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Le corricolo

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IV
LA GROTTE DE POUZZOLES. – LA GROTTE DU CHIEN

Pendant cette exploration, notre cocher, que notre longue absence ennuyait, était entré dans un cabaret pour se distraire. Lorsque nous redescendîmes vers Chiaja, nous le trouvâmes ivre comme auraient pu l'être Horace ou Gallus. Cette petite infraction aux règles de la tempérance retomba sur nos pauvres chevaux, qui, excités par le fouet de leur maître, nous emportèrent au triple galop vers la grotte de Pouzzoles. Nous eûmes beau dire que nous voulions nous arrêter à l'entrée de cette grotte et la traverser dans toute sa longueur: notre automédon, qui croyait son honneur engagé à nous prouver, par la manière pimpante dont il conduisait, qu'il n'était pas ivre, redoubla de coups, et nous disparûmes dans l'ouverture béante comme si un tourbillon nous emportait.

Malheureusement, à peine avions-nous fait cent pas dans ce corridor de l'enfer que nous accrochâmes une charrette. Le cocher, qui se tenait debout derrière nous, sauta par dessus notre tête, nous sautâmes par dessus celle des chevaux. Les chevaux s'abattirent; une roue du corricolo continua sa route, tandis que l'autre, engagée dans le moyeu de la charrette, s'arrêta court avec le reste de l'équipage. Je crus que nous étions tous anéantis. Heureusement le dieu des ivrognes, qui veillait sur notre cocher, daigna étendre sa protection jusqu'à nous, si indignes que nous en fussions: nous nous relevâmes sans une seule égratignure; les traits seuls du bilancino étaient cassés. On se rappelle que le bilancino est le cheval qui galope près du timonier enfermé dans les brancards.

Notre conducteur nous déclara qu'il lui fallait un quart d'heure pour remettre en ordre son attelage; nous le lui accordâmes d'autant plus volontiers qu'il nous fallait, à nous, le méme temps pour visiter la grotte.

Du temps de Sénèque, où il n'y avait pas de chemins de fer, et où par conséquent on ne perçait pas les montagnes, mais où l'on montait tout simplement par dessus, la grotte de Pouzzoles était une grande curiosité. Aussi s'en préoccupe-t-il plus que de nos jours ne le ferait le dernier ingénieur des ponts et chaussées, et, poétisant cette espèce de cave, qui n'est pas même bonne à mettre du vin, l'appelle-t-il une longue prison, et disserte-t-il sur la force involontaire des impressions. Quant à nous, je ne sais si la cabriole que nous venions de faire avait nui à notre imagination; mais, n'en déplaise à Sénèque, nous ne fûmes impressionnés que par l'abominable odeur d'huile que répandaient les soixante-quatre réverbères allumés dans ce grand terrier.

Malgré ces soixante-quatre réverbères, il y a une telle obscurité dans la grotte de Pouzzoles, que ce ne fut que guidés par la voix avinée de notre cocher que nous parvînmes à retrouver notre corricolo. Nous remontâmes dedans, notre cocher remonta derrière, et, comme pour prouver à nos malheureux chevaux que ce n'était pas lui qui avait tort, il débuta par le plus splendide coup de fouet que jamais chevaux aient reçu depuis les coursiers d'Achille, qui pleurèrent si tendrement leur maître, jusqu'aux mules de don Miguel, qui faillirent si irrespectueusement casser le cou au leur.

Le bilancino et le timonier firent un bond qui manqua démantibuler la voiture; mais, à notre grand étonnement, et quoique tous deux parussent faire des efforts inouïs pour remplir leur devoir, nous ne bougeâmes pas de la place.

Le cocher redoubla, en accompagnant cette fois le cinglement de la lanière de ce petit sifflement habituel aux cochers italiens et avec lequel ils semblent galvaniser leurs chevaux. Les nôtres, à cette double admonestation, redoublèrent de soubresauts et de piétinemens, mais ne firent ni un pas en avant ni un pas en arrière.

