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Les jeunes gens se séparèrent; pour la première fois, Gelsomina referma sa fenêtre avec un serrement de coeur inconnu pour elle jusque-là. Gaëtano, au contraire, à mesure qu'il s'éloignait de Gelsomina, se sentait soulagé et respirait plus librement. Mal accoutumé encore à feindre, sa dissimulation l'étouffait.

Le lendemain, à la même heure et à la même place, Gaëtano rencontra la jeune femme; en l'apercevant, tout son sang reflua vers son coeur, et il crut qu'il allait étouffer. La femme s'approcha de lui.

– Eh bien! lui dit-elle, es-tu décidé?

– Ta maîtresse est-elle jeune? demanda Gaetano.

– Vingt-deux ans.

– Ta maîtresse est-elle belle?

– Comme un ange.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le bon et le mauvais génie de Gaetano se livrèrent en lui un combat terrible; enfin, le mauvais génie remporta.

– Je te suis, dit Gaetano.

Aussitôt, la femme voilée marcha la première, et Gaetano la suivit.

Le guide de Gaetano prit la rue Magueda, qu'il parcourut aux trois quarts de sa longueur; puis il s'arrêta devant un délicieux palazzino, tira une clef de sa poche, ouvrit une porte donnant sur un escalier, dont on avait éteint avec soin toutes les lumières, dit à Gaetano de le suivre en tenant le bout de son voile, monta avec lui une vingtaine de marches, l'introduisit dans une antichambre; faiblement éclairée, traversa un riche salon; puis, ouvrant une porte qui laissa arriver jusqu'au beau pêcheur cet air tiède et parfumé qui s'échappe du boudoir d'une jolie femme:

– Madame, dit-elle, c'est lui.

– O mon Dieu! Teresita, répondit une douce voix avec un accent plein de crainte, je n'oserai jamais le voir.

– Et pourquoi cela, madame? dit Teresita entrant et laissant la porte ouverte pour que Gaetano pût voir sa maîtresse à demi couchée sur une chaise longue, et dans le plus délicieux déshabillé qui se pût voir; pourquoi cela?

– Il n'aurait qu'à ne pas m'aimer!

– Ne pas vous aimer, madame! s'écria Gaetano en se précipitant dans la chambre; ne pas vous aimer! Le croyez-vous vous même, et n'est-ce pas impossible quand on vous a vue? Oh! ne craignez rien, ne craignez rien, madame! Je suis tout a vous.

Et Gaetano tomba aux pieds de la jeune femme, qui cacha sa tête dans ses mains comme par un dernier mouvement de pudeur.

Teresita sortit et les laissa ensemble.

Gelsomina attendit jusqu'à quatre heures du matin, mais inutilement, Gaetano ne vint pas.

La journée du lendemain fut une triste journée pour la pauvre enfant; c'était sa première douleur d'amour. Il lui sembla que le soleil ne se coucherait jamais; enfin, le soir arriva, la nuit vint, les heures passèrent, lourdes et éternelles, mais elles passèrent. Minuit sonna.

La pauvre enfant n'osait ouvrir sa fenêtre; enfin, le signal se fit entendre, elle s'élança contre sa jalousie, et y passa à la fois les deux mains pour chercher celles de Gaëtano. Gaëtano était à son poste, mais froid et contraint. Il sentit lui-même qu'il se trahissait, il voulut lui reparler ce même langage d'amour auquel il l'avait habituée, mais il manquait à sa voix cet accent de conviction qui subjugue, il manquait à ses paroles cette chaleur de l'âme qui entraîne; Gelsomina sentit instinctivement que quelque grand malheur la menaçait, et ne répondit qu'en pleurant. A la vue de ces larmes qui roulaient du visage de Gelsomina sur le sien, Gaëtano retrouva un instant son ancien amour. Gelsomina trompée s'y laissa reprendre. Ce fut elle alors qui demanda pardon à Gaëtano, qui s'accusa d'être inquiète, exigeante, jalouse. Gaëtano tressaillit à ce dernier mot prononcé pour la première fois entre eux; car il sentait qu'il ne pourrait longtemps tromper Gelsomina, habituée qu'elle était à le voir chaque nuit.

Alors il lui chercha une querelle.

