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Les compagnons de Jéhu

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XIV – UNE MAUVAISE COMMISSION

La chasse était finie, la nuit tombée; il s'agissait de regagner le château.

Les chevaux n'étaient qu'à cinquante pas, à peu près; on les entendait hennir d'impatience; ils semblaient demander si l'on doutait de leur courage en ne les faisant point participer au drame qui venait de s'accomplir.

Édouard voulait absolument traîner le sanglier jusqu'à eux, le charger en croupe et le rapporter au château; mais Roland lui fit observer qu'il était bien plus simple d'envoyer pour le chercher deux hommes avec un brancard. Ce fut aussi l'avis de sir John, et force fut à Édouard – qui ne cessait de dire, en montrant la blessure de la tête: «Voilà mon coup à moi; je le visais là!» – force fut, disons-nous, à Édouard de se rendre à lavis de la majorité.

Les trois chasseurs regagnèrent la place où étaient attachés les chevaux, se remirent en selle, et, en moins de dix minutes, furent arrivés au château des Noires-Fontaines.

Madame de Montrevel les attendait sur le perron; il y avait déjà plus d'une heure que la pauvre mère était là, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur à l'un ou à l'autre de ses fils.

Du plus loin qu'Édouard la vit, il mit son poney au galop, criant à travers la grille:

– Mère! mère! nous avons tué un sanglier gros comme un baudet; moi, je le visais à la tête: tu verras le trou de ma balle; Roland lui a fourré son couteau de chasse dans le ventre jusqu'à la garde; milord lui a tiré deux coups de fusil. Vite! vite! des hommes pour laller chercher. N'ayez pas peur en voyant Roland couvert de sang, mère: c'est le sang de l'animal; mais Roland n'a pas une égratignure.

Tout cela se disait avec la volubilité habituelle à Édouard, tandis que madame de Montrevel franchissait l'espace qui se trouvait entre le perron et la route, et ouvrait la grille.

Elle voulut recevoir Édouard dans ses bras; mais celui-ci sauta à terre, et de terre, se jeta à son cou.

Roland et sir John arrivaient; en ce moment aussi, Amélie paraissait à son tour sur le perron.

Édouard laissa sa mère s'inquiéter auprès de Roland qui, tout couvert de sang, était effrayant à voir, et courut faire à sa soeur le même récit qu'il avait débité à sa mère.

Amélie l'écouta d'une façon distraite qui sans doute blessa lamour-propre d'Édouard; car celui-ci se précipita dans les cuisines pour raconter lévénement à Michel, par lequel il était bien sûr d'être écouté.

En effet, cela intéressait Michel au plus haut degré; seulement, quand Édouard, après avoir dit l'endroit où gisait le sanglier, lui intima, de la part de Roland, l'ordre de trouver des hommes pour aller chercher l'animal, il secoua la tête.

– Eh bien, quoi! demanda Édouard, vas-tu refuser d'obéir à mon frère?

– Dieu m'en garde, monsieur Édouard, et Jacques va partir à l'instant même pour Montagnat.

– Tu as peur qu'il ne trouve personne?

– Bon! Il trouvera dix hommes pour un; mais c'est à cause de l'heure qu'il est, et de l'endroit de l'hallali. Vous dites que c'est près du pavillon de la chartreuse?

– À vingt pas.

– J'aimerais mieux que c'en fût à une lieue, répondit Michel en se grattant la tête; mais n'importe: on va toujours les envoyer chercher sans leur dire ni pourquoi ni comment. Une fois ici, eh bien, dame, ce sera à votre frère à les décider.

– C'est bien! c'est bien! qu'ils viennent, je les déciderai, moi.

– Oh! fit Michel, si je n'avais pas ma gueuse d'entorse, j'irais moi-même; mais la journée d'aujourd'hui lui a fait drôlement du bien. Jacques! Jacques!

Jacques arriva.

Édouard resta non seulement jusqu'à ce que l'ordre fût donné au jeune homme de partir pour Montagnat, mais jusqu'à ce qu'il fût parti.

Puis il remonta pour faire ce que faisaient sir John et Roland, c'est-à-dire pour faire sa toilette.