Cependant, comme, selon toutes les règles de la dignité humaine, ce n'est jamais aux animaux à deux pieds à céder aux animaux à quatre pattes, notre homme s'entêta et allongea à son équipage un troisième coup de fouet en accompagnant ce coup de fouet d'un juron à faire fendre le Pausilippe. L'impression fut grande sur les malheureux quadrupèdes; ils se cabrèrent, hennirent, firent des écarts à droite, firent des écarts à gauche; mais d'un seul pas en avant, il n'en fut pas question.

Il y avait évidemment quelque mystère là-dessous. J'arrêtai le bras de Gaetano, levé pour un quatrième coup de fouet, et je l'invitai à aller s'assurer à tâtons des causes qui nous enchaînaient à notre place; car de voir avec les yeux, il n'y fallait pas songer. Gaetano voulut résister et prétendit que les chevaux devaient partir et qu'ils partiraient. Mais à mon tour j'insistai en lui disant que, s'il ajoutait un mot, je l'enverrais promener lui et son attelage. Gaetano, menacé dans ses intérêts pécuniaires, descendit.

Au bout d'un instant, nous l'entendîmes pousser des soupirs, puis des plaintes, puis des gémissemens.

– Eh bien, lui demandai-je, qu'y a-t-il?

– Oh, eccellenza!

– Après?

– O malora!

– Quoi?

– Ho perduto la testa del mio cavallo.

– Comment! vous avez perdu la tête de votre cheval?

– L'ho perduta!

Et les plaintes et les gémissemens recommencèrent.

– Et duquel des deux avez-vous perdu la tête? demandai-je en éclatant de rire.

– Del povero bilancino, eccellenza.

– Ce gredin-là est ivre-mort, dit Jadin.

– Eh bien, demandai-je après un moment de silence, est-elle retrouvée?

– O non si trovera più… mai! mai! mai!

– Voyons, attendez, je vais l'aller chercher moi-même.

Je sautai à bas du corricolo; je fis a tâtons le tour de l'attelage et je trouvai mon homme qui serrait désespérément dans ses bras la croupe de son cheval. Il l'avait attaché à l'envers.

On comprend le résultat naturel de cette combinaison: à chaque coup de fouet nouveau, le porteur tirait au nord et le bilancino au midi. Or, comme c'est une règle invariable que deux forces égales opposées l'une à l'autre se neutralisent l'une par l'autre, il en résultait que, plus nos deux chevaux faisaient d'efforts pour avancer, l'un vers l'entrée de la grotte, l'autre vers la sortie, plus solidement nous restions comme amarrés à la même place.

J'annonçai à Gaetano que la tête de son cheval était retrouvée, je lui en donnai la preuve en lui mettant la main dessus, et je lui signifiai que, de peur de nouveaux accidens, nous irions à pied jusqu'à la grotte du Chien, où il était invité à nous rejoindre, si toutefois il en était capable.

Il y a cependant des jours où cette grotte est splendidement éclairée, ce sont les jours d'équinoxe; comme le soleil se couche alors exactement en face d'elle, il la transperce de son dernier rayon et la dore merveilleusement de l'une à l'autre de ses extrémités.

Il nous était arrivé tant d'encombres dans cette malheureuse grotte que ce fut avec un certain plaisir que nous retrouvâmes la lumière. Afin sans doute de dédommager le voyageur de la perte qu'il a faite momentanément, la nature, à la sortie de ce long et sombre corridor, se présente coquette, animée, et pleine de fantasques accidens. Cependant, comme un effroyable soleil dardait sur nos têtes, nous ne nous arrêtâmes pas trop à les détailler, et sur l'indication d'un passant, laissant la route, nous prîmes un petit chemin qui conduit au lac d'Agnano.

Gaetano s'était piqué d'honneur; au bout d'un instant, nous entendîmes derrière nous le bruit des roues d'une voiture et le pétillement des sonnettes de deux chevaux: c'était notre corricolo et notre cocher qui nous rejoignaient, le corricolo parfaitement rafistolé à l'aide de cordes, de ficelles et de chiffons, le cocher à peu près dégrisé.

