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Tout cela a duré cinq heures: en cinq heures, tout le pouvoir espagnol a été anéanti, toutes les prérogatives du vice-roi détruites; en cinq heures, un lazzarone en est venu à traiter d'égal à égal avec le représentant de Philippe IV, qui le fait roi à sa place en lui abandonnant la ville, et cette étrange révolution s'est accomplie sans qu'une goutte de sang ait été versée.

Mais là commençait pour Masaniello une tâche immense. Le pêcheur sans éducation aucune, le lazzarone qui ne savait ni lire ni écrire, le marchand de poisson qui n'avait jamais manié que ses rames et tiré que son filet, allait être chargé de tous les détails d'un grand royaume; il allait publier des ordonnances, il allait rendre la justice, il allait organiser une armée, il allait combattre à sa tête.

Rien de tout cela n'effraya Masaniello; il étendit son regard calme sur lui et autour de lui, puis aussitôt il se mit à l'oeuvre.

Le premier usage qu'il fit de son autorité fut d'ordonner la mise en liberté des prisonniers qui n'étaient détenus que pour contrebande ou pour amendes imposées par la gabelle. Au nombre de ces derniers, on se le rappelle, était la propre femme du dictateur. Ces prisonniers délivrés vinrent le joindre immédiatement au palais du vice-roi.

Alors, accompagné par eux, escorté par sa troupe, il se rendit sur la place du Marché, fit publier à son de trompe l'abolition des impôts et l'ordre à tous les hommes de Naples, depuis dix-huit jusqu'à cinquante ans, de prendre les armes et de se réunir sur la place. Cette ordonnance fut dictée par Masaniello et écrite par un écrivain public, et Masaniello, qui, comme nous l'avons dit, ne savait pas signer, appliqua au dessous de la dernière ligne, en guise de cachet, l'amulette qu'il portait au cou, et qui en ce moment devint le seing de ce nouveau souverain.

Puis, comme sa première milice était déjà divisée en quatre troupes, il donna aux trois troupes qui n'étaient pas sous son commandement des chefs pour se diriger. Ces chefs étaient trois lazzaroni de ses amis, et qui se nommaient Cataneo, Renna et Ardizzone. Ils furent chargés de se rendre chacun dans un quartier opposé, et de veiller à la sûreté de la ville. Les trois troupes se rendirent à leur poste, et Masaniello demeura sur la place du Marché, à la tête de la sienne, attendant le résultat de l'ordre qu'il avait donné pour la levée en masse.

L'exécution de cet ordre ne se fit pas attendre. Au bout de deux heures, cent trente mille hommes armés entouraient Masaniello. Chacun s'était rendu à l'appel, sans discuter un instant le droit de celui qui les appelait. Seulement la corporation des peintres avait demandé à s'organiser en compagnie particulière sous le nom de compagnie de la Mort, et comme cette demande avait été faite à Masaniello par un ancien lazzarone qu'il aimait beaucoup, cette demande fut accordée. Ce lazzarone, ami de Masaniello, qui s'était chargé de la négociation, était Salvator Rosa.

Alors Masaniello pensa que la première chose à faire dans un bon gouvernement était de vider les prisons en renvoyant les innocens et en punissant les coupables. Le chef des révoltés s'était fait général, le général venait de se faire législateur, le législateur se fit juge.

Masaniello fit dresser une espèce d'échafaud de bois, s'assit dessus en caleçon et en chemise, et appuyant sa main droite sur une épée nue, il fit comparaître tour à tour devant lui tous les prisonniers.

Pendant tout le reste de la journée il jugea: ceux qu'il proclamait innocens étaient mis à l'instant même en liberté; ceux qu'il reconnaissait coupables étaient à l'instant même exécutés. Et tel était le coup d'oeil de cet homme que, quoique son jugement n'eût, pour la plupart du temps, d'autre base que l'inspection rapide et profonde de la physionomie de l'accusé, il y avait conviction entière, parmi les assistans, que le juge improvisé n'avait condamné aucun innocent et n'avait laissé échapper aucun coupable. Seulement il n'y avait ni différence entre les jugemens ni progression entre les supplices. Voleurs, faussaires et assassins furent également condamnés à mort. Cela ressemblait fort aux lois de Dracon; mais Masaniello avait compris que le temps pressait, et il n'avait pas pris le loisir d'en faire d'autres.