– Vous vous plaignez de moi, lui dit-il, Gelsomina, quand ce serait à moi à me plaindre de vous.

– A vous… à vous plaindre de moi! s'écria la jeune fille; mais que vous ai-je donc fait?

– Vous ne m'aimez pas.

– Je ne vous aime pas! Vous dites que je ne vous aime pas, moi! Il dit que je ne l'aime pas, mon Dieu!

Et la jeune fille leva ses yeux tout humides de pleurs vers le ciel, comme pour le prendre à témoin que, si jamais accusation avait été injuste, c'était celle-là.

– Du moins, reprit Gaëtano, embarrassé de soutenir lui-même une assertion dont, au fond de son coeur, il reconnaissait la fausseté; du moins, vous ne m'aimez pas comme je voudrais que vous m'aimassiez.

– Et comment pourrais-je vous aimer plus que je ne le fais? demanda la jeune fille.

– Est-ce aimer véritablement, dit Gaëtano, que de refuser quelque chose à l'homme qu'on aime?

– Que vous ai-je jamais refusé? demanda naïvement Gelsomina.

– Tout, dit Gaëtano; c'est tout refuser que de n'accorder qu'à demi.

Gelsomina rougit, car elle comprit ce que lui demandait son amant.

Puis, après un moment de silence réfléchi de la part de la jeune fille, impatient de la part du jeune homme:

– Écoutez, Gaëtano, lui dit-elle. Vous savez ce qui a été convenu entre mon père et vous. Il me donne mille ducats en mariage, et il a exigé de vous que vous apportassiez une pareille somme; vous lui avez dit que deux ans vous suffiraient pour l'amasser, et vous avez accepté la condition qu'il vous a faite d'attendre deux ans. Moi, de mon côté, vous le voyez, Gaëtano, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous rendre l'attente moins longue. Voilà un an que nous nous aimons, et, pour moi du moins, cette année a passé comme un jour. Eh bien! si vous craignez la lenteur de l'année qui nous reste à attendre, si, comme vous le dites, vous croyez, lorsqu'une jeune fille a donné son coeur, qu'il lui reste encore quelque chose à accorder, eh bien! prévenez le prêtre de Sainte-Rosalie, venez me prendre demain à dix heures du soir, au lieu de minuit; munissez-vous d'une échelle pour que je puisse descendre de cette fenêtre, et alors je me rends à l'église de la sainte, le prêtre nous unit secrètement [Note: En Sicile, et même dans tout le reste de l'Italie, où il n'y a pas d'actes de l'état civil, les mariages faits ainsi, même sans le consentement des parents, sont parfaitement valides.], et alors… la femme n'aura plus rien à refuser à son mari.

Gaëtano avait écouté cette proposition en silence et en pâlissant; enfin, voyant que Gelsomina attendait avec anxiété sa réponse:

– Demain! dit-il, demain! Je ne puis pas demain, c'est impossible.

– Impossible! Et pourquoi?

– J'ai fait marché avec deux Anglais pour les conduire aux Iles: c'est cela qui me rendait triste. Je suis forcé de te quitter pour sept ou huit jours, Gelsomina.

– Toi, me quitter pour sept ou huit jours! s'écria Gelsomina en lui saisissant la main comme pour le retenir.

– Ils m'ont offert quarante ducats pour cette course, et j'avais une telle hâte de compléter la somme qu'exigé ton père, que j'ai accepté.

– Ce que tu me dis là est-il bien vrai? demanda la jeune fille, doutant pour la première fois des paroles de son amant,

– Je te le jure, Gelsomina; et, à mon retour, eh bien! nous verrons à faire ce que tu me demandes.

– Ce que je te demande! s'écria la jeune fille étonnée; grand Dieu! Mais est-ce moi qui te prie? Est-ce moi qui te presse? Tu dis que je demande, quand je croyais accorder… Mais nous ne nous comprenons plus, Gaëtano?

– Si fait, Gelsomina; seulement tu te défies de ma parole, et tu ne veux rien accorder qu'à ton mari. Eh bien! soit, à mon retour, je ferai ce que tu exiges.

– Ce que j'exige! Oh, mon Dieu, mon Dieu! s'écria Gelsomina; que s'est-il donc passé entre nos deux coeurs?

