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Les compagnons de Jéhu

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XVIII – LE JUGEMENT

Le lendemain, Roland, qui n'était parvenu à s'endormir que vers deux heures du matin, s'éveilla à sept heures.

En s'éveillant, il réunit ses souvenirs épars, se rappela ce qui s'était passé la veille, entre lui et sir John, et s'étonna qu'à son retour l'Anglais ne leût point éveillé.

Il s'habilla vivement et alla, au risque de le réveiller au milieu de son premier sommeil, frapper à la porte de la chambre de sir John.

Mais sir John ne répondit point.

Roland frappa plus fort.

Même silence.

Cette fois, un peu d'inquiétude se mêlait à la curiosité de

Roland.

La clef était en dehors; le jeune officier ouvrit la porte et plongea dans la chambre un regard rapide.

Sir John n'était point dans la chambre, sir John n'était point rentré.

Le lit était intact.

Qu'était-il donc arrivé?

Il n'y avait pas un instant à perdre, et, avec la rapidité de résolution que nous connaissons à Roland, on devine qu'il ne perdit pas un instant.

Il s'élança dans sa chambre, acheva de s'habiller, mit son couteau de chasse à sa ceinture, son fusil en bandoulière, et sortit.

Personne n'était encore éveillé, sinon la femme de chambre.

Roland la rencontra sur lescalier:

– Vous direz à madame de Montrevel, dit-il, que je suis sorti pour faire un tour dans la forêt de Seillon avec mon fusil; qu'on ne soit pas inquiet si milord et moi ne rentrions pas précisément à lheure du déjeuner.

Et Roland s'élança rapidement hors du château.

Dix minutes après, il était près de la fenêtre où, la veille, à onze heures du soir, il avait quitté lord Tanlay.

Il écouta: on n'entendait aucun bruit à l'intérieur; à lextérieur seulement, loreille d'un chasseur pouvait reconnaître toutes ces rumeurs matinales que fait le gibier dans les bois.

Roland escalada la fenêtre avec son agilité ordinaire et s'élança de la sacristie dans le choeur.

Un regard lui suffit pour s'assurer que non seulement le choeur, mais le vaisseau entier de la petite chapelle, était vide.

Les fantômes avaient-ils fait suivre à lAnglais le chemin opposé à celui qu'il avait suivi lui-même?

C'était possible.

Roland passa rapidement derrière lautel, gagna la grille des caveaux: la grille était ouverte.

Il s'engagea dans le cimetière souterrain.

L'obscurité l'empêchait de voir dans ses profondeurs. Il appela à trois reprises sir John; personne ne lui répondit.

Il gagna lautre grille donnant dans le souterrain; elle était ouverte comme la première.

Il s'engagea dans le passage voûté.

Seulement, là, comme il eût été impossible, au milieu des ténèbres, de se servir de son fusil, il le passa en bandoulière et mit le couteau de chasse à la main.

En tâtonnant, il s'enfonça toujours davantage sans rencontrer personne, et, au fur et à mesure qu'il allait en avant, lobscurité redoublait, ce qui indiquait que la dalle de la citerne était fermée.

Il arriva ainsi à la première marche de lescalier, monta jusqu'à ce qu'il touchât la dalle tournante avec sa tête, fit un effort, la dalle tourna.

Roland revit le jour.

Il s'élança dans la citerne.

La porte qui donnait sur le verger était ouverte; Roland sortit par cette porte, traversa la partie du verger qui se trouvait entre la citerne et le corridor, à lautre extrémité duquel il avait fait feu sur son fantôme.

Il traversa le corridor et se trouva dans le réfectoire.

Le réfectoire était vide.

Comme il avait fait dans le souterrain funèbre, Roland appela trois fois sir John.

L'écho étonné, qui semblait avoir désappris les sons de la parole humaine, lui répondit seul en balbutiant.

Il n'était point probable que sir John fût venu de ce côté; il fallait retourner au point de départ.

Roland repassa par le même chemin et se retrouva dans le choeur de la chapelle.

C'était là que sir John avait dû passer la nuit, c'était là qu'on devait retrouver sa trace.

Roland s'avança dans le choeur.