Le lendemain au matin tout était fini: les prisons de Naples étaient vides et tous les jugemens exécutés.

Le développement que prenait la révolte, ou plutôt le génie de celui qui la dirigeait, épouvanta le vice-roi. Il envoya le duc de Matalone à Masaniello pour lui demander quel était le but qu'il se proposait et quelles étaient les conditions auxquelles la ville pouvait rentrer sous le pouvoir de son souverain. Masaniello nia que la ville fût révoltée contre Philippe IV, et, en preuve de cette assertion, il montra à l'ambassadeur tous les coins de rues ornés de portraits du roi d'Espagne, que, pour plus grand honneur, on avait abrités sous des dais. Quant aux conditions qu'il lui plaisait d'imposer, elles se bornaient à une seule: c'était la remise au peuple de l'original de l'ordonnance de Charles-Quint, laquelle, à partir du jour de sa date, excluait pour l'avenir toute imposition nouvelle.

Le vice-roi parut se rendre, fit fabriquer un faux titre et l'envoya à Masaniello. Mais Masaniello, soupçonnant quelque trahison, fit venir des experts et leur remit l'ordonnance. Ceux-ci déclarèrent que c'était une copie et non l'original.

Alors Masaniello descendit de son échafaud, marcha droit au duc de Matalone, lui reprocha sa supercherie; puis, l'ayant arraché de son cheval et fait tomber à terre, il lui appliqua son pied nu sur le visage, après quoi il remonta sur son trône et ordonna que le duc fût conduit en prison. La nuit suivante le duc séduisit le geôlier à force d'or et s'échappa.

Le vice-roi vit alors à quel homme il avait affaire, et, ne pouvant le tromper, il voulut l'abattre. En conséquence, il donna ordre à toutes les troupes qui se trouvaient au nord, à Capoue et à Gaëte; au midi, à Salerne et dans ses environs, de marcher sur Naples. Masaniello apprit cet ordre, divisa son armée en trois corps, envoya ses lieutenans avec un de ces corps au devant des troupes qui venaient de Salerne, marcha avec l'autre au devant des troupes qui venaient de Capoue, et laissa le troisième corps sous le commandement d'Ardizzone pour garder Naples.

On croit que ce fut pendant cette expédition, qui éloignait momentanément Masaniello de Naples, que les premières propositions de trahison furent faites à Ardizzone, avec autorisation de les communiquer à ses deux colléges, Cataneo et Renna.

Masaniello battit les troupes du vice-roi, tua mille hommes et fit trois mille prisonniers qu'il ramena en grande pompe à Naples, et auxquels il donna pleine et entière liberté sur la place du Marché. Ces trois mille hommes prirent à l'instant place parmi les milices napolitaines en criant: Vive Masaniello!

De leur côté, Cataneo et Renna avaient repoussé les troupes qui leur étaient opposées. La compagnie de la Mort, surtout, qui faisait partie de leur corps d'armée, avait fait merveille.

Le duc d'Arcos n'avait plus de ressource; il avait essayé de la ruse, et Masaniello avait découvert la trahison; il avait essayé de la force, et Masaniello l'avait battu. Il résolu donc de traiter directement avec lui; se réservant mentalement de le trahir ou de le briser à la première occasion qui se présenterait.

Cette fois, pour donner plus de poids à la négociation, il choisit pour négociateur le cardinal Filomarino. Le peuple, qui se défiait du prélat, voulut un instant s'opposer à cette nouvelle entrevue, mais Masaniello répondit du cardinal, et l'entrevue eut lieu.

Masaniello venait de donner l'ordre de brûler trente-six palais appartenant aux trente-six seigneurs les plus éminens de la noblesse espagnole et napolitaine. Le cardinal Filomarino supplia Masaniello de révoquer cet ordre, et Masaniello le révoqua.

