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Les compagnons de Jéhu

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– Non; il n'y a plus que des fantômes.

– Aurais-tu, par hasard, une histoire de revenant à me raconter?

– Et des plus belles.

– Diable! Bourrienne sait que je les adore. Va.

– Eh bien, on est venu nous dire chez ma mère qu'il revenait des fantômes à la chartreuse; vous comprenez que nous avons voulu en avoir le coeur net, sir John et moi, ou plutôt moi et sir John; nous y avons donc passé chacun une nuit.

– Où cela?

– À la chartreuse, donc.

Bonaparte pratiqua avec le pouce un imperceptible signe de croix, habitude corse qu'il ne perdit jamais.

– Ah! ah! fit-il; et en as-tu vu des fantômes?

– J'en ai vu un.

– Et qu'en as-tu fait?

– J'ai tiré dessus.

– Alors?

– Alors, il a continué son chemin.

– Et tu t'es tenu pour battu!

– Ah! bon! voilà comme vous me connaissez! Je lai poursuivi, et j'ai retiré dessus; mais, comme il connaissait mieux son chemin que moi à travers les ruines, il m'a échappé.

– Diable!

– Le lendemain, c'était le tour de sir John, de notre Anglais.

– Et a-t-il vu ton revenant?

– Il a vu mieux que cela: il a vu douze moines qui sont entrés dans léglise, qui l'ont jugé comme ayant voulu pénétrer leurs secrets, qui l'ont condamné à mort, et qui l'ont, ma foi! poignardé.

– Et il ne s'est pas défendu?

– Comme un lion. Il en a tué deux.

– Et il est mort?

– Il n'en vaut guère mieux; mais j'espère cependant qu'il s'en tirera. Imaginez-vous, général, qu'on l'a retrouvé au bord du chemin et qu'on l'a rapporté chez ma mère avec un poignard planté au milieu de la poitrine, comme un échalas dans une vigne.

– Ah çà! mais c'est une scène de la Sainte-Vehme que tu me racontes là, ni plus ni moins.

– Et sur la lame du poignard, afin qu'on ne doutât point d'où venait, le coup, il y avait gravé en creux: Compagnons de Jéhu.

– Voyons, il n'est pas possible qu'il se passe de pareilles choses en France, pendant la dernière année du dix-huitième siècle! C'était bon en Allemagne, au moyen âge, du temps des Henri et des Othon.

– Pas possible, général? Eh bien, voilà le poignard; que dites vous de la forme? Elle est avenante, n'est-ce pas?

Et le jeune homme tira de dessous son habit un poignard tout en fer, lame et garde.

La garde, ou plutôt la poignée, avait la forme d'une croix, et sur la lame étaient, en effet, gravés ces trois mots: Compagnons de Jéhu.

Bonaparte examina l'arme avec soin.

– Et tu dis qu'ils lui ont planté ce joujou-là dans la poitrine,

à ton Anglais?

– Jusqu'au manche.

– Et il n'est pas mort!

– Pas encore, du moins.

– Tu as entendu, Bourrienne?

– Avec le plus grand intérêt.

– Il faudra me rappeler cela, Roland.

– Quand, général?

– Quand… quand je serai maître. Viens dire bonjour à Joséphine; viens, Bourrienne, tu dîneras avec nous; faites attention à ce que vous direz l'un et l'autre: nous avons Moreau à dîner. Ah! je garde le poignard comme curiosité.

Et il sortit le premier, suivi de Roland, qui bientôt fut suivi lui-même de Bourrienne.

Sur l'escalier, il rencontra l'ordonnance qu'il avait envoyée à

Gohier.

– Eh bien, demanda-t-il?

– Voici la réponse du président.

– Donnez.

Il décacheta la lettre et lut: «Le président Gohier est enchanté de la bonne fortune que lui promet le général Bonaparte; il l'attendra après-demain, 18 brumaire, à dîner avec sa charmante femme et l'aide de camp annoncé, quel qu'il soit.

«On se mettra à table à cinq heures.

«Si cette heure ne convenait pas au général Bonaparte, il est prié de faire connaître celle contre laquelle il désirerait qu'elle fût changée.

«Le président,

«16 brumaire an VII.

«GOHIER.»

Bonaparte mit, avec un indescriptible sourire, la lettre dans sa poche.