Comme nous étions en nage, nous ne nous fîmes pas prier pour reprendre nos places; et cette fois, grâce à l'harmonie de notre attelage, nous reprîmes notre allure habituelle, c'est-à-dire que nous allâmes comme le vent.

Au bout d'un instant, deux chiens se mirent à courir devant notre corricolo, et un homme monta derrière. D'où sortaient-ils? D'une pauvre chaumière située à gauche de la route, je crois. Des deux quadrupèdes, l'un était nankin et l'autre noir.

Au bout d'un instant, le quadrupède nankin donna des signes visibles d'hésitation. Il s'arrêtait, s'asseyait, restait en arrière, puis reprenait son chemin, toujours plus lentement. Son maître commença par le siffler, puis l'appela; puis enfin, voyant des signes de rébellion marquée, descendit, le coupla avec le chien noir, et, au lieu de remonter derrière nous, marcha à pied. Je demandai alors quels étaient cet homme et ces chiens; on nous répondit que c'était l'homme qui avait la clé de la grotte et les deux chiens sur lesquels on faisait successivement les expériences, c'est-à-dire le grand-prêtre et les victimes.

Le mot successivement m'éclaira sur les terreurs du chien nankin et sur l'insouciance du chien noir. Le chien noir descendait de garde, le chien nankin était de faction. Voilà pourquoi le chien nankin voulait à toute force retourner en arrière, et pourquoi il était indifférent au chien noir d'aller en avant. A la première visite d'étrangers, les rôles changeraient.

A mesure que nous approchions, les terreurs du malheureux chien nankin redoublaient. Il opposait à son camarade une véritable résistance; et comme ils étaient à peu près de la même taille, et par conséquent de la même force, que l'un n'avait que le désir d'obéir à son maître, tandis que l'autre avait l'espérance d'y échapper, le sentiment de la conservation l'emporta bientôt sur celui du devoir, et, au lieu que ce fût le chien noir qui continuât d'entraîner le chien nankin vers la grotte, ce fut le chien nankin qui commença de ramener le chien noir vers la maison.

Ce que voyant, le propriétaire des deux animaux jugea son intervention nécessaire et se mit en marche pour les rejoindre. Mais à mesure qu'il approchait d'eux, tandis que le chien nankin redoublait d'efforts pour fuir, le chien noir, qui n'était pas bien sûr d'avoir fait tout ce qu'il pouvait pour retenir son camarade, donnait à son tour des signes d'hésitation, de sorte que, lorsque le maître étendit le bras, croyant mettre la main sur eux, tous deux partirent au grand galop, reprenant la route par laquelle ils étaient venus.

 

L'homme se mit à trotter après eux en les appelant; inutile de dire que, plus il les appelait, plus ils couraient vite. Au bout d'un instant, homme et chiens disparurent à un tournant de la route.

Milord avait regardé toute cette scène avec un profond étonnement: en voyant apparaître deux individus de son espèce, il avait d'abord voulu se jeter dessus pour les dévorer; mais quelques coups de pied de Jadin l'avaient calmé, et il s'était décidé, quoique avec un regret visible, à devenir simple spectateur de ce qui allait se passer.

Ce qui devait arriver arriva: les deux chiens s'arrêtèrent à la porte de leur chenil. Leur maître les y rejoignit, passa une corde au cou du chien nankin, siffla le chien noir, et, dix minutes après sa disparition, nous le vîmes reparaître précédé de l'un et traînant l'autre.

Cette fois, il n'y avait pas à s'en dédire: il fallait que la malheureuse bête accomplît le sacrifice. En arrivant à la porte de la grotte, il tremblait de tous ses membres; la porte de la grotte ouverte, il était déjà à moitié mort. A la porte de la grotte étaient cinq ou six enfans si déguenillés qu'à part les indiscrétions des vêtemens, il était fort difficile de reconnaître leur sexe: chacun tenait un animal quelconque à la main, l'un une grenouille, l'autre une couleuvre, celui-ci un cochon d'Inde, celui-là un chat.