Comme Masaniello quittait le prélat et se rendait au lieu de la conférence à la place du Marché, on tira sur lui, presque à bout portant, cinq coups d'arquebuse dont aucun ne le toucha: son jour n'était pas encore venu.

Les meurtriers furent mis en pièces par le peuple et avouèrent en mourant qu'ils avaient été payés par le duc de Matalone, lequel voulait se venger des mauvais traitemens qu'il avait reçus de Masaniello.

Le vice-roi désavoua l'assassinat, le cardinal engagea sa parole que le duc d'Arcos ignorait cette trahison, et les négociations reprirent leur cours.

Cependant la police n'avait jamais été mieux faite, et, depuis quatre jours que commandait Masaniello, pas un vol n'avait été commis dans toute la ville de Naples.

Le jour même où Masaniello avait failli être assassiné, le cardinal revint lui dire de la part du vice-roi que celui-ci désirait s'entretenir tête-à-tête avec lui des affaires de l'État, et reviendrait le lendemain avec toute sa cour au palais afin de l'y recevoir. Masaniello, qui se défiait de ces avances, voulait refuser, mais le cardinal insista tellement que force lui fut d'accepter. Alors une nouvelle discussion plus tenace que la première s'engagea encore. Masaniello, qui ne se reconnaissait pas pour autre chose que pour un pêcheur, voulait se rendre au palais en costume de pêcheur, c'est-à-dire les bras et les jambes nus, et vêtu seulement de son caleçon, de sa chemise et de son bonnet phrygien; mais le cardinal lui répéta tant de fois qu'un pareil costume était inconvenant pour un homme qui allait paraître au milieu d'une cour si brillante, et pour y traiter des affaires d'une si haute importance, que Masaniello céda encore et permit en soupirant que le vice-roi lui envoyât le costume qu'il devait revêtir dans cette grande journée. Le même soir il reçut un costume complet de drap d'argent avec un chapeau garni d'une plume et une épée à garde d'or. Il accepta le costume; mais quant à l'épée, il la refusa, n'en voulant point d'autre que celle qui lui avait servi jusque-là de sceptre et de main de justice.

 

Cette nuit, Masaniello dormit mal, et il dit le lendemain matin que son patron lui était apparu en songe et lui avait défendu d'aller à cette entrevue; mais le cardinal Filomarino lui fit observer que sa parole était engagée, que le vice-roi l'attendait au palais, que son cheval était en bas, et qu'il n'y avait pas moyen de manquer à son engagement sans manquer à l'honneur.

Masaniello revêtit son riche costume, monta à cheval et s'achemina vers le palais du vice-roi.

VI
Église del Carmine

Masaniello était un de ces hommes privilégiés dont non seulement l'esprit, mais encore la personne, semblent grandir avec les circonstances. Le duc d'Arcos, en lui envoyant le riche costume que l'ex-pêcheur venait de revêtir, avait espéré le rendre ridicule. Masaniello le revêtit, et Masaniello eut l'air d'un roi.

Aussi s'avança-t-il au milieu des cris d'admiration de la multitude, maniant son cheval avec autant d'adresse et de puissance qu'aurait pu le faire le meilleur cavalier de la cour du vice-roi; car, enfant, Masaniello avait plus d'une fois dompté, pour son plaisir, ces petits chevaux dont les Sarrasins ont laissé, en passant, la race dans la Calabre, et qui, aujourd'hui encore, errent en liberté dans la montagne.

En outre, il était suivi d'un cortége comme peu de souverains auraient pu se vanter d'en posséder un: c'étaient cent cinquante compagnies, tant de cavalerie que de fantassins, organisées par lui, et plus de soixante mille personnes sans armes. Toute cette escorte criait: Vive Masaniello! de sorte qu'en approchant du palais, il semblait un triomphateur qui va rentrer chez lui.