Puis, comme deux heures sonnaient, elle tendit sa main à Gaëtano, espérant qu'il la retiendrait encore. Mais Gaëtano, coupable envers Gelsomina, se trouvait mal à l'aise en face d'elle; et, baisant la main de la jeune fille, il sauta à terre en lui disant:

– A huit jours, Gelsomina.

– A huit jours, murmura la jeune fille en laissant retomber la jalousie avec un profond soupir, et en regardant Gaëtano s'éloigner.

Deux fois Gaëtano, sans doute repentant au fond du coeur, s'arrêta pour revenir dire un adieu plus tendre à Gelsomina; deux fois la jeune fille, dans cette espérance, porta vivement la main à la jalousie, toute prête qu'elle était pour le pardon. Mais, cette fois comme la première, le mauvais génie de Gaëtano l'emporta et, continuant de s'éloigner de Gelsomina, il disparut enfin à l'angle de la rue.

La jeune fille resta debout derrière la jalousie, jusqu'à ce qu'elle vit paraître le jour; alors seulement elle se jeta tout habillée sur son lit.

Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où le vieux Mario venait de sortir, le juif qui était déjà venu offrir des diamants à Gelsomina entra avec un autre écrin. La jeune fille était assise, les mains sur ses genoux, la tête inclinée sur la poitrine, en proie à une si profonde rêverie, qu'elle ne le vit point entrer, et qu'elle ne s'aperçut de sa présence que lorsqu'il fut tout près d'elle. Elle le regarda, le reconnut, et tressaillit comme si elle eût touché un serpent.

– Que demandez-vous? s'écria-t-elle.

– Je demande, dit le juif, si votre couronne de jasmins et de daphnés suffit toujours à Gaëtano?

– Que voulez-vous dire? s'écria la jeune fille.

– Je dis que c'est un garçon plein d'ambition et d'orgueil; il se pourrait qu'il se lassât de cette simple parure, et qu'il se mît un beau matin en quête d'une couronne plus précieuse.

– Gaëtano m'aime, dit la jeune fille en pâlissant, et je suis sûre de lui comme il est sûr de moi. D'ailleurs, il ne voudrait pas me tromper, il a le coeur trop grand pour cela.

– Si grand, dit le juif en riant, qu'il y a dans ce coeur de la place pour deux amours.

– Vous mentez, dit la jeune fille en essayant de donner à sa voix une assurance qu'elle n'avait pas; vous mentez, laissez-moi.

 

– Je mens! dit le juif, et si au contraire je te donnais la preuve que je dis la vérité?

Gelsomina le regarda avec des yeux où se peignaient toutes les angoisses de la jalousie; puis, secouant la tête comme pouf donner un démenti à la voix de son propre coeur:

– Impossible, dit-elle, impossible.

– Et cependant, dit le juif, il ne vient pas ce soir; il ne viendra pas demain, il ne viendra pas après-demain.

– Il part aujourd'hui pour les Iles.

– Il te l'a dit?

– N'était-ce point la vérité, mon Dieu! s'écria la jeune fille avec l'expression de la plus, profonde douleur.

– Gaëtano n'a point quitté Palerme, dit le Juif,

– Mais il part ce soir? demanda avec anxiété Gelsomina.

– Il ne part ni ce soir, ni demain, ni après-demain: il reste.

– Il reste! Et pourquoi faire reste-t-il?

– Pourquoi faire? Je vais vous le dire. Pour faire l'amour avec une belle marquise.

– Quelle est celle femme? Où est cette femme? Je veux la voir! Je veux lui parler!

– Qu'as-tu à faire à cette femme? C'est Gaëtano qui te trahit, c'est de Gaëtano qu'il faut te venger.

– Me venger! Et comment?

– En lui rendant infidélité pour infidélité, trahison pour trahison.

– Sortez! s'écria Gelsomina, vous êtes un infâme!

– Vous me chassez? dit le juif. Je m'en vais, mais vous me rappellerez.

– Jamais!

– Je me nomme Isaac; je demeure Salita Sant'Antonio, n° 27. J'attendrai vos ordres pour revenir.

