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Jean de Procida connaissait cette haine, et il comptait sur elle pour rallier le pape au parti de la Sicile.

Arrivé à Rome, toujours sous sa robe de franciscain, il fit donc demander au pape une audience; le pape, qui le connaissait de réputation, la lui accorda aussitôt.

A peine Procida se vit-il en présence du saint-père, que, reconnaissant à la manière gracieuse dont il le recevait que ses intentions étaient bonnes à son égard, il lui demanda à lui parler dans un lieu plus secret que celui où ils se trouvaient: le pape y consentit volontiers, et, ouvrant lui-même la porte d'une chambre retirée qui lui servait d'oratoire, il y introduisit Jean de Procida.

Puis, y étant entré à son tour, il ferma la porte derrière lui.

Alors, Jean de Procida regarda autour de lui, et voyant qu'effectivement nul regard ne pouvait pénétrer jusqu'où il était, il tomba aux genoux du pape, qui le voulut relever; mais lui, n'en voulant rien faire:

– O Saint-Père! lui dit-il, toi qui maintiens dans ta droite tout le monde en équilibre, toi qui es le délégué du Seigneur en ce monde, toi qui dois désirer avant toute chose la paix et le bonheur des hommes, intéresse-toi à ces malheureux habitants des royaumes de Fouille et de Sicile, car ils sont chrétiens comme le reste des hommes, et cependant traités par leur maître au-dessous des plus vils animaux.

Mais le pape répondit:

– Que signifie une pareille demande, et comment veux-tu que j'aille contre le roi Charles, mon fils, qui maintient la pompe et l'honneur de l'Église?

– O très saint-père, s'écria Jean de Procida, oui, vous devez parler ainsi, car vous ne savez pas encore à qui vous parlez; mais moi je sais au contraire que le roi Charles n'obéit à aucun de vos commandements.

Alors le pape lui dit:

– Vous savez cela, mon fils! et dans quel cas n'a-t-il pas voulu nous obéir?

– Je n'en citerai qu'un, saint-père, répondit Jean: ne lui avez-vous pas fait demander une de ses filles pour un de vos neveux, et ne vous a-t-il pas refusé?

Le pape devint très pâle et dit:

– Mon fils, comment savez-vous cela?

– Je sais cela, très saint-père, et non seulement je le sais, mais encore beaucoup d'autres seigneurs le savent comme moi, et c'était un bruit généralement répandu dans la terre de la Sicile lorsque je l'ai quittée, que non seulement il avait refusé l'honneur de votre alliance, mais encore que, devant votre ambassadeur, il avait dédaigneusement déchiré les lettres de Votre Sainteté.

– Cela est vrai, cela est vrai, dit le pape, n'essayant plus même de dissimuler la haine qu'il portait au roi Charles; et j'avoue que, si je trouvais l'occasion de l'en faire repentir, je la saisirais bien volontiers.

– Eh bien! cette occasion, très saint-père, je viens vous l'offrir, moi, et plus prompte et plus certaine que vous ne la trouverez jamais.

– Comment cela? demanda le pape.

– Je viens vous offrir de lui faire perdre la Sicile d'abord, puis, après la Sicile, peut-être bien encore tout le reste de son royaume.

– Mon fils, dit le saint-père, songez à ce que vous dites, et vous oubliez, ce me semble, que ces pays sont à l'Église.

– Eh bien! répondit Procida, je les lui ferai enlever par un seigneur plus fidèle que lui à l'Église, qui paiera mieux que lui le cens dû à l'Église, et qui se conformera en tous points comme chrétien et comme vassal à ce que lui ordonnera l'Église.

– Et quel est le seigneur qui aura tant de hardiesse que de marcher contre le roi Charles? demanda le pape.

– Promettez-moi, très saint-père, quelque parti que vous preniez, de tenir son nom secret, et je vous le dirai.

– Sur ma foi! je te le promets, dit le saint-père.

