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Aux premiers mots que prononça le prince, Saint-Valéry vit que c'était un renfort qui lui arrivait, et insista davantage encore pour que Charles d'Anjou se laissât guider par leurs deux avis. Charles d'Anjou alors s'en remit à eux, et Guillaume de Villehardoin et Allard de Saint-Valéry arrêtèrent le plan de bataille, qui fut communiqué au roi, et adopté par lui à l'instant même.

On forma trois corps de cavalerie légère, composés de Provençaux, de Toscans, de Lombards et de Campaniens; on donna à chaque corps un chef parlant sa langue et connu de lui, puis on mit ces trois chefs sous le commandement de Henri de Cosenze, qui était de la taille du roi, et qui lui ressemblait de visage; en outre, Henri revêtit la cuirasse de Charles d'Anjou et ses ornements royaux, afin d'attirer sur lui tout l'effort des Allemands.

Ces trois corps devaient engager la bataille, puis, la bataille engagée, paraître plier d'abord et fuir ensuite à travers les tentes que l'on laisserait tendues et ouvertes, afin que les Allemands ne perdissent rien des richesses qu'elles contenaient. Selon toute probabilité, à la vue de ces richesses, les vainqueurs cesseraient de poursuivre les ennemis et se mettraient à piller. En ce moment, les trois brigades devaient se rallier, sonner de la trompette, et à ce signal Charles d'Anjou, avec six cents hommes, et Guillaume de Villehardoin avec trois cents, devaient prendre en flanc leurs ennemis et décider de la journée.

De son côté, Conradin divisa son armée en trois corps, afin que le mélange des races n'amenât point de ces querelles si fatales un jour de combat; il donna les Italiens à Galvano de Lancia, frère de cet autre Lancia qui avait été fait prisonnier à la bataille de Bénévent; les Espagnols à Henri de Castille, le même qui avait ouvert les portes de Rome; enfin, il prit pour lui et Frédéric les Allemands, qui l'avaient suivi du fond de l'empire.

Ces dispositions prises de chaque côté, Charles jugea que le moment était venu de les mettre à exécution; il renouvela à Henri de Cosenze et à ses trois lieutenants les instructions qu'il leur avait déjà données, et cette poignée d'hommes, qui pouvait monter à deux mille cinq cents cavaliers, s'avança au devant de Conradin.

Les chefs de l'armée impériale, voyant au premier rang l'étendard de Charles d'Anjou et croyant le reconnaître lui-même à ses ornements royaux et à son armure dorée, ne doutèrent point qu'ils n'eussent en face d'eux toute l'armée guelfe. Or, comme il était facile de voir qu'elle était de moitié moins nombreuse que l'armée gibeline, leur courage s'en augmenta; et Conradin ayant fait entendre le cri de Souabe, chevaliers! mit sa lance en arrêt, et chargea le premier sur les Provençaux, les Lombards et les Toscans.

Le choc fut rude; on avait dit aux chefs de ne tenir que le temps suffisant pour faire croire aux impériaux à une victoire sérieuse; mais, quand tant de braves chevaliers se virent aux mains, ils eurent honte de lâcher pied, même pour faire tomber leurs ennemis dans une embuscade; ils se défendirent donc avec tant d'acharnement, que Charles d'Anjou, ne comprenant rien à la non exécution de ses ordres, quitta la petit vallon où il était caché avec ses six cents hommes, et monta sur une colline pour voir ce qui se passait.

La lutte était terrible; tous les efforts des impériaux s'étaient concentrés sur le point où ils avaient cru reconnaître le roi; Henri de Cosenze avait été entouré, et craignant, s'il se rendait, qu'on ne reconnût qu'il n'était pas le vrai roi, il voulait se faire tuer. De leur côté, ses lieutenants et ses soldats ne voulaient point l'abandonner, et au lieu de fuir tenaient ferme. En les voyant entourés ainsi et lutter si courageusement contre des forces doubles des leurs, Charles d'Anjou voulait abandonner le plan de bataille et courir à leur secours; mais Allard de Saint Valéry le retint. En ce moment Henri de Cosenze tomba percé de coups, et les autres lieutenants, perdant l'espoir de le sauver, donnèrent l'ordre de retraite, qui bientôt se changea en déroute.