Ces animaux étaient destinés aux plaisirs des amateurs qui ne se contentent pas de l'évanouissement et qui veulent la mort. Les chiens coûtent cher à faire mourir: quatre piastres par tête, je crois; tandis que pour un carlin on peut faire mourir la grenouille, pour deux carlins la couleuvre, pour trois carlins le cochon d'Inde, et pour quatre carlins le chat. C'est pour rien, comme on voit. Cependant un vice-roi, qui sans doute n'avait pas d'argent dans sa poche, fit entrer dans la grotte deux esclaves turcs et les vit mourir gratis.

Tout cela est bien hideusement cruel, mais c'est l'habitude. D'ailleurs, les animaux en meurent, c'est vrai, mais aussi les maîtres en vivent, et il y a si peu d'industries à Naples, qu'il faut bien tolérer celle-là.

La grotte peut avoir trois pieds de haut et deux pieds et demi de profondeur. J'introduisis la tête dans la partie supérieure, et je ne sentis aucune différence entre l'air qu'elle contenait et l'air extérieur; mais, en recueillant dans le creux de la main l'air inférieur et en le portant vivement à ma bouche et à mon nez, je sentis une odeur suffocante. En effet, les gaz mortels ne conservent leur action qu'à la hauteur d'un pied a peu près du sol. Mais là, en quelques secondes ils asphyxieraient l'homme aussi bien que les animaux.

Le tour du malheureux chien était venu. Son maître le poussa dans la grotte sans qu'il opposât aucune résistance; mais une fois dedans, son énergie lui revint, il bondit, se dressa sur ses pieds de derrière pour élever sa tête au dessus de l'air méphitique qui l'entourait. Mais tout fut inutile; bientôt un tremblement convulsif s'empara de lui, il retomba sur ses quatre pattes, vacilla un instant, se coucha, raidit ses membres, les agita comme dans une crise d'agonie, puis tout à coup resta immobile. Son maître le tira par la queue hors du trou; il resta sans mouvement sur le sable, la gueule béante et pleine d'écume. Je le crus mort.

Mais il n'était qu'évanoui: bientôt l'air extérieur agit sur lui, ses poumons se gonflèrent et battirent comme des soufflets, il souleva sa tête, puis l'avant-train, puis le train de derrière, demeura un instant vacillant sur ses quatre pattes comme s'il eût été ivre; enfin, ayant tout à coup rassemblé toutes ses forces, il partit comme un trait et ne s'arrêta qu'à cent pas de là, sur un petit monticule, au sommet duquel il s'assit, regardant tout autour de lui avec la plus prudente et la plus méticuleuse attention.

Je crus que c'était fini et que son maître ne le rattraperait jamais. Je lui fis même part de cette observation; mais il sourit de l'air d'un homme qui veut dire: – Allons, allons, vous n'êtes pas encore fort sur les chiens! Et tirant un morceau de pain de sa poche, il le montra au patient, qui parut se consulter quelques secondes, retenu entre la crainte et la gourmandise. La gourmandise l'emporta. Il accourut en remuant la queue et dévora sa pitance comme s'il avait parfaitement oublié ce qui venait de se passer.

Le chien noir avait regardé cette opération, gravement assis sur son derrière, en tournant la tête, et ayant l'air de dire à part soi, comme l'ivrogne de Charlet: – Voilà pourtant comme je serai dimanche!

Quant à Milord, il était fourré sous la banquette du corricolo, où il paraissait n'avoir qu'une crainte, celle d'être découvert.

Je demandai le nom des deux infortunés quadrupèdes dont la vie était destinée à s'écouler en évanouissemens perpétuels: ils s'appelaient Castor et Pollux, sans doute en raison de ce que, pareils aux deux divins gémeaux, ils sont condamnés à vivre et à mourir chacun à son tour.