– Eh bien! ce sera don Pierre d'Aragon, reprit Jean de Procida, et il accomplira cette entreprise avec l'argent du Paléologue et l'appui des barons de Sicile, ainsi que ces lettres peuvent en faire foi à Votre Sainteté.

Le pape lut les lettres, et lorsqu'il les eut lues:

– Et quel sera le chef de la révolte? demanda-t-il.

– Ce sera moi, répondit Jean de Procida, à moins que Votre Sainteté n'en connaisse un plus digne que moi.

– Il n'en est pas de plus digne que vous, messire, répondit le pape.

Accomplissez donc votre projet, et nous le seconderons de nos prières.

– C'est beaucoup, dit messire Jean, mais ce n'est point assez: il me faut encore une lettre de Votre Sainteté pour la joindre à celle de Michel Paléologue et à celle des barons de Sicile.

– Je vais donc vous la donner, dit le pape, et telle que vous la désirez.

Et alors il s'assit devant une table et écrivit la lettre suivante:

«Au très chrétien roi notre fils Pierre, roi d'Aragon, le pape Nicolas III.

«Nous te mandons nôtre bénédiction avec cette recommandation sainte que, nos sujets de Sicile étant tyrannisés et non bien gouvernés par le roi Charles, nous te demandons et commandons d'aller dans l'île de Sicile, en te donnant tout le royaume à prendre et à maintenir, comme fils conquérant de la sainte mère Église romaine.

«Donne créance à messire Jean de Procida, notre confident, et à tout ce qu'il te dira de bouche; tiens caché le fait, afin qu'on n'en sache jamais rien, et pour cela je te prie qu'il te plaise de vouloir bien commencer cette entreprise et de ne rien craindre de qui voudrait t'offenser.»

Messire Jean de Procida joignit la lettre du saint-père aux deux lettres qu'il avait déjà, et, pour ne point perdre un temps précieux, il s'embarqua le lendemain au port d'Ostie, afin de toucher en Sicile, et de la Sicile gagner Barcelone.

Messire Jean aborda à Cefalu, et donna ordre à son bâtiment d'aller l'attendre à Girgenti.

Alors il traversa toute la Sicile, pour s'assurer que les sentiments de ses compatriotes étaient toujours les mêmes, et pour annoncer aux seigneurs conjurés qu'ils n'avaient plus qu'à se tenir prêts, et que le signal ne se ferait pas attendre. Puis, messire Jean de Procida ayant doublé leur courage par l'espoir qu'il leur donnait, il gagna Girgenti, monta sur son navire, et s'embarqua pour Barcelone.

Mais le Dieu qui l'avait toujours encouragé et soutenu sembla tout à coup l'abandonner.

Il est vrai que ce que messire Jean de Procida regarda d'abord comme un revers de fortune, n'était rien autre chose qu'une nouvelle faveur de la Providence.

Une tempête terrible s'éleva, qui jeta le navire de messire Jean de Procida sur les côtes d'Afrique, où il fut pris, lui et tout son équipage, et conduit devant le roi de Constantine, qui lui demanda qui il était et où il allait.

Messire Jean, qui était, comme toujours, habillé en franciscain, se garda bien de révéler sa condition, et se contenta de répondre qu'il était un pauvre moine chargé par Sa Sainteté d'une mission secrète pour le roi Pierre d'Aragon.

Alors le roi de Constantine réfléchit un instant, et ayant fait éloigner tout le monde:

– Veux-tu, demanda-t-il, te charger aussi d'une mission de ma part pour le roi don Pierre?

– Oui, répondit Procida, et bien volontiers, si cette mission n'a rien de contraire à la religion catholique et aux intérêts de notre saint-père le pape.

– Bien au contraire, répondit le roi de Constantine, car voici ce qui nous arrive.

Et il raconta à Jean de Procida que son neveu, le roi de Bougie, étant révolté contre lui et voulant le détrôner, il ne voyait d'autre moyen de conserver son trône qu'en se mettant sous la protection du roi d'Aragon; et, pour que cette protection fût encore plus efficace, le roi de Constantine ajouta qu'il était prêt à se faire chrétien, lui et tout son royaume, si le roi don Pierre voulait le recevoir pour son filleul et pour son vassal.