À peine y fut-il, qu'un cri s'échappa de sa poitrine.

Une large tache de sang s'étendait à ses pieds et tachait les dalles du choeur.

De l'autre côté du choeur, à quatre pas de celle qui rougissait le marbre à ses pieds, il y avait une seconde tache non moins large, non mois rouge, non moins récente, et qui semblait faire le pendant de la première. Une de ces taches était à droite, l'autre à gauche de cette espèce de piédestal devant lequel milord avait dit qu'il établirait son domicile.

Roland s'approcha du piédestal; le piédestal était ruisselant de sang.

C'était là évidement que le drame s'était passé.

Le drame, s'il fallait en croire les traces qu'il avait laissées, le drame avait été terrible.

Roland, en sa double qualité de chasseur et de soldat, devait être un habile chercheur de piste.

Il avait pu calculer ce qu'a répandu de sang un homme mort, ou ce qu'en répand un homme blessé.

Cette nuit avait vu tomber trois hommes morts ou blessés.

Maintenant, quelles étaient les probabilités?

Les deux taches de sang du choeur, celle de droite et celle de gauche, étaient probablement le sang de deux des antagonistes de sir John.

Le sang du piédestal, était probablement le sien.

Attaqué de deux côtés, à droite et à gauche, il avait fait feu des deux mains et avait tué ou blessé un homme de chaque coup.

De là les deux taches de sang qui rougissaient le pavé.

Attaqué à son tour lui-même, il avait été frappé près du piédestal, et sur le piédestal son sang avait rejailli.

Au bout de cinq secondes d'examen, Roland était aussi sûr de ce que nous venons de dire, que s'il avait vu la lutte de ses propres yeux.

Maintenant qu'avait-on fait des deux autres corps et du corps de sir John?

Ce qu'on avait fait des deux autres corps, Roland s'en inquiétait assez peu.

Mais il tenait fort à savoir ce qu'était devenu celui de sir John.

Une trace de sang partait du piédestal et allait jusquà la porte.

Le corps de sir John avait été porté dehors.

Roland secoua la porte massive; elle n'était fermée qu'au pêne.

Sous son premier effort elle s'ouvrit: de l'autre côté du seuil, il retrouva les traces de sang.

Puis, à travers les broussailles, le chemin qu'avaient suivi les gens qui emportaient le corps.

Les branches brisées, les herbes foulées conduisirent Roland jusqu'à la lisière de la forêt donnant sur le chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

Là, vivant ou mort, le corps semblait avoir été déposé le long du talus du fossé.

Après quoi, plus rien.

Un homme passa, venant du côté du château des Noires-Fontaines;

Roland alla à lui.

– N'avez-vous rien vu sur votre chemin? n'avez-vous rencontré personne? demanda-t-il.

– Si fait, répondit l'homme, j'ai vu deux paysans qui portaient un corps sur une civière.

– Ah! s'écria Roland, et ce corps était celui d'un homme vivant?

– L'homme était pâle et sans mouvement, et il avait bien l'air d'être mort.

– Le sang coulait-il?

– J'en ai vu des gouttes sur le chemin.

– En ce cas, il vit.

Alors, tirant un louis de sa poche:

– Voilà un louis, dit-il; cours chez le docteur Milliet, à Bourg; dis-lui de monter à cheval et de se rendre à franc étrier au château des Noires-Fontaines; ajoute, qu'il y a un homme en danger de mort.

Et, tandis que le paysan, stimulé par la récompense reçue, pressait sa course vers Bourg, Roland, bondissant sur son jarret de fer, pressait la sienne vers le château.

Et maintenant, comme notre lecteur est selon toute probabilité, aussi curieux que Roland de savoir ce qui est arrivé à sir John, nous allons le mettre au courant des événements de la nuit.

Sir John, comme on la vu, était entré à onze heures moins quelques minutes dans ce que l'on avait coutume d'appeler la Correrie ou le pavillon de la chartreuse, et qui n'était rien autre chose qu'une chapelle élevée au milieu du bois.

De la sacristie, il avait passé dans le choeur.