Puis, se retournant vers Roland:

– Connais-tu le président Gohier? lui demanda-t-il.

– Non, mon général.

– Ah! tu verras, c'est un bien brave homme.

Et ces paroles furent prononcées avec un accent non moins indescriptible que le sourire.

XX – LES CONVIVES DU GÉNÉRAL BONAPARTE

Joséphine, malgré ses trente-quatre ans, et peut-être même à cause de ses trente-quatre ans – cet âge délicieux de la femme, du sommet duquel elle plane à la fois sur sa jeunesse passée et sur sa vieillesse future – Joséphine, toujours belle, plus que jamais gracieuse, était la femme charmante que vous savez.

Une confidence imprudente de Junot avait, au moment du retour de son mari, jeté un peu de froid entre celui-ci et elle; mais trois jours avaient suffi pour rendre à lenchanteresse tout son pouvoir sur le vainqueur de Rivoli et des Pyramides.

Elle faisait les honneurs du salon quand Roland y entra.

Toujours incapable, en véritable créole qu'elle était, de maîtriser ses sensations, elle jeta un cri de joie et lui tendit la main en l'apercevant; elle savait Roland profondément dévoué à son mari; elle connaissait sa folle bravoure; elle n'ignorait pas que, si le jeune homme avait eu vingt existences, il les eût données toutes pour le général Bonaparte.

Roland prit avec empressement la main qu'elle lui tendait, et la baisa avec respect.

Joséphine avait connu la mère de Roland à la Martinique; jamais, lorsqu'elle voyait Roland, elle ne manquait de lui parler de son grand-père maternel M. de la Clémencière, dans le magnifique jardin duquel, étant enfant, elle allait cueillir ces fruits splendides inconnus à nos froides régions.

Le texte de la conversation était donc tout trouvé; elle s'informa tendrement de la santé de madame de Montrevel, de celle de sa fille et de celle du petit Édouard.

Puis, ces informations prises:

– Mon cher Roland, lui dit-elle, je me dois à tout le monde; mais tachez donc, ce soir, de rester après les autres ou de vous trouver demain seul avec moi: j'ai à vous parler de lui (elle désignait Bonaparte de loeil), et jai des millions de choses à raconter.

Puis, avec un soupir et en serrant la main du jeune homme:

– Quoi qu'il arrive, dit-elle, vous ne le quitterez point, n'est- ce pas?

– Comment! quoi qu'il arrive? demanda Roland étonné.

– Je me comprends, dit Joséphine, et je suis sûre que, quand vous aurez causé dix minutes avec Bonaparte, vous me comprendrez aussi. En attendant, regardez, écoutez et taisez-vous.

Roland salua et se retira à lécart, résolu, ainsi que le conseil venait de lui en être donné par Joséphine, de se borner au rôle d'observateur.

Il y avait de quoi observer.

Trois groupes principaux occupaient le salon.

Un premier, qui était réuni autour de madame Bonaparte, seule femme qu'il y eût dans lappartement: c'était, au reste, plutôt un flux et un reflux qu'un groupe.

Un second, qui était réuni autour de Talma et qui se composait d'Arnault, de Parseval-Grandmaison, de Monge, de Berthollet et de deux ou trois autres membres de l'Institut.

Un troisième, auquel Bonaparte venait de se mêler et dans lequel on remarquait Talleyrand, Barras, Lucien, lamiral Bruig, Roederer, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Fouché, Réal et deux ou trois généraux au milieu desquels on remarquait Lefebvre. Dans le premier groupe, on parlait modes, musique, spectacle; dans le second, on parlait littérature, sciences, art dramatique; dans le troisième, on parlait de tout, excepté de la chose dont chacun avait envie de parler.

Sans doute, cette retenue ne correspondait point à la pensée qui animait en ce moment Bonaparte; car, après quelques secondes de cette banale conversation, il prit par le bras l'ancien évêque d'Autun et lemmena dans lembrasure d'une fenêtre.

– Eh bien?, lui demanda-t-il.

Talleyrand regarda Bonaparte avec cet oeil qui n'appartenait qu'à lui.

– Eh bien, que vous avais-je dit de Sieyès, général?

– Vous m'avez dit: «Cherchez un appui dans les gens qui traitent de jacobins les amis de la République, et soyez convaincu que Sieyès est à la tête de ces gens-là.»