Alors ce qui avait été prévu arriva, les soldats de Charles d'Anjou et ceux de Conradin se jetèrent pêle-mêle à travers le camp, les uns fuyant, les autres poursuivant; mais à peine les impériaux eurent-ils vu les tentes ouvertes, qu'attirés par les étoffes précieuses, par les vases d'argent, par les armures splendides qu'elles renfermaient, croyant d'ailleurs Charles d'Anjou tué et son armée dispersée, ils rompirent leurs rangs et se mirent à piller. Vainement les deux jeunes gens firent-ils tous leurs efforts pour les maintenir; leur voix ne fut point entendue, ou ceux qui l'entendirent ne l'écoutèrent point, et à peine si de leurs cinq mille hommes d'armes, il en resta autour d'eux cinq cents avec lesquels ils continuèrent de poursuivre les fugitifs; tous les autres s'arrêtèrent, et, rompant l'ordonnance, s'éparpillèrent par la plaine.

C'était le moment si impatiemment attendu par Charles d'Anjou. Avant même que les fuyards donnassent, en sonnant de la trompette, le signal convenu, il se dressa sur ses arçons, et, criant: Montjoie! Montjoie, chevaliers! il vint donner avec ses six cents hommes de troupes fraîches au milieu des pillards, qui étaient si loin de s'attendre à cette surprise, que, le prenant pour un détachement des leurs qui rejoignait le corps d'armée, ils ne se mirent pas même en défense. De son côté Villehardoin arrivait comme la foudre; en même temps on entendit la trompette des troupes légères: l'armée de Conradin était prise entre trois murailles de fer.

Avant que les Allemands eussent reconnu le piège dans lequel ils venaient de tomber, ils étaient perdus; aussi n'essayèrent-ils pas même de résister, et commencèrent-ils à fuir par toutes les ouvertures que leur présentaient entre elles les trois batailles de leurs ennemis. Conradin voulait se faire tuer sur la place; mais Frédéric et Galvano Lancia prirent chacun son cheval par la bride et l'emmenèrent au galop, malgré ses efforts pour se débarrasser d'eux.

Ils firent quarante-cinq milles ainsi, ne s'arrêtant qu'une seule fois pour faire manger leurs chevaux; enfin ils arrivèrent à Astur, villa située à un mille de la mer. Là, ils furent reconnus pour des Allemands par des gens du seigneur de Frangipani, à qui appartenait cette villa, et qui allèrent prévenir leur maître que cinq ou six hommes, couverts de sang et de poussière, avaient mis pied à terre et venaient de faire prix avec un pêcheur pour les conduire en Sicile: le départ était fixé à la nuit suivante.

Le seigneur de Frangipani, après quelques questions sur la manière dont les Allemands étaient vêtus, ayant appris qu'ils étaient couverts de cuirasses dorées et portaient des couronnes sur leurs casques, ne douta plus que ce ne fussent d'illustres fugitifs; il fut encore confirmé dans cette idée lorsqu'il apprit dans la journée que Conradin avait été battu par Charles d'Anjou. Alors, l'idée lui vint que l'un de ces fugitifs était peut-être le prétendant lui-même, et il comprit que, si cela était ainsi, et s'il pouvait le livrer à Charles d'Anjou, celui-ci lui paierait son ennemi mortel au poids de l'or.

En conséquence, s'étant informé à quelle heure les fugitifs devaient s'embarquer, il fit préparer une barque du double plus grande que celle qui leur était destinée, y fit coucher une vingtaine d'hommes d'armes, s'y rendit lui-même lorsque la nuit commença de tomber, et, caché dans une petite crique, il attendit que le pêcheur mît à la voile: à peine y fut-il, qu'il appareilla à son tour, et, comme sa barque était de moitié plus grande que celle qu'il poursuivait, il l'eut bientôt rejointe et même dépassée. Alors il se mit en travers, et, coupant le chemin aux fugitifs, il leur ordonna de se rendre. Conradin essaya de se mettre en défense, mais il n'avait que quatre hommes avec lui, et le seigneur de Frangipani en avait vingt; il fallut donc céder au nombre, et les deux jeunes gens furent ramenés prisonniers, avec leur suite, à la tour d'Astur.