Le choeur était vide et paraissait solitaire. Une lune assez brillante, mais qui cependant disparaissait de temps en temps voilée par les nuages, infiltrait son rayon bleuâtre à travers les fenêtres en ogive et les vitraux de couleur à moitié brisés de la chapelle.

Sir John pénétra jusqu'au milieu du choeur, s'arrêta devant le piédestal et s'y tint debout.

Les minutes s'écoulèrent; mais, cette fois, ce ne fut point l'horloge de la chartreuse qui donna la mesure du temps, ce fut l'église de Péronnaz, c'est-à-dire du village le plus proche de la chapelle où sir John attendait.

Tout se passa, jusqu'à minuit, comme tout s'était passé pour Roland, c'est-à-dire que sir John ne fut distrait que par de vagues rumeurs et par des bruits passagers.

Minuit sonna: c'était le moment qu'attendait avec impatience sir John, car c'était celui où l'événement devait se produire, si un événement quelconque se produisait.

Au dernier coup, il lui sembla entendre des pas souterrains et voir une lumière apparaître du côté de la grille qui communiquait aux tombeaux.

Toute son attention se porta donc de ce côté.

Un moine sortit du passage, son capuchon rabattu sur ses yeux et tenant une torche à la main.

Il portait la robe des chartreux.

Un second le suivit, puis un troisième. Sir John en compta douze.

Ils se séparèrent devant lautel. Il y avait douze stalles dans le choeur; six à la droite de sir John, six à sa gauche.

Les douze moines prirent silencieusement place dans les douze stalles.

Chacun planta sa torche dans un trou pratiqué à cet effet dans les appuis du chêne, et attendit.

Un treizième parut et se plaça devant lautel.

Aucun de ces moines n'affectait l'allure fantastique des fantômes ou des ombres; tous appartenaient évidemment encore à la Terre, tous étaient des hommes vivants.

 

Sir John, debout, un pistolet de chaque main, appuyé à son piédestal placé juste au milieu du choeur, regardait avec un grand flegme cette manoeuvre qui tendait à l'envelopper.

Comme lui, les moines étaient debout et muets.

Le moine de lautel rompit le silence.

– Frères, demanda-t-il, pourquoi les vengeurs sont-ils réunis?

– Pour juger un profane, répondirent les moines.

– Ce profane, reprit l'interrogateur, quel crime a-t-il commis?

– Il a tenté de pénétrer les secrets des compagnons de Jéhu.

– Quelle peine a-t-il méritée?

– La peine de mort.

Le moine de l'autel laissa, pour ainsi dire, à l'arrêt qui venait d'être rendu le temps de pénétrer jusqu'au coeur de celui qu'il atteignait.

Puis, se retournant vers lAnglais, toujours aussi calme que s'il eût assisté à une comédie:

– Sir John Tanlay, lui dit-il, vous êtes étranger, vous êtes Anglais; c'était une double raison pour laisser tranquillement les compagnons de Jéhu débattre leurs affaires avec le gouvernement dont ils ont juré la perte. Vous n'avez point eu cette sagesse; vous avez cédé à une vaine curiosité; au lieu de vous en écarter, vous avez pénétré dans lantre du lion, le lion vous déchirera.

Puis, après un instant de silence pendant lequel il sembla attendre la réponse de l'Anglais, voyant que celui-ci demeurait muet:

– Sir John Tanlay, ajouta-t-il, tu es condamné à mort; prépare- toi à mourir.

– Ah! ah! je vois que je suis tombé au milieu d'une bande de voleurs. S'il en est ainsi, on peut se racheter par une rançon.

Puis se tournant vers le moine de lautel:

– À combien la fixez-vous, capitaine?

Un murmure de menaces accueillit ces insolentes paroles.

Le moine de lautel étendit la main.

– Tu te trompes, sir John: nous ne sommes pas une bande de voleurs, dit-il d'un ton qui pouvait lutter de calme et de sang- froid avec celui de lAnglais, et la preuve, c'est que, si tu as quelque somme considérable ou quelques bijoux précieux sur toi, tu n'as qu'à donner tes instructions, et argent et bijoux seront remis, soit à ta famille, soit à la personne que tu désigneras.

– Et quel garant aurais-je que ma dernière volonté sera accomplie?

– Ma parole.