J'eus quelque envie d'acheter Castor et Pollux. Mais je songeai que si je leur donnais la liberté, ils deviendraient enragés; et que si je les gardais, ils ne pouvaient pas manquer d'être dévorés un jour ou l'autre par Milord. Je me décidai donc à ne rien changer à l'ordre des choses, et à laisser à chacun le sort que la nature lui avait fait.

Quant à la grenouille, à la couleuvre, au cochon d'Inde et au chat, nous déclarâmes que nous n'étions aucunement curieux de continuer sur eux les expériences, et que celle que nous avions faite sur Castor nous suffisait.

Cette décision fut accompagnée d'une couple de carlins que nous distribuâmes à leurs propriétaires pour les aider à attendre patiemment des voyageurs plus anglais que nous.

V
La Place du Marché

Nous avons dit que le Môle est le boulevart du temple de Naples; ilMercato est sa place de Grève.

Autrefois, quand on pendait à Naples, la potence restait dressée en permanence sur la place du Marché. Aujourd'hui, que Naples est éclairée au gaz, qu'elle est pavée d'asphalte et qu'elle guillotine, on élève et l'on démonte la madaja pour chaque exécution.

L'horrible machine se dresse pendant la nuit qui précède le supplice, en face d'une petite rue par laquelle débouche le condamné, et qu'on appelle pour cette raison vico del Sospiro, la ruelle du Soupir.

C'est sur cette place que furent exécutés, le 29 octobre 1268, le jeune Conradin et son cousin Frédéric d'Autriche. Les corps des deux jeunes gens restèrent quelque temps ensevelis à l'endroit même de l'exécution, et une petite chapelle s'éleva sur leur tombe; mais l'impératrice Marguerite arriva du fond de l'Allemagne, elle apportait des trésors pour racheter à Charles d'Anjou la vie de son fils. Il était trop tard, son fils était mort. Avec la permission de son meurtrier, elle employa ces trésors à faire bâtir une église. Cette église c'est celle del Carmine.

Si l'on n'est pas conduit par un guide, on sera long-temps à trouver cette tombe pour laquelle cependant une église fut bâtie: sans doute la susceptibilité de Charles l'exila dans le coin où elle se trouve.

L'église del Carmine fut témoin d'un miracle incontestable et à peu près incontesté.

J'ai acheté à Rome un livre italien intitulé Histoire de la vingt-septième révolte de la très fidèle ville de Naples: c'est celle de Masaniello. Avec celles qui ont eu lieu depuis 1647 et qu'il faut ajouter aux révoltes antérieures, cela fait un total de trente-cinq révoltes. Ce n'est pas trop mal pour une ville fidèle.

Une de ces trente-cinq révoltes eut lieu contre Alphonse d'Aragon. Mais Alphonse d'Aragon n'était pas si bête que d'abandonner Naples, si Naples l'abandonnait. Il fit venir des galères de Sicile et de Catalogne, et, ayant mis le siége devant Naples, s'en alla établir son camp sur les bords du Sebetus, position de laquelle il commença à canonner sa très fidèle ville révoltée.

Or, un des boulets envoyés par lui à ses anciens sujets, se trompant probablement de route, se dirigea vers l'église del Carmine, fracassa la coupole, renversa le tabernacle, et allait écraser la tête du crucifix de grandeur naturelle qui, déjà avant cette époque était reconnu comme très miraculeux; le crucifix baissa sa tête sur sa poitrine et le boulet, passant au dessus de son front, alla faire son trou dans la porte, enlevant seulement la couronne d'épines dont la tête était ceinte.

Chaque année, le lendemain de Noël, le crucifix est exposé à la vénération des fidèles.