Le seigneur de Frangipani ne s'était pas trompé: il reçut de Charles d'Anjou la seigneurie de Pilosa, située entre Naples et Bénévent, et livra, en échange, ses prisonniers au roi de Sicile.

Une fois maître du dernier rival qu'il crût devoir craindre, Charles d'Anjou hésita entre la mort et une prison éternelle: la mort était plus sûre, mais aussi c'était un exemple bien terrible à donner au monde, que de faire tomber la tête d'un jeune roi de dix-sept ans sous la hache du bourreau. Il crut alors devoir en référer au pape, et lui fit demander conseil.

L'inflexible Clément IV se contenta de répondre cette seule ligne, terrible par son laconisme même.

Vita Corradini, mors Caroli. – Mors Corradini, vita Caroli.

Dès lors Charles n'hésita plus; un crime autorisé par le pape cessait d'être un crime et devenait un acte de justice. Il convoqua donc un tribunal: ce tribunal se composait de deux députés de chacune des deux villes de la Terre de Labour et de la Principauté. Conradin fut amené devant ce tribunal, sous l'accusation de s'être révolté contre son souverain légitime, d'avoir méprisé l'excommunication de l'Église, de s'être allié avec les Sarrasins, d'avoir pillé les couvents et les églises de Rome.

Une seule voix osa s'élever en faveur de Conradin: celui qui donna cette preuve de courage s'appelait Guido de Lucaria; un seul homme se présenta pour lire la sentence: l'histoire n'a pas conservé le nom de celui qui donna cette preuve de lâcheté. Seulement, Villani raconte que ce juge avait à peine fini la lecture régicide, que Robert, comte de Flandre, propre gendre de Charles d'Anjou, se leva, et, tirant son estoc, lui en donna un coup à travers la poitrine en s'écriant:

– Tiens, voici pour t'apprendre à oser condamner à mort un aussi noble et si gentil seigneur.

Le juge tomba en jetant un cri, et expira presque au même instant. Et il n'en fut pas autre chose de ce meurtre, ajoute Villani, le roi et toute sa cour ayant reconnu que Robert de Flandre venait de se conduire en vaillant seigneur.

 

Conradin n'était pas présent lorsque l'arrêt fut prononcé; on descendit alors dans sa prison, et on le trouva jouant aux échecs avec Frédéric.

Les deux jeunes gens, sans se lever, écoutèrent la sentence que leur lut le greffier; puis, la lecture achevée, ils se remirent à leur partie.

Le supplice était fixé pour le lendemain huit heures du matin: Conradin y fut conduit accompagné de Frédéric, duc d'Autriche, des comtes Gualferano et Bartolomeo Lancia, Gérard et Gavano Donoratico de Pise. La seule grâce que Charles d'Anjou lui eût accordée était d'être exécuté le premier.

Arrivé au pied de l'échafaud, Conradin repoussa les deux bourreaux qui voulaient l'aider à monter l'échelle, et monta seul d'un pas ferme.

Arrivé sur la plate-forme, il détacha son manteau, puis, s'agenouillant, il pria un instant.

Pendant qu'il priait, ayant entendu le bourreau qui s'approchait de lui, il fit signe qu'il avait fini, et, se relevant en effet:

– O ma mère! ma mère! dit-il à haute voix, quelle profonde douleur te causera la nouvelle qu'on va te porter de moi!

A ces mots, qui furent entendus de la foule, quelques sanglots éclatèrent; Conradin vit que parmi ce peuple il lui restait encore des amis, et peut-être des vengeurs.

Alors il tira son gant de sa main, et le jetant au milieu de la place:

– Au plus brave, cria-t-il.