– La parole d'un chef d'assassins! je n'y crois pas.

– Cette fois comme l'autre, tu te trompes, sir John: je ne suis pas plus un chef d'assassins que je n'étais un capitaine de voleurs.

– Et qu'es-tu donc alors?

– Je suis lélu de la vengeance céleste; je suis lenvoyé de Jéhu, roi d'Israël, qui a été sacré par le prophète Élisée pour exterminer la maison d'Achab.

– Si vous êtes ce que vous dites, pourquoi vous voilez-vous le visage? Pourquoi vous cuirassez-vous sous vos robes? Des élus frappent à découvert et risquent la mort en donnant la mort. Rabattez vos capuchons, montrez-moi vos poitrines nues, et je vous reconnaîtrai pour ce que vous prétendez être.

– Frères, vous avez entendu? dit le moine de l'autel.

Et, dépouillant sa robe, il ouvrit d'un seul coup son habit, son gilet et jusqu'à sa chemise.

Chaque moine en fit autant, et se trouva visage découvert et poitrine nue.

C'étaient tous de beaux jeunes gens dont le plus âgé ne paraissait pas avoir trente-cinq ans.

Leur mise indiquait lélégance la plus parfaite; seulement, chose étrange, pas un seul n'était armé.

C'étaient bien des juges et pas autre chose.

– Sois content, sir John Tanlay, dit le moine de lautel, tu vas mourir; mais, en mourant, comme tu en as exprimé le désir tout à l'heure, tu pourras reconnaître et tuer. Sir John, tu as cinq minutes pour recommander ton âme à Dieu.

Sir John, au lieu de profiter de la permission accordée et de songer à son salut spirituel, souleva tranquillement la batterie de ses pistolets pour voir si lamorce était en bon état, fit jouer les chiens pour s'assurer de la bonté des ressorts, et passa la baguette dans les canons pour être bien certain de l'immobilité des balles.

Puis, sans attendre les cinq minutes qui lui étaient accordées:

– Messieurs, dit-il, je suis prêt; l'êtes-vous?

Les jeunes gens se regardèrent: puis, sur un signe de leur chef, marchèrent droit à sir John, l'enveloppant de tous les côtés.

Le moine de lautel resta immobile à sa place, dominant du regard la scène qui allait se passer.

Sir John n'avait que deux pistolets, par conséquent que deux hommes à tuer.

Il choisit ses victimes et fit feu.

Deux compagnons de Jéhu roulèrent sur les dalles qu'ils rougirent de leur sang.

Les autres, comme si rien ne s'était passé, s'avancèrent du même pas, étendant la main sur sir John.

Sir John avait pris ses pistolets par le canon et s'en servait comme de deux marteaux. Il était vigoureux, la lutte fut longue.

Pendant près de dix minutes, un groupe confus s'agita au milieu du choeur; puis, enfin, ce mouvement désordonné cessa, et les compagnons de Jéhu s'écartèrent à droite et à gauche, regagnant leurs stalles, et laissant sir John garrotté avec les cordes de leur robes et couché sur le piédestal au milieu du choeur.

– As-tu recommandé ton âme à Dieu? demanda le moine de l'autel.

– Oui, assassin! répondit sir John; tu peux frapper.

Le moine prit sur l'autel un poignard, s'avança le bras haut vers sir John, et suspendant le poignard au-dessus de sa poitrine:

– Sir John Tanlay, lui dit-il, tu es brave, tu dois être loyal; fais serment que pas un mot de ce que tu viens de voir ne sortira de ta bouche; jure que dans quelque circonstance que ce soit, tu ne reconnaîtras aucun de nous, et nous te faisons grâce de la vie.

– Aussitôt sorti d'ici, répondit sir John, ce sera pour vous dénoncer; aussitôt libre, ce sera pour vous poursuivre.

– Jure! répéta une seconde fois le moine.

– Non! dit sir John.

– Jure! répéta une troisième fois le moine.

– Jamais! répéta à son tour sir John.

– Eh bien, meurs donc, puisque tu le veux!

Et il enfonça son poignard jusqu'à la garde dans la poitrine de sir John, qui, soit force de volonté, soit qu'il eût été tué sur le coup, ne poussa pas même un soupir.

