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Le vicomte de Bragelonne, Tome II.

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Saint-Aignan, laissé seul, prit le chemin de ces bâtiments; de Guiche tourna en sens inverse. L'un revenait donc vers les parterres, tandis que l'autre allait aux murs.

Saint-Aignan marchait sous une impénétrable voûte de sorbiers, de lilas et d'aubépines gigantesques, les pieds sur un sable mou, enfoui dans l'ombre.

Il ruminait une revanche qui lui paraissait difficile à prendre, tout déferré, comme eût dit Tallemant des Réaux, de n'en avoir pas appris davantage sur La Vallière, malgré l'ingénieuse tactique qu'il avait employée pour arriver jusqu'à elle.

Tout à coup un gazouillement de voix humaines parvint à son oreille. C'était comme des chuchotements, comme des plaintes féminines mêlées d'interpellations; c'étaient de petits rires, des soupirs, des cris de surprise étouffés; mais, par-dessus tout, la voix féminine dominait.

Saint-Aignan s'arrêta pour s'orienter; il reconnut avec la plus vive surprise que les voix venaient, non pas de la terre, mais du sommet des arbres.

Il leva la tête en se glissant sous l'allée, et aperçut à la crête du mur une femme juchée sur une grande échelle, en grande communication de gestes et de paroles avec un homme perché sur un arbre, et dont on ne voyait que la tête, perdu qu'était le corps dans l'ombre d'un marronnier.

La femme était en deçà du mur; l'homme au-delà.

Chapitre CXXIII – Le labyrinthe

De Saint-Aignan ne cherchait que des renseignements et trouvait une aventure. C'était du bonheur.

Curieux de savoir pourquoi et surtout de quoi cet homme et cette femme causaient à une pareille heure et dans une si singulière situation, de Saint Aignan se fit tout petit et arriva presque sous les bâtons de l'échelle.

Alors, prenant ses mesures pour être le plus confortablement possible, il s'appuya contre un arbre et écouta.

Il entendit le dialogue suivant.

C'était la femme qui parlait.

– En vérité, monsieur Manicamp, disait-elle d'une voix qui, au milieu des reproches qu'elle articulait, conservait un singulier accent de coquetterie, en vérité, vous êtes de la plus dangereuse indiscrétion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans être surpris.

– C'est très probable, interrompit l'homme du ton le plus calme et le plus flegmatique.

– Eh bien! alors, que dira-t-on? Oh! si quelqu'un me voyait, je vous déclare que j'en mourrais de honte.

– Oh! ce serait un grand enfantillage et dont je vous crois incapable.

– Passe encore s'il y avait quelque chose entre nous; mais se faire tort gratuitement, en vérité, je suis bien sotte. Adieu, monsieur de Manicamp!

«Bon! je connais l'homme; à présent, je vais voir la femme» se dit de Saint-Aignan guettant aux bâtons de l'échelle l'extrémité de deux jambes élégamment chaussées dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des bas couleur de chair.

– Oh! voyons, voyons; par grâce, ma chère Montalais, s'écria de Manicamp, ne fuyez pas, que diable! j'ai encore des choses de la plus haute importance à vous dire.

«Montalais! pensa tout bas de Saint-Aignan; et de trois! Les trois commères ont chacune leur aventure; seulement il m'avait semblé que l'aventure de celle-ci s'appelait M. Malicorne et non de Manicamp.»

À cet appel de son interlocuteur, Montalais s'arrêta au milieu de sa descente.

On vit alors l'infortuné de Manicamp grimper d'un étage dans son marronnier, soit pour s'avantager, soit pour combattre la lassitude de sa mauvaise position.

– Voyons, dit-il, écoutez-moi; vous savez bien, je l'espère, que je n'ai aucun mauvais dessein.

– Sans doute… Mais, enfin, pourquoi cette lettre que vous m'écrivez, en stimulant ma reconnaissance? Pourquoi ce rendez-vous que vous me demandez à une pareille heure et dans un pareil lieu?

– J'ai stimulé votre reconnaissance en vous rappelant que c'était moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, désirant vivement l'entrevue que vous avez bien voulu m'accorder, j'ai employé, pour l'obtenir, le moyen le plus sûr. Pourquoi je vous l'ai demandée à pareille heure et dans un pareil lieu? C'est que l'heure m'a paru discrète et le lieu solitaire, Or, j'avais à vous demander de ces choses qui réclament à la fois la discrétion et la solitude.