A peine Masaniello parut-il sur la place que le capitaine des gardes du vice-roi apparut sur la porte pour le recevoir. Alors, Masaniello, se retournant vers la foule qui l'accompagnait:

– Mes amis, dit-il, je ne sais pas ce qui va se passer entre moi et monseigneur le duc; mais, quelque chose qu'il arrive, souvenez-vous bien que je ne me suis jamais proposé et ne me proposerai jamais que le bonheur public. Aussitôt ce bonheur assuré et la liberté rendue à tous, je redeviens le pauvre pêcheur que vous avez vu, et je ne demande comme expression de votre reconnaissance qu'un Ave Maria, prononcé par chacun de vous à l'heure de ma mort.

Alors le peuple comprit bien que Masaniello craignait d'être attiré dans quelque piége et que c'était à contre-coeur qu'il entrait dans ce palais. Des milliers de voix s'élevèrent pour le prier de se faire accompagner d'une garde.

– Non, dit Masaniello, non; les affaires que nous allons discuter, monseigneur et moi, demandent à être débattues en tête-à-tête. Laissez-moi donc entrer seul. Seulement, si je tardais trop à revenir, ruez-vous sur ce palais et n'en laissez pas pierre sur pierre que vous n'ayez retrouvé mon cadavre.

Tous le lui jurèrent, les hommes armés étendant leurs armes, les hommes désarmes étendant le poing vers le vice-roi. Alors Masaniello descendit de cheval, traversa une partie de la place à pied, suivit le capitaine des gardes et disparut sous la grande porte du palais. Au moment où il disparut, une si grande rumeur s'éleva que le vice-roi demanda en tressaillant si c'était quelque révolte nouvelle qui venait d'éclater.

Masaniello trouva le duc d'Arcos qui l'attendait au haut de l'escalier. En l'apercevant, Masaniello s'inclina. Le vice-roi lui dit qu'une récompense lui était due pour avoir si bien contenu cette multitude, si promptement rendu la justice, et si merveilleusement organisé une armée; qu'il espérait que cette armée, réunie à celle des Espagnols, se tournerait contre les ennemis communs, et qu'ainsi faisant, Masaniello aurait rendu, à Philippe IV le plus grand service qu'un sujet puisse rendre à son souverain. Masaniello répondit que ni lui ni le peuple ne s'étaient jamais révoltés contre Philippe IV, ainsi que le pouvaient attester les portraits du roi exposés en grand honneur à tous les coins de rue; qu'il avait voulu seulement alléger le trésor des appointemens que l'on payait à tous ces maltotiers chargés des gabelles, appointemens (Masaniello s'en était fait rendre compte) qui dépassaient d'un tiers les impôts qu'ils percevaient, et que, ce point arrêté que Naples jouirait à l'avenir des immunités accoudées par Charles-Quint, il promettait de faire lui-même et de faire faire au peuple de Naples tout ce qui serait utile au service du roi.

Alors tous deux entrèrent dans une chambre où les attendait le cardinal Filomarino, et là commença entre ces trois hommes, si différens d'état, de caractère et de position, une discussion approfondie des droits de la royauté et des intérêts du peuple. Puis, comme cette discussion se prolongeait et que le peuple, ne voyant point reparaître son chef, criait à haute voix: Masaniello! Masaniello! et que ces cris commençaient à inquiéter le duc et le cardinal tant ils allaient croissant, Masaniello sourit de leur crainte et leur dit:

– Je vais vous faire voir, messeigneurs, combien le peuple de Naples est obéissant.

Il ouvrit la fenêtre et s'avança sur le balcon. A sa vue, toutes les voix éclatèrent en un seul cri: Vive Masaniello! Mais Masaniello n'eut qu'à mettre le doigt sur sa bouche, et toute cette foule fit un tel silence qu'il sembla un instant que la cité des éternelles clameurs fût morte comme Herculanum ou Pompeïa. Alors, de sa voix ordinaire, qui fut entendue de tous, tant le silence était grand:

– C'est bien, dit-il; je n'ai plus besoin de vous; que chacun se retire donc sous peine de rébellion.