C'est sur la place du Mercato qu'éclata la fameuse révolution de Masaniello, devenue si populaire en France depuis la représentation de la Muette de Portici. Il est donc presque ridicule à moi de m'étendre sur cette révolution. Mais comme les opéras en général n'ont pas la prétention d'être des oeuvres historiques, peut-être trouverais-je encore à dire, à propos du héros d'Amalfi, des choses oubliées par mon confrère et ami Scribe.

Le duc d'Arcos était vice-roi depuis trois ans, et depuis trois ans la ville de Naples avait vu s'augmenter les impôts de telle façon que le gouverneur, ne sachant plus quelle chose imposer, imposa les fruits, qui, étant la principale nourriture des lazzaroni, avaient toujours eu leur entrée dans la ville de Naples sans payer aucun droit. Aussi cette nouvelle gabelle blessa-t-elle singulièrement le peuple de la très fidèle ville, qui commença de murmurer hautement. Le duc d'Arcos doubla ses gardes, renforça la garnison de tous les châteaux, fit rentrer dans la capitale trois ou quatre mille hommes éparpillés dans les environs, redoubla de luxe dans ses équipages, dans ses dîners et dans ses bals, et laissa le peuple murmurer.

On approchait du mois de juillet, mois pendant lequel on célèbre à Naples avec une dévotion et une pompe toute particulière la fête de Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Il était d'habitude, à cette époque et à propos de cette fête, de construire un fort au milieu de la place du Marché. Ce fort, sans doute en mémoire des différens assauts que dut subir la montagne sainte, était défendu par une garnison chrétienne et attaqué par une armée sarrasine. Les chrétiens étaient vêtus de caleçons de toile, et avaient la tête couverte d'un bonnet rouge; c'est-à-dire que les chrétiens portaient tout bonnement et tout simplement le costume des pêcheurs napolitains, qui, en 1647, n'avaient pas encore adopté la chemise. Les Sarrasins étaient habillés à la turque, avec des pantalons larges, des vestes de soie et des turbans démesurés. La dépense des costumes infidèles avait été faite on ne se rappelait plus par qui. On les entretenait avec le plus grand soin, et les combattans se les léguaient de génération en génération.

Les armes des assiégans et des assiégés étaient de longues cannes en roseau avec lesquelles ils frappaient à tour de bras sans se faire grand mal, et que leur fournissaient en abondance les terres marécageuses des environs de Naples.

Dès le mois de juin, il était d'habitude que ceux qui devaient prendre part à ce combat se rassemblassent pour se discipliner. Alors, amis et ennemis, chrétiens et Sarrasins, manoeuvraient ensemble et dans la plus parfaite intelligence; puis ils rentraient dans la ville, marchant au pas, portant leurs roseaux comme on porte des fusils, et alignés comme des troupes régulières.

Le chef des chrétiens qui devaient défendre le fort du Marché, à la fête de Notre-Dame-du-Mont-Carmel de l'an de grâce 1647, était un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d'un pauvre pêcheur d'Amalfi, et pêcheur lui-même à Naples. On le nommait Thomas Aniello, et par abréviation Masaniello.

Quelques jours auparavant, le jeune pêcheur avait eu gravement à se plaindre de la gabelle. Sa femme, qu'il avait épousée à l'âge de dix-neuf ans, et qu'il aimait beaucoup, en essayant d'introduire à Naples deux ou trois livres de farine cachée dans un bas, avait été surprise par les commis de l'octroi, mise en prison, et condamnée à y rester jusqu'à ce que son mari eût payé une somme de cent ducats, c'est-à-dire de quatre cent cinquante francs de notre monnaie. C'était, selon toute probabilité, plus que son mari n'en aurait pu amasser en travaillant toute sa vie.

La haine que Masaniello avait vouée aux commis après l'arrestation de sa femme s'étendit, le jugement rendu, des commis au gouvernement. Cette haine était bien connue, car Masaniello disait hautement par les rues de Naples qu'il se vengerait d'une manière ou de l'autre; et comme le peuple, de son côté, était mécontent, il dut sans doute à ses manifestations hostiles d'être nommé le chef de la plus importante des deux troupes.