Il ne fut, comme on le comprend bien, question à table que des prouesses de la journée. Édouard ne demandait pas mieux que d'en parler, et sir John, émerveillé de ce courage, de cette adresse et de ce bonheur de Roland, renchérissait sur le récit de l'enfant.

Madame de Montrevel frémissait à chaque détail, et cependant elle se faisait redire chaque détail vingt fois.

Ce qui lui parut le plus clair, à la fin de tout cela, c'est que

Roland avait sauvé la vie à Édouard.

– L'as-tu bien remercié, au moins? demanda-t-elle à lenfant.

– Qui cela?

– Le grand frère.

– Pourquoi donc le remercier? dit Édouard. Est-ce que je n'aurais pas fait comme lui?

– Que voulez-vous, madame! dit sir John, vous êtes une gazelle qui, sans vous en douter, avez mis au jour une race de lions.

Amélie avait, de son côté, accordé une grande attention au récit; mais c'était surtout quand elle avait vu les chasseurs se rapprocher de la chartreuse.

À partir de ce moment, elle avait écouté, l'oeil inquiet, et n'avait paru respirer que lorsque les trois chasseurs, n'ayant, après lhallali, aucun motif de poursuivre leur course dans le bois, étaient remontés à cheval.

À la fin du dîner, on vint annoncer que Jacques était de retour avec deux paysans de Montagnat; les paysans demandaient des renseignements précis sur l'endroit où les chasseurs avaient laissé l'animal.

Roland se leva pour aller les donner; mais madame de Montrevel, qui ne voyait jamais assez son fils, se tournant vers le messager:

– Faites entrer ces braves gens, dit-elle; il est inutile que

Roland se dérange pour cela.

Cinq minutes après, les deux paysans entrèrent, roulant leurs chapeaux entre leurs doigts.

– Mes enfants, dit Roland, il s'agit d'aller chercher dans la forêt de Seillon un sanglier que nous y avons tué.

– Ça peut se faire, répondit un des paysans.

Et il consulta son compagnon du regard.

– Ça peut se faire tout de même, dit lautre.

– Soyez tranquilles, continua Roland, vous ne perdrez pas votre peine.

– Oh! nous sommes tranquilles, fit un des paysans; on vous connaît, monsieur de Montrevel.

– Oui, répondit lautre, on sait que vous n'avez pas plus que votre père, le général, l'habitude de faire travailler les gens pour rien. Oh! si tous les aristocrates avaient été comme vous, il n'y aurait pas eu de révolution, monsieur Louis.

– Mais non, qu'il n'y en aurait pas eu, dit lautre, qui semblait venu là pour être l'écho affirmatif de ce que disait son compagnon.

– Reste maintenant à savoir où est lanimal, demanda le premier paysan.

– Oui, répéta le second, reste à savoir où il est.

– Oh! il ne sera pas difficile à trouver.

– Tant mieux, fit le paysan.

– Vous connaissez bien le pavillon de la forêt?

– Lequel?

– Oui, lequel?

– Le pavillon qui dépend de la chartreuse de Seillon.

Les deux paysans se regardèrent.

– Eh bien, vous le trouverez à vingt pas de la façade du côté du bois de Genoud.

Les deux paysans se regardèrent encore.

– Hum! fit lun.

– Hum! répéta lautre, fidèle écho de son compagnon.

– Eh bien, quoi, hum? demanda Roland.

– Dame…

– Voyons, expliquez-vous; qu'y a-t-il?

– Il y a que nous aimerions mieux que ce fût à lautre extrémité de la forêt.

– Comment à l'autre extrémité de la forêt?

– Ça est un fait, dit le second paysan.

– Mais pourquoi à lautre extrémité de la forêt? reprit Roland avec impatience; il y a trois lieues d'ici à l'autre extrémité de la forêt, tandis que vous avez une lieue à peine d'ici à lendroit où est le sanglier.

– Oui, dit le premier paysan, c'est que lendroit où est le sanglier…

Et il s'arrêta en se grattant la tête.

– Justement, voilà! dit le second.

– Voilà quoi?

– C'est un peu trop près de la chartreuse.

– Pas de la chartreuse, je vous ai dit du pavillon.