– Je ne m'étais pas trompé.

– Il se rend donc?

– Il fait mieux, il est rendu…

– L'homme qui voulait me faire fusiller pour avoir débarqué à

Fréjus sans faire quarantaine!

– Oh! non, ce n'était point pour cela.

– Pourquoi donc?

– Pour ne lavoir point regardé et pour ne lui avoir point adressé la parole à un dîner chez Gohier.

– Je vous avoue que je lai fait exprès; je ne puis pas souffrir ce moine défroqué.

Bonaparte s'aperçut, mais un peu tard, que la parole qu'il venait de lâcher était, comme le glaive de larchange, à double tranchant: si Sieyès était défroqué, Talleyrand était démitré.

Il jeta un coup d'oeil rapide sur le visage de son interlocuteur; l'ex-évêque d'Autun souriait de son plus doux sourire.

– Ainsi je puis compter sur lui?

– J'en répondrais.

– Et Cambacérès, et Lebrun, les avez-vous vus?

– Je m'étais chargé de Sieyès, c'est-à-dire du plus récalcitrant; c'est Bruix qui a vu les deux autres.

L'amiral, du milieu du groupe où il était resté, ne quittait pas des yeux le général et le diplomate; il se doutait que leur conversation avait une certaine importance.

Bonaparte lui fit signe de venir le rejoindre.

Un homme moins habile eût obéi à linstant même; Bruix s'en garda bien.

Il fit, avec une indifférence affectée, deux ou trois tours dans le salon; puis, comme s'il apercevait tout à coup Talleyrand et Bonaparte causant ensemble, il alla à eux.

– C'est un homme très fort que Bruix, dit Bonaparte, qui jugeait les hommes aussi bien d'après les petites choses que d'après les grandes.

– Et très prudent surtout, général! dit Talleyrand.

– Eh bien, mais il va falloir un tire-bouchon pour lui tirer les paroles du ventre.

 

– Oh! non; maintenant qu'il nous a rejoints, il va, au contraire, aborder franchement la question.

En effet, à peine Bruix était-il réuni à Bonaparte et à Talleyrand, qu'il entra en matière par ces mots aussi clairs que concis:

– Je les ai vus, ils hésitent!

– Ils hésitent! Cambacérès et Lebrun hésitent? Lebrun, je le comprends encore: une espèce d'homme de lettres, un modéré, un puritain; mais Cambacérès… – C'est comme cela.

– Ne leur avez-vous pas dit que je comptais faire de chacun d'eux un consul?

– Je ne me suis pas avancé jusque-là, répondit Bruix en riant.

– Et pourquoi cela? demanda Bonaparte.

– Mais parce que voilà le premier mot que vous me dites de vos intentions, citoyen général.

– C'est juste, dit Bonaparte en se mordant les lèvres.

– Faut-il réparer cette omission? demanda Bruix.

– Non, non, fit vivement Bonaparte; ils croiraient que j'ai besoin d'eux; je ne veux pas de tergiversations. Qu'ils se décident aujourd'hui sans autres conditions que celles que vous leur avez offertes, sinon, demain, il sera trop tard; je me sens assez fort pour être seul, et j'ai maintenant Sieyès et Barras.

– Barras? répétèrent les deux négociateurs étonnés.

– Oui, Barras, qui me traite de petit caporal et qui ne me renvoie pas en Italie parce que, dit-il, j'y ai fait ma fortune, et qu'il est inutile que j'y retourne… eh bien, Barras…

– Barras?

– Rien…

Puis, se reprenant: – Ah! ma foi, au reste, je puis bien vous le dire! Savez-vous ce que Barras a avoué hier à dîner devant moi? qu'il était impossible de marcher plus longtemps avec la constitution de l'an III; qu'il reconnaissait la nécessité d'une dictature; qu'il était décidé à se retirer, à abandonner les rênes du gouvernement, ajoutant qu'il était usé dans l'opinion et que la République avait besoin d'hommes nouveaux. Or, devinez sur qui il est disposé à déverser son pouvoir – je vous le donne, comme madame de Sévigné, en cent, en mille, en dix mille! – sur le général Hédouville, un brave homme… mais je n'ai eu besoin que de le regarder en face pour lui faire baisser les yeux; il est vrai que mon regard devait être foudroyant! Il en est résulté que, ce matin, à huit heures, Barras était auprès de mon lit, s'excusant comme il pouvait de sa bêtise d'hier, reconnaissant que, seul, je pouvais sauver la République, me déclarant qu'il venait se mettre à ma disposition, faire ce que je voudrais, prendre le rôle que je lui donnerais, et me priant de lui promettre que, si je méditais quelque chose, je compterais sur lui… oui, sur lui, qu'il m'attende sous l'orme!

