassompierre, il est bien temps maintenant de songer à cela; faut-il que pour un masque qui n'est pas prêt, le ballet ne se danse pas; laissez-nous faire, et tout ira bien.



– M'en répondez-vous? fit le roi en regardant fixement le maréchal.



– Sire, ce serait téméraire à moi de cautionner une chose aussi douteuse que la victoire; mais je vous réponds que nous en reviendrons à notre honneur, ou que je serai mort ou pris.



– Prenez garde si nous sommes battus, monsieur de Bassompierre, je m'en prends à vous.



– Bast! que peut-il m'arriver de plus que d'être appelé par Votre Majesté le marquis d'Uxelles, mais soyez tranquille, sire, je tâcherai de ne pas mériter une pareille injure. Laissez-moi faire seulement.



– Sire, dit le cardinal, qui se tenait à cheval près du roi, à la mine de M. le maréchal, j'ai bon espoir.



Puis s'adressant à Bassompierre:



– Allez, monsieur le maréchal, allez, lui dit-il, et faites de votre mieux.



Bassompierre alla répondre à M. de Créquy qui l'attendait, mit pied à terre avec MM. de Créquy et de Montmorency pour charger en tête des tranchées. M. de Schomberg seul resta à cheval ayant la goutte dans le genou.



On marcha ainsi sur le rocher de Gélasse, au pied duquel il fallait passer; mais on ne sait pourquoi l'ennemi avait abandonné cette position, si forte qu'elle fût, craignant peut-être que ceux qui la défendraient ne fussent coupés et obligés de se rendre.



Mais à peine nos troupes eurent-elles dépassé le rocher qu'elles se trouvèrent démasquées, et que le feu commença à la fois de la montagne et de la grande barricade.



A cette première décharge, M. de Schomberg fut blessé d'une mitraille dans les reins.



Bassompierre suivit la vallée et marcha droit sur la demi-lune, qui fermait le pas de Suze, M. de Créquy marchant en tête et côte à côte avec lui.



M. de Montmorency, comme un simple tirailleur, s'élança sur la montagne de gauche, c'est-à-dire sur la crête de Montmoron.



M. de Schomberg se fit attacher sur son cheval, que l'on conduisit par la bride à cause de la difficulté du chemin, et, arrivé sur la montagne, marcha au milieu des enfants perdus.



On tourna les barricades, et, selon le plan de M. de Bassompierre, on fusilla leurs défenseurs par derrière, tandis que l'on attaquait en face.



Les Valaisans et les Piémontais se défendirent vaillamment; Victor-Amédée et son père étaient dans la redoute du Crêt de Montabon.



Montmorency, avec son impétuosité ordinaire, avait attaqué et emporté la barricade de gauche, et comme son armure le gênait pour marcher à pied, il en avait semé toutes les pièces le long de la route, et attaqua la redoute en simple justaucorps de buffle et en chausses de velours.



Bassompierre, de son côté, suivait le fond de la vallée, essuyant tout le feu de la demi-lune. Le roi venait ensuite avec son panache blanc, et M. le cardinal en habit de velours feuille-morte brodé d'or.



Trois fois on vint à l'assaut des redoutes, et trois fois on fut repoussé. Les boulets bondissaient en ricochant de roc en roc au fond de la vallée et tuèrent un écuyer de M. de Créquy aux pieds du cheval du roi.



MM. de Bassompierre et de Créquy résolurent alors d'escalader avec cinq cents hommes: Bassompierre la montagne de gauche, pour se réunir à M. de Montmorency; M. de Créquy la montagne de droite, pour soutenir M. de Schomberg.



Deux mille cinq cents hommes restaient au fond de la vallée pour marcher sur la demi-lune.



Bassompierre, un peu gros et déjà âgé de cinquante ans, s'appuyait sur un garde pour gravir la pente rapide; tout à coup il sentit que son appui lui manquait; le garde venait de recevoir une balle dans la poitrine.



Il arriva au sommet de la montagne au moment où M. de Montmorency, lui troisième, venait de sauter dans la route. – Il y descendit le quatrième.



M. de Montmorency fut légèrement blessé au bras, M. de Bassompierre eut ses habits criblés de balles.



La redoute de gauche fut emportée. – Valaisans et Piémontais se réfugièrent dans la demi-lune.



Les deux chefs jetèrent alors les yeux sur la redoute de droite.



On y combattait avec le même acharnement.



Enfin on vit deux cavaliers en sortir et se diriger au grand galop par un chemin qui, probablement, avait été pratiqué pour leur retraite vers la demi-lune de Suze.