Et il présenta sa tête au bourreau.

Frédéric fut exécuté immédiatement après lui, et ainsi s'accomplit la promesse que les deux jeunes gens s'étaient faite, que la mort même ne pourrait les séparer.

Puis vint le tour de Gualferano et de Bartolomeo Lancia, et des comtes Gérard et Gavano Donoratico de Pise.

Le gant jeté par Conradin au milieu de la foule fut ramassé par Henri d'Apifero, qui le porta à don Pierre d'Aragon, seul et dernier héritier de la maison de Souabe comme mari de Constance, fille de Manfred.

JEAN DE PROCIDA

Vers la fin de l'année 1268, il y avait à Salerne un noble sicilien qui s'appelait Jean, et qui était seigneur de l'île de Procida; aussi était-il généralement connu sous le nom de Jean de Procida. Jean pouvait alors être âgé de trente-quatre ou trente-cinq ans.

Quoique jeune encore, sa réputation était grande, non seulement dans la noblesse, car, outre sa seigneurie de Procida, il était encore seigneur de Tramonte et du Cajano, de son chef, et du chef de sa femme seigneur de Pistiglioni, mais dans les armes, car il avait combattu avec Frédéric, et dans l'administration, car il avait fait exécuter le port de Palerme. Enfin son nom n'était pas moins illustre dans les sciences: en effet, Jean s'était adonné tout particulièrement à la médecine, et il avait guéri des maladies que les plus grands mires de l'époque regardaient comme incurables.

A la mort de Manfred, dont il était grand-protonotaire, il s'était rallié à Charles d'Anjou, qui l'avait fait membre de son conseil; mais, soit, comme le disent les uns, qu'il se fût aperçu que Charles d'Anjou était l'amant de sa femme Pandolfina, soit que la mort tragique de Conradin l'eût détaché de son nouveau roi, il quitta Salerne et passa en Sicile sans que ce départ fît naître aucun soupçon, car il était déjà absent depuis deux ans lorsque Charles d'Anjou, au moment de partir lui-même pour Tunis avec Louis IX son frère, permit à deux de ses favoris nommés, l'un Gautier Carracciolo, et l'autre Manfredo Commacello, d'aller le consulter sur une maladie dont ils étaient atteints.

On connaît le résultat de la croisade: Louis IX, se fiant au Dieu pour lequel il s'était armé, débarqua sur le rivage d'Afrique au moment des grandes chaleurs, sans attendre, comme le lui avait conseillé son frère, que les pluies les eussent tempérées. La peste se mit dans l'armée, et le héros chrétien mourut martyr le 25 août 1270.

Charles d'Anjou prit le commandement de l'armée, alla assiéger Tunis; mais, au lieu d'y presser le roi maure à la dernière extrémité, comme le demandaient peut-être et la mémoire de son frère et l'intérêt de l'église, il traita avec lui à la condition qu'il se reconnaîtrait tributaire de la Sicile, et, ramenant ses vaisseaux vers son royaume, au lieu de les conduire à Jérusalem, il débarqua à Trapani au milieu d'une effroyable tempête. Déclarant alors que la croisade était finie, il invita chaque prince à rentrer dans ses États, et donna l'exemple lui-même en faisant voile pour Naples, sa capitale.

Cependant Jean de Procida, après avoir parcouru toute la Sicile et s'être assuré que chacun, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, y gardait un coeur sicilien, avait cherché sur tous les trônes d'Europe quel était le prince qui avait à la fois le plus de droits et d'intérêt à renverser Charles d'Anjou du trône de Naples et de Sicile, et il avait reconnu que c'était don Pierre d'Aragon, gendre de Manfred, et cousin du jeune Conradin, qui venait d'être si cruellement mis à mort sur la place du Marché-Neuf, à Naples.

Il s'était donc rendu à Barcelone, où il avait trouvé le roi don Pierre et la reine, sa femme, fort douloureusement attristés de cette destruction qui s'était mise dans leur famille.