Et il sortit, laissant Gelsomina écrasée sous la nouvelle qu'elle venait d'apprendre.

Toute la journée, toute la nuit se passèrent dans une lutte incessante. Ce que Gelsomina souffrit pendant cette nuit et pendant cette journée ne peut se décrire. Vingt fois elle prit la plume, vingt fois elle la rejeta; Enfin, le lendemain à trois heures, on frappa à la porte du juif; il alla ouvrir. Une femme couverte d'un voile noir entra; puis, aussitôt que la porte se fut refermée derrière elle, cette femme leva son voile. C'était Gelsomina.

– Me voilà, dit-elle.

– Vous avez fait plus que je n'espérais, dit le juif. Je comptais que c'était moi que vous feriez venir, et c'est vous qui êtes venue.

– Il était inutile de mettre quelqu'un dans la confidence, dit Gelsomina.

– En effet, c'est plus prudent, répondit le juif. Que voulez vous de moi?

– Savoir la vérité.

– Je vous l'ai dite.

– La preuve?

– Vous pourrez l'avoir quand vous voudrez.

– Comment?

– En vous cachant rue Magueda, en face du n° 140. Il y a là un palais avec des colonnes, qui semble fait exprès pour cela.

– Eh bien! après?

– Après? A minuit, vous verrez Gaëtano entrer; à deux heures, vous le verrez sortir.

– A minuit, rue Magueda, en face du n° 140?

– Parfaitement.

– Et la nuit prochaine ira-t-il?

– Il y va toutes les nuits.

– Tout service mérite récompense, reprit en souriant avec amertume Gelsomina. Vous venez de me rendre un service, à combien l'estimez-vous?

Le juif ouvrit son écrin, et le présenta à Gelsomina.

– Choisissez celui de tous ces diamants qui vous conviendra le mieux, dit-il, et je serai payé.

– Taisez-vous, dit la jeune fille.

Et, jetant sur une chaise une bourse dans laquelle il avait cinq ou six onces et autant de piastres:

– Tenez, lui dit-elle, voilà tout ce que j'ai; prenez-le. Je vous remercie.

Et elle sortit sans vouloir rien écouter de ce que lui disait le juif.

Le soir, à dix heures, elle alla embrasser comme d'habitude le vieux Mario dans son lit, rentra chez elle, s'enveloppa d'un grand voile noir; puis, à onze heures, elle se glissa doucement dans le corridor, regarda à travers le trou de la serrure de la chambre de son père, et s'assura que la lampe était éteinte. Pensant que cette obscurité était une preuve que le vieillard était endormi, elle ouvrit alors doucement la porte de la rue, prit la clef pour pouvoir rentrer quand elle voudrait, et sortit.

Dix minutes après, elle était dans la rue Magueda, cachée derrière une colone du palais Giardinelli, en face du n° 140.

A minuit moins quelques minutes, elle vit s'avancer un homme enveloppé d'un manteau. Au premier coup d'oeil elle le reconnut: c'était Gaëtano. Elle s'appuya contre la colonne pour ne pas tomber.

Gaëtano passa et repassa, comme il avait habitude de le faire pour elle. Bientôt, à ce même signal qui avait tant de fois fait battre son propre coeur, Gelsomina vît la porte s'ouvrir, et Gaëtano disparut.

Gelsomina crut qu'elle allait mourir; mais la jalousie lui rendit les forces que la jalousie lui avait ôtées. Elle s'assit sur les marches du palais, et, cachée dans l'ombre projetée par les colonnes, elle attendit.

Les heures passèrent; elle les compta les unes après les autres. Comme trois heures venaient de sonner, la porte se rouvrit; Gaëtano reparut, une femme vêtue d'un peignoir dé mousseline blanche l'accompagnait. Il n'y avait plus de doute: Gelsomina était trahie.

D'ailleurs, comme si Dieu eût voulu d'un seul coup lui ôter toute espérance, les deux amants lui donnèrent le temps de s'assurer de son malheur. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient se quitter. Leur adieu dura près d'une demi-heure.