– Monsieur de Manicamp!

– En tout bien tout honneur, chère demoiselle.

– Monsieur de Manicamp, je crois qu'il serait plus convenable que je me retirasse.

– Écoutez ou je saute de mon nid dans le vôtre, et prenez garde de me défier, car il y a juste, en ce moment, une branche de marronnier qui m'est gênante et qui me provoque à des excès. N'imitez pas cette branche et écoutez-moi.

– Je vous écoute, j'y consens; mais soyez bref, car, si vous avez une branche qui vous provoque, j'ai, moi, un échelon triangulaire qui s'introduit dans la plante de mes pieds. Mes souliers sont minés, je vous en préviens.

– Faites-moi l'amitié de me donner la main, mademoiselle.

– Et pourquoi?

– Donnez toujours.

– Voici ma main; mais que faites-vous donc?

– Je vous tire à moi.

– Dans quel but? Vous ne voulez pas que j'aille vous rejoindre dans votre arbre, j'espère?

– Non; mais je désire que vous vous asseyiez sur le mur; là, bien! la place est large et belle et je donnerais beaucoup pour que vous me permissiez de m'y asseoir à côté de vous.

– Non pas! vous êtes bien où vous êtes; on vous verrait.

– Croyez-vous? demanda Manicamp d'une voix insinuante.

– J'en suis sûre.

– Soit! je reste sur mon marronnier, quoique j'y sois on ne peut plus mal.

– Monsieur Manicamp! monsieur Manicamp! nous nous éloignons du fait.

– C'est juste.

– Vous m'avez écrit?

– Très bien.

– Mais pourquoi m'avez-vous écrit?

– Imaginez-vous qu'aujourd'hui, à deux heures, de Guiche est parti.

– Après?

– Le voyant partir, je l'ai suivi, comme c'est mon habitude.

– Je le vois bien, puisque vous voilà.

– Attendez donc… Vous savez, n'est-ce pas, que ce pauvre de Guiche était jusqu'au cou dans la disgrâce?

– Hélas! oui.

– C'était donc le comble de l'imprudence à lui de venir trouver à Fontainebleau ceux qui l'avaient exilé à Paris, et surtout ceux dont on l'éloignait.

– Vous raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp.

– Or, de Guiche est têtu comme un amoureux; il n'écouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai, il ne voulut rien entendre à rien… Ah! diable!

– Qu'avez-vous?

– Pardon, mademoiselle, mais c'est cette maudite branche dont j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir et qui vient de déchirer mon haut-de-chausses.

– Il fait nuit, répliqua Montalais en riant: continuons, monsieur

Manicamp.

– De Guiche partit donc à cheval tout courant, et moi, je le suivis, mais au pas. Vous comprenez, s'aller jeter à l'eau avec un ami aussi vite qu'il y va lui-même, c'est d'un sot ou d'un insensé. Je laissai donc de Guiche prendre les devants et cheminai avec une sage lenteur, persuadé que j'étais que le malheureux ne serait pas reçu, ou, s'il l'était, tournerait bride au premier coup de boutoir, et que je le verrais revenir encore plus vite qu'il n'était allé, sans avoir été plus loin, moi, que Ris ou Melun, et c'était déjà trop, vous en conviendrez, que onze lieues pour aller et autant pour revenir.

Montalais haussa les épaules.

– Riez tant qu'il vous plaira, mademoiselle; mais si, au lieu d'être carrément assise sur la tablette d'un mur comme vous êtes, vous vous trouviez à cheval sur la branche que voici, vous aspireriez à descendre.

– Un peu de patience, mon cher monsieur Manicamp! un instant est bientôt passé: vous disiez donc que vous aviez dépassé Ris et Melun.