Aussitôt chacun se retira sans faire une observation, sans prononcer une parole, et cinq minutes après, cette place, encombrée par plus de cent vingt mille âmes, se trouva entièrement déserte, à l'exception de la sentinelle et du lazzarone qui tenait par la bride le cheval de Masaniello.

Le duc et le cardinal se regardèrent avec effroi, car de cette heure seulement ils comprenaient la terrible puissance de cet homme.

Mais cette puissance prouva aux deux politiques auxquels Masaniello avait affaire, que, pour le moment du moins, il ne lui fallait rien refuser de ce qu'il demandait; aussi fut-il convenu, avant que le triumvirat qui décidait les intérêts de Naples se séparât, que la suppression des impôts serait lue, signée et confirmée publiquement, en présence de tout le peuple, qui ne s'était révolté, Masaniello le répétait, que pour obtenir leur abolition.

Ce point bien arrêté, comme c'était le seul pour lequel Masaniello était venu au palais, il demanda au duc d'Arcos la permission de se retirer. Le duc lui dit qu'il était le maître de faire ce qui lui conviendrait, qu'il était vice-roi comme lui, que ce palais lui appartenait donc par moitié, et qu'il pouvait à sa volonté entrer ou sortir. Masaniello s'inclina de nouveau, reconduisit le cardinal jusqu'à son palais, chevauchant côte à côte avec lui, mais de manière cependant que le cheval du cardinal dépassât toujours le sien de toute la tête; puis, le cardinal rentré chez lui, Masaniello regagna la place du Marché, où il trouva réunie toute cette multitude qu'il avait renvoyée de la place du palais, et au milieu de laquelle il passa la nuit à expédier les affaires publiques et à répondre aux requêtes qu'on lui présentait.

Cet homme semblait être au dessus des besoins humains: depuis cinq jours que son pouvoir durait, on ne l'avait vu ni manger ni dormir; de temps en temps seulement il se faisait apporter un verre d'eau dans lequel on avait exprimé quelques gouttes de limon.

Le lendemain était le jour fixé pour la ratification du traité et la ratification de la paix dans l'église cathédrale de Sainte-Claire. Aussi, dès le matin, Masaniello vit-il arriver deux chevaux magnifiquement caparaçonnés, l'un pour lui, l'autre pour son frère. C'était une nouvelle attention de la part du vice-roi. Les deux jeunes gens montèrent dessus et se rendirent au palais.

Là ils trouvèrent le duc d'Arcos et toute la cour qui les attendaient. Une nombreuse cavalcade se réunit à eux. Le duc d'Arcos prit Masaniello à sa droite, plaça son frère à sa gauche, et, suivi de tout le peuple, s'avança vers la cathédrale, où le cardinal Filomarino, qui était archevêque de Naples, les reçut à la tête de tout son clergé.

Aussitôt chacun se plaça selon le rang qu'il avait reçu de Dieu ou qu'il s'était fait lui-même: le cardinal au milieu du choeur, le duc d'Arcos sur une tribune, et Masaniello, l'épée nue à la main, près du secrétaire qui lisait les articles, et qui, chaque article lu, faisait silence. Masaniello répétait l'article, en expliquant la portée au peuple et le commentant comme le plus habile légiste eût pu le faire; après quoi, sur un signe qu'il n'avait plus rien à dire, le secrétaire passait à l'article suivant.

Tous les articles lus et commentés ainsi, on commença le service divin, qui se termina par un Te Deum.

Un grand repas attendait les principaux acteurs de cette scène dans les jardins du palais. On avait invité Masaniello, sa femme et son frère. D'abord, comme toujours, Masaniello, pour qui tous ces honneurs n'étaient point faits, avait voulu les refuser; mais le cardinal Filomarino était intervenu, et, à force d'instances, avait obtenu du jeune lazzarone qu'il ne ferait pas au vice-roi cet affront de refuser de dîner à sa table. Masaniello avait donc accepté.