– C'est tout un; vous savez bien, monsieur Louis, qu'on dit qu'il y a un passage souterrain qui va du pavillon à la chartreuse.

– Oh! il y en a un, c'est sûr, dit le second paysan.

– Eh bien, fit Roland, qu'ont de commun la chartreuse, le pavillon et le passage souterrain avec notre sanglier?

– Cela a de commun que lanimal est dans un mauvais endroit; voilà.

– Oh! oui, un mauvais endroit, répéta le second paysan.

– Ah çà! vous expliquerez-vous, drôles? s'écria Roland, qui commençait à se fâcher, tandis que sa mère s'inquiétait et qu'Amélie pâlissait visiblement.

– Pardon, monsieur Louis, dit le paysan, nous ne sommes pas des drôles: nous sommes des gens craignant Dieu, voilà tout.

– Eh! mille tonnerres! dit Roland, moi aussi je crains Dieu!

Après?

– Ce qui fait que nous ne nous soucions pas d'avoir des démêlés avec le diable.

– Non, non, non, dit le second paysan.

– Avec son semblable, continua le premier paysan, un homme vaut un homme.

– Quelquefois même il en vaut deux, dit le second bâti en

Hercule.

– Mais avec des êtres surnaturels, des fantômes, des spectres, non, merci! continua le premier paysan.

– Merci! répéta le second. – Ah çà, ma mère; ah çà, ma soeur, demanda Roland s'adressant aux deux femmes, comprenez-vous, au nom du ciel, quelque chose à ce que disent ces deux imbéciles?

– Imbéciles! fit le premier paysan, c'est possible; mais il n'en est pas moins vrai que Pierre Marey, pour avoir voulu regarder seulement par-dessus le mur de la chartreuse, a eu le cou tordu; il est vrai que c'était un samedi, jour de sabbat.

– Et qu'on n'a jamais pu le lui redresser, affirma le second paysan; de sorte qu'on a été obligé de lenterrer le visage à lenvers et regardant ce qui se passe derrière lui.

– Oh! oh! fit sir John, voilà qui devient intéressant; j'aime fort les histoires de fantômes.

– Bon! dit Édouard, ce n'est point comme ma soeur Amélie, milord, à ce qu'il paraît.

 

– Pourquoi cela?

– Regarde donc, frère Roland, comme elle est pâle.

– En effet, dit sir John, mademoiselle semble près de se trouver mal.

– Moi? pas du tout, fit Amélie; seulement ne trouvez-vous pas qu'il fait un peu chaud ici, ma mère?

Et Amélie essuya son front couvert de sueur.

– Non, dit madame de Montrevel.

– Cependant, insista Amélie, si je ne craignais pas de vous incommoder, madame, je vous demanderais la permission d'ouvrir une fenêtre.

– Fais, mon enfant.

Amélie se leva vivement pour mettre à profit la permission reçue, et, tout en chancelant, alla ouvrir une fenêtre donnant sur le jardin.

La fenêtre ouverte, elle resta debout, adossée à la barre d'appui, et à moitié cachée par les rideaux.

– Ah! dit-elle, ici, au moins, on respire.

Sir John se leva pour lui offrir son flacon de sels; mais vivement:

– Non, non, milord, dit Amélie, je vous remercie, cela va tout à fait mieux.

– Voyons, voyons, dit Roland, il ne s'agit pas de cela, mais de notre sanglier.

– Eh bien, votre sanglier, monsieur Louis, on l'ira chercher demain.

– C'est ça, dit le second paysan, demain matin il fera jour.

– De sorte que, pour y aller ce soir?..

– Oh! pour y aller ce soir…

Le paysan regarda son camarade, et, tous deux en même temps, secouant la tête:

– Pour y aller ce soir, ça ne se peut pas.

– Poltrons!

– Monsieur Louis, on n'est pas poltron pour avoir peur, dit le premier paysan.

– Que non, on n'est pas poltron pour ça, répondit le second.

– Ah! fit Roland, je voudrais bien qu'un plus fort que vous me soutînt cette thèse, que l'on n'est pas poltron pour avoir peur.