– Oui, j'ai dépassé Ris et Melun; j'ai continué de marcher, toujours étonné de ne point le voir revenir; enfin, me voici à Fontainebleau, je m'informe, je m'enquiers partout de de Guiche; personne ne l'a vu, personne ne lui a parlé dans la ville: il est arrivé au grand galop, est entré dans le château et a disparu. Depuis huit heures du soir, je suis à Fontainebleau, demandant de Guiche à tous les échos; pas de de Guiche. Je meurs d'inquiétude! vous comprenez que je n'ai pas été me jeter dans la gueule du loup, en entrant moi-même au château, comme a fait mon imprudent ami: je suis venu droit aux communs, et je vous ai fait parvenir une lettre. Maintenant, mademoiselle, au nom du Ciel, tirez-moi d'inquiétude.

– Ce ne sera pas difficile, mon cher monsieur Manicamp: votre ami de Guiche a été reçu admirablement.

– Bah!

– Le roi lui a fait fête.

– Le roi, qui l'avait exilé!

– Madame lui a souri; Monsieur paraît l'aimer plus que devant!

– Ah! ah! fit Manicamp, cela m'explique pourquoi et comment il est resté. Et il n'a point parlé de moi?

– Il n'en a pas dit un mot.

– C'est mal à lui. Que fait-il en ce moment?

– Selon toute probabilité, il dort, ou, s'il ne dort pas, il rêve.

– Et qu'a-t-on fait pendant toute la soirée?

– On a dansé.

– Le fameux ballet? Comment a été de Guiche?

– Superbe.

– Ce cher ami! Maintenant, pardon, mademoiselle, mais il me reste à passer de chez moi chez vous.

– Comment cela?

– Vous comprenez: je ne présume pas que l'on m'ouvre la porte du château à cette heure, et, quant à coucher sur cette branche, je le voudrais bien, mais je déclare la chose impossible à tout autre animal qu'un papegai.

– Mais moi, monsieur Manicamp, je ne puis pas comme cela introduire un homme par-dessus un mur?

– Deux, mademoiselle, dit une seconde voix, mais avec un accent si timide, que l'on comprenait que son propriétaire sentait toute l'inconvenance d'une pareille demande.

– Bon Dieu! s'écria Montalais essayant de plonger son regard jusqu'au pied du marronnier; qui me parle?

 

– Moi, mademoiselle.

– Qui vous?

– Malicorne, votre très humble serviteur.

Et Malicorne, tout en disant ces paroles, se hissa de la tête aux premières branches, et des premières branches à la hauteur du mur.

– M. Malicorne!.. Bonté divine! mais vous êtes enragés tous deux!

– Comment vous portez-vous, mademoiselle, demanda Malicorne avec force civilités.

– Celui-là me manquait! s'écria Montalais désespérée.

– Oh! mademoiselle, murmura Malicorne, ne soyez pas si rude, je vous en supplie!

– Enfin, mademoiselle, dit Manicamp, nous sommes vos amis, et l'on ne peut désirer la mort de ses amis. Or, nous laisser passer la nuit où nous sommes, c'est nous condamner à mort.

– Oh! fit Montalais, M. Malicorne est robuste, et il ne mourra pas pour une nuit passée à la belle étoile.

– Mademoiselle!

– Ce sera une juste punition de son escapade.

– Soit! Que Malicorne s'arrange donc comme il voudra avec vous; moi, je passe, dit Manicamp.

Et, courbant cette fameuse branche contre laquelle il avait porté des plaintes si amères, il finit, en s'aidant de ses mains et de ses pieds, par s'asseoir côte à côte de Montalais.

Montalais voulut repousser Manicamp, Manicamp chercha à se maintenir.

Ce conflit, qui dura quelques secondes, eut son côté pittoresque, côté auquel l'oeil de M. de Saint-Aignan trouva certainement son compte.

Mais Manicamp l'emporta. Maître de l'échelle, il y posa le pied, puis il offrit galamment la main à son ennemie.

Pendant ce temps, Malicorne s'installait dans le marronnier, à la place qu'avait occupée Manicamp, se promettant en lui-même de lui succéder en celle qu'il occupait.

Manicamp et Montalais descendirent quelques échelons, Manicamp insistant, Montalais riant et se défendant.

On entendit alors la voix de Malicorne qui suppliait.

– Mademoiselle, disait Malicorne, ne m'abandonnez pas, je vous en supplie! Ma position est fausse, et je ne puis sans accident parvenir seul de l'autre côté du mur; que Manicamp déchire ses habits, très bien: il a ceux de M. de Guiche; mais, moi, je n'aurai pas même ceux de Manicamp, puisqu'ils seront déchirés.