 

Le nom de l'autre chef est resté inconnu.

Le premier acte d'hostilité de Masaniello contre l'autorité du vice-roi fut une étrange gaminerie. Comme il passait avec toute sa troupe devant le palais du gouvernement, sur le balcon duquel le duc et la duchesse d'Arcos avaient réuni toute l'aristocratie de la ville, Masaniello, comme pour faire honneur à tous ces riches seigneurs et à toutes ces belles dames qui s'étaient dérangés pour lui, ordonna à sa troupe de s'arrêter, la fit ranger sur une seule ligne devant le palais, lui fit faire demi-tour à gauche afin que chaque soldat tournât le dos au balcon, fit poser toutes les cannes à terre, puis ordonna de les ramasser. Le double mouvement fut exécuté avec un ensemble remarquable et d'une suprême originalité. Les dames jetèrent les hauts cris, les seigneurs parlèrent d'aller châtier les insolens qui s'étaient livrés à cette impertinente facétie avec un imperturbable sérieux; mais comme la troupe de Masaniello se composait de deux cents gaillards choisis parmi les plus vigoureux habitués du Môle, la chose se passa en conversation, et Masaniello et ses acolytes rentrèrent chez eux sans être inquiétés.

Le dimanche suivant, jour destiné à une autre revue, les deux chefs se rendirent dès le matin sur la place du Marché avec leurs troupes, afin de renouveler les manoeuvres des dimanches précédens. C'était justement à l'heure où les paysans des environs de Naples apportaient leurs fruits au marché. Pendant que les deux troupes s'exerçaient à qui mieux mieux, une dispute s'éleva, à propos d'un panier de figues, entre un jardinier de Portici et un bourgeois de Naples: il s'agissait du droit nouvellement imposé, que ni l'un ni l'autre ne voulait payer; le vendeur disant que le droit devait être supporté par l'acquéreur, et l'acquéreur disant au contraire que l'impôt regardait le vendeur. Comme cette dispute fit quelque bruit, le peuple, rassemblé pour voir manoeuvrer les Turcs et les chrétiens, accourut à l'endroit où la discussion avait lieu et fit cercle autour des discutans. Tirés de leur préoccupation par le bruit qui commençait à éclater, quelques soldats des deux troupes abandonnèrent leurs rangs pour aller voir ce qui se passait. Comme la chose prenait de l'importance, ils firent bientôt signe à leurs camarades d'accourir; ceux-ci ne se firent pas répéter l'invitation deux fois, le cercle s'agrandit alors et commença de former un rassemblement formidable. En ce moment, le magistrat chargé de la police, et qu'on nommait l'élu du peuple, arriva, et, interpellé à la fois par les bourgeois et les jardiniers pour savoir à qui appartenait de payer le droit, il répondit que le droit était à la charge des jardiniers. A peine cette décision est-elle rendue, que les jardiniers renversent à terre leurs paniers pleins de fruits, déclarant qu'ils aiment mieux les donner pour rien au peuple que de payer cette odieuse imposition. Aussitôt le peuple se précipite, se heurte, se presse pour piller ces fruits, lorsque tout à coup un homme s'élance au milieu de la foule, se fait jour, pénètre jusqu'au centre du rassemblement, impose silence à la multitude, qui se tait à sa voix, et là déclare au magistrat qu'à partir de cette heure, le peuple napolitain est décidé à ne plus payer d'impôts. Le magistrat parle de moyens coercitifs, menace de faire venir des soldats. Le jeune homme se baisse, ramasse une poignée de figues, et, toute mêlée de poussière qu'elle est, la jette au visage du magistrat, qui se retire hué par la multitude, tandis que le jeune homme, arrêtant les deux troupes prêtes à poursuivre le fugitif, se met à leur tête, fait ses dispositions avec la rapidité et l'énergie d'un général consommé, les distribue en quatre troupes, ordonne aux trois premières de se répandre par la ville, d'anéantir toutes les maisons de péage, de brûler tous les registres des gabelles, et d'annoncer l'abolition de tous les impôts, tandis qu'à la tête de la quatrième, grossie de la plus grande partie des assistans, il marchera droit au palais du vice-roi. Les quatre troupes partirent au cri de: Vive Masaniello!