– Dame, c'est selon la chose dont on a peur, monsieur Louis: qu'on me donne une bonne serpe et un bon gourdin, je n'ai pas peur d'un loup; qu'on me donne un bon fusil, je n'ai pas peur d'un homme, quand bien même je saurais que cet homme m'attend pour m'assassiner…

– Oui, dit Édouard; mais d'un fantôme, fût-ce d'un fantôme de moine, tu as peur?

– Mon petit monsieur Édouard, dit le paysan, laissez parler votre frère, M. Louis; vous n'êtes pas encore assez grand pour plaisanter avec ces choses-là, non.

– Non, ajouta lautre paysan; attendez que vous ayez de la barbe au menton, mon petit monsieur.

– Je n'ai pas de barbe au menton, répondit Édouard en se redressant; mais cela n'empêche point que, si j'étais assez fort pour porter le sanglier, je l'irais bien chercher tout seul, que ce fût le jour ou la nuit.

– Grand bien vous fasse, mon jeune monsieur; mais voilà mon camarade et moi qui vous disons que, pour un louis, nous n'irions pas.

– Mais pour deux? dit Roland, qui voulait les pousser à bout.

– Ni pour deux, ni pour quatre, ni pour dix, monsieur de Montrevel. C'est bon, dix louis; mais qu'est-ce que je ferais de vos dix louis quand j'aurais le cou tordu?

– Oui, le cou tordu comme Pierre Marey, dit le second paysan.

– Ce n'est pas vos dix louis qui donneront du pain à ma femme et à mes enfants pour le restant de leurs jours, n'est-ce pas?

– Et encore, quand tu dis dix louis, reprit le second paysan, cela ne serait que cinq, puisqu'il y en aurait cinq pour moi.

– Alors, il revient des fantômes dans le pavillon? demanda

Roland.

– Je ne dis pas dans le pavillon – dans le pavillon, je n'en suis pas sûr – mais dans la chartreuse…

– Dans la chartreuse, tu en es sûr?

– Oh! oui, là, bien certainement.

– Tu les as vus?

– Pas moi; mais il y a des gens qui les ont vus.

– Ton camarade? demanda le jeune officier en se tournant vers le second paysan.

– Je ne les ai pas vus; mais j'ai vu des flammes, et Claude

Philippon a entendu des chaînes.

– Ah! il y a des flammes et des chaînes? demanda Roland.

– Oui! et, quant aux flammes, dit le premier paysan, je les ai vues, moi.

– Et Claude Philippon a entendu les chaînes, répéta le premier.

– Très bien, mes amis, très bien, reprit Roland d'un ton goguenard; donc, à aucun prix, vous n'irez ce soir?

– À aucun prix.

– Pas pour tout lor du monde.

– Et vous irez demain au jour?

– Oh! monsieur Louis, avant que vous soyez levé, le sanglier sera ici.

– Il y sera que vous ne serez pas levé, répondit lécho.

– Eh bien, fit Roland, venez me revoir après-demain.

– Volontiers, monsieur Louis; pourquoi faire?

– Venez toujours.

– Oh! nous viendrons.

– C'est-à-dire que, du moment où vous nous dites: «Venez!» vous pouvez être sûr que nous n'y manquerons pas, monsieur Louis.

– Eh bien, moi, je vous en donnerai des nouvelles sûres.

– De qui?

– Des fantômes.

Amélie jeta un cri étouffé; madame de Montrevel, seule, entendit ce cri. Louis prenait de la main congé des deux paysans, qui se cognaient à la porte, où ils voulaient passer tous les deux en même temps.

Il ne fut plus question, pendant tout le reste de la soirée, ni de la Chartreuse, ni du pavillon, ni des hôtes surnaturels, spectres ou fantômes, qui les hantaient.

XV – L'ESPRIT FORT

À dix heures sonnantes, tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, ou tout au moins chacun était retiré dans sa chambre.

Deux ou trois fois pendant la soirée, Amélie s'était approchée de Roland, comme si elle eût eu quelque chose à lui dire; mais toujours la parole avait expiré sur ses lèvres.