– M'est avis, dit Manicamp, sans s'occuper des lamentations de Malicorne, m'est avis que le mieux est que j'aille trouver de Guiche à l'instant même. Plus tard peut-être ne pourrais-je plus pénétrer chez lui.

– C'est mon avis aussi, répliqua Montalais; allez donc, monsieur

Manicamp.

– Mille grâces! Au revoir, mademoiselle, dit Manicamp en sautant à terre, on n'est pas plus aimable que vous.

– Monsieur de Manicamp, votre servante; je vais maintenant me débarrasser de M. Malicorne.

Malicorne poussa un soupir.

– Allez, allez, continua Montalais.

Manicamp fit quelques pas; puis, revenant au pied de l'échelle:

– À propos, mademoiselle, dit-il, par où va-t-on chez

M. de Guiche?

– Ah! c'est vrai… Rien de plus simple. Vous suivez la charmille…

– Oh! très bien.

– Vous arrivez au carrefour vert.

– Bon!

– Vous y trouvez quatre allées…

– À merveille.

– Vous en prenez une…

– Laquelle?

– Celle de droite.

– Celle de droite?

– Non, celle de gauche.

– Ah! diable!

– Non, non… attendez donc…

– Vous ne paraissez pas très sûre. Remémorez-vous, je vous prie, mademoiselle.

– Celle du milieu.

– Il y en a quatre.

– C'est vrai. Tout ce que je sais, c'est que, sur les quatre, il y en a une qui mène tout droit chez Madame; celle-là, je la connais.

– Mais M. de Guiche n'est point chez Madame, n'est-ce pas?

– Dieu merci! non.

– Celle qui mène chez Madame m'est donc inutile, et je désirerais la troquer contre celle qui mène chez M. de Guiche.

– Oui, certainement, celle-là, je la connais aussi; mais quant à l'indiquer ici, la chose me paraît impossible.

– Mais, enfin, mademoiselle, supposons que j'aie trouvé cette bienheureuse allée.

– Alors, vous êtes arrivé.

– Bien.

– Oui, vous n'avez plus à traverser que le labyrinthe.

– Plus que cela? Diable! il y a donc un labyrinthe?

– Assez compliqué, oui; le jour même, on s'y trompe parfois; ce sont des tours et des détours sans fin; il faut d'abord faire trois tours à droite, puis deux tours à gauche, puis un tour… Est-ce un tour ou deux tours? Attendez donc! Enfin, en sortant du labyrinthe, vous trouvez une allée de sycomores, et cette allée de sycomores vous conduit droit au pavillon qu'habite M. de Guiche.

– Mademoiselle, dit Manicamp, voilà une admirable indication, et je ne doute pas que, guidé par elle, je ne me perde à l'instant même. J'ai, en conséquence, un petit service à vous demander.

– Lequel?

– C'est de m'offrir votre bras et de me guider vous-même comme une autre… comme une autre… Je savais cependant ma mythologie, mademoiselle; mais la gravité des événements me l'a fait oublier. Venez donc, je vous en supplie.

– Et moi! s'écria Malicorne, et moi, l'on m'abandonne donc!

– Eh! monsieur, impossible!.. dit Montalais à Manicamp; on peut me voir avec vous à une pareille heure, et jugez donc ce que l'on dira.

– Vous aurez votre conscience pour vous, mademoiselle, dit sentencieusement Manicamp.

– Impossible, monsieur, impossible!

– Alors, laissez-moi aider Malicorne à descendre; c'est un garçon très intelligent et qui a beaucoup de flair; il me guidera, et, si nous nous perdons, nous nous perdrons à deux et nous nous sauverons l'un et l'autre. À deux, si nous sommes rencontrés, nous aurons l'air de quelque chose; tandis que, seul, j'aurais l'air d'un amant ou d'un voleur. Venez, Malicorne, voici l'échelle.

– Monsieur Malicorne, s'écria Montalais, je vous défends de quitter votre arbre, et cela sous peine d'encourir toute ma colère.

Malicorne avait déjà allongé vers le faîte du mur une jambe qu'il retira tristement.

– Chut! dit tout bas Manicamp.

– Qu'y a-t-il? demanda Montalais.