Puis, dune voix pleine, sonore, de la voix d'un homme qui a la conscience d'avoir accompli son devoir:

– Justice est faite! dit le moine.

Alors, remontant à l'autel en laissant le poignard dans la blessure:

– Frères, dit-il, vous savez que vous êtes invités à Paris, rue du Bac, n° 35, au bal des victimes, qui aura lieu le 21 janvier prochain, en mémoire de la mort du roi Louis XVI.

Puis, le premier, il rentra dans le souterrain, où le suivirent les dix moines restés debout, emportant chacun sa torche.

Deux torches restaient pour éclairer les trois cadavres.

Un instant après, à la lueur de ces deux torches, quatre frères servants entrèrent; ils commencèrent par prendre les deux cadavres gisant sur les dalles et les emportèrent dans le caveau.

Puis ils rentrèrent, soulevèrent le corps de sir John, le posèrent sur un brancard, l'emportèrent hors de la chapelle, par la grande porte d'entrée, qu'ils refermèrent derrière eux.

Les deux moines qui marchaient devant le brancard avaient pris les deux dernières torches.

Et maintenant, si nos lecteurs nous demandent pourquoi cette différence entre les événements arrivés à Roland et ceux arrivés à sir John; pourquoi cette mansuétude envers l'un, et pourquoi cette rigueur envers l'autre, nous leur répondrons:

«Souvenez-vous que Morgan avait sauvegardé le frère d'Amélie, et que, sauvegardé ainsi, Roland, dans aucun cas, ne pouvait mourir de la main d'un compagnon de Jéhu.»

XIX: LA PETITE MAISON DE LA RUE DE LA VICTOIRE

Tandis que l'on transporte au château des Noires-Fontaines le corps de sir John Tanlay; tandis que Roland s'élance dans la direction qui lui a été indiquée; tandis que le paysan dépêché par lui court à Bourg prévenir le docteur Milliet de la catastrophe qui rend sa présence nécessaire chez madame de Montrevel, franchissons l'espace qui sépare Bourg de Paris et le temps qui s'est écoulé entre le 16 octobre et le 7 novembre, c'est-à-dire entre le 24 vendémiaire et le 7 brumaire, et pénétrons, vers les quatre heures de l'après-midi, dans cette petite maison de la rue de la Victoire rendue historique par la fameuse conspiration du 18 brumaire, qui en sortit tout armée.

Cest la même qui semble étonnée de présenter encore aujourd'hui, après tant de changements successifs de gouvernements, les faisceaux consulaires sur chaque battant de sa double porte de chêne et qui s'offre – située au côté droit de la rue, sous le numéro 60 – à la curiosité des passants.

Suivons la longue et étroite allée de tilleuls qui conduit de la porte de la rue à la porte de la maison; entrons dans l'antichambre; prenons le couloir à droite, et montons les vingt marches qui conduisent à un cabinet de travail tendu de papier vert et meublé de rideaux, de chaises, de fauteuils et de canapés de la même couleur.

Ses murailles sont couvertes de cartes géographiques et de plans des villes; une double bibliothèque en bois d'érable s'étend aux deux côtés de la cheminée, qu'elle emboîte; les chaises, les fauteuils, les canapés, les tables et les bureaux sont surchargés de livres; à peine y a-t-il place sur les sièges pour s'asseoir, et sur les tables et les bureaux pour écrire.

Au milieu d'un encombrement de rapports, de lettres, de brochures et de livres où il s'est ménagé une place, un homme est assis et essaye, en s'arrachant de temps en temps les cheveux d'impatience, de déchiffrer une page de notes près desquelles les hiéroglyphes de lobélisque de Louqsor sont intelligibles jusqu'à la transparence.

Au moment où limpatience du secrétaire approchait du désespoir, la porte s'ouvrit, et un jeune officier entra en costume d'aide de camp.

Le secrétaire leva la tête et une vive expression de joie se réfléchit sur son visage.

– Oh! mon cher Roland, dit-il, c'est vous, enfin! Je suis enchanté de vous voir pour trois raisons: la première, parce que je m'ennuyais de vous à en mourir; la seconde, parce que le général vous attend avec impatience et vous demande à cor et à cri; la troisième parce que vous allez m'aider à lire ce mot-là, sur lequel je pâlis depuis dix minutes… Mais, d'abord, et avant tout, embrassez-moi.