Mais don Pierre était un prince sage qui ne faisait rien que gravement et sûrement; il avait reçu, avec de grands honneurs, Henri d'Apifero, qui lui avait apporté le gant de Conradin, et, quoique dès cette époque sa résolution eût sans doute été prise, il s'était contenté de suspendre ce gant au pied de son lit, entre son épée et son poignard, mais sans rien dire ni sans rien promettre. Au reste, il avait offert à Henri d'Apifero de rester à sa cour, lui promettant qu'il y serait traité à l'égal des plus grands seigneurs de Castille, de Valence et d'Aragon. Henri y était resté trois ans, espérant que le roi don Pierre prendrait quelque parti hostile à l'égard de Charles d'Anjou; mais, malgré les pleurs de sa femme Constance, malgré la présence accusatrice de Henri, il ne lui avait plus parlé de la cause de son voyage; et le chevalier, croyant qu'il l'avait oubliée, s'était retiré sans rien dire, et était monté sur un vaisseau qui s'en allait en croisade.

Ce fut quelque temps après son départ que Jean de Procida arriva.

Jean demanda une audience au roi don Pierre, et l'obtint aussitôt, car sa réputation s'était étendue jusqu'en Castille, et l'on savait à la fois que c'était un vaillant homme d'armes, un loyal conseiller et un grand médecin. Il dit à don Pierre tout ce qu'il venait de voir de ses propres yeux, et comment la Sicile était prête à se révolter. Le roi d'Aragon l'écouta d'un bout à l'autre sans rien dire, et, lorsqu'il eut fini, le conduisant dans sa chambre, il lui montra pour toute réponse le gant de Conradin cloué au pied de son lit, entre son poignard et son épée.

C'était une réponse; si claire qu'elle fût cependant, elle n'était point assez précise pour Jean de Procida. Aussi, quelques jours après, sollicita-t-il une nouvelle audience, et, plus hardi cette fois que la première, pressa-t-il don Pierre de s'expliquer. Mais don Pierre, qui, comme le dit son historien Ramon de Muntaneo, était un prince qui songeait toujours au commencement, au milieu et à la fin, se contenta de lui répondre qu'avant de rien entreprendre, un roi devait songer à trois choses:

1 °Ce qui pouvait l'aider ou le contrarier dans son entreprise;

2° Où il trouverait l'argent nécessaire à son entreprise;

3° Ne se fier qu'à des gens qui lui garderaient le secret sur cette entreprise.

Procida, qui était un homme sage, répondit qu'il reconnaissait la vérité de cette maxime, et que des trois choses qu'exigeait don Pierre il faisait sa propre affaire.

En conséquence, rien de plus, pour cette fois, ne fut dit ni fait entre don Pierre d'Aragon et Jean de Procida; et, le lendemain de cette entrevue, Jean de Procida s'embarqua sur un navire, sans dire où il allait ni quand il reviendrait.

En effet, la position du roi don Pierre était difficile, et il avait raison d'être inquiet sur les trois points qu'il avait indiqués.

L'Occident ne lui offrait point d'allié contre Charles d'Anjou, ses coffres étaient vides, et s'il transpirait la moindre chose de son projet de détrôner le roi de Sicile, les papes qui le soutenaient ne pouvaient manquer de l'excommunier, comme ils avaient fait de Frédéric, de Manfred et de Conradin. Or, tous trois avaient fini fort piteusement: Frédéric par le poison, Manfred par le fer, et Conradin sur l'échafaud.

De plus, il y avait liaison fort intime entre le roi don Pierre et le roi Philippe le Hardi, son beau-frère. Lorsque le premier n'était encore qu'enfant, il était venu à la cour de France, où il avait été reçu avec grand honneur, et où il était resté deux mois, prenant part à tous les jeux et tournois qui avaient été célébrés à l'occasion de son arrivée. Pendant ces deux mois, une telle intimité s'était formée entre les deux princes, qu'ils s'étaient mutuellement prêté foi et hommage, s'étaient juré qu'ils ne s'armeraient jamais l'un contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et, en garantie de ce serment, avaient communié tous deux de la même hostie.