Enfin Gaëtano s'éloigna; la porte se referma derrière lui. Gelsomina, debout sur les degrés du palais, semblait une statue de marbre. Enfin, comme si elle s'arrachait de sa base, elle fit quelques pas en avant, mais ses genoux se dérobèrent sous elle; elle voulut crier, mais la voix lui manqua, et, jetant un cri étouffé, qui ne parvint pas même jusqu'à Gaëtano, elle tomba de toute sa hauteur sur le pavé.

Quand elle revint à elle, elle se retrouva assise sur les marches du palais Giardinelli. Un homme lui faisait respirer des sels: cet homme, c'était le juif.

Gelsomina regarda cet homme avec terreur: il semblait un démon acharné à sa perte. Elle fouilla dans ses poches pour voir si elle avait quelque argent pour lui payer ses soins; puis, sa recherche ayant été inutile:

– Je n'ai rien sur moi, lui dit-elle. Je vous ferai récompenser.

– J'irai demain chercher ma récompense moi-même, dit le juif.

– Ne venez pas! s'écria Gelsomina en se reculant de lui, vous me faites horreur!

Le juif, jugeant que le moment serait mal choisi pour renouveler ses propositions, se mit à rire, et laissa Gelsomina maîtresse de se retirer.

Gelsomina profita de la liberté que lui donnait le juif, et s'éloigna d'un pas rapide. Bientôt elle se retrouva à la porte de sa maison. Elle était arrivée là sans retourner la tête en arrière, sans regarder ni à droite ni à gauche. Toutes les hallucinations de la fièvre passaient devant ses yeux, toutes les rumeurs du délire bruissaient à ses oreilles.

Elle voulut ouvrir la porte, mais elle ne put jamais retrouver la serrure; elle crut qu'elle allait devenir folle, et se coucha, en criant miséricorde à Dieu, sur le banc de pierre qui était sous sa fenêtre.

A cinq heures du matin, en sortant pour ouvrir les volets, son père la retrouva là.

Elle n'était pas évanouie; mais elle avait les yeux fixes, les mains crispées, et ses dents claquaient l'une contre l'autre comme si elle sortait de l'eau glacée.

Son père voulut l'interroger, mais elle ne répondit point. Comme il faisait jour à peine, personne encore ne l'avait vue. Il la prit dans ses bras, l'emporta comme un enfant, et la remit à la vieille Assunta, qui lui ôta ses habits et la coucha sans qu'elle fît la moindre résistance, sans qu'elle prononçât un seul mot.

A peine couchée, la fièvre la prit; Mario voulait envoyer chercher un médecin, mais Gelsomina dit qu'elle ne voulait voir que son confesseur Fra Leonardo.

Fra Leonardo vint, et s'entretint plus d'une heure avec la jeune fille. Lorsqu'il sortit de la chambre de Gelsomina, son vieux père l'attendait pour l'interroger; mais le confesseur ne pouvait rien dire; il secoua la tête tristement, et, à toutes les questions que lui fit le vieillard, il se contenta de répondre que Gelsomina était une sainte.

Derrière le confesseur arriva le juif; il dit à Mario qu'il avait appris que sa fille était malade, et que, comme il avait une foule de secrets pharmaceutiques, il se faisait fort de la guérir si on voulait l'introduire auprès d'elle.

Le vieillard fit demander à Gelsomina si elle voulait recevoir un juif qui se disait médecin; Gelsomina se fit faire son portrait par la vieille Assunta, et, ayant reconnu son persécuteur: «Nourrice, répondit-elle, va dire à cet homme qu'il repasse demain à la même heure.»

Le lendemain, le juif n'eut garde de manquer au rendez-vous; mais, lorsqu'il demanda au vieux Mario où était sa fille, celui-ci lui répondit en pleurant que, le matin même, Gelsomina était entrée comme novice au couvent de Notre-Dame-du-Calvaire.

Gabriello avait compté sur le désespoir pour perdre Gelsomina; mais, en cette occasion, prières, menaces, argent, tout fut inutile; il avait affaire à une tourière incorruptible.

Cinq jours s'écoulèrent sans rien amener de nouveau. Le terme demandé par Gabriello au prince de G… arriva; il se présenta chez lui tout confus.

C'était la première fois qu'il échouait aussi complètement.

– Eh bien, dit le prince de G… où est cette jeune fille?