Le secrétaire et l'aide de camp s'embrassèrent.

– Eh bien, voyons, dit ce dernier, quel est ce mot qui vous embarrasse tant, mon cher Bourrienne?

– Ah! mon cher, quelle écriture! il m'en vient un cheveu blanc par page que je déchiffre, et j'en suis à ma troisième page d'aujourd'hui! Tenez, lisez si vous pouvez.

Roland prit la page des mains du secrétaire et, fixant son regard à l'endroit indiqué, il lut assez couramment:

– «Paragraphe XI. Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche…» Eh bien, mais, fit-il en s'interrompant, cela va tout seul. Que disiez-vous donc? Le général s'est appliqué au contraire.

– Continuez, continuez, dit Bourrienne.

Le jeune homme reprit:

– «De ce point que l'on appelle…» Ah! ah!

– Nous y sommes, qu'en dites-vous?

Roland répéta:

– «Que l'on appelle…» Diable! «Que l'on appelle…»

– Oui, que l'on appelle, après?

– Que me donnerez-vous, Bourrienne, s'écria Roland, si je le tiens?

– Je vous donnerai le premier brevet de colonel que je trouverai signé en blanc.

– Par ma foi, non, je ne veux pas quitter le général, j'aime mieux avoir un bon père que cinq cents mauvais enfants. Je vais vous donner vos trois mots pour rien.

– Comment! il y a trois mots là?

– Qui n'ont pas lair d'en faire tout à fait deux, j'en conviens. Écoutez et inclinez-vous: «De ce point que l'on appelle Ventre della Vacca.»

– Ah! «_Ventre de la Vache!..» _Pardieu! c'est déjà illisible en français: s'il va se mettre dans limagination d'écrire en italien, et en patois d'Ajaccio encore! je croyais ne courir que le risque de devenir fou, je deviendrai stupide! … C'est cela.

Et il répéta la phrase tout entière:

– «Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche; de ce point, que l'on appelle Ventre de la Vache, il forme les branches de Rosette et de Damiette.» Merci, Roland.

Et il se mit en devoir d'écrire la fin du paragraphe dont le commencement était déjà jeté sur le papier.

– Ah çà! demanda Roland, il a donc toujours son dada, notre général: coloniser l'Égypte?

– Oui, oui, et puis, par contrecoup, un petit peu gouverner la

 

France; nous coloniserons… à distance.

– Eh bien, voyons, mon cher Bourrienne, mettez-moi au courant de l'air du pays, que je n'aie point l'air d'arriver du Monomotapa.

– D'abord, revenez-vous de vous-même, ou êtes-vous rappelé?

– Rappelé, tout ce qu'il y a de plus rappelé!

– Par qui?

– Mais par le général lui-même.

– Dépêche particulière?

– De sa main; voyez!

Le jeune homme tira de sa poche un papier contenant deux lignes non signées, de cette même écriture dont Bourrienne avait tout un cahier sous les yeux.

Ces deux lignes disaient:

«Pars, et sois à Paris le 16 brumaire; j'ai besoin de toi.»

– Oui, fit Bourrienne, je crois que ce sera pour le 18.

– Pour le 18, quoi?

– Ah! par ma foi, vous m'en demandez plus que je n'en sais,

Roland. L'homme, vous ne l'ignorez pas, n'est point communicatif.

Qu'y aura-t-il le 18 brumaire? Je n'en sais rien encore;

cependant, je répondrais qu'il y aura quelque chose.

– Oh! vous avez bien un léger doute?

– Je crois qu'il veut se faire directeur à la place de Sieyès, peut-être président à la place de Gohier.

– Bon! et la constitution de lan III?

– Comment! la constitution de lan III? – Eh bien, oui, il faut quarante ans pour être directeur, et il s'en faut juste de dix ans que le général n'en ait quarante.

– Dame, tant pis pour la constitution on la violera.

– Elle est bien jeune encore, Bourrienne; on ne viole guère les enfants de sept ans.