Jusque-là, cette amitié s'était maintenue inaltérable, et souvent, en signe de cette amitié, le roi d'Aragon portait à la selle de son cheval, sur un canton, les armes de France, et sur l'autre les armes d'Aragon; ce que faisait aussi le roi de France.

Or déclarer la guerre à Charles d'Anjou, oncle du roi Philippe le Hardi, n'était-ce pas violer le premier de tous les serments jurés?

Cependant, au moment où, comme on le voit, les choses paraissaient impossibles à mener à bien, Dieu permit qu'elles s'arrangeassent pour le plus grand bonheur de la Sicile.

Michel Paléologue, grand-connétable et grand domestique de l'empereur grec à Nicée, venait de déposer l'empereur Jean IV, lui avait fait crever les yeux comme c'était l'habitude, puis, ayant marché sur Constantinople, il en avait chassé les Francs qui y régnaient depuis l'an 1204, c'est-à-dire depuis cinquante-six ans.

C'était Beaudoin II qui était alors empereur, Beaudoin dont le fils Philippe était marié à Béatrix d'Anjou, fille du roi de Naples.

Charles d'Anjou, débarrassé de ses deux rivaux, voyant son double royaume à peu près en paix, avait tourné les yeux vers l'Orient, et, rêvant un immense royaume franc qui ceindrait la moitié de la Méditerranée, il avait fait alliance avec les princes de Morée, et avait résolu de renverser Paléologue. En conséquence, il préparait, à la grande terreur de ce dernier, une foule de vaisseaux, de nefs et de galères, qu'il disait tout haut être destinés à une expédition dont le but était de rétablir son gendre Philippe sur le trône de Constantinople.

L'empereur, de son côté, était occupé à se prémunir contre cette entreprise; il avait levé des contributions et des troupes par tout l'empire, il faisait construire des vaisseaux, il faisait réparer ses ports, et cependant toutes ces précautions ne le rassuraient pas, car il savait à quel terrible ennemi il avait affaire, lorsqu'on lui annonça tout à coup qu'un moine franciscain, arrivant de Sicile, demandait à lui parler pour choses de la plus haute importance.

L'empereur ordonna aussitôt qu'il fût introduit, et cet ordre exécuté, Paléologue et l'inconnu se trouvèrent en face l'un de l'autre.

L'empereur était défiant comme un Grec; aussi, se tenant à distance du moine:

– Mon père, lui demanda-t-il, que me voulez-vous?

– Très noble empereur, répondit le moine, ordonnez; je vous demande au nom du Seigneur Dieu que je puisse vous accompagner en quelque lieu secret où ce que j'ai à vous dire ne soit entendu de personne.

– Que voulez-vous donc me dire de si particulier?

– Je veux vous entretenir de la plus grande affaire que vous ayez au monde.

– D'abord, qui êtes-vous? demanda l'empereur.

– Je suis Jean, seigneur de Procida, répondit le moine.

– Venez donc et suivez-moi, dit l'empereur.

Et ils montèrent aussitôt sur la plus haute tour du palais, et quand ils furent arrivés sur la plate-forme:

– Seigneur Jean de Procida, dit l'empereur en lui montrant le vide qui les environnait de tous côtés, nous n'avons ici que Dieu qui puisse nous entendre; parlez donc en toute sécurité.

– Très noble empereur, lui répondit Jean, ne sais-tu pas que le roi Charles a juré sur le Christ de t'enlever ta couronne, de te tuer toi et les tiens, comme il a tué le noble roi Manfred et le gentil seigneur Conradin, et qu'en conséquence, avant qu'il soit un an, il va se mettre en route pour conquérir ton royaume, avec cent vingt galères armées, trente gros vaisseaux, quarante comtes et dix mille cavaliers, et une foule de croisés chrétiens?