Quand on avait quitté le salon, elle s'était appuyée à son bras, et, quoique la chambre de Roland fût située un étage au-dessus de la sienne, elle avait accompagné Roland jusqu'à la porte de sa chambre.

Roland l'avait embrassée, avait fermé sa porte, en lui souhaitant une bonne nuit et en se déclarant très fatigué.

Cependant, malgré cette déclaration, Roland, rentré chez lui, n'avait point procédé à sa toilette de nuit; il était allé à son trophée d'armes, en avait tiré une magnifique paire de pistolets d'honneur, de la manufacture de Versailles, donnée à son père par la Convention, en avait fait jouer les chiens, et avait soufflé dans les canons pour voir s'ils n'étaient pas vieux chargés.

Les pistolets étaient en excellent état.

Après quoi, il les avait posés côte à côte sur la table, était allé ouvrir doucement la porte de la chambre, regardant du côté de l'escalier pour savoir si personne ne lépiait, et, voyant que corridor et escalier étaient solitaires, il était allé frapper à la porte de sir John.

– Entrez, dit lAnglais. Sir John, lui non plus, n'avait pas encore commencé sa toilette de nuit.

– J'ai compris, à un signe que vous m'avez fait, que vous aviez quelque chose à me dire, fit sir John, et, vous le voyez, je vous attendais.

– Certainement, que j'ai quelque chose à vous dire, répondit

Roland en s'étendant joyeusement dans un fauteuil.

– Mon cher hôte, répondit lAnglais, je commence à vous connaître; de sorte que, quand je vous vois aussi gai que cela, je suis comme vos paysans, j'ai peur.

– Vous avez entendu ce qu'ils ont dit?

– C'est-à-dire qu'ils ont raconté une magnifique histoire de fantômes. J'ai un château en Angleterre, où il en revient, des fantômes.

– Vous les avez vus, milord?

– Oui, quand j'étais petit; par malheur, depuis que je suis grand, ils ont disparu.

– C'est comme cela, les fantômes, dit gaiement Roland, ça va, ça vient; quelle chance, hein! que je sois revenu justement à l'heure où il y a des fantômes à la chartreuse de Seillon.

– Oui, fit sir John, c'est bien heureux; seulement, êtes-vous sûr qu'il y en ait?

– Non; mais, après-demain, je saurai à quoi m'en tenir là-dessus.

– Comment cela?

– Je compte passer là-bas la nuit de demain.

– Oh! dit l'Anglais, voulez-vous, moi, que j'aille avec vous?

– Ce serait avec plaisir; mais, par malheur, la chose est impossible.

– Impossible, oh!

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon cher hôte.

– Impossible! Pourquoi?

– Connaissez-vous les moeurs des fantômes, milord? demanda gravement Roland.

– Non.

– Eh bien, je les connais, moi: les fantômes ne se montrent que dans certaines conditions.

– Expliquez-moi cela.

– Ainsi, par exemple, tenez, milord, en Italie, en Espagne, pays des plus superstitieux, eh bien, il n'y a pas de fantômes, ou, s'il y en a, dame, dame, c'est tous les dix ans, c'est tous les vingt ans, c'est tous les siècles.

– Et à quoi attribuez-vous cette absence de fantômes?

– Au défaut de brouillard, milord.

– Ah! ah!

– Sans doute; vous comprenez bien l'atmosphère des fantômes, c'est le brouillard: en Écosse, en Danemark, en Angleterre, pays de brouillards, on regorge de fantômes: on a le spectre du père d'Hamlet, le spectre de Banquo, les ombres des victimes de Richard III. En Italie, vous n'avez qu'un spectre, celui de César; et encore où apparaît-il à Brutus? À Philippes en Macédoine, en Thrace, c'est-à-dire dans le Danemark de la Grèce, dans l'Écosse de l'Orient, où le brouillard a trouvé moyen de rendre Ovide mélancolique à ce point qu'il a intitulé Tristes les vers qu'il y a faits. Pourquoi Virgile fait-il apparaître l'ombre d'Anchise à Énée? Parce que Virgile est de Mantoue. Connaissez-vous Mantoue? un pays de marais, une vraie grenouillère, une fabrique de rhumatismes, une atmosphère de vapeurs, par conséquent, un nid de fantômes!