C'était le duc de Savoie, Charles Emmanuel, et son fils, Victor-Amédée.

 



Un flot de fuyards les suivait. La redoute de droite était prise.



Restait la demi-lune, c'est-à-dire la besogne la plus rude.



Louis XIII envoya féliciter les maréchaux et M. de Montmorency sur leur réussite mais en leur ordonnant de se ménager.



Bassompierre lui fit répondre en son nom et au nom de MM. de Schomberg, de Créquy, de Montmorency.



«Sire, nous sommes reconnaissants à Votre Majesté de l'intérêt qu'elle nous porte; mais il y a des moments où le sang d'un prince ou d'un maréchal de France n'est pas plus précieux que celui du dernier soldat.



«Nous demandons dix minutes de repos pour nos hommes, après quoi le bal recommencera.»



Et, en effet, après dix minutes de repos, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent de nouveau, et les deux ailes, en colonnes serrées, marchèrent sur la demi-lune.



CHAPITRE XIII.

OU IL EST PROUVÉ QU'UN HOMME N'EST JAMAIS SUR D'ÊTRE PENDU, EUT-IL DÉJA LA CORDE AU COU

Les approches étaient au pouvoir des Français; mais restait le dernier retranchement, entouré de soldats, hérissé de canons, défendu par le fort de Montabon, bâti au sommet d'un rocher inaccessible: on n'abordait le fort que par un escalier sans rampe, dont on ne pouvait gravir les marches qu'une à une.



On avait depuis longtemps laissé en arrière les canons, que l'on ne pouvait traîner ni dans le fond de la vallée ni dans le sommet de la montagne.



Il fallait donc aborder la demi-lune sans autre auxiliaire que cette

furia francese

, déjà bien connue des Italiens à cette époque.



D'une petite éminence à portée de canon ennemi, le roi avec le cardinal regardait, marchant à la tête des soldats, les chefs et la fleur de la noblesse, fière de mourir sous les yeux de son roi et portant le chapeau au bout de l'épée.



Les soldats suivaient tête basse, ne demandant pas si on les menait à la boucherie; les chefs marchaient en avant, cela suffisait.



De l'éminence où se tenaient à cheval le roi et le cardinal, ils voyaient les vides se faire dans les rangs; le roi battait des mains en applaudissant le courage, mais en même temps ses instincts de cruauté s'éveillaient comme ceux du tigre à la vue du sang.



Lorsqu'il fit tuer le maréchal d'Ancre, trop petit pour regarder par la fenêtre du Louvre, il se fit soulever dans les bras de ses gens, pour voir à son aise le cadavre sanglant.



On aborda la muraille; quelques-uns avaient apporté des échelles; l'escalade commença.



Montmorency prit un drapeau et monta le premier à la muraille; trop lourd et un peu trop vieux pour les suivre, il alla se poster à demi-portée de fusil des remparts, exhortant les soldats à bien faire.



Quelques échelles se rompirent sous le poids des assaillants, tant chacun tenait à mettre le premier le pied sur le rempart; d'autres résistèrent et, par ce combat presque aérien, donnèrent le temps à leurs compagnons de se relever, de dresser d'autres échelles et de monter à l'assaut.



Les assiégés s'étaient fait arme de tout: les uns tiraient presque à bout portant sur les assiégeants, les autres dardaient des coups de pique dans toute cette ferraille, et, de temps en temps, voyaient le sang jaillir jusqu'à eux, un homme ouvrir les bras et tomber à la renverse, d'autres lançaient des pavés ou laissaient rouler des poutres qui nettoyaient deux ou trois échelles.



Tout à coup on vit un certain trouble se manifester parmi les assiégés, puis on entendit au loin, derrière eux, une fusillade et de grands cris.



– Courage, amis, cria Montmorency, en montant pour la troisième fois à l'assaut, c'est le comte de Moret qui nous arrive; Montmorency! à la rescousse!



Et il s'élança de nouveau, tout meurtri et tout sanglant qu'il était, entraînant, dans un effort suprême, tout ce qui pouvait le voir et l'entendre.



Le duc ne s'était pas trompé, et c'était bien Moret qui opérait sa diversion.



Le comte était parti à trois heures du matin, comme nous l'avons vu, ayant Latil pour capitaine et Galaor pour aide de camp. Ils étaient arrivés au bord du torrent où avait failli se noyer Guillaume Coutet; mais cette fois on put le franchir en sautant de rocher en rocher.