Jean de Procida promit de s'acquitter de la mission qui lui était confiée, et, au lieu de le retenir en prison, le roi de Constantine, au grand étonnement de ses ministres et de son peuple, lui fit rendre la liberté, ainsi qu'à tout son équipage. Puis son navire, toujours par l'ordre du roi, lui ayant été remis avec tout ce qu'il contenait, il s'embarqua aussitôt, et après une heureuse traversée il descendit à Barcelone.

Comme on le pense bien, après ce qui s'était passé au premier voyage de messire Jean de Procida, son retour était un grand événement pour le roi don Pierre; aussi le mena-t-il, comme la première fois, dans la chambre la plus secrète de son palais, et là il lui demanda avec empressement ce qu'il avait fait depuis son départ.

– Très noble seigneur roi, répondit Procida, vous m'avez dit que, pour accomplir la grande entreprise que je vous avais proposée, il fallait trois choses: un appui, de l'argent, et le secret.

– Cela est vrai, répondit don Pierre.

– Le secret a été bien gardé, reprit messire Jean de Procida, puisque vous-même, monseigneur, ignorez d'où je viens. Quant à l'argent, voici la lettre de l'empereur Paléologue, qui s'engage à vous donner 100 000 onces. Enfin, quant à l'appui, voici l'adhésion signée par les principaux seigneurs de la Sicile, qui se révolteront au premier signal que je leur donnerai, et voici le bref de Sa Sainteté qui vous autorise à profiter de cette révolte.

Le roi don Pierre prit les lettres les unes après les autres, et les lut avec attention; puis, se retournant vers messire Jean de Procida:

– Tout cela est bien, lui dit-il; et sans doute mieux que je ne l'espérais; il reste un obstacle que je ne t'ai pas dit: j'ai fait alliance d'amitié avec le roi de France, et j'ai promis de n'armer ni contre lui, ni contre ses parents, ni contre ses amis. Or, il me va falloir armer, et beaucoup, et, quand le roi de France me fera demander contre qui j'arme, il me faudra donc mentir ou m'exposer à une brouille avec lui. Trouve-moi au moins, toi qui m'as déjà trouvé tant de choses, un prétexte que je puisse donner de cet armement.

– Il est trouvé, monseigneur, lui répondit Jean de Procida. Le roi de Constantine, que le roi de Bougie, son neveu, menace de détrôner, vous fait dire, par ma bouche, qu'il est prêt à se faire chrétien, si vous voulez lui servir de parrain et de défenseur. Or, si l'on vous demande pourquoi et contre qui vous armez, vous répondrez que c'est pour soutenir le roi de Constantine contre son neveu le roi de Bougie; et, comme il se fera chrétien indubitablement, il en rejaillira un grand honneur sur votre règne. Armez donc tranquillement, monseigneur, et faites voile pour l'Afrique; je me charge du reste.

 

– Puisqu'il en est ainsi, dit le roi don Pierre, je vois bien que Dieu veut que la chose s'accomplisse. Va donc, cher ami, fais que ton entreprise vienne à bonne fin, et je t'engage ma parole que, l'occasion échéant, je ne ferai défaut ni à toi, ni aux barons de Sicile, ni à notre saint-père le pape.

Sur cette promesse, Jean de Procida quitta le roi don Pierre et s'en retourna d'abord vers l'empereur Paléologue, qui lui remit avec grande joie les 53 000 onces d'or qu'il avait promises, et que Procida envoya aussitôt au roi don Pierre; puis, de Constantinople, il s'en revint à Rome; mais, en abordant à Ostie, il apprit que le pape Nicoles III était mort, et que le pape Martin IV, qui était une créature du duc d'Anjou, venait d'être élu.

Alors il jugea inutile d'aller plus loin, et, remettant aussitôt à la voile, il se dirigea vers la Sicile, où il trouva tout le monde dans la crainte et dans la douleur de cette élection.