 

– Hélas! dit l'empereur, messire Jean, que voulez-vous? Oui, je le sais, et j'en vis comme un homme désespéré; j'ai déjà voulu m'arranger plusieurs fois avec le roi Charles, et jamais il n'a voulu entendre à rien. Je me suis mis au pouvoir de la sainte Église de Rome, de nos seigneurs les cardinaux et de notre saint-père le pape; je me suis mis entre les mains du roi de France, du roi d'Angleterre, du roi d'Espagne et du roi d'Aragon, et chacun me répond verbalement aux lettres que je lui envoie qu'il craint de mourir rien que d'en parler, tant est grande la puissance de ce terrible roi Charles. C'est pourquoi je n'attends ni conseils, ni secours des hommes, et je n'espère plus qu'en Dieu, puisque, malgré tout ce que j'ai pu faire, je ne trouve dans les chrétiens ni aide ni conseil.

– Eh bien! dit Jean de Procida, celui qui te délivrerait de cette grande crainte qui te tient, le regarderais-tu comme digne de quelque récompense?

– Il mériterait tout ce que je pourrais faire, s'écria l'empereur. Mais qui serait assez hardi pour penser à moi de sa seule et bonne volonté? qui serait assez puissant pour faire la guerre pour moi à la puissance du roi Charles?

– Ce sera moi, répondit Jean de Procida.

Et l'empereur le regarda avec étonnement et lui demanda:

– Comment ferez-vous pour achever, vous, simple seigneur, ce que n'osent même entreprendre les plus puissants rois de la terre?

– Cela me regarde, répondit Jean; sachez seulement que je tiens la chose pour sûre et certaine.

– Dites-moi donc alors comment vous comptez vous y prendre? demanda l'empereur.

– Sauf votre respect, répondit Jean, je ne vous le dirai point que vous ne m'ayez promis 100 000 onces.

– Et avec les 100 000 onces, que ferez-vous?

– Ce que je ferai? dit Procida: je ferai venir quelqu'un qui prendra la terre de Sicile au roi Charles, et qui lui donnera tant à faire qu'il en aura pour tout le reste de ses jours à se débarrasser de lui.

– Si tu es en état de tenir ce que tu me promets, répondit l'empereur, ce n'est pas 100 000 onces seulement que je te donnerai, mais ce sont tous mes trésors dont tu peux disposer.

Et Jean de Procida dit alors:

– Seigneur empereur, signez-moi donc une lettre par laquelle vous me donnerez créance près de tel souverain qui me conviendra, et dans laquelle vous vous engagerez à me payer 100 000 onces en trois paiements: le premier pour commencer l'entreprise, le second quand elle sera en son milieu, et le troisième quand elle aura eu bonne fin.

– Descendons dans mon cabinet, répondit l'empereur, et à l'instant même je vous ferai écrire et sceller cette lettre.

– Avec votre permission, très noble empereur, reprit Jean, mieux vaut que vous m'écriviez cette lettre de votre main, et que vous la scelliez vous-même, car outre qu'étant toute de votre écriture elle aura un plus grand crédit, nul ne saura que nous deux ce qui se sera passé entre vous et moi.

– Vous avez raison, dît l'empereur, et je vois que ce n'est point à tort que vous vous êtes fait la réputation d'un sage et vaillant homme.

Alors ils descendirent tous deux dans le cabinet particulier de l'empereur, qui écrivit la lettre de sa main, la scella lui-même, et la remit à messire Jean de Procida.

– Et maintenant, pour plus grande sûreté encore, répondit messire Jean, il faut que vous me fassiez chasser de vos États, comme si j'avais commis quelque méchante action, car, de cette façon, personne ne se doutera, même vos plus intimes, qu'il y ait alliance entre vous et moi.

L'empereur approuva ce projet, et le lendemain messire Jean de Procida fut arrêté publiquement et reconduit hors de l'empire. Puis, lorsqu'on demanda ce qu'avait fait ce moine inconnu, on répondit qu'il était venu de la part du roi Charles pour empoisonner l'empereur de Constantinople,

Le vaisseau qui emmenait Jean de Procida le déposa à Malte, d'où il prit une barque et gagna la Sicile.