C'était Masaniello, ce jeune homme qui en un instant avait refoulé l'autorité comme un tribun, avait divisé son armée comme un général, et avait commandé au peuple comme un dictateur.

Le duc d'Arcos était déjà informé de ce qui se passait; le magistrat s'était réfugié près de lui et lui avait tout raconté. Masaniello et sa troupe trouvèrent donc le palais fermé. Le premier mouvement du peuple fut de briser les portes. Mais Masaniello voulut procéder avec une certaine légalité. En conséquence, il allait faire sommer le vice-roi de paraître ou d'envoyer quelqu'un en son nom, lorsque la fenêtre du balcon s'ouvrit et que le magistrat parut, annonçant que l'impôt sur les fruits venait d'être levé. Mais ce n'était déjà plus assez: la multitude, en reconnaissant sa force et en voyant qu'on pouvait lui céder, était devenue exigeante. Elle demanda à grands cris l'abolition de l'impôt sur la farine. Le magistrat annonça qu'il allait chercher une réponse, rentra dans le palais, mais ne reparut pas.

Masaniello haussa la voix, et de toute la force de ses poumons annonça qu'il donnait au vice-roi dix minutes pour se décider.

Ces dix minutes écoulées, aucune réponse n'ayant été faite, Masaniello, d'un geste d'empereur, étendit la main. A l'instant même la porte fut enfoncée et la multitude se rua dans le palais, criant: A bas les impôts! brisant les glaces et jetant les meubles par les fenêtres. Mais, arrivée à la salle du dais, toute cette foule, sur un mot de Masaniello, s'arrêta devant le portrait du roi, se découvrit, salua, tandis que Masaniello protestait à haute voix que c'était non point contre la personne du souverain qu'il se révoltait, mais contre le mauvais gouvernement de ses ministres.

Pendant ce temps, le duc d'Arcos s'était sauvé par un escalier dérobé; il avait sauté dans une voiture et s'éloignait au grand galop dans la direction du Château-Neuf. Mais bientôt reconnu par la populace, il fut poursuivi et allait être atteint lorsque de la portière de la voiture s'échappèrent des poignées de ducats. La foule se rua sur cette pluie d'or et laissa échapper le duc, qui, trouvant le pont du Château-Neuf levé, fût forcé de se réfugier dans un couvent de minimes.

De là il écrivit deux ordonnances: l'une qui abolissait tous les impôts quels qu'ils fussent, l'autre qui accordait à Masaniello une pension de six mille ducats, s'il voulait contenir le peuple et le faire rentrer dans son devoir.

Masaniello reçoit ces deux ordonnances, les lit toutes deux au peuple du haut du balcon du duc d'Arcos, déchire celle qui lui est personnelle et en jette les morceaux à la multitude, en criant que, pour tout l'or du royaume, il ne trahira pas ses compagnons. Dès ce moment, pour la multitude, Masaniello n'est plus un chef, Masaniello n'est plus un roi, Masaniello est un Dieu.

Alors, c'est lui à son tour qui envoie une députation au duc d'Arcos; cette députation est chargée de lui dire que la révolte n'a point eu lieu contre le roi, mais contre les impôts, qu'il n'a rien à craindre s'il tient les promesses faites, et qu'il peut revenir en toute sécurité à son palais. Chaque membre de la députation répond sur sa vie de la vie du duc d'Arcos. Le vice-roi accepte la protection qui lui est offerte; mais, au lieu de rentrer dans son palais dévasté, il demande à se retirer au fort Saint-Elme. La proposition est transmise à Masaniello, qui réfléchit quelques secondes et y adhère en souriant. Le duc d'Arcos se retire au château Saint-Elme. Masaniello est seul maître de la ville.