Mais il rassura les conjurés, en disant qu'à défaut du pape il restait aux Siciliens trois des princes les plus puissants de la terre, qui étaient l'empereur Frédéric, l'empereur Michel Paléologue, et le roi don Pierre d'Aragon.

Or, les barons ayant repris courage, demandèrent à Jean de Procida ce qu'ils devaient faire, et Jean de Procida répondit que chaque seigneur devait s'en retourner dans ses domaines et tenir ses vassaux prêts pour le moment convenu, et qu'à ce moment, à un signal donné, on tuerait tous les Français qui se trouvaient dans l'île. Et tous les barons avaient une telle confiance dans messire Jean de Procida, qu'ils s'en retournèrent chez eux, et se tinrent prêts à agir, lui laissant le soin de fixer l'heure de l'exécution.

Comme l'avait prévu don Pierre d'Aragon, le roi de France et le nouveau pape s'étaient inquiétés de ses armements, et lui avaient demandé contre qui il les dirigeait. Le roi avait alors répondu que c'était contre les Sarrasins d'Afrique, comme bientôt on pourrait voir.

En effet, ses armements terminés, ce qui fut promptement fait, grâce à l'or de Michel Paléologue, don Pierre monta sur sa flotte avec mille chevaliers, huit mille arbalétriers, et vingt mille almogavares, et, après avoir relâché à Mahon, il s'achemina vers le port d'Alcoyll, où il aborda après trois jours de traversée.

Mais là il apprit de bien tristes nouvelles: le projet du roi de Constantine avait été su, et lorsque cette nouvelle était arrivée aux cavaliers sarrasins, comme ceux-ci étaient fort attachés à la religion de Mahomet, ils s'étaient soulevés; puis, se rendant au palais en grande rumeur, ils avaient pris le roi et avaient coupé la tête à lui et à douze de ses plus intimes qui lui avaient donné parole de se faire chrétiens avec lui. Ensuite ils s'étaient rendus près du roi de Bougie, et lui avaient offert le royaume de son oncle, dont celui-ci s'était aussitôt emparé.

Ces nouvelles ne découragèrent point don Pierre; et comme son entreprise avait un autre but que celui qu'elle paraissait avoir, il n'en résolut pas moins de prendre terre, et d'attendre, tout en consultant les Sarrasins, des nouvelles de la Sicile.

Il fit donc débarquer toute son armée.

Puis, cette armée étant en pays découvert, et rien ne la protégeant contre les attaques des Sarrasins, il mit à l'oeuvre tous les maçons qu'il avait amenés avec lui, et fit construire un mur qui entourait toute la ville.

Cependant la conjuration marchait en Sicile.

Le moment était on ne peut mieux choisi: les Français s'endormaient dans une sécurité profonde, le roi Charles était à la cour du pape, son fils était en Provence, et Jean de Procida avait fixé le jour de la délivrance de la Sicile au premier avril 1282.

En conséquence tous les seigneurs avaient reçu avis du jour fixé et se tenaient prêts à agir, soit à Palerme, soit dans l'intérieur de la Sicile.

On était arrivé au 30 mars: c'était le lundi de Pâques, et, selon l'habitude, toute la ville de Palerme se rendait à vêpres.

Comme le temps était magnifique, beaucoup de dames et de jeunes seigneurs siciliens avaient choisi, plus encore dans un but de plaisir que dans un but religieux, l'église du Saint-Esprit, qui est située, comme nous l'avons dit, à un quart de lieue de Palerme, pour y entendre l'office.

Presque toutes les dames et seigneurs, comme c'était la coutume, étaient vêtus de longues robes de pèlerins, et portaient à la main un bourdon.

Les soldats angevins étaient sortis comme les autres, et on les rencontrait par groupes armés tout le long du chemin, regardant insolemment les femmes, et de temps en temps les faisant rougir par quelque parole cynique ou par quelque geste grossier; mais, comme les jeunes gens qui les accompagnaient étaient désarmés, une loi de Charles d'Anjou défendant aux Siciliens de porter ni épée ni poignards, ils étaient forcés de supporter tout cela.