– J'entends des pas.

– Oh! mon Dieu!

En effet, les pas soupçonnés devinrent un bruit manifeste, le feuillage s'ouvrit, et de Saint-Aignan parut, l'oeil riant et la main tendue, surprenant chacun dans la position où il était: c'est-à-dire Malicorne sur son arbre et le cou tendu, Montalais sur son échelon et collée à l'échelle, Manicamp à terre et le pied en avant, prêt à se mettre en route.

– Eh! bonsoir, Manicamp, dit le comte, soyez le bienvenu, cher ami; vous nous manquiez ce soir, et l'on vous demandait. Mademoiselle de Montalais, votre… très humble serviteur!

Montalais rougit.

– Ah! mon Dieu! balbutia-t-elle en cachant sa tête dans ses deux mains.

– Mademoiselle, dit de Saint-Aignan, rassurez-vous, je connais toute votre innocence et j'en rendrai bon compte. Manicamp, suivez-moi. Charmille, carrefour et labyrinthe me connaissent; je serai votre Ariane. Hein! voilà votre nom mythologique retrouvé.

– C'est ma foi! vrai, comte, merci!

– Mais, par la même occasion, comte, dit Montalais, emmenez aussi

M. Malicorne.

– Non pas, non pas, dit Malicorne. M. Manicamp a causé avec vous tant qu'il a voulu; à mon tour, s'il vous plaît, mademoiselle; j'ai, de mon côté, une multitude de choses à vous dire concernant notre avenir.

– Vous entendez, dit le comte en riant; demeurez avec lui, mademoiselle. Ne savez-vous pas que cette nuit est la nuit aux secrets?

Et, prenant le bras de Manicamp, le comte l'emmena d'un pas rapide dans la direction du chemin que Montalais connaissait si bien et indiquait si mal.

Montalais les suivit des yeux aussi longtemps qu'elle put les apercevoir.

Chapitre CXXIV – Comment Malicorne avait été délogé de l'hôtel du Beau-Paon

Pendant que Montalais suivait des yeux le comte et Manicamp, Malicorne avait profité de la distraction de la jeune fille pour se faire une position plus tolérable.

Quand elle se retourna, cette différence qui s'était faite dans la position de Malicorne frappa donc immédiatement ses yeux.

Malicorne était assis comme une manière de singe, le derrière sur le mur, les pieds sur le premier échelon.

Les pampres sauvages et les chèvrefeuilles le coiffaient comme un faune, les torsades de la vigne vierge figuraient assez bien ses pieds de bouc.

Quant à Montalais, rien ne lui manquait pour qu'on pût la prendre pour une dryade accomplie.

– Oh! dit-elle en remontant un échelon, me rendez-vous malheureuse, me persécutez-vous assez, tyran que vous êtes!

– Moi? fit Malicorne, moi, un tyran?

– Oui, vous me compromettez sans cesse, monsieur Malicorne; vous êtes un monstre de méchanceté.

– Moi?

– Qu'aviez-vous à faire à Fontainebleau? Dites! est-ce que votre domicile n'est point à Orléans?

– Ce que j'ai à faire ici, demandez-vous? Mais j'ai affaire de vous voir.

– Ah! la belle nécessité.

– Pas pour vous, peut-être, mademoiselle, mais bien certainement pour moi. Quant à mon domicile, vous savez bien que je l'ai abandonné, et que je n'ai plus dans l'avenir d'autre domicile que celui que vous avez vous-même. Donc, votre domicile étant pour le moment à Fontainebleau, à Fontainebleau je suis venu.

Montalais haussa les épaules.

– Vous voulez me voir, n'est-ce pas?

– Sans doute.

– Eh bien! vous m'avez vue, vous êtes content, partez!

– Oh! non, fit Malicorne.

– Comment! oh! non?

– Je ne suis pas venu seulement pour vous voir; je suis venu pour causer avec vous.

– Eh bien! nous causerons plus tard et dans un autre endroit.

– Plus tard! Dieu sait si je vous rencontrerai plus tard dans un autre endroit! Nous n'en trouverons jamais de plus favorable que celui-ci.

– Mais je ne puis ce soir, je ne puis en ce moment.

– Pourquoi cela?

– Parce qu'il est arrivé cette nuit mille choses.

