Tasuta

Le corricolo

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Lia reconnut une de ces bohémiennes à qui leur vie errante a livré quelques uns des secrets de la nature et qui ont vieilli en spéculant sur l'ignorance ou sur la curiosité. Lia avait toujours eu de la répugnance pour ces prétendus sorciers. Elle fit donc un pas pour s'éloigner.

– Vous ne voulez donc pas que je vous dise votre bonne aventure, signora? reprit la vieille.

– Non, dit Lia, car ma bonne aventure, à moi, pourrait bien, si elle était vraie, n'être qu'une sombre révélation.

– L'homme est souvent plus pressé de connaître le mal qui le menace que le bien qui peut lui arriver, répondit la vieille.

– Oui, tu as raison, dit Lia. Aussi, si je pouvais croire en ta science, je n'hésiterais pas à te consulter.

– Que risquez-vous? reprit la vieille. Aux premières paroles que je dirai, vous verrez bien si je mens.

– Tu ne peux pas connaître ce que je veux savoir, dit Lia. Ainsi ce serait inutile.

– Peut-être, dit la vieille. Essayez.

Lia se sentait combattue par ce double principe dont, depuis la veille, elle avait plusieurs fois éprouvé l'influence. Cette fois encore elle céda à son mauvais génie, et se rapprochant de la vieille:

– Eh bien! que faut-il que je fasse? demanda-t-elle.

– Donnez-moi votre main, répondit la vieille.

La comtesse ôta son gant et tendit sa main blanche, que la vieille prit entre ses mains noires et ridées. C'était un tableau tout composé que cette jeune, belle, élégante et aristocratique personne, debout, pâle et immobile devant cette vieille paysanne aux vêtemens grossiers, au teint brûlé par le soleil.

– Que voulez-vous savoir? dit la bohémienne après avoir examiné les lignes de la main de la comtesse avec autant d'attention que si elle avait pu y lire aussi facilement que dans un livre. Dites, que voulez-vous savoir? le présent, le passé ou l'avenir?

La vieille prononça ces mots avec une telle confiance que Lia tressaillit; elle était Italienne, c'est-à-dire superstitieuse; elle avait eu une nourrice calabraise, elle avait été bercée par des histoires de stryges et de bohémiens.

– Ce que je veux savoir, dit-elle en essayant de donner à sa voix l'assurance de l'ironie; je désire savoir le passé: il m'indiquera la foi que je puis avoir dans l'avenir.

– Vous êtes née à Salerne, dit la vieille; vous êtes riche, vous êtes noble, vous avez eu vingt ans à la dernière fête de la Madone de l'Arc, et vous avez épousé dernièrement un homme dont vous avez été longtemps séparée et que vous aimez profondément.

– C'est cela, c'est bien cela, dit Lia en pâlissant; et voilà pour le passé.

– Voulez-vous savoir le présent? dit la vieille en fixant sur la comtesse ses petits yeux de vipère.

– Oui, dit Lia après un instant de silence et d'hésitation; oui, je le veux.

– Vous vous sentez le courage de le supporter?

– Je suis forte.

– Mais si je rencontre juste, que me donnerez-vous? demanda la vieille.

– Cette bourse, répondit la comtesse en tirant de sa poche un petit filet enrichi de perles, et dans laquelle on voyait briller, à travers la soie, l'or d'une vingtaine de sequins.

La vieille jeta sur l'or un regard de convoitise, et étendit instinctivement la main pour s'en emparer.

– Un instant! dit la comtesse, vous ne l'avez pas encore gagné.

– C'est juste, signora, répondit la vieille. Rendez-moi votre main.

Lia rendit sa main à la bohémienne.

– Oui, oui, le présent, murmura la vieille, le présent est une triste chose pour vous, signora; car voici une ligne qui va du pouce à l'annulaire, et qui me dit que vous êtes jalouse.

– Ai-je tort de l'être? demanda Lia.

– Ah! cela, je ne puis vous le dire, reprit la bohémienne, car ici la ligne se confond avec deux autres. Seulement ce que je sais, c'est que votre mari a un secret qu'il vous cache.