Cependant un groupe de Palermitains s'avançait, composé d'une jeune fille, de son fiancé et de ses deux frères: il était suivi depuis les portes de Palerme par un sergent nommé Drouet, et par quatre soldats armés de leurs épées et de leurs poignards, et qui, outre ces armes, portaient en guise de bâtons des nerfs de boeuf à la main. Le groupe venait de franchir le pont de l'Amiral, et allait entrer dans l'église, lorsque Drouet, s'avançant et se plaçant devant la porte de l'église, accusa les jeunes gens de porter des armes sous leurs robes de pèlerins. Ceux-ci, qui voulaient éviter une rixe, ouvrirent à l'instant même leurs manteaux, et montrèrent qu'à l'exception du bourdon qu'ils portaient à la main, ils étaient entièrement désarmés.

– Alors, dit Drouet, c'est que vous avez caché vos armes sous la robe de cette jeune fille.

Et en disant ces mots il étendit la main vers elle et la toucha d'une façon si inconvenante, qu'elle jeta un cri et s'évanouit dans les bras d'un de ses frères.

Le fiancé alors, ne pouvait contenir plus longtemps sa colère, repoussa violemment Drouet, qui, levant le nerf de boeuf qu'il tenait à la main, lui en fouetta la figure. Au même instant un des deux frères, arrachant du fourreau l'épée de Drouet, lui en donna un si violent coup de pointe, qu'il lui traversa le corps d'un flanc à l'autre, et que Drouet tomba mort. En ce moment les vêpres sonnèrent.

Aussitôt le jeune homme, voyant qu'il était trop avancé pour reculer, leva son épée toute sanglante en criant:

– A moi, Palerme! à moi! qu'ils meurent, les Français! qu'ils meurent!

Et il tomba sur le premier soldat, stupéfait de ce qui venait de se passer, et le renversa près de son sergent.

Le fiancé se saisit aussitôt de l'épée de ce soldat et vint prêter main forte à son ami contre les deux qui restaient.

En un même instant le cri: A mort, à mort les Français! courut sur les ailes ardentes de la vengeance jusqu'à Palerme.

Messire Alaimo de Lentini était dans la ville avec deux cents conjurés.

Voyant quelles choses se passaient, il comprit qu'il fallait avancer le signal convenu: le signal fut donné, et le massacre, commencé à la porte de la petite église du Saint-Esprit sur la personne du sergent Drouet, gagna Palerme, puis Montreale, puis Cefalu; des bandes de conjurés s'élancèrent dans l'intérieur de la Sicile en criant vengeance et liberté.

Chaque château devint une tombe pour les Français qu'il renfermait, chaque ville répondait au cri poussé par Palerme, chaque église sonna ses vêpres, et, en moins de huit jours, tous les Français qui se trouvaient en Sicile étaient égorgés, à l'exception de deux qui, contre la règle générale adoptée par leurs compatriotes, s'étaient montrés doux et cléments.

Ces deux hommes étaient le seigneur de Porcelet, gouverneur de Calatafini, et le seigneur Philippe de Scalembre, gouverneur du val di Noto.

Charles d'Anjou apprit à Rome la nouvelle des vêpres siciliennes par l'entremise de l'archevêque de Montreale, qui lui envoya un courrier pour lui annoncer ce qui venait de se passer. Mais Charles d'Anjou reçut le messager comme un grand coeur reçoit une grande infortune, et se contenta de répondre:

– C'est bien, nous allons partir, et nous verrons la chose par nous-même.

Puis, lorsque le messager fut sorti de sa présence, il leva les deux mains au ciel et s'écria:

– Sire Dieu, puisque, après m'avoir comblé de tes dons, il te plaît aujourd'hui de m'envoyer la fortune contraire, fais que je ne redescende du trône que pas à pas, et je jure que je laisserai mille de mes ennemis couchés sur chacun de ses degrés.

PIERRE DARAGON

Le premier soin des seigneurs siciliens fut de faire partir deux ambassades, l'une pour Messine, l'autre pour Alcoyll: la première adressée à leurs compatriotes, et la seconde à Pierre d'Aragon.