– Eh bien! ma chose, à moi, fera mille et une.

– Non, non, Mlle de Tonnay-Charente m'attend dans notre chambre pour une communication de la plus haute importance.

– Depuis longtemps?

– Depuis une heure au moins.

– Alors, dit tranquillement Malicorne, elle attendra quelques minutes de plus.

– Monsieur Malicorne, dit Montalais, vous vous oubliez.

– C'est-à-dire que vous m'oubliez, mademoiselle, et que, moi, je m'impatiente du rôle que vous me faites jouer ici. Mordieu! mademoiselle, depuis huit jours, je rôde parmi vous toutes, sans que vous ayez daigné une seule fois vous apercevoir que j'étais là.

– Vous rôdez ici, vous, depuis huit jours?

– Comme un loup-garou; brûlé ici par les feux d'artifice qui m'ont roussi deux perruques, noyé là dans les osiers par l'humidité du soir ou la vapeur des jets d'eau, toujours affamé, toujours échiné, avec la perspective d'un mur ou la nécessité d'une escalade. Morbleu! ce n'est pas un sort cela, mademoiselle, pour une créature qui n'est ni écureuil, ni salamandre, ni loutre; mais, puisque vous poussez l'inhumanité jusqu'à vouloir me faire renier ma condition d'homme, je l'arbore. Homme je suis, mordieu! et homme je resterai, à moins d'ordres supérieurs.

– Eh bien! voyons, que désirez-vous, que voulez-vous, qu'exigez- vous? dit Montalais soumise.

– N'allez-vous pas me dire que vous ignoriez que j'étais à

Fontainebleau?

– Je…

– Soyez franche.

– Je m'en doutais.

– Eh bien! depuis huit jours, ne pouviez-vous pas me voir une fois par jour au moins?

– J'ai toujours été empêchée, monsieur Malicorne.

– Tarare!

– Demandez à ces demoiselles, si vous ne me croyez pas.

– Je ne demande jamais d'explication sur les choses que je sais mieux que personne.

– Calmez-vous, monsieur Malicorne, cela changera.

– Il le faudra bien.

– Vous savez, qu'on vous voie ou qu'on ne vous voie point, vous savez que l'on pense à vous, dit Montalais avec son air câlin.

– Oh! l'on pense à moi…

– Parole d'honneur.

– Et rien de nouveau?

– Sur quoi?

– Sur ma charge dans la maison de Monsieur.

– Ah! mon cher monsieur Malicorne, on n'abordait pas Son Altesse

Royale pendant ces jours passés.

– Et maintenant?

– Maintenant, c'est autre chose: depuis hier, il n'est plus jaloux.

– Bah! Et comment la jalousie lui est-elle passée?

– Il y a eu diversion.

– Contez-moi cela.

– On a répandu le bruit que le roi avait jeté les yeux sur une autre femme, et Monsieur s'en est trouvé calmé tout d'un coup.

– Et qui a répandu ce bruit?

Montalais baissa la voix.

– Entre nous, dit-elle, je crois que Madame et le roi s'entendent.

– Ah! ah! fit Malicorne, c'était le seul moyen. Mais

 

M. de Guiche, le pauvre soupirant?

– Oh! celui-là, il est tout à fait délogé.

– S'est-on écrit?

– Mon Dieu non; je ne leur ai pas vu tenir une plume aux uns ni aux autres depuis huit jours.

– Comment êtes-vous avec Madame?

– Au mieux.

– Et avec le roi?

– Le roi me fait des sourires quand je passe.

– Bien! Maintenant, sur quelle femme les deux amants ont-ils jeté leur dévolu pour leur servir de paravent?

– Sur La Vallière.

– Oh! oh! pauvre fille! Mais il faudrait empêcher cela, ma mie!

– Pourquoi?

– Parce que M. Raoul de Bragelonne la tuera ou se tuera s'il a un soupçon.

– Raoul! ce bon Raoul! Vous croyez?

– Les femmes ont la prétention de se connaître en passions, dit Malicorne, et les femmes ne savent pas seulement lire elles-mêmes ce qu'elles pensent dans leurs propres yeux ou dans leur propre coeur. Eh bien! je vous dis, moi, que M. de Bragelonne aime La Vallière à tel point, que, si elle fait mine de le tromper, il se tuera ou la tuera.