Arrivés de l'autre côté du torrent, le comte de Moret et ses hommes franchirent rapidement l'espace qui les séparait de la montagne. Il retrouva le sentier, s'y élança le premier; ses hommes le suivirent.



La nuit était obscure, mais la neige si haute et si nouvellement tombée qu'elle éclairait le chemin.



Le comte, qui en connaissait la difficulté, s'était muni de longues cordes, tenues chacune par vingt-quatre hommes. Ces vingt-quatre hommes étaient ceux qui marchaient près de la déclivité. Si l'un d'eux glissait, il était retenu par les vingt-trois autres, il ne s'agissait pour celui qui avait glissé que de ne pas lâcher la corde.



Vingt-quatre autres marchaient parallèlement; les premiers leur servaient en quelque sorte de parapet.



En approchant de l'auberge des contrebandiers, le comte recommanda le silence. Sans savoir de quoi il s'agissait, chacun se tut.



Le comte réunit alors une douzaine d'hommes autour de lui, leur expliqua de quels hommes l'auberge qu'ils voyaient devant eux était le rendez-vous, et leur ordonna d'avertir tout bas leurs compagnons de cerner l'auberge. Un seul homme échappé de ce nid de pillards pouvait donner l'alarme, et le succès de l'expédition était compromis.



Galaor, qui connaissait les localités, prit une vingtaine d'hommes pour cerner la cour; avec une vingtaine d'autres, Latil garda la porte, et avec pareil nombre le comte de Moret alla garder la seule fenêtre qui donnait jour dans la maison, et par laquelle ils pussent échapper. La fenêtre flamboyait, ce qui indiquait que les hôtes n'y manquaient point.



Le reste de la troupe devait s'échelonner sur la route, afin de ne laisser à aucun des bandits la chance de s'échapper.



La porte de la cour était fermée; Galaor, avec l'adresse et l'agilité d'un singe, passa par-dessus, descendit dans la cour et l'ouvrit.



En un instant la cour fut pleine de soldats qui attendaient le mousquet au pied.



Latil rangea ses hommes sur deux rangs, en face de la porte, et leur ordonna de faire feu sur quiconque essayerait de fuir.



Le comte s'était approché lentement et sans bruit de la fenêtre afin de voir ce qui se passait au dedans; mais la chaleur de la chambre avait formé sur les carreaux une buée qui empêchait de voir à l'intérieur.



Un des carreaux, brisé dans quelque rixe, avait été remplacé, par une feuille de papier collée sur le cadre. Le comte de Moret monta sur l'appui de la fenêtre, troua le papier avec la pointe de son poignard et put enfin se rendre compte de l'étrange scène qui se passait.



Le contrebandier qui était venu avertir Guillaume Coutet que les bandits espagnols venaient de se mettre à sa poursuite était lié et garotté sur une table, et, réunis en tribunal, les bandits qu'il avait trompés le jugeaient, ou plutôt venaient de le juger, et, comme le jugement était sans appel, il n'était plus question que de savoir s'il serait pendu ou fusillé.



Les avis étaient à peu près partagés; mais, comme on le sait, les Espagnols sont gens économes. L'un d'eux fit valoir qu'on ne pouvait pas fusiller un homme à moins de huit ou dix coups de mousquet; que c'étaient huit ou dix charges de poudre et de plomb perdues. Tandis que pour pendre un homme, non seulement il ne fallait qu'une corde; mais encore que cette corde, devenant par l'exécution même une corde de pendu, doublait, quadruplait, décuplait de valeur.



Cet avis si sage, si avantageux l'emporta.



Le pauvre diable de contrebandier comprenait si bien que son sort était décidé, qu'à ce choix de la corde et aux cris d'enthousiasme qui l'accompagnaient, il ne répondit que par cette prière des agonisants:

Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains

.



Une corde n'est jamais chose longue à trouver, surtout dans une hôtellerie consacrée aux muletiers.



Au bout de cinq minutes, un muletier officieux, qui n'était point fâché d'assister, sans se déranger, au spectacle d'une pendaison, passa la corde demandée.



Une lanterne était suspendue à une espèce de crochet et représentait, au milieu des sept ou huit chandelles placées sur les tables, l'astre faisant le centre d'un nouveau système planétaire.



On décrocha la lanterne; on la posa sur la cheminée; un des Espagnols, celui qui avait eu l'idée économique de la corde, la passa au crochet, y fit un nœud coulant et mit l'extrémité aux mains de ces quatre ou cinq camarades, fit descendre le condamné de la table, le conduisit au-dessous du crochet et, sans que le malheureux songeât à faire aucune résistance tant il se croyait complétement perdu, lui passa le nœud coulant autour du cou.