Voici la lettre des Parlermitains, conservée encore aujourd'hui dans les archives de Messine2:

«De la part de tous les habitants de Palerme et de tous leurs fidèles compagnons en armes pour la liberté de la Sicile, à tous les gentilshommes, barons et habitants de la ville de Messine, salut et éternelle amitié.

«Nous vous faisons savoir que, par la grâce de Dieu, nous avons chassé de notre terre et de nos contrées les serpents qui nous dévoraient nous et nos enfants, et suçaient jusqu'au lait du sein de nos femmes. Or, nous vous prions et supplions, vous que nous tenons pour nos frères et pour nos amis, que vous fassiez ce que nous avons fait, et que vous vous souleviez contre le grand dragon, notre commun ennemi, car le temps est venu où nous devons être délivrés de notre servitude et sortir du joug pesant de Pharaon; car le temps est venu où Moïse doit tirer les fils d'Israël de leur captivité; car le temps est venu enfin où les maux que nous avons soufferts nous ont lavés des péchés que nous avions commis. Donc que Dieu le père, dont la toute-puissance nous a pris en pitié, vous regarde à votre tour, et que sous ce regard, vous vous réveilliez et vous leviez pour la liberté.

«Donné à Palerme, le 14 de mai 1282.»

Pendant ce temps, le roi Pierre d'Aragon était aux mains avec Mira-Bosecri, roi de Bougie, et tous les Sarrasins d'Afrique, car à peine avaient-ils vu l'armée aragonaise prendre pied à Alcoyll et s'y fortifier, qu'ils avaient envoyé des cavaliers par tout le pays pour crier la proclamation de guerre; de sorte que Pierre d'Aragon, adossé à la mer et ayant derrière lui sa flotte, commandée par Roger de Lauria, avait devant lui, enveloppant la muraille qu'il avait fait faire, plus de soixante mille hommes, tant Maures et Arabes que Sarrasins.

Il arriva qu'un jour on lui dit qu'un Sarrasin demandait à lui parler à lui-même, refusant de s'ouvrir à aucun autre de la nouvelle importante qu'il prétendait apporter. Le roi ordonna qu'il fût aussitôt introduit devant lui et devant les seigneurs qui l'entouraient; mais le Sarrasin, voyant ce grand nombre de chevaliers, refusa de s'ouvrir en leur présence, et déclara qu'il ne dirait rien qu'au roi et à son aumônier. Le roi, qui était très brave, et qui d'ailleurs ne quittait jamais ses armes offensives et défensives, avec lesquelles il ne craignait ni Arabes, ni Maures, ni Sarrasins, ni qui que ce fût au monde, ordonna aussitôt à chacun de se retirer, et demeura seul avec l'archevêque de Barcelone et l'étranger.

Le Sarrasin alors se jeta aux genoux du roi et lui dit:

– Mon noble roi et seigneur, j'étais du nombre de ceux qui devaient embrasser la religion chrétienne avec le roi de Constantine, à qui le Seigneur fasse paix! mais, comme heureusement personne ne savait la détermination que j'avais prise, j'échappai au massacre, et, pour qu'on ne se doutât de rien, je ne me réunis à tes ennemis. Maintenant voici que j'ai un grand secret à te dire; mais, si je ne me faisais chrétien d'abord, je trahirais, en le disant, les Sarrasins, car, ayant encore le même dieu qu'eux, je devrais avoir les mêmes intérêts; tandis qu'au contraire, une fois baptisé, les chrétiens deviennent mes frères, et ce seraient eux que je trahirais en ne te disant point ce que j'ai à te dire. Ainsi donc, si tu veux savoir la nouvelle que je t'apporte et qui est, je te le répète, de la plus grande importance pour toi et les tiens, consens à être mon parrain, et fais-moi baptiser par le saint archevêque qui est près de toi.

 

Alors don Pierre se retourna vers l'archevêque, et lui dit en langue catalane:

– Que pensez-vous de cela, mon père?