Cependant on pouvait voir sur son front, ordinairement si franc et si ouvert, quelque chose comme un nuage sombre, que ne purent éclaircir ces cris d'amour du peuple qui avaient ordinairement tant d'influence sur lui. On remarqua qu'en revenant de la cathédrale au palais il avait la tête inclinée sur la poitrine, et l'on pouvait d'autant mieux lire la tristesse empreinte sur son front, que, par respect pour le vice-roi et contrairement à son invitation plusieurs fois réitérée de se couvrir, Masaniello, malgré le soleil de feu qui dardait sur lui, tint constamment son chapeau à la main. Aussi, en arrivant au palais et avant de se mettre à table, demanda-t-il un verre d'eau mêlée de jus de limon. On le lui apporta, et comme il avait très chaud il l'avala d'un trait; mais à peine l'eut-il avalé qu'il devint si pâle que la duchesse lui demanda ce qu'il avait. Masaniello lui répondit que c'était sans doute celle eau glacée qui lui avait fait mal. Alors la duchesse en souriant lui donna un bouquet à respirer. Masaniello y porta les lèvres pour le baiser en signe de respect; mais presque aussitôt qu'il l'eut touché, par un mouvement rapide et involontaire, il le jeta loin de lui. La duchesse vit ce mouvement, mais elle ne parut pas y faire attention; et, s'étant assise à table, elle fit asseoir Masaniello à sa droite et le frère de Masaniello à sa gauche. Quant à la femme de Masaniello, sa place lui était réservée entre le duc et le cardinal Filomarino.

Masaniello fut sombre et muet pendant tout ce repas; il paraissait souffrir d'un mal intérieur dont il ne voulait pas se plaindre. Son esprit semblait absent, et lorsque le duc l'invita à boire à la santé du roi, il fallut lui répéter l'invitation deux fois avant qu'il eût l'air de l'entendre. Enfin il se leva, prit son verre d'une main tremblante; mais au moment où il allait le porter à sa bouche, les forces lui manquèrent et il tomba évanoui.

Cet accident fit grande sensation. Le frère de Masaniello se leva en regardant le vice-roi d'un air terrible; sa femme fondit en larmes, mais le vice-roi, avec le plus grand calme, fit observer qu'une pareille faiblesse n'était point étonnante dans un homme qui depuis six jours et six nuits n'avait presque ni mangé ni dormi, et avait passé toutes ses heures tantôt à des exercices violens, sous un soleil de feu, tantôt à des travaux assidus qui devaient d'autant plus lui briser l'esprit que son esprit y était moins accoutumé. Au reste, il ordonna qu'on eût pour Masaniello tous les soins imaginables, le fit transporter au palais, l'y accompagna lui-même et ordonna qu'on allât chercher son propre médecin.

Le médecin arriva comme Masaniello revenait à lui, et déclara qu'effectivement son indisposition ne provenait que d'une trop longue fatigue, et n'aurait aucune suite s'il consentait à interrompre pour un jour ou deux les travaux de corps et d'esprit auxquels il se livrait depuis quelque temps.

Masaniello sourit amèrement; puis du geste dont Hercule arracha de dessus ses épaules la tunique empoisonnée de Nessus, il déchira les habits de drap d'argent dont l'avait revêtu le vice-roi, et demandant à grands cris ses vêtemens de pêcheur, qui étaient restés dans sa petite maison de la place du Marché, il courut aux écuries à demi nu, sauta sur le premier cheval venu et s'élança hors du palais.

 

Le duc le regarda s'éloigner, puis lorsqu'il l'eut perdu de vue:

– Cet homme a perdu la tête, dit-il; en se voyant si grand, il est devenu fou.

Et les courtisans répétèrent en choeur que Masaniello était fou.

Pendant ce temps, Masaniello courait effectivement les rues de Naples comme un insensé, au grand galop de son cheval, renversant tous ceux qu'il rencontrait sur sa route et ne s'arrêtant que pour demander de l'eau. Sa poitrine brûlait.