– Ma foi! monseigneur, dit Gabriello, voici douze jours que Dieu et le diable la jouent aux dés; mais cette fois Dieu a été le plus fin, et il a gagné.

– Ainsi, tu y renonces?

– Elle s'est réfugiée dans le couvent de Notre-Dame-du-Calvaire, et, à moins que nous ne l'en enlevions de force, je ne vois pas trop moyen de l'en faire sortir.

– Merci du conseil, mais je ne veux pas me brouiller avec l'archevêque; d'ailleurs c'était ton affaire et non la mienne. Tu t'étais chargé de m'amener cette jeune fille ici; tu as échoué, c'est sur toi que la honte en retombera.

– J'espère que monseigneur me gardera le secret, dit Gabriello profondément humilié.

– Le secret! s'écria le prince; ah bien oui; le secret! Je dirai partout au contraire que je voulais une fille de rien, une grisette, une petite ouvrière, que je t'ai laissé carte blanche pour l'argent, et que, malgré tout cela, tu as échoué.

– Mais monseigneur veut donc me perdre! s'écria Gabriello désespéré.

– Non, mais je veux qu'on sache le fonds qu'on peut faire sur ta parole; c'est un petit dédommagement que je me réserve.

– Votre Excellence est décidée à me faire cet affront?

– Parfaitement décidée.

– Mais si je n'avais pas perdu tout espoir?

– Alors, c'est autre chose.

– Si je demandais trois mois à Votre Excellence pour tenter un nouveau moyen?

– Je t'en donne six.

– Et pendant ces six mois, Votre Excellence gardera le secret sur ce premier échec?

– Je serai muet; tu vois que je te fais beau jeu.

– Oui, Excellence; aussi, maintenant, ce n'est plus une affaire d'argent, c'est une question d'honneur; j'y réussirai ou j'y perdrai mon nom.

– Ainsi donc, dans six mois?

– Peut-être avant, mais pas plus tard.

– Adieu, seigneur Gabriello.

– Au revoir. Excellence.

Gabriello rentra chez lui; il lui était venu, tout en causant avec le prince de G… une idée lumineuse qu'il avait besoin de mûrir. Toute la journée et toute la nuit, il la retourna dans sa tête; le lendemain il commença de la mettre à exécution.

Dès le matin, il alla trouver Fra Leonardo dans sa cellule, se jeta à ses pieds en lui disant qu'il était un grand pécheur, mais que la grâce de Dieu l'avait touché, et qu'il s'adressait à lui pour qu'il le soutînt dans la bonne voie, hors de laquelle il avait si longtemps marché.

Il lui confessa ensuite l'infâme métier qu'il exerçait, se frappant la poitrine avec tant de componction et de remords, à chaque nouvel aveu qui sortait de sa bouche, que Fra Leonardo, voyant dans cet homme un miracle de conversion, ne put s'empêcher de lui demander comment le repentir lui était venu.

Alors Gabriello lui raconta qu'il avait été chargé par un grand seigneur de perdre Gelsomina, mais qu'à peine l'avait-il vue qu'il était devenu amoureux d'elle, et n'avait pas même osé lui parler. Longtemps il avait combattu cet amour, sachant bien qu'il était indigne d'une si chaste jeune fille; mais enfin il avait pensé qu'il n'y a pas de crime si grand que le repentir n'efface, pas de conduite si souillée que l'absolution ne lave. Il avait donc pris la résolution d'aller se jeter aux genoux du père de Gelsomina, et de lui tout dire, lorsqu'il avait appris que celle qu'il aimait venait d'entrer dans un couvent. Alors, dans son désespoir, il était venu à Fra Leonardo pour lui dire que son parti était pris, et que, si Gelsomina se faisait religieuse, lui, de son côté, était décidé à entrer en religion, en abandonnant la moitié de ce bien si mal acquis aux pauvres, et en faisant de l'autre moitié un fonds pour marier quelque fille pauvre et sage qui aurait refusé de s'enrichir aux dépens de son honneur.