– Oui, c'est cela, murmura la comtesse; continuez.

– C'est une femme qui est l'objet de ce secret, reprit la bohémienne.

– Jeune? demanda Lia.

– Jeune?.. oui, jeune, répondit la bohémienne après un moment d'hésitation.

– Jolie? continua la comtesse.

– Jolie? Je ne la vois qu'à travers un voile; je ne puis donc vous répondre.

– Et où est cette femme?

– Je ne sais.

– Comment, tu ne sais?

– Non! je ne sais pas où elle est aujourd'hui. Il me semble qu'elle est dans une église, et je ne vois pas de ce côté-là; mais je puis vous dire où elle sera demain.

– Et où sera-t-elle demain?

– Demain elle sera dans une petite chambre de la rue San-Giacomo, no. 11, au troisième étage, où elle attendra votre mari.

– Je veux voir cette femme! s'écria la comtesse en jetant sa bourse à la bohémienne. Cinquante sequins si je la vois.

– Je vous la ferai voir, dit la vieille; mais à une condition.

– Parle. Laquelle?

– C'est que, quelque chose que vous voyiez et que vous entendiez, vous ne paraîtrez point.

– Je te le promets.

– Ce n'est pas assez de le promettre, il faut le jurer.

– Je te le jure.

– Sur quoi?

– Sur les plaies du Christ.

– Bien. Ensuite il faudrait vous procurer un vêtement de religieuse, afin que, si vous êtes rencontrée, vous ne soyez pas reconnue.

– J'en ferai demander un au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces, dont ma tante est abbesse; ou plutôt… attends… J'irai dès le matin sous prétexte de lui faire une visite; viens m'y prendre à dix heures avec une voiture fermée, et attends-moi à la petite porte qui donne dans la rue de l'Arenaccia.

– Très bien, dit la bohémienne; j'y serai.

Lia rentra chez elle, et la vieille s'éloigna en branlant la tête et en comptant son or.

A deux heures Odoardo rentra. Lia l'entendit demander au valet de chambre si l'on n'avait pas apporté quelque lettre pour lui. Le valet de chambre répondit que non.

Lia fit semblant de n'avoir rien entendu que les pas du comte, pas qu'elle connaissait si bien, et elle ouvrit la porte en souriant.

– Oh! quelle bonne surprise! lui dit-elle. Tu es rentré plus tôt que je n'espérais.

– Oui, dit Odoardo en jetant les yeux du côté du Vésuve; oui, j'étais inquiet. Ne sens-tu pas qu'il fait étouffant? ne vois-tu pas que la fumée du Vésuve est plus épaisse que d'habitude? La montagne nous promet quelque chose!

– Je ne sens rien, je ne vois rien, dit Lia. D'ailleurs, ne sommes-nous pas du côté privilégié?

– Oui, et maintenant plus privilégié que jamais, dit Odoardo: un ange le garde.

Cette soirée se passa comme l'autre, sans que le comte conçût aucun soupçon, tant Lia sut dissimuler sa douleur. Le lendemain, à neuf heures du matin, elle demanda au comte la permission d'aller voir sa tante la supérieure du couvent de Sainte-Marie. Cette permission lui fut gracieusement accordée.

Le Vésuve devenait de plus en plus menaçant; mais tous deux avaient trop de choses dans le coeur et l'esprit pour penser au Vésuve.

La comtesse monta en voiture et se fit conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Arrivée là, elle dit à sa tante que, pour accomplir incognito une oeuvre de bienfaisance, elle avait besoin d'un costume de religieuse. L'abbesse lui en fit apporter un à sa taille. Lia le revêtit. Comme elle achevait sa toilette monastique, la vieille la fit demander: elle attendait à la porte avec la voiture fermée. Cinq minutes après, cette voiture s'arrêtait à l'angle de la rue San-Giacomo et de la place Santa-Medina.