Le soir, il revint place du Marché; ses yeux étaient ardens de fièvre; il avait la délire, et dans son délire il donnait les ordres les plus étranges et les plus contradictoires. On avait obéi aux premiers, mais bientôt on s'était aperçu qu'il était fou, et l'on avait cesser de les exécuter.

Toute la nuit, son frère et sa femme veillèrent près de lui.

Le lendemain, il parut plus calme; ses deux gardiens le quittèrent pour aller prendre à leur tour un peu de repos; mais à peine furent-ils sortis, que Masaniello se revêtit des débris de son brillant costume de la veille, et demanda son cheval d'une voix si impérieuse qu'on le lui amena. Il sauta aussitôt dessus, sans chapeau, sans veste, n'ayant qu'une chemise déchirée et une trousse en lambeaux, il s'élança au galop vers le palais. La sentinelle ne le reconnaissant pas voulut l'arrêter, mais il passa sur le ventre de la sentinelle, sauta à bas de son cheval, pénétra jusqu'au vice-roi, lui dit qu'il mourait de faim et lui demanda à manger; puis, un instant après il annonça au vice-roi qu'il venait de faire dresser une collation hors de la ville et l'invita à en venir prendre sa part; mais le vice-roi, qui ignorait ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans tout cela, et qui voyait seulement devant lui un homme dont l'esprit était égaré, prétexta une indisposition et refusa de suivre Masaniello. Alors Masaniello, sans insister davantage, descendit l'escalier, remonta à cheval, et sortant de la ville en fit presque le tour au galop sous un soleil ardent, de sorte qu'il rentra chez lui trempé de sueur. Tout le long de la route, comme la veille, il avait demandé à boire, et l'on calcula qu'il avait dû avaler jusqu'à seize carafes d'eau. Ecrasé de fatigue, il se coucha.

Pendant ces deux jours de folie, Ardizzone, Renna et Cataneo, qui s'étaient éclipsés pendant la dictature de Masaniello, reprirent leur influence et se partagèrent la garde de la ville.

Masaniello s'était jeté sur son lit et était bientôt tombé dans un profond assoupissement; mais vers minuit il se réveilla, et quoique ses membres musculeux fussent agités d'un dernier frissonnement, quoique son oeil brûlât d'un reste de fièvre, il se sentit mieux. En ce moment sa porte s'ouvrit, et, au lieu de sa femme ou de son frère qu'il s'attendait à voir paraître, un homme entra enveloppé d'un large manteau noir, le visage entièrement caché sous un feutre de même couleur, et s'avançant en silence jusqu'au grabat sur lequel était couché cet homme tout-puissant qui d'un signe disposait de la vie de quatre cent mille de ses semblables:

– Masaniello, dit-il, pauvre Masaniello! Et en même temps il écarta son manteau et laissa voir son visage.

– Salvator Rosa! s'écria Masaniello en reconnaissant son ami que depuis quatre jours il avait perdu de vue, occupé qu'avait été Salvator, avec la compagnie de la Mort, à repousser les Espagnols qui avaient voulu entrer à Naples du côté de Salerne.

Et les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

– Oui, oui, pauvre Masaniello! dit le pêcheur-roi en retombant sur son lit. N'est-ce pas, et ils m'ont bien arrangé, et j'ai eu raison de me fier à eux! Mais j'ai tort de dire que je m'y suis fié! jamais je n'ai cru en leurs belles paroles, jamais je n'ai eu foi dans leurs grandes promesses. C'est cet infâme cardinal Filomarino qui a tout fait et qui m'a trompé au saint nom de Dieu.

Salvator Rosa écoutait son ami avec étonnement.

– Comment! dit-il, ce que l'on m'a dit ne serait-il pas vrai?

– Et que t'a-t-on dit, mon Salvator? reprit tristement Masaniello.

Salvator se tut.

– On t'a dit que j'étais fou, n'est-ce pas? continua Masaniello.

Salvator fit un signe de la tête.

– Oui, oui, les misérables! Oh! je les reconnais bien là! Non, Salvator, non, je ne suis pas fou, je suis empoisonné, voilà tout.

Salvator jeta un cri de surprise.