– Allez toujours, je vous écoute.

– Vous avez vu les bords du Rhin?

– Oui.

– L'Allemagne, n'est-ce pas?

– Oui.

– Encore un pays de fées, d'ondines, de sylphes et, par conséquent, de fantômes (qui peut le plus, peut le moins) tout cela à cause du brouillard toujours; mais, en Italie, en Espagne, où diable voulez-vous que les fantômes se réfugient? Pas la plus petite vapeur… Aussi, si j'étais en Espagne ou en Italie, je ne tenterais même pas l'aventure de demain.

– Tout cela ne me dit point pourquoi vous refusez ma compagnie, insista sir John.

– Attendez donc: je vous ai déjà expliqué comment les fantômes ne se hasardent pas dans certains pays, parce qu'ils n'y trouvent pas certaines conditions atmosphériques; laissez-moi vous expliquer les chances qu'il faut se ménager quand on désire en voir.

– Expliquez! expliquez! dit sir John; en vérité, vous êtes l'homme que j'aime le mieux entendre parler, Roland.

Et sir John s'étendit à son tour dans un fauteuil, s'apprêtant à écouter avec délices les improvisations de cet esprit fantasque, qu'il avait déjà vu sous tant de faces depuis cinq ou six jours à peine qu'il le connaissait.

Roland s'inclina en signe de remerciement.

– Eh bien, voici donc l'affaire, et vous allez comprendre cela, milord: j'ai tant entendu parler fantômes dans ma vie, que je connais ces gaillards-là comme si je les avais faits. Pourquoi les fantômes se montrent-ils?

– Vous me demandez cela? fit sir John.

– Oui, je vous le demande.

– Je vous avoue que, n'ayant pas étudié les fantômes comme vous, je ne saurais vous faire une réponse positive.

– Vous voyez bien! Les fantômes se montrent, mon cher lord, pour faire peur à celui auquel ils apparaissent.

– C'est incontestable.

– Parbleu! s'ils ne font pas peur à celui à qui ils apparaissent, c'est celui à qui ils apparaissent qui leur fait peur: témoin M. de Turenne, dont les fantômes se sont trouvés être des faux- monnayeurs. Connaissez-vous cette histoire-là?

– Non.

– Je vous la raconterai un autre jour; ne nous embrouillons pas. Voilà pourquoi, lorsqu'ils se décident à apparaître – ce qui est rare – voilà pourquoi les fantômes choisissent les nuits orageuses, où il fait des éclairs, du tonnerre, du vent: c'est leur mise en scène.

– Je suis forcé d'avouer que tout cela est on ne peut pas plus juste.

– Attendez! il y a certaines secondes où lhomme le plus brave sent un frisson courir dans ses veines; du temps où je n'avais pas un anévrisme, cela m'est arrivé dix fois, quand je voyais briller sur ma tête léclair des sabres et que j'entendais gronder à mes oreilles le tonnerre des canons. Il est vrai que, depuis que j'ai un anévrisme, je cours où l'éclair brille, où le tonnerre gronde; mais j'ai une chance: c'est que les fantômes ne sachent pas cela, c'est que les fantômes croient que je puis avoir peur.

– Tandis que c'est impossible, n'est-ce pas? demanda sir John.