Lia et sa conductrice descendirent et firent quelques pas à pied; puis elles entrèrent par une petite porte à gauche, trouvèrent un escalier sombre et étroit, et montèrent au troisième étage. Arrivée là, la vieille poussa une porte et entra dans une espèce d'antichambre, où une autre vieille l'attendait. Les deux bohémiennes alors firent renouveler à Lia son serment de ne jamais rien dire sur la manière dont elle avait découvert la trahison de son mari; puis ce serment fait dans les mêmes termes que la première fois, elles l'introduisirent dans une petite chambre, à la cloison de laquelle une ouverture presque imperceptible avait été pratiquée. Lia colla son oeil à cette ouverture.

La première chose qui la frappa dans cette chambre, et la seule qui attira d'abord toute son attention, fut une ravissante jeune femme de son âge à peu près, reposant tout habillée sur un lit aux rideaux de satin bleu moiré d'argent; elle paraissait avoir cédé à la fatigue et dormait profondément.

Lia se retourna pour interroger l'une ou l'autre des deux vieilles; mais toutes deux avaient disparu. Elle reporta avidement son oeil à l'ouverture.

La jeune femme s'éveillait; elle venait de soulever sa tête, qu'elle appuyait encore tout endormie sur sa main. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles de son front jusque sur l'oreiller, lui couvrant à demi le visage. Elle secoua la tête pour écarter ce voile, ouvrit languissamment les yeux, regarda autour d'elle, comme pour reconnaître où elle était; puis, rassurée sans doute par l'inspection, un léger et triste sourire passa sur ses lèvres; elle fit une courte prière mentale, baisa un petit crucifix qu'elle portait au cou, et, descendant de son lit, elle alla soulever le rideau de la fenêtre, regarda long-temps dans la rue comme attendant quelqu'un, et, ce quelqu'un ne paraissant pas encore, elle revint s'asseoir.

Pendant ce temps, Lia l'avait suivie de l'oeil, et ce long examen lui avait brisé le coeur. Cette femme était parfaitement belle.

La vue de Lia se reporta alors de cette femme aux objets qui l'entouraient. La chambre qu'elle habitait était pareille à celle dans laquelle Lia avait été introduite; mais dans la chambre voisine une main prévoyante avait réuni tous ces mille détails de luxe dont a besoin d'être sans cesse accompagnée, comme une peinture l'est de son cadre, la femme belle, élégante et aristocratique; tandis que l'autre chambre, celle où se trouvait Lia, avec ses murs nus, ses chaises de paille, ses tables boiteuses, avait conservé son caractère de misère et de vétusté.

 

Il était évident que l'autre chambre avait été préparée pour recevoir la belle hôtesse.

Cependant celle-ci attendait toujours, dans la même pose, pensive et mélancolique, la tête penchée sur sa poitrine, celui qui sans doute avait veillé à l'arrangement du charmant boudoir qu'elle occupait. Tout à coup elle releva le front, prêta l'oreille avec anxiété et demeura soulevée à demi et les yeux fixés sur la porte. Bientôt sans doute le bruit qui l'avait tirée de sa rêverie devint plus distinct; elle se leva tout à fait, appuyant une main sur son coeur et cherchant de l'autre un appui, car elle pâlissait visiblement et semblait prête à s'évanouir. Il y eut alors un instant de silence, pendant lequel le bruit des pas d'un homme montant l'escalier arriva jusqu'à Lia elle-même; puis la porte de la chambre voisine s'ouvrit: l'inconnue jeta un grand cri, étendit les bras et ferma les yeux comme si elle ne pouvait résister à son émotion. Un homme se précipita dans la chambre et la retint sur son coeur au moment où elle allait tomber. Cet homme, c'était le comte.

La jeune femme et lui ne purent qu'échanger deux paroles:

– Odoardo! Teresa!

La comtesse n'en put supporter davantage; elle poussa un gémissement douloureux et tomba évanouie sur le plancher.

Quand elle recouvra ses sens, elle était dans une autre chambre. Les deux vieilles lui jetaient de l'eau sur le visage et lui faisaient respirer du vinaigre.