– Qu'il ne faut écarter personne de la voie du Seigneur, répondit l'archevêque, et qu'il faut accueillir comme venant de Dieu quiconque veut aller à Dieu.

Alors le roi se retourna vers le Sarrasin et lui demanda:

– D'où es-tu et comment t'appelles-tu?

– Je suis de la ville d'Alfandech, et je m'appelle Yacoub Ben-Assan.

– Es-tu décidé à renoncer à ta ville et à ta croyance, et à échanger ton nom de Yacoub Ben-Assan contre celui de Pierre?

– C'est ce que je désire sincèrement, répondit le Sarrasin.

– Faites donc votre office, mon père, dit le roi à l'archevêque. Et l'archevêque, ayant pris une aiguière d'argent, bénit l'eau qu'elle contenait, et, en ayant versé quelques gouttes sur la tête du Sarrasin, il le baptisa au nom de la Très Sainte Trinité; puis, lorsqu'il eut fini:

– Maintenant, Pierre, lui dit-il, levez-vous, vous voilà espagnol et chrétien. Dites donc à votre roi et à votre parrain ce que vous avez à lui dire.

– Monseigneur, dit le néophyte, sachez que le roi Mira-Bosecri et les Sarrasins ont remarqué que, le dimanche étant pour vous et vos soldats un jour de repos et de fête, les murailles du camp étaient moins bien gardées ce jour-là que les autres jours. En conséquence, ils ont résolu dimanche d'attaquer la bastide du comte de Pallars, qu'ils croient la moins forte, et de l'emporter ou d'y périr tous; car ils pensent que pendant ce temps vous et tous vos soldats serez occupés à entendre la messe, et que par ce moyen ils auront bon marché de vous.

Et le roi, ayant réfléchi de quelle importance était l'avis quil recevait, se retourna vers celui qui venait de le lui donner, et lui dit:

– Je te remercie, gentil filleul, et je reconnais que tu as le coeur vraiment chrétien. Retourne maintenant parmi ces mécréants maudits, afin que tu demeures au courant de tous leurs projets, et, si celui que tu m'as révélé n'est pas abandonné, reviens me voir et m'en avertir dans la nuit de samedi à dimanche.

– Mais comment traverserai-je les avant-postes? demanda le messager.

Le roi appela ses gardes.

– Vous voyez bien cet homme, leur dit-il; toutes les fois qu'il se présentera à une sentinelle et qu'il dira: Alfandech, j'entends qu'on le laisse entrer librement et sortir de même.

Puis il donna vingt doubles d'or au nouveau chrétien, et, celui-ci lui ayant renouvelé sa foi et son hommage, sortit du camp sans être vu et alla rejoindre les Sarrasins.

Aussitôt le roi assembla tous ses chefs, et leur annonça cette bonne nouvelle que l'ennemi devait attaquer le camp le dimanche matin. Or, on avait tout le temps de se préparer à cette attaque, car on n'était encore que dans la nuit du jeudi au vendredi.

Pendant la journée du samedi, et vers tierce, on vint annoncer au roi don Pierre que l'on apercevait deux grandes barques venant de la Sicile et navigant sous pavillon noir. Il ordonna aussitôt à l'amiral Roger de Lauria, qui commandait la flotte, de laisser passer ces barques, car il se doutait bien quelles sortes de nouvelles elles apportaient.

La flotte s'ouvrit, les barques passèrent au milieu des nefs, des galères et des vaisseaux, et elle vinrent aborder au rivage, où les attendait le roi.

A peine ceux qui montaient ces barques eurent-ils mis pied à terre et eurent-ils appris que c'était le roi don Pierre qui était devant eux, qu'ils s'agenouillèrent, baisèrent trois fois le sol, et s'approchant du roi en se traînant sur leurs genoux, ils courbèrent la tête jusqu'à ses pieds, en criant: Merci, seigneur; seigneur, merci. Et comme ils étaient vêtus de noir ainsi que des suppliants, comme leurs larmes coulaient de leurs yeux sur les pieds du roi, comme leurs cris et leurs gémissements n'avaient point de fin, chacun en eut grande pitié, et le roi tout comme les autres; car, se reculant, il leur dit d'une voix toute pleine d'émotion:

– Que voulez-vous? qui êtes-vous? d'où venez-vous?