– Que voulez-vous? quand, au lieu d'avoir peur de la mort, on croit, à tort ou à raison, avoir un motif de chercher la mort, je ne sais pas de quoi l'on aurait peur; mais, je vous le répète, il est possible que les fantômes, qui savent beaucoup de choses cependant, ne sachent point cela. Seulement, ils savent ceci: c'est que le sentiment de la peur s'augmente ou diminue par la vue et par l'audition des objets extérieurs. Ainsi, par exemple, où les fantômes apparaissent-ils de préférence? dans les lieux obscurs, dans les cimetières, dans les vieux cloîtres, dans les ruines, dans les souterrains parce que déjà laspect des localités a disposé l'âme à la peur. Après quoi apparaissent-ils? après des bruits de chaînes, des gémissements, des soupirs, parce que tout cela n'a rien de bien récréatif; ils n'ont garde de venir au milieu d'une grande lumière ou après un air de contredanse; non, la peur est abîme où l'on descend marche à marche, jusquà ce que le vertige vous prenne, jusqu'à ce que le pied vous glisse, jusqu'à ce que vous tombiez les yeux fermés jusqu'au fond du précipice. Ainsi, lisez le récit de toutes les apparitions, voici comment les fantômes procèdent: d'abord le ciel sobscurcit, le tonnerre gronde, le vent siffle, les fenêtres et les portes crient, la lampe, s'il y a une lampe dans la chambre de celui à qui ils tiennent à faire peur, la lampe pétille, pâlit et s'éteint; obscurité complète! alors, dans lobscurité, on entend des plaintes; des gémissements; des bruits de chaînes, enfin la porte s'ouvre et le fantôme apparaît. Je dois dire que toutes les apparitions que j'ai, non pas vues, mais lues, se sont produites dans des circonstances pareilles. Voyons, est-ce bien cela, sir John?

 

– Parfaitement.

– Et avez-vous jamais vu qu'un fantôme ait apparu à deux personnes à la fois?

– En effet, je ne l'ai jamais lu, ni entendu dire.

– C'est tout simple, mon cher lord: à deux, vous comprenez, on n'a pas peur; la peur, c'est une chose mystérieuse, étrange, indépendante de la volonté, pour laquelle il faut lisolement, les ténèbres, la solitude. Un fantôme n'est pas plus dangereux qu'un boulet de canon. Eh bien, est-ce qu'un soldat a peur d'un boulet de canon, le jour, quand il est en compagnie de ses camarades, quand il sent les coudes à gauche? Non, il va droit à la pièce, il est tué ou il tue: c'est ce que ne veulent pas les fantômes; c'est ce qui fait qu'ils napparaissent pas à deux personnes à la fois! c'est ce qui fait que je veux aller seul à la chartreuse, milord; votre présence empêcherait le fantôme le plus résolu de paraître. Si je n'ai rien vu, ou si j'ai vu quelque chose qui en vaille la peine, eh bien, ce sera votre tour après demain. Le marché vous convient-il?

– À merveille! Mais pourquoi nirais-je pas le premier?

– Ah! d'abord, parce que lidée ne vous en est pas venue, et que c'est bien le moins que j'aie le bénéfice de mon idée; ensuite, parce que je suis du pays, que jétais lié avec tous ces bons moines de leur vivant, et qu'il y a dans cette liaison une chance de plus qu'ils m'apparaissent après leur mort; enfin, parce que, connaissant les localités, s'il faut fuir ou poursuivre, je me tirerai mieux que vous de l'agression ou de la retraite. Tout cela vous paraît-il juste, mon cher lord?

– On ne peut plus juste, oui; mais, moi, j'irai le lendemain?

– Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, toutes les nuits si vous voulez; ce à quoi je tiens, c'est à la primeur. Maintenant, continua Roland en se levant, c'est entre vous et moi, n'est-ce pas? Pas un mot à qui que ce soit au monde; les fantômes pourraient être prévenus et agir en conséquence. Il ne faut pas nous faire rouler par ces gaillards-là, ce serait trop grotesque.

– Soyez tranquille. Vous prendrez des armes, n'est-ce pas?

– Si je croyais n'avoir affaire qu'à des fantômes, j'irais les deux mains dans mes poches, et rien dans les goussets; mais, comme je vous disais tout à l'heure, je me rappelle les faux-monnayeurs de M. de Turenne, et je prendrai des pistolets. – Voulez-vous les miens?

– Non, merci; ceux-là, quoiqu'ils soient bons, j'ai à peu près résolu de ne men servir jamais.

Puis, avec un sourire dont il serait impossible de rendre lamertume:

– Ils me portent malheur, ajouta Roland. Bonne nuit, milord! Il faut que je dorme les poings fermés, cette nuit, pour ne pas avoir envie de dormir demain.

Et, après avoir secoué énergiquement la main de lAnglais, il sortit de la chambre de celui-ci et rentra dans la sienne.

Seulement, en rentrant dans la sienne, une chose le frappa: c'est qu'il retrouvait ouverte sa porte, qu'il était sûr d'avoir laissée fermée.