Lia se leva d'un mouvement rapide comme la pensée, et voulut s'élancer vers la porte de la chambre qui renfermait Odoardo et la femme inconnue, mais les deux vieilles lui rappelèrent son serment. Lia courba la tête sous une promesse sacrée, tira de sa poche une bourse contenant une cinquantaine de louis et la donna à la bohémienne; c'était le prix de la prophétie faite par elle, et qui s'était si ponctuellement et si cruellement accomplie.

La comtesse descendit l'escalier, remonta dans sa voiture, donna machinalement l'ordre de la conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces et rentra chez sa tante.

Lia était si pâle que la bonne abbesse s'aperçut tout aussitôt qu'il venait de lui arriver quelque chose; mais à toutes les questions de sa tante, Lia répondit qu'elle s'était trouvée mal et que ce reste de pâleur venait de l'évanouissement qu'elle avait subi.

L'amour de la supérieure s'alarma d'autant plus que, tout en lui racontant l'accident qui venait de lui arriver, sa nièce lui en cachait la cause. Aussi fit-elle tout ce qu'elle put pour obtenir de la comtesse qu'elle restât au couvent jusqu'à ce qu'elle fût remise tout à fait; mais l'émotion qu'avait éprouvée Lia n'était point une de ces secousses dont on se remet en quelques heures. La blessure était profonde, douloureuse et envenimée. Lia sourit amèrement aux craintes de sa tante, et, sans même essayer de les combattre, déclara qu'elle voulait retourner chez elle.

L'abbesse lui montra alors la cime de la montagne tout enveloppée de fumée, et lui dit qu'une éruption prochaine étant inévitable, il serait plus raisonnable à elle de faire dire à son mari de venir la rejoindre et d'attendre les résultats de cette éruption en un lieu sûr. Mais Lia lui répondit en lui montrant d'un geste cette pente verdoyante de la montagne sur laquelle, depuis que le Vésuve existait, pas le plus petit ruisseau de lave ne s'était égaré. L'abbesse, voyant alors que sa résolution était inébranlable, prit congé d'elle en la recommandant à Dieu.

La comtesse remonta en voiture. Dix minutes après, elle était à la villa Giordani.

Odoardo n'était pas encore rentré.

Là, les douleurs de Lia redoublèrent. Elle parcourut comme une insensée les appartemens et les jardins: chaque chambre, chaque bouquet d'arbres, chaque allée avait pour elle un souvenir, délicieux trois jours auparavant, aujourd'hui mortel. Partout Odoardo lui avait dit qu'il l'aimait. Chaque objet lui rappelait une parole d'amour. Alors Lia sentit que tout était fini pour elle et qu'il lui serait impossible de vivre ainsi; mais elle sentit en même temps qu'il lui était impossible de mourir en laissant Odoardo dans le monde qu'habitait sa rivale. En ce moment, il lui vint une idée terrible: c'était de tuer Odoardo et de se tuer ensuite. Lorsque cette idée se présenta à son esprit, elle jeta presque un cri d'horreur; mais peu à peu elle força son esprit de revenir à cette pensée, comme un cavalier puissant force son cheval rebelle de franchir l'obstacle qui l'avait d'abord effarouché.

Bientôt cette pensée, loin de lui inspirer de la crainte, lui causa une sombre joie; elle se voyait le poignard à la main, réveillant Odoardo de son sommeil, lui criant le nom de sa rivale entre deux blessures mortelles, se frappant à son tour, mourant à côté de lui, et le condamnant à ses embrassemens pour l'éternité. Et Lia s'étonnait qu'au fond d'une douleur si poignante une résolution pareille pût remuer une si grande joie.

Elle alla dans le cabinet d'Odoardo. Là étaient des trophées d'armes de tous les pays, de toutes les espèces, depuis le crik empoisonné du Malais jusqu'à la hache gothique du chevalier franc. Lia détacha un beau cangiar turc, au fourreau de velours, au manche tout émaillé de topazes, de perles et de diamans. Elle l'emporta dans sa chambre, en essaya la pointe au bout de son doigt, dont une goutte de sang jaillit, limpide et brillante comme un rubis, puis le cacha sous son oreiller.