– Le roi est là pour la défendre, dit Montalais.

– Le roi! s'écria Malicorne.

– Sans doute.

– Eh! Raoul tuera le roi comme un reître!

– Bonté divine! fit Montalais, mais vous devenez fou, monsieur

Malicorne!

– Non pas; tout ce que je vous dis est, au contraire, du plus grand sérieux, ma mie, et, pour mon compte je sais une chose.

– Laquelle?

– C'est que je préviendrai tout doucement Raoul de la plaisanterie.

– Chut! malheureux! fit Montalais en remontant encore un échelon pour se rapprocher d'autant de Malicorne, n'ouvrez point la bouche à ce pauvre Bragelonne.

– Pourquoi cela?

– Parce que vous ne savez rien encore.

– Qu'y a-t-il donc?

– Il y a que ce soir… Personne ne nous écoute?

– Non.

– Il y a que ce soir, sous le chêne royal, La Vallière a dit tout haut et tout naïvement ces paroles:

«Je ne conçois pas que, lorsqu'on a vu le roi, on puisse jamais aimer un autre homme.»

Malicorne fit un bond sur son mur.

– Ah! mon Dieu! dit-il, elle a dit cela, la malheureuse?

– Mot pour mot.

– Et elle le pense?

– La Vallière pense toujours ce qu'elle dit.

– Mais cela crie vengeance! mais les femmes sont des serpents! dit Malicorne.

– Calmez-vous, mon cher Malicorne, calmez-vous!

– Non pas! Coupons le mal dans sa racine, au contraire. Prévenons

Raoul, il est temps.

– Maladroit! c'est qu'au contraire il n'est plus temps, répondit

Montalais.

– Comment cela?

– Ce mot de La Vallière…

– Oui.

– Ce mot à l'adresse du roi…

– Eh bien?

– Eh bien! il est arrivé à son adresse.

– Le roi le connaît? Il a été rapporté au roi?

– Le roi l'a entendu.

– Ohimé! comme disait M. le cardinal.

– Le roi était précisément caché dans le massif le plus voisin du chêne royal.

– Il en résulte, dit Malicorne, que dorénavant le plan du roi et de Madame va marcher sur des roulettes, en passant sur le corps du pauvre Bragelonne.

– Vous l'avez dit.

– C'est affreux.

– C'est comme cela.

– Ma foi! dit Malicorne après une minute de silence donnée à la méditation, entre un gros chêne et un grand roi, ne mettons pas notre pauvre personne, nous y serions broyés, ma mie.

– C'est ce que je voulais vous dire.

– Songeons à nous.

– C'est ce que je pensais.

– Ouvrez donc vos jolis yeux.

– Et vous, vos grandes oreilles.

– Approchez votre petite bouche pour un bon gros baiser.

– Voici, dit Montalais, qui paya sur-le-champ en espèces sonnantes.

– Maintenant, voyons. Voici M. de Guiche qui aime Madame; voilà La Vallière qui aime le roi; voilà le roi qui aime Madame et La Vallière; voilà Monsieur qui n'aime personne que lui. Entre toutes ces amours, un imbécile ferait sa fortune, à plus forte raison des personnes de sens comme nous.

– Vous voilà encore avec vos rêves.

– C'est-à-dire avec mes réalités. Laissez-vous conduire par moi, ma mie, vous ne vous en êtes pas trop mal trouvée jusqu'à présent, n'est-ce pas?

– Non.

– Eh bien! l'avenir vous répond du passé. Seulement, puisque chacun pense à soi ici, pensons à nous.

– C'est trop juste.

– Mais à nous seuls.

– Soit!

– Alliance offensive et défensive!

– Je suis prête à la jurer.

– Étendez la main; c'est cela: Tout pour Malicorne!

– Tout pour Malicorne!

– Tout pour Montalais! répondit Malicorne en étendant la main à son tour.

– Maintenant, que faut-il faire?

– Avoir incessamment les yeux ouverts, les oreilles ouvertes, amasser des armes contre les autres, n'en jamais laisser traîner qui puissent servir contre nous-mêmes.

– Convenu.

– Arrêté.

– Juré. Et maintenant que le pacte est fait, adieu.

– Comment, adieu?