Puis au milieu du silence solennel qui précède toujours ce grand acte d'une âme que l'on arrache violemment du corps, il fit entendre cet ordre:



– Enlevez.



Mais à peine ce mot était-il prononcé, qu'un bruit pareil à celui d'un papier ou d'une étoffe que l'on déchire se fit entendre du côté de la fenêtre, qu'on vit s'allonger à l'intérieur de la chambre un bras armé d'un pistolet, le pistolet faire feu, et l'homme qui ajustait le nœud coulant au col du condamné tomber roide mort.



Au même instant, un vigoureux coup de pied brisa les attaches de la fenêtre, qui s'ouvrit à deux battants et livra passage au comte de Moret, qui sauta dans la chambre suivi de ses hommes, tandis qu'au coup de pistolet comme à un signal, la porte de la route et celle de la cour s'ouvraient; laissant voir toutes les issues fermées par des armes et des soldats.



En une seconde le condamné fut délié et passa des angoisses de l'agonie à cette joie enivrante de l'homme qui a déjà descendu la première marche du tombeau et qui bondit hors de la fosse dont la terre va rouler sur lui.



– Que personne n'essaye de sortir d'ici, dit le comte de Moret avec ce geste de suprême commandement qui était chez lui un héritage royal, celui qui tentera de fuir est mort.



Personne ne bougea.



– Maintenant, dit-il en s'adressant au contrebandier dont il venait de sauver la vie, je suis le voyageur que tu as si généreusement prévenu, il y a deux mois, du danger qu'il courait, et pour lequel tu allais mourir. Il est bien juste que les rôles changent, et que cette fois la tragédie soit poussée jusqu'au bout; désigne-moi les misérables qui nous ont poursuivis, leur procès ne sera pas long.



Le contrebandier ne se le fit point redire deux fois; il désigna huit Espagnols, le neuvième était mort.



Les huit bandits se voyant condamnés, et comprenant qu'ils l'étaient sans miséricorde, échangèrent un coup d'œil, et avec l'énergie du désespoir, le poignard à la main, fondirent sur les soldats qui gardaient la porte de la rue.



Mais ils avaient affaire à plus fort qu'eux. C'était, on se le rappelle, Latil qui avait été chargé du soin de garder cette porte, et lorsqu'il l'avait ouverte, c'était un pistolet dans chaque main qu'il s'était placé sur le seuil.



De ses deux coups il tua deux hommes; les six autres se débattirent un instant entre les hommes du comte de Moret et les siens; on entendit pendant quelques secondes le froissement du fer, des cris, des blasphèmes, deux autres coups de feu, la chute de deux ou trois corps sur le parquet… tout était dit.



Six étaient étendus morts dans leur sang et trois autres, vivant encore, étaient, pieds et poings liés, entre les mains des soldats.



– On a trouvé la corde que voilà pour pendre un honnête homme, dit le comte de Moret, qu'on en trouve deux autres pour pendre des coquins.



Les muletiers, qui commençaient à comprendre qu'ils n'étaient pour rien dans toute cette affaire, et qu'au lieu de voir pendre un homme, ils allaient en voir pendre trois, spectacle par conséquent trois fois plus récréatif, offrirent à l'instant même les cordes demandées.



– Latil, dit le comte de Moret, c'est vous que je charge de faire pendre ces trois messieurs; je vous sais expéditif, ne les faites pas languir. Quant au reste de l'honorable société, vous laisserez dix hommes pour la garder ici. Demain, à midi seulement, les prisonniers, auxquels il ne sera fait aucun mal, seront libres.



– Et où vous rejoindrai-je? demanda Latil.



– Ce brave homme, répondit le comte de Moret, en montrant le contrebandier si miraculeusement sauvé de la corde, ce brave homme vous conduira; seulement, vous doublerez le pas pour nous rejoindre.



Puis, s'adressant au contrebandier lui-même:



– La même route que l'autre, vous vous rappelez, mon brave homme; une fois arrivé à Suze, il y a vingt pistoles pour vous. Latil, vous avez dix minutes.

 



Latil s'inclina.



– En route, messieurs, continua le comte de Moret; nous avons perdu là une demi-heure, mais nous avons fait de bonne besogne.



Dix minutes après, Latil, guidé par le contrebandier, le rejoignait; la besogne, que le comte avait laissée aux trois quarts faite, était achevée.



C'était sur le pont même de Giacon que Latil et ses hommes avaient rejoint le comte de Moret. Le con