En ce moment, elle entendit le hennissement du cheval d'Odoardo et comme elle se trouvait devant une glace, elle vit qu'elle devenait pâle comme une morte. Alors elle se mit à rire de sa faiblesse, mais l'éclat de son propre rire l'effraya, et elle s'arrêta toute frissonnante.

En ce moment elle entendit les pas de son mari, qui montait l'escalier. Elle courut aux rideaux des fenêtres, qu'elle laissa retomber afin d'augmenter l'obscurité et de dérober ainsi au comte l'altération de son visage.

Le comte ouvrit la porte, et, encore ébloui par l'éclat du jour, il appela Lia de sa plus douce et de sa plus tendre voix. Lia sourit avec dédain, et, se levant du fauteuil où elle était assise dans l'ombre des rideaux de la fenêtre, elle fit quelques pas au devant de lui.

Odoardo l'embrassa avec cette effusion de l'homme heureux qui a besoin de répandre son bonheur sur tout ce qui l'entoure. Lia crut que son mari s'abaissait à feindre pour elle un amour qu'il n'éprouvait plus. Un instant auparavant elle avait crut le haïr; dès lors elle crut le mépriser.

La journée se passa ainsi, puis la nuit vint. Bien souvent Odoardo, en regardant sa femme, qui s'efforçait de sourire sous son regard, ouvrit la bouche comme pour révéler un secret; puis chaque fois il retint les paroles sur ses lèvres, et le secret rentra dans son coeur.

Pendant la soirée, les menaces du Vésuve devinrent plus effrayantes que jamais. Odoardo proposa plusieurs fois à sa femme de quitter la villa et de s'en aller dans leur palais de Naples; mais à chaque fois Lia pensa que cette proposition lui était faite par Odoardo pour se rapprocher de sa rivale, le palais du comte étant situé dans la rue de Tolède, à cent pas à peine de la rue San-Giacomo. Aussi, à chaque proposition du comte, lui rappela-t-elle que le côté du Vésuve où s'élevait la villa avait toujours été respecté par le volcan. Odoardo en convint; mais il n'en décida pas moins que, si le lendemain les symptômes de la montagne étaient toujours les mêmes, ils quitteraient la villa pour aller attendre à Naples la fin de l'événement.

Lia y consentit. La nuit lui restait pour sa vengeance; elle ne demandait pas autre chose.

Par un étrange phénomène atmosphérique, à mesure que l'obscurité descendait du ciel, la chaleur augmentait. En vain les fenêtres de la villa s'étaient ouvertes comme d'habitude pour aspirer le souffle du soir, la brise quotidienne avait manqué, et, à sa place, la mer en ébullition dégageait une vapeur lourde et tiède presque visible à l'oeil, et qui se répandait comme un brouillard à la surface de la terre. Le ciel, au lieu de s'étoiler comme à l'ordinaire, semblait un dôme d'étain rougi pesant de tout son poids sur le monde. Une chaleur insupportable passait par bouffées, venant de la montagne et descendant vers la villa; et cette chaleur énervante semblait, à chaque fois qu'elle se faisait sentir, emporter avec elle une portion des forces humaines.

Odoardo voulait veiller. Ces symptômes bien connus l'inquiétaient pour Lia, mais Lia le rassurait en riant de ses frayeurs; Lia paraissait insensible à tous ces phénomènes. Quand le comte se couchait sans force et les yeux à demi fermés sur un fauteuil, Lia restait debout, ferme, roide et immobile, soutenue par la douleur qui veillait au fond de son âme. Le comte finit par croire que la faiblesse qu'il éprouvait venait d'une mauvaise disposition de sa part. Il demanda en riant le bras de Lia, s'y appuya pour gagner son lit, se jeta dessus tout habillé, lutta un instant encore contre le sommeil, puis tomba enfin dans une espèce d'engourdissement léthargique, et s'endormit la main de Lia dans les siennes.