– Sans doute. Retournez à votre auberge.

– À mon auberge?

– Oui; n'êtes-vous pas logé à l'auberge du Beau-Paon?

– Montalais! Montalais! vous le voyez bien, que vous connaissiez ma présence à Fontainebleau.

– Qu'est-ce que cela prouve? Qu'on s'occupe de vous au-delà de vos mérites, ingrat!

– Hum!

– Retournez donc au Beau-Paon.

– Eh bien! voilà justement!

– Quoi?

– C'est devenu chose impossible.

– N'aviez-vous point une chambre?

– Oui, mais je ne l'ai plus.

– Vous ne l'avez plus? et qui vous l'a prise?

– Attendez… Tantôt je revenais de courir après vous, j'arrive tout essoufflé à l'hôtel, lorsque j'aperçois une civière sur laquelle quatre paysans apportaient un moine malade.

– Un moine?

– Oui, un vieux franciscain à barbe grise. Comme je regardais ce moine malade, on l'entre dans l'auberge. Comme on lui faisait monter l'escalier, je le suis, et, comme j'arrive au haut de l'escalier, je m'aperçois qu'on le fait entrer dans ma chambre.

– Dans votre chambre?

– Oui, dans ma propre chambre. Je crois que c'est une erreur, j'interpelle l'hôte: l'hôte me déclare que la chambre louée par moi depuis huit jours était louée à ce franciscain pour le neuvième.

– Oh! oh!

– C'est justement ce que je fis: Oh! oh! Je fis même plus encore, je voulus me fâcher. Je remontai. Je m'adressai au franciscain lui-même. Je voulus lui remontrer l'inconvenance de son procédé; mais ce moine, tout moribond qu'il paraissait être, se souleva sur son coude, fixa sur moi deux yeux flamboyants, et, d'une voix qui eût avantageusement commandé une charge de cavalerie: «Jetez-moi ce drôle à la porte», dit-il. Ce qui fut à l'instant même exécuté par l'hôte et par les quatre porteurs, qui me firent descendre l'escalier un peu plus vite qu'il n'était convenable Voilà comment il se fait, ma mie, que je n'ai plus de gîte.

– Mais qu'est-ce que c'est que ce franciscain? demanda Montalais.

C'est donc un général?

– Justement; il me semble que c'est là le titre qu'un des porteurs lui a donné en lui parlant à demi-voix.

– De sorte que?.. dit Montalais.

– De sorte que je n'ai plus de chambre, plus d'auberge, plus de gîte, et que je suis aussi décidé que l'était tout à l'heure mon ami Manicamp à ne pas coucher dehors.

– Comment faire? s'écria Montalais.

– Voilà! dit Malicorne.

– Mais rien de plus simple, dit une troisième voix.

Montalais et Malicorne poussèrent un cri simultané.

De Saint-Aignan parut.

– Cher monsieur Malicorne, dit de Saint-Aignan, un heureux hasard me ramène ici pour vous tirer d'embarras. Venez, je vous offre une chambre chez moi, et celle-là, je vous le jure, nul franciscain ne vous l'ôtera. Quant à vous, ma chère demoiselle, rassurez-vous; j'ai déjà le secret de Mlle de La Vallière, celui de Mlle de Tonnay-Charente; vous venez d'avoir la bonté de me confier le vôtre, merci: j'en garderai aussi bien trois qu'un seul.

Malicorne et Montalais se regardèrent comme deux écoliers pris en maraude; mais, comme au bout du compte Malicorne voyait un grand avantage dans la proposition qui lui était faite, il fit à Montalais un signe de résignation que celle-ci lui rendit.

Puis Malicorne descendit l'échelle échelon par échelon, réfléchissant à chaque degré au moyen d'arracher bribe par bribe à M. de Saint-Aignan tout ce qu'il pourrait savoir sur le fameux secret.

Montalais était déjà partie légère comme une biche, et ni carrefour ni labyrinthe n'eurent le pouvoir de la tromper.

Quant à de Saint-Aignan, il ramena en effet Malicorne chez lui, en lui faisant mille politesses, enchanté qu'il était de tenir sous sa main les deux hommes qui, en supposant que de Guiche restât muet, pouvaient le mieux renseigner sur le compte des filles d'honneur.