 

Une pareille détermination toucha le bon capucin jusqu'aux larmes; il dit à son pénitent que tout n'était pas encore perdu, et que Gelsomina ne persisterait peut-être point dans une résolution prise en un moment d'exaltation, et qui mettait son vieux père au désespoir. En outre il promit d'user de toute son influence sur elle pour la déterminer à ne point prendre pour une vocation sérieuse ce vertige religieux qui l'avait saisie lorsqu'elle avait regardé le monde du haut de sa douleur. Gabriello se jeta aux pieds du moine, et lui baisa les genoux en lui demandant la permission de revenir tous les jours.

Fra Leonardo raconta tout au père de Gelsomina; le pauvre vieillard, compatissant à une douleur qu'il partageait, demanda à voir ce pauvre jeune homme afin de pleurer avec lui. Le moine promit de le lui amener le lendemain.

Le lendemain, à l'heure convenue, le père de Gelsomina vit arriver Fra Leonardo et son pénitent. Les deux affligés se jetèrent dans les bras l'un de l'autre; Gelsomina était le lien qui les unissait: aussi, ne parlèrent-ils que d'elle; c'étaient les premiers moments de consolation que le vieux Mario eût goûtés depuis que sa fille était au couvent. Aussi, lorsque Gabriello le quitta, fit-il promettre au jeune homme qu'il reviendrait le voir le lendemain.

Non seulement Gabriello n'avait garde de manquer à un pareil rendez-vous, mais encore il y vint longtemps avant l'heure indiquée. Le vieillard lui sut gré d'être plus qu'exact, et ils passèrent une partie de la journée ensemble.

Quant à Gaëtano, on n'en entendait pas même parler; il avait la tête plus que jamais affolée de sa prétendue marquise.

Fra Leonardo voyait Gelsomina tous les jours. Il lui raconta d'abord, sans qu'elle y fît grande attention, la conversion miraculeuse qu'elle avait faite; puis il lui peignit le désespoir de Gabriello en la perdant. Gelsomina savait ce que c'était que les douleurs de l'amour, elle plaignait au fond du coeur le jeune homme qui les éprouvait.

Quelques jours après, Gelsomina consentit à voir son père, mais à condition qu'il n'essaierait pas de la dissuader de sa résolution de se faire religieuse; le vieux Mario promit tout ce que l'on voulut, et ne lui parla tout le temps que de Gabriello, qui avait pour lui tous les soins qu'un fils aurait pour son père. Gelsomina remercia Dieu de ce qu'il rendait au vieillard l'enfant qu'il avait perdu.

Quelque temps après, comme Fra Leonardo vit Gelsomina plus tranquille, il commença à l'entretenir des véritables devoirs d'une chrétienne. Le premier de ces devoirs, selon lui, était d'honorer ses parents et de leur obéir en tous points, un père et une mère étant en ce monde la divinité visible pour leurs enfants.

Vers la même époque, le vieux Mario se hasarda à reparler à sa fille de ses anciens rêves paternels, comment il avait songé parfois au bonheur qu'il éprouverait à mourir entre les bras de ses petits-fils; puis il demanda à Gelsomina, les larmes aux yeux, s'il lui fallait renoncer pour toujours à cet espoir. Gelsomina pleura, mais ne répondit rien.

Une fois, Gelsomina hasarda de demander à Fra Leonardo ce qu'était devenu Gaëtano. Fra Leonardo répondit qu'il était toujours le même, mais qu'il devenait de plus en plus orgueilleux, et qu'on le voyait à toutes les fêtes avec des rubans à son chapeau, des bagues à ses doigts, et des ceintures magnifiques autour du corps. Gelsomina soupira du plus profond de son coeur; il était évident qu'elle était complètement oubliée.

Comme Fra Leonardo sortait de la cellule de la novice, le vieux Mario y entrait. Chaque jour il était plus reconnaissant à Gabriello de ses soins pour lui, soins d'autant plus désintéressés qu'une seule récompense était digne d'eux, et que cette récompense, la résolution de Gelsomina la rendait impossible.

Quatre mois s'écoulèrent; ces quatre mois avaient amené une grande amélioration dans l'état des choses. Gelsomina sentait qu'elle ne serait jamais heureuse elle-même, mais elle comprenait qu'elle pouvait beaucoup pour le bonheur des autres: or, pour un coeur comme celui de Gelsomina, c'était presque être heureuse elle-même que de rendre les autres heureux.