– C'est ma faute, dit Masaniello. Pourquoi ai-je mis le pied dans leurs palais! Est-ce la place d'un pauvre pêcheur comme moi? Pourquoi ai-je accepté leur repas! L'orgueil, Salvator, le démon de l'orgueil m'a tenté, et j'ai été puni.

– Comment! s'écria Salvator, tu crois qu'ils auraient eu l'infamie…

– Ils m'ont empoisonné, reprit Masaniello d'une vois plus forte encore; ils m'ont empoisonné deux fois: lui et elle; lui dans un verre d'eau, elle dans un bouquet. C'est bien la peine de se dire noble, de s'appeler duc et duchesse pour empoisonner un pauvre pêcheur plein de confiance qui croit que ce qui est juré est juré, et qui se livre sans défiance!

– Non, non, dit Salvator, tu te trompes, Masaniello: c'est ce soleil ardent, ce sont ces travaux assidus, c'est cette vie intellectuelle qui dévorent ceux-là mêmes qui y sont habitués, qui auront momentanément fatigué ton esprit et égaré ta raison.

– C'est ce qu'ils disent, je le sais bien, s'écria Masaniello; c'est ce qu'ils disent, et c'est ce que les générations à venir diront sans doute aussi, puisque toi, mon ami, toi, mon Salvator, toi qui es là, toi qui es en face de moi, tu répètes la même chose, quoique je t'affirme le contraire. Ils m'ont empoisonné dans un verre d'eau et dans un bouquet: à peine ai-je eu respiré ce bouquet, à peine ai-je eu avalé ce verre d'eau, que j'ai senti que c'en était fait de ma raison. Une sueur froide passa sur mon front, la terre sembla manquer sous mes pieds; la ville, la mer, le Vésuve, tout tourbillonna devant moi comme dans un rêve. Oh! les misérables! les misérables!

Et une larme ardente roula sur les joues du jeune Napolitain.

– Oui, oui, dit Salvator, oui, je vois bien maintenant que c'est vrai. Mais, grâce à Dieu, leur complot a échoué; grâce à Dieu, tu n'es plus fou; grâce à Dieu, le poison a sans doute cédé aux remèdes, et tu es sauvé.

– Oui, répondit Masaniello, mais Naples est perdue.

– Perdue, et pourquoi? demanda Salvator.

– Ne vois-tu donc pas, répondit Masaniello, que je ne suis plus aujourd'hui ce que j'étais avant-hier? Quand j'ordonne, le peuple hésite. On a douté de moi, Salvator, car on m'a vu agir en insensé. Puis n'ont-ils pas dit tout bas à cette multitude que je voulais me faire roi?

– C'est vrai, dit Salvator d'une voix sombre, car c'est ce bruit qui m'a amené ici.

– Et qu'y venais-tu faire? Voyons, parle franchement.

– Ce que j'y venais faire? dit Salvator. Je venais m'assurer si la chose était vraie; et si la chose était vraie, je venais te poignarder!

– Bien, Salvator, bien! dit Masaniello. Il nous faudrait six hommes comme toi seulement, et tout ne serait pas perdu.

– Mais pourquoi désespères-tu ainsi? demanda Salvator.

– Parce que, dans l'état actuel des choses, moi seul pourrais diriger ce peuple vers le but qu'il atteindra probablement un jour, et que demain, cette nuit, dans une heure peut-être, je ne serai plus là pour le diriger.

– Et où seras-tu donc?

Masaniello laissa errer sur ses lèvres un sourire profondément triste, leva un instant ses regards au ciel, et ramenant les yeux sur Salvator:

– Ils me tueront, mon ami, lui dit-il. Il y a quatre jours, ils ont essayé de m'assassiner, et ils m'ont manqué parce que mon heure n'était pas venue. Avant-hier ils m'ont empoisonné, et, s'ils n'ont pas réussi à me faire mourir, ils sont parvenus à me rendre fou. C'est un avertissement de Dieu, Salvator. La prochaine tentative qu'ils feront sur moi sera la dernière.