Lia resta debout près du lit, silencieuse et sans faire un mouvement, tant qu'elle crut que le sommeil n'avait pas encore pris tout son empire. Puis, lorsqu'elle fut à peu près certaine que le comte était devenu insensible au bruit comme au toucher, elle retira doucement sa main, s'avança vers l'antichambre, donna l'ordre aux domestiques de partir à l'instant même pour Naples, afin de préparer le palais à les recevoir le lendemain matin, et rentra dans son appartement.

Les domestiques, enchantés de pouvoir se mettre en sûreté en accomplissant leur devoir, s'éloignèrent à l'instant même. La comtesse, appuyée à sa fenêtre ouverte, les entendit sortir, fermer la porte de la villa, puis la grille du jardin. Elle descendit alors, visita les antichambres, les corridors, les offices. La maison était déserte: comme la comtesse le désirait, elle était restée seule avec Odoardo.

Elle rentra dans sa chambre, s'approcha de son lit d'un pas ferme, fouilla sous son oreiller, en tira le cangiar, le sortit du fourreau, examina de nouveau sa lame recourbée et toute diaprée d'arabesques d'or; puis, les lèvres serrées, les yeux fixes, le front plissé, elle s'avança vers la chambre d'Odoardo, pareille à Gulnare s'avançant vers l'appartement de Séide.

La porte de communication était ouverte, et la lumière laissée par Lia dans sa chambre projetait ses rayons dans celle du comte. Elle s'avança donc vers le lit, guidée par cette lueur. Odoardo était toujours couché dans la même position et dans la même immobilité.

Arrivée au chevet, elle étendit la main pour chercher l'endroit où elle devait frapper. Le comte, oppressé par la chaleur, avait, avant de se coucher, ôté sa cravate et entr'ouvert son gilet et sa chemise. La main de Lia rencontra donc sur sa poitrine nue, à l'endroit même du coeur, un petit médaillon renfermant un portrait et des cheveux qu'elle lui avait donnés au moment où il était parti pour la Sicile, et qu'il n'avait jamais quittés depuis.

La suprême exaltation touche à la suprême faiblesse. A peine Lia eut-elle senti et reconnu ce médaillon, qu'il lui sembla qu'un rideau se levait et qu'elle voyait repasser une à une, comme de douces et gracieuses ombres, les premières heures de son amour. Elle se rappela, avec cette rapidité merveilleuse de la pensée qui enveloppe des années dans l'espace d'une seconde, le jour où elle vit Odoardo pour la première fois, le jour où elle lui avoua qu'elle l'aimait, le jour où il partit pour la Sicile, le jour où il revint pour l'épouser; tout ce bonheur qu'elle avait supporté sans fatigue, disséminé qu'il avait été sur sa vie, brisa sa force en se condensant pour ainsi dire dans sa pensée. Elle plia sous le poids des jours heureux; et, laissant échapper le cangiar de sa main tremblante, elle tomba à genoux près du lit, mordant les draps pour étouffer les cris qui demandaient à sortir de sa poitrine, et suppliant Dieu de leur envoyer à tous deux cette mort qu'elle craignait de n'avoir plus la force de donner et de recevoir.

Au moment même où elle achevait cette prière, un grondement sourd et prolongé se fit entendre, une secousse violente ébranla le sol, et une lumière sanglante illumina l'appartement. Lia releva la tête: tous les objets qui l'entouraient avaient pris une teinte fantastique. Elle courut à la fenêtre, se croyant sous l'empire d'une hallucination; mais là tout lui fut expliqué.

La montagne venait de se fendre sur une longueur d'un quart de lieue. Une flamme ardente s'échappait de cette gerçure infernale, et au pied de cette flamme bouillonnait, en prenant sa course vers la villa, un fleuve de lave qui menaçait de l'avoir, avant un quart d'heure, engloutie et dévorée.

 

Lia, au lieu de profiter du temps qui lui était accordé pour sauver Odoardo et se sauver avec lui, crut que Dieu avait entendu et exaucé sa prière, et ses lèvres pâles murmurèrent ces paroles impies: «Seigneur, Seigneur, tu es grand, tu es miséricordieux, je te remercie!..»