Aussi, la première fois qu'elle vit son père pleurer en songeant que l'époque où elle devait prendre le voile arrivait, ce fut elle qui le consola en lui disant de prendre courage, qu'elle commençait à sentir que Dieu lui donnerait la force de surmonter son amour, et que, comme la seule crainte de revoir Gaëtano l'avait déterminée à fuir le monde, peut-être rentrerait-elle dans le monde du moment où elle pourrait le revoir sans crainte. A cette seule espérance, le vieillard éprouva une si grande joie, que Gelsomina eut presque des remords d'avoir causé à son père une si grande douleur.

Quelques jours après, Fra Leonardo se hasarda à parler à la novice de Gabriello et de l'amour profond qu'il conservait pour elle. Gelsomina ne put s'empêcher de comparer cet amour sans espérance à celui de Gaëtano, qui pouvait tout espérer, et elle plaignit le pauvre garçon plus tendrement qu'elle ne l'avait encore fait.

Cela rendit quelque courage au pauvre père: à la première entrevue qu'il eut avec sa fille, il lui ouvrit son coeur tout entier, il ne manquait à Gabriello que d'être l'époux de Gelsomina pour que Mario vît en lui un véritable enfant; le lien social seul manquait, car Gabriello avait depuis cinq mois, pour le vieillard, les soins, l'amour et le respect que le fils le plus tendre pourrait avoir pour son père.

Gelsomina tendit la main au vieillard, et lui demanda huit jours pour interroger son coeur.

Ces huit jours, Gelsomina les passa dans la prière et dans la solitude; elle aimait toujours Gaëtano, mais d'un amour qui n'avait plus rien de terrestre, et à la manière dont les enfants du ciel aimaient les fils de la terre. Elle sentait en elle, sinon le désir, du moins la force d'appartenir à un autre, et d'être une digne femme et une digne mère, comme elle avait été une sainte jeune fille.

Lorsque son père revint au jour indiqué, elle lui dit donc que, si son bonheur dépendait de son consentement, elle donnait ce consentement, sinon avec joie, du moins avec résignation. Le vieux Mario tomba presque aux genoux de sa fille, mais elle le prit dans ses bras et sourit à le voir si heureux.

Alors il lui demanda la permission de lui amener Gabriello le lendemain, mais elle lui répondit qu'elle n'avait pas besoin de le voir, qu'elle recevrait un mari des mains de son père, et que ce mari, quel qu'il fût, avait droit à son estime et à son dévouement; que ces deux sentiments étaient les seuls que l'on pouvait exiger d'elle, et que ce serait au temps d'en faire naître un autre.

Le mariage fut fixé à quinze jours; ces quinze jours, Gelsomina les passa en prières et en exercices religieux; puis, le matin du quinzième, elle quitta le couvent pour aller à l'église, où l'attendait son fiancé. Ce fut au pied de l'autel seulement qu'elle rencontra Gabriello, et comme elle ne l'avait vu que déguisé en juif, avec une barbe et une perruque, elle ne le reconnut pas.

Au retour, chacun félicita Gabriello sur son bonheur, chacun lui dit qu'il avait épousé une véritable sainte.

Mais lui se déroba à toutes ces félicitations; il avait une visite à faire.

On annonça au prince de G… que Gabriello l'attendait dans son antichambre.

– Faites entrer, dit le prince.

Gabriello entra.

– Eh bien! demanda le prince, où en sommes-nous? C'est demain que le terme expire.

– Et c'est ce soir que je vous livre Gelsomina, dit Gabriello.

– Et comment as-tu fait cela, démon? s'écria le prince.

– Monseigneur, c'est tout simple; voyant qu'elle était incorruptible, je l'ai épousée.

– Et?

– Et ce soir vous prendrez ma place, voilà tout. Un honnête homme n'a que sa parole; j'avais engagé la mienne à Votre Excellence, et je la tiens.

Le soir il fut fait ainsi qu'il avait été dit Gelsomina ignora toujours cet infâme traité; ce qui ne l'empêcha pas de mourir au bout de trois ans de mariage, en laissant à Gabriello une fille qui a maintenant douze ans, et qu'il est prêt à vendre comme il a vendu sa mère.