A peine y eut-il mis le pied, qu'évitant les côtes, qui étaient gardées par les Angevins, il pénétra dans l'intérieur des terres et s'en alla trouver, toujours vêtu en franciscain, messire Palmieri Abbate et plusieurs autres barons de Sicile aussi puissants et aussi patriotes que lui.

Puis, les ayant rassemblés, il leur dit:

– Misérables que vous êtes, vendus comme des chiens et traités comme des chiens, ne vous lasserez-vous donc jamais d'être des esclaves et de vivre comme des animaux, quand vous pouvez être des seigneurs et vivre comme des hommes? Allez, nous n'êtes pas dignes que Dieu vous regarde en pitié, puisque vous n'avez pas pitié de vous-mêmes.

Alors, tous répondirent d'une seule voix:

– Hélas! messire Jean de Procida, comment pouvons-nous faire autrement que nous faisons, nous qui sommes soumis à des maîtres puissants comme jamais il n'y en eut au monde? Tout au contraire, il nous semble que, quelque effort que nous fassions, nous ne sortirons jamais d'esclavage.

– Eh bien donc! dit Procida, puisque vous n'avez pas le courage de vous délivrer vous-mêmes, je vous délivrerai, moi, pourvu que vous vouliez faire ce que je vous dirai.

Et tous tombèrent à genoux devant Jean de Procida, l'appelant leur sauveur et leur second Christ, et lui demandant ce qu'ils avaient à faire pour le seconder.

– Il faut, dit Jean de Procida, retourner dans vos terres, armer vos vassaux, et leur dire de se tenir prêts à un signal. Quand le temps sera venu, je vous donnerai ce signal, et vous, vous le transmettrez à vos vassaux.

– Mais, dirent les seigneurs, comment pouvons-nous entreprendre une pareille chose sans argent et sans appui?

– Quant à l'argent je l'ai déjà, dit Procida; et quant à l'appui, je l'aurai bientôt, si vous voulez écrire la lettre que je vais vous dicter.

Tous répondirent qu'ils étaient prêts, et Jean de Procida dicta la lettre suivante:

«Au magnifique, illustre et puissant seigneur, roi d'Aragon et comte de Barcelone.

«Nous nous recommandons tous à votre grâce. Et d'abord messire Alaimo, comte de Lentini, puis messire Palmieri Abbate, puis messire Gualtieri de Galata Girone, et tous les autres barons de l'île de Sicile, nous vous saluons avec toute révérence, en vous priant d'avoir pitié de nos personnes, comme vendus et assujettis à l'égal des bêtes.

«Nous nous recommandons à votre seigneurie et à madame votre épouse, qui est notre maîtresse, et à laquelle nous devons porter allégeance.

«Nous vous envoyons prier de daigner nous délivrer, retirer et arracher des mains de nos ennemis, qui sont aussi les vôtres, de même que Moïse délivra le peuple des mains de Pharaon.

«Croyez donc, magnifique, illustre et puissant seigneur roi, à notre dévouement et à notre reconnaissance, et, pour tout ce qui n'est point porté en cette lettre, rapportez-vous-en à ce que vous dira messire Jean de Procida.»

Puis ils signèrent cette lettre, et, l'ayant scellée de leurs sceaux, ils la remirent à messire Jean de Procida, qui la joignit à celle qu'il avait déjà reçue de Michel Paléologue, et qui, se remettant en voyage, partit aussitôt pour Rome.

Nicolas III de la maison des Ursins régnait alors: c'était un homme d'une volonté forte et pervévérante, qui voulait fixer authentiquement le pouvoir temporel de la tiare, et qui, en conséquence, après avoir fait tous ses parents princes, avait cherché pour eux des alliances dans les plus puissantes maisons d'Europe; il avait donc fait demander à Charles d'Anjou la main de sa fille pour un de ses neveux; mais Charles d'Anjou avait dédaigneusement refusé.

De là était née dans le coeur du saint-père une haine secrète, mais profonde, qui lui faisait oublier ce qu'il devait à ses prédécesseurs, Urbain IV et Clément IV.