– Entre les mains du citoyen Barras, mon cher, on grandit bien vite: la petite fille de sept ans est déjà une vieille courtisane.

Roland secoua la tête.

– Eh bien, quoi? demanda Bourrienne.

– Eh bien, je ne crois pas que notre général se fasse simple directeur avec quatre collègues; juge donc, mon cher, cinq rois de France, ce n'est plus un dictatoriat, c'est un attelage.

– En tout cas, jusqu'à présent, il n'a laissé apercevoir que cela; mais, vous savez, mon cher ami, avec notre général, quand on veut savoir, il faut deviner.

– Ah! ma foi, je suis trop paresseux pour prendre cette peine, Bourrienne; moi, je suis un véritable janissaire: ce qu'il fera sera bien fait. Pourquoi diable me donnerais-je la peine d'avoir une opinion, de la débattre, de la défendre? C'est déjà bien assez ennuyeux de vivre.

Et le jeune homme appuya cet aphorisme d'un long bâillement; puis il ajouta, avec l'accent d'une profonde insouciance:

– Croyez-vous que l'on se donnera des coups de sabre, Bourrienne?

– C'est probable.

– Eh bien, il y aura une chance de se faire tuer; c'est tout ce qu'il me faut. Où est le général?

– Chez madame Bonaparte; il est descendu il y a un quart d'heure.

Lui avez-vous fait dire que vous étiez arrivé?

– Non, je n'étais point fâché de vous voir d'abord. Mais, tenez, j'entends son pas: le voici.

Au même moment, la porte s'ouvrit brusquement, et le même personnage historique que nous avons vu remplir incognito à Avignon un rôle silencieux, apparut sur le seuil de la porte dans son costume pittoresque de général en chef de larmée d'Égypte.

Seulement, comme il était chez lui, la tête était nue.

Roland lui trouva les yeux plus caves et le teint plus plombé encore que d'habitude.

Cependant, en apercevant le jeune homme, l'oeil sombre ou plutôt méditatif de Bonaparte lança un éclair de joie.

– Ah! c'est toi, Roland! dit-il; fidèle comme lacier; on t'appelle, tu accours. Sois le bienvenu.

Et il tendit la main au jeune homme.

Puis, avec un imperceptible sourire:

– Que fais-tu chez Bourrienne?

– Je vous attends, général.

– Et, en attendant, vous bavardez comme deux vieilles femmes.

– Je vous lavoue, général; je lui montrais mon ordre d'être ici le 16 brumaire.

– J'ai je écrit le 16 ou le 17?

– Oh! le 16 général; le 17, c'eût été trop tard.

– Pourquoi trop tard le 17?

– Dame, s'il y a, comme la dit Bourrienne, de grands projets pour le 18.

– Bon! murmura Bourrienne, voilà mon écervelé qui va me faire laver la tête.

– Ah! il t'a dit que j'avais de grands projets pour le 18?

Il alla à Bourrienne, et, le prenant par l'oreille:

– Portière! lui dit-il.

Puis à Roland:

– Eh bien, oui, mon cher, nous avons de grands projets pour le 18: nous dînons, ma femme et moi, chez le président Gohier, un excellent homme, qui a parfaitement reçu Joséphine en mon absence. Tu dîneras avec nous, Roland.

Roland regarda Bonaparte.

– Cest pour cela que vous m'avez fait revenir, général? dit-il en riant.

– Pour cela, oui, et peut-être encore pour autre chose. Écris,

Bourrienne.

Bourrienne reprit vivement la plume.

– Y es-tu?

– Oui, général.

«Mon cher président, je vous préviens que ma femme, moi et un de mes aides de camp, irons vous demander à dîner après-demain 18.

«C'est vous dire que nous nous contenterons du dîner de famille …»

– Après? fit Bourrienne.

– Comment, après?

– Faut-il mettre: «Liberté, égalité, fraternité?»

– «Ou la mort!» ajouta Roland.

– Non, dit Bonaparte. Donne-moi la plume.

Il prit la plume des mains de Bourrienne et ajouta de la sienne:

«Tout à vous, BONAPARTE.»

Puis, repoussant le papier:

– Tiens, mets ladresse, Bourrienne, et envoie cela par ordonnance.