Puis, les bras croisés, le sourire sur les lèvres, les yeux brillans d'une volupté mortelle, tout illuminée par ce reflet sanglant, silencieuse et immobile, elle suivit du regard les progrès dévorans de la lave.

Le torrent, ainsi que nous l'avons dit, s'avançait directement sur la villa Giordani, comme si, pareille à une de ces cités maudites, elle était condamnée par la colère de Dieu, et que ce fût elle surtout et avant tout que ce feu de la terre, rival du feu du ciel, avait mission d'atteindre et de punir. Mais la course du fleuve de feu était assez lente pour que les hommes et les animaux pussent fuir devant lui ou s'écarter de son passage. A mesure qu'il avançait, l'air, de lourd et humide qu'il était, devenait sec et ardent. Long-temps devant la lave les objets enchaînés à la terre et en apparence insensibles semblaient, à l'approche du danger, recevoir la vie pour mourir. Les sources se tarissaient en sifflant, les herbes se desséchaient en agitant leurs cimes jaunies, les arbres se tordaient en se courbant comme pour fuir du côté opposé à celui d'où venait la flamme. Les chiens de garde qu'on lâchait la nuit dans le parc étaient venus chercher un refuge sur le perron, et se pressant contre le mur hurlaient lamentablement. Chaque chose créée, mue par l'instinct de la conservation, semblait réagir contre l'épouvantable fléau. Lia seule semblait hâter du geste sa course et murmurait à voix basse: Viens! viens! viens!

En ce moment, il sembla à Lia qu'Odoardo se réveillait: elle s'élança vers son lit. Elle se trompait; Odoardo, sur lequel pesait pendant son sommeil cet air dévorant, se débattait aux prises avec quelque songe terrible. Il semblait vouloir repousser loin de lui un objet menaçant. Lia le regarda un instant, effrayée de l'expression douloureuse de son visage. Mais en ce moment les liens qui enchaînaient ses paroles se brisèrent. Odoardo prononça le nom de Teresa. C'était donc Teresa qui visitait ses rêves! c'était donc pour Teresa qu'il tremblait! Lia sourit d'un sourire terrible, et revint prendre sa place sur le balcon.

Pendant ce temps, la lave marchait toujours et avait gagné du terrain; déjà elle étendait ses deux bras flamboyans autour de la colline sur laquelle était située la villa. Si à cette heure Lia avait réveillé Odoardo, il était encore temps de fuir; car la lave, battant de front le monticule et s'étendant à ses deux flancs, ne s'était point encore rejointe derrière lui. Mais Lia garda le silence, n'ayant au contraire qu'une crainte, c'était que le cri suprême de toute cette nature à l'agonie ne parvint aux oreilles du comte et ne le tirât de son sommeil.

Il n'en fut rien. Lia vit la lave s'étendre, pareille à un immense croissant, et se réunir derrière la colline. Elle poussa alors un cri de joie. Toute issue était fermée à la fuite. La villa et ses jardins n'étaient plus qu'une île battue de tous côtés par une mer de flammes.

Alors la terrible marée commença de monter aux flancs de la colline comme un flux immense et redoublé. A chaque ressac, on voyait les vagues enflammées gagner du terrain et ronger l'île, dont la circonférence devenait de plus en plus étroite. Bientôt la lave arriva aux murs du parc, et les murs se couchèrent dans ses flots, tranchés à leur base. A l'approche du torrent, les arbres se séchèrent, et la flamme, jaillissant de leur racine, monta à leur sommet. Chaque arbre, tout en brûlant, conservait sa forme jusqu'au moment où il s'abîmait en cendres dans l'inondation ardente, qui s'avançait toujours. Enfin les premiers flots de lave commencèrent à paraître dans les allées du jardin. A cette vue, Lia comprit qu'à peine il lui restait le temps de réveiller Odoardo, de lui reprocher son crime et de lui faire comprendre qu'ils allaient mourir l'un par l'autre. Elle quitta la terrasse et s'approchant du lit:

– Odoardo! Odoardo! s'écria-t-elle en le secouant par le bras;

Odoardo! lève-toi pour mourir!