Mais il fut à peine entré, que la vue de sa soeur lui expliqua ce changement.

– Tiens! fit-il moitié étonné, moitié inquiet, c'est toi, Amélie?

– Oui, c'est moi, fit la jeune fille.

Puis, s'approchant de son frère et lui donnant son front à baiser.

– Tu n'iras pas, dit-elle d'un ton suppliant, n'est-ce pas, mon ami?

– Où cela? demanda Roland.

– À la chartreuse.

– Bon? et qui t'a dit que j'y allais?

– Oh! lorsqu'on te connaît, comme c'est difficile à deviner!

– Et pourquoi veux-tu que je n'aille pas à la chartreuse?

– Je crains qu'il ne t'arrive un malheur.

– Ah çà! tu crois donc aux fantômes, toi? dit Roland en fixant son regard sur celui d'Amélie.

Amélie baissa les yeux, et Roland sentit la main de sa soeur trembler dans la sienne.

– Voyons, dit Roland, Amélie, celle qu'autrefois j'ai connue, du moins, la fille du général de Montrevel, la soeur de Roland, est trop intelligente pour subir des terreurs vulgaires; il est impossible que tu croies à ces contes d'apparitions, de chaînes, de flammes, de spectres, de fantômes.

– Si j'y croyais, mon ami, mes craintes seraient moins grandes: si les fantômes existent, ce sont des âmes dépouillées de leur corps, et, par conséquent, qui ne peuvent sortir du tombeau avec les haines de la matière; or, pourquoi un fantôme te haïrait-il, toi, Roland, qui n'as jamais fait de mal à personne?

– Bon! tu oublies ceux que j'ai tués à larmée ou en duel.

Amélie secoua la tête.

– Je ne crains pas ceux-là.

– Que crains-tu donc, alors?

La jeune fille leva sur Roland. ses beaux yeux tout mouillés de larmes, et, se jetant dans les bras de son frère:

– Je ne sais, dit-elle, Roland; mais, que veux-tu! je crains!

Le jeune homme, par une légère violence, releva la tête qu'Amélie cachait dans sa poitrine, et, baisant doucement et tendrement ses longues paupières:

– Tu ne crois pas que ce soient des fantômes que j'aurai demain à combattre, n'est-ce pas? demanda-t-il.

– Mon frère, ne va pas à la chartreuse! insista Amélie d'un ton suppliant, en éludant la question.

– C'est notre mère qui t'a chargée de me demander cela: avoue-le,

Amélie.

– Oh! mon frère, non, ma mère ne m'en a pas dit un mot; c'est moi qui ai deviné que tu voulais y aller.

– Eh bien, si je voulais y aller, Amélie, dit Roland d'un ton ferme, tu dois savoir une chose, c'est que j'irais.

– Même si je t'en prie à mains jointes, mon frère? dit Amélie avec un accent presque douloureux, même si je t'en prie à genoux?

Et elle se laissa glisser aux pieds de son frère. – Oh! femmes! femmes! murmura Roland, inexplicables créatures dont les paroles sont un mystère, dont la bouche ne dit jamais les secrets du coeur, qui pleurent, qui prient, qui tremblent, pourquoi? Dieu le sait! mais nous autres hommes, jamais! J'irai, Amélie, parce que j'ai résolu d'y aller, et que, quand j'ai pris une fois une résolution, nulle puissance au monde n'a le pouvoir de m'en faire changer. Maintenant, embrasse-moi, ne crains rien, et je te dirai tout bas un grand secret.

Amélie releva la tête, fixant sur Roland un regard à la fois interrogateur et désespéré.

– J'ai reconnu depuis plus d'un an, répondit le jeune homme, que j'ai le malheur de ne pouvoir mourir; rassure-toi donc et sois tranquille.

Roland prononça ces paroles d'un ton si douloureux, qu'Amélie, qui jusque-là était parvenue à retenir ses larmes, rentra chez elle en éclatant en sanglots.

Le jeune officier après s'être assuré que sa soeur avait refermé sa porte, referma la sienne en murmurant:

– Nous verrons bien qui se lassera enfin, de moi ou de la destinée.