– Seigneur, dit alors l'un d'eux, tandis que les autres continuaient de crier et de pleurer, seigneur, nous sommes les députés de la terre de Sicile, pauvre terre abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre; nous sommes de malheureux captifs tout près de périr, hommes, femmes et enfants, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté, de la part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci! Au nom de la Passion, que Notre Seigneur Jésus-Christ a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple; daignez le secourir, l'encourager, l'arracher à la douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit. Et vous devez le faire, seigneur, pour trois raisons: la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qu'il y ait au monde; la seconde parce que tout le royaume de Sicile appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils les infants, comme étant de la lignée du grand empereur Frédéric et du noble roi Manfred, qui étaient nos légitimes; et la troisième enfin parce que tout chevalier, et vous êtes, sire, le premier chevalier de votre royaume, est tenu de secourir les orphelins et les veuves.

Or, la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que le roi Manfred; or, les peuples sont orphelins parce qu'ils n'ont ni père ni mère qui les puissent défendre, si Dieu, vous et les vôtres, ne venez à leur aide. Ainsi donc, saint seigneur, ayez pitié de nous, et venez prendre possession d'un royaume qui vous appartient à vous et à vos enfants, et, tout ainsi que Dieu a protégé Israël en lui envoyant Moïse, venez de la part de Dieu tirer ce pauvre peuple des mains du plus cruel Pharaon qui ait jamais existé; car, nous vous le disons, seigneur, il n'est pas de maîtres plus cruels que ces Français pour les pauvres gens qui ont le malheur de tomber en leur pouvoir.

Alors le roi les regarda d'un oeil compatissant, puis, tendant les deux mains à ceux des deux messagers qui étaient le plus près de lui:

– Barons, leur dit-il en les relevant, soyez les bienvenus, car ce que vous avez dit est vrai, et ce royaume de Sicile revient légitimement à la reine notre épouse et à nos enfants. Prenez donc courage, nous allons prier Dieu de nous éclairer sur ce que nous devons faire, puis nous vous ferons part de ce que nous avons résolu.

Et ils répliquèrent:

– Que le Seigneur vous ait en sa garde, et vous inspire cette pensée d'avoir pitié de nous, pauvres misérables que nous sommes! Et, comme preuve que nous venons au nom de vos sujets, voici les lettres de chacune des villes de la Sicile, de chacun des châteaux, de chaque baron, de chaque gentilhomme et de chaque chevalier, par lesquelles chevaliers, gentilshommes, barons, châteaux et villes, s'engagent à vous obéir, comme à leur roi et seigneur, à vous et à vos descendants.

Le roi alors prit ces lettres, qui étaient au nombre de plus de cent, et ordonna de bien loger ces députés et de leur donner, à eux et à leur suite, toutes les choses dont ils auraient besoin.

Pendant ce temps la nuit était venue, et le roi, s'étant retiré dans la maison qu'il habitait, y fut bientôt prévenu que l'homme devant lequel il avait ordonné que toutes les portes s'ouvrissent quand il dirait le mot Alfandech était là, et demandait de nouveau à lui parler. Comme le roi l'attendait avec impatience, il ordonna qu'il fût introduit à l'instant.

– Eh bien! lui dit-il en l'apercevant, nous espérons, cher filleul, que rien n'est changé, et que tu nous apportes une bonne nouvelle?

– Je vous apporte la nouvelle, très puissant seigneur et roi, répondit le nouveau converti, que vous ayez à vous tenir prêts, vous et vos gens, à la pointe du jour, car à la pointe du jour toute l'armée sarrasine sera en campagne.

2il est inutile de dire que nous n'inventons rien, que les lettres sont copiées sur les originaux ou traduites avec la plus grande exactitude.