– Cependant, général, dit M. de Talleyrand ne pouvant résister au désir de faire un mot, du moment où l'orme n'est point un arbre de la liberté.

Bonaparte jeta un regard de côté à l'ex-évêque.

– Oui, je sais que Barras est votre ami, celui de Fouché et de Réal; mais il n'est pas le mien et je le lui prouverai. Vous retournerez chez Lebrun et chez Cambacérès, Bruix, et vous leur mettrez le marché à la main.

Puis, regardant à sa montre et fronçant le sourcil:

– Il me semble que Moreau se fait attendre.

Et il se dirigea vers le groupe où dominait Talma.

Les deux diplomates le regardèrent s'éloigner.

Puis, tout bas:

– Que dites-vous, mon cher Maurice, demanda l'amiral Bruig, de ces sentiments pour l'homme qui la distingué au siège de Toulon n'étant que simple officier, qui lui a donné la défense de la Convention au 13 vendémiaire, qui, enfin, l'a fait nommer, à vingt-six ans, général en chef de l'armée d'Italie?

– Je dis, mon cher amiral, répondit M. de Talleyrand avec son sourire pâle et narquois tout ensemble, qu'il existe des services si grands, qu'ils ne peuvent se payer que par l'ingratitude.

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça le général Moreau.

À cette annonce, qui était plus qu'une nouvelle, qui était un étonnement pour la plupart des assistants, tous les regards se tournèrent vers la porte.

Moreau parut.

Trois hommes occupaient, à cette époque, les regards de la France, et Moreau était un de ces trois hommes.

Les deux autres étaient Bonaparte et Pichegru.

Chacun d'eux était devenu une espèce de symbole.

Pichegru, depuis le 18 fructidor, était le symbole de la monarchie.

Moreau, depuis qu'on l'avait surnommé Fabius, était le symbole de la république.

Bonaparte, symbole de la guerre, les dominait tous deux par le côté aventureux de son génie.

Moreau était alors dans toute la force de l'âge, nous dirions dans toute la force de son génie, si un des caractères du génie n'était pas la décision. Or, nul n'était plus indécis que le fameux cunctateur.

Il avait alors trente-six ans, était de haute taille, avait à la fois la figure douce, calme et ferme; il devait ressembler à Xénophon.

Bonaparte ne l'avait jamais vu: lui, de son côté, n'avait jamais vu Bonaparte.

Tandis que l'un combattait sur l'Adige et le Mincio, l'autre combattait sur le Danube et sur le Rhin.

Bonaparte, en l'apercevant, alla au-devant de lui.

– Soyez le bienvenu, général! lui dit-il.

Moreau sourit avec une extrême courtoisie:

– Général, répondit-il pendant que chacun faisait cercle autour d'eux pour voir comment cet autre César aborderait cet autre Pompée, vous arrivez d'Égypte victorieux, et moi, j'arrive d'Italie après une grande défaite.

– Qui n'était pas vôtre et dont vous ne devez pas répondre, général. Cette défaite, c'est la faute de Joubert; s'il s'était rendu à l'armée d'Italie aussitôt qu'il en a été nommé général en chef, il est plus que probable que les Russes et les Autrichiens, avec les seules troupes qu'ils avaient alors, n'eussent pas pu lui résister; mais la lune de miel la retenu à Paris, ce mois fatal, que le pauvre Joubert a payé de sa vie, leur a donné le temps de réunir toutes leurs forces; la reddition de Mantoue les a accrues de quinze mille hommes arrivés la veille du combat; il était impossible que notre brave armée ne fût pas accablée par tant de forces réunies!

– Hélas! oui, dit Moreau, c'est toujours le plus grand nombre qui bat le plus petit.

– Grande vérité, général! s'écria Bonaparte, vérité incontestable!

– Cependant, dit Arnault se mêlant à la conversation, avec de petites armées, général, vous en avez battu de grandes.