Bourrienne mit ladresse, cacheta, sonna. Un officier de service entra.

– Faites porter cela par ordonnance, dit Bourrienne.

– Il y a réponse, ajouta Bonaparte.

L'officier referma la porte.

– Bourrienne, dit le général en montrant Roland, regarde ton ami.

– Eh bien, général, je le regarde.

– Sais-tu ce qu'il a fait à Avignon?

– J'espère qu'il n'a pas fait un pape.

– Non; il a jeté une assiette à la tête d'un homme.

– Oh! c'est vif.

– Ce n'est pas le tout

– Je le présume bien.

– Il s'est battu en duel avec cet homme.

– Et tout naturellement il l'a tué, dit Bourrienne.

– Justement; et sais-tu pourquoi?

– Non.

Le général haussa les épaules.

– Parce que cet homme avait dit que j'étais un voleur.

Puis, regardant Roland avec une indéfinissable expression de raillerie et d'amitié:

– Niais! dit-il.

Puis, tout à coup:

– À propos, et lAnglais?

– Justement, lAnglais, mon général, j'allais vous en parler.

– Il est toujours en France?

– Oui, et j'ai même cru un instant qu'il y resterait jusqu'au

jour où la trompette du jugement dernier sonnera la diane dans la vallée de Josaphat.

– As-tu manqué de tuer celui-là aussi?

– Oh! non, pas moi; nous sommes les meilleurs amis du monde; et, mon général, c'est un si excellent homme, et si original en même temps, que je vous demanderai un tout petit brin de bienveillance pour lui.

– Diable! pour un Anglais?

Bonaparte secoua la tête.

– Je n'aime pas les Anglais.

– Bon! comme peuple; mais les individus…

– Eh bien, que lui est-il arrivé, à ton ami?

– Il a été jugé, condamné et exécuté.

– Que diable me comptes-tu là?

– La vérité du bon Dieu, mon général.

– Comment! il a été jugé, condamné et guillotiné?

– Oh! pas tout à fait; jugé, condamné, oui; guillotiné, non; sil avait été guillotiné, il serait encore plus malade qu'il n'est.

– Voyons, que me rabâches-tu? par quel tribunal a-t-il été jugé et condamné?

– Par le tribunal des compagnons de Jéhu.

– Qu'est-ce que c'est que cela, les compagnons de Jéhu?

– Allons! voilà que vous avez déjà oublié notre ami Morgan, lhomme masqué qui a rapporté au marchand de vin ses deux cents louis.

– Non, fit Bonaparte, je ne l'ai pas oublié. Bourrienne, je t'ai raconté laudace de ce drôle, n'est-ce pas?

– Oui, général, fit Bourrienne, et je vous ai répondu qu'à votre place j'aurais voulu savoir qui il était.

– Oh! le général le saurait déjà s'il m'avait laissé faire: j'allais lui sauter à la gorge et lui arracher son masque, quand le général m'a dit de ce ton que vous lui connaissez: Ami Roland!

– Voyons, reviens à ton Anglais, bavard! fit le général. Ce

Morgan la-t-il assassiné?

– Non, pas lui… ce sont ses compagnons.

– Mais tu parlais tout à lheure de tribunal, de jugement.

– Mon général, vous êtes toujours le même, dit Roland avec ce reste de familiarité prise à l'École militaire: vous voulez savoir, et vous ne donnez pas le temps de parler.

– Entre aux Cinq-Cents, et tu parleras tant que tu voudras.

– Bon! aux Cinq-Cents, j'aurai quatre cent quatre-vingt-dix-neuf collègues qui auront tout autant envie de parler que moi, et qui me couperont la parole: j'aime encore mieux être interrompu par vous que par un avocat.

– Parleras-tu?

– Je ne demande pas mieux. Imaginez-vous, général, qu'il y a près de Bourg une chartreuse…

– La chartreuse de Seillon: je connais cela.

– Comment! vous connaissez la chartreuse de Seillon? demanda

Roland.

– Est-ce que le général ne connaît pas tout? fit Bourrienne.

– Voyons, ta chartreuse, est-ce qu'il y a encore des chartreux?