Ces terribles paroles, dites avec l'accent suprême de la vengeance, allèrent chercher l'esprit du comte au plus profond de son sommeil. Il se dressa sur son lit, ouvrit des yeux hagards; puis, au reflet de la flamme, aux pétillemens des carreaux qui se brisaient, aux vacillemens de la maison que les vagues de lave commençaient d'étreindre et de secouer, il comprit tout, et s'élançant de son lit:

– Le volcan! le volcan! s'écria-t-il. Ah! Lia! je te l'avais bien dit!

Puis, bondissant vers la fenêtre, il embrassa d'un coup d'oeil tout cet horizon brûlant, jeta un cri de terreur, courut à l'extrémité opposée de la chambre, ouvrit une fenêtre qui donnait sur Naples, et voyant toute retraite fermée, il revint vers la comtesse en s'écriant, désespéré:

– Oh! Lia, Lia, mon amour, mon âme, ma vie, nous sommes perdus!

– Je le sais, répondit Lia.

– Comment, tu le sais?

– Depuis une heure je regarde le volcan! je n'ai pas dormi, moi!

– Mais si tu ne dormais pas, pourquoi m'as-tu laissé dormir?

– Tu rêvais de Teresa, et je ne voulais pas te réveiller.

– Oui, je rêvais qu'on voulait m'enlever ma soeur une seconde fois. Je rêvais que j'avais été trompé, qu'elle était bien réellement morte, qu'elle était étendue sur son lit dans sa petite chambre de la rue San-Giacomo, qu'on apportait une bière et qu'on voulait la clouer dedans. C'était un rêve terrible, mais moins terrible encore que la réalité.

– Que dis-tu? que dis-tu? s'écria la comtesse saisissant les mains d'Odoardo et le regardant en face. Cette Teresa, c'est ta soeur?

– Oui.

– Cette femme qui loge rue San-Giacomo, au troisième étage, no. 11. c'est ta soeur?

– Oui.

– Mais ta soeur est morte! Tu mens!

– Ma soeur vit. Lia; ma soeur vit, et c'est nous qui allons mourir. Ma soeur avait suivi un colonel français qui a été tué. Moi aussi je la croyais morte, on me l'avait dit, mais j'ai reçu une lettre d'elle avant-hier, mais hier je l'ai vue. C'était bien elle, c'était bien ma soeur, humiliée, flétrie, voulant rester inconnue. Oh! mais que nous fait tout cela en ce moment? Sens-tu, sens-tu la maison qui tremble; entends-tu les murs qui se fendent? O mon Dieu, mon Dieu, secourez-nous!

– Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! s'écria Lia en tombant à genoux. Oh! pardonne-moi avant que je meure!

– Et que veux-tu que je te pardonne? qu'ai-je à te pardonner?

– Odoardo! Odoardo! c'est moi qui te tue! J'ai tout vu, j'ai pris cette femme pour une rivale, et, ne pouvant plus vivre avec toi, j'ai voulu mourir avec toi. Mon Dieu! mon Dieu! n'est-il aucune chance de nous sauver? N'y a-t-il aucun moyen de fuir? Viens, Odoardo! viens! je suis forte; je n'ai pas peur. Courons!

Et elle prit son mari par la main, et tous deux se mirent à courir comme des insensés par les chambres de la villa chancelante, s'élançant à toutes les portes, tentant toutes les issues et rencontrant partout l'inexorable lave qui montait sans cesse, impassible, dévorante, et battant déjà le pied des murs qu'elle secouait de ses embrassemens mortels.

Lia était tombée sur ses genoux, ne pouvant plus marcher. Odoardo l'avait prise dans ses bras et l'emportait de fenêtre en fenêtre en criant, appelant au secours. Mais tout secours était impossible, la lave continuait de monter. Odoardo, par un mouvement instinctif, alla chercher un refuge sur la terrasse qui couronnait la maison; mais là il comprit réellement que tout était fini, et, tombant à genoux et élevant Lia au dessus de sa tête comme s'il eût espéré qu'un ange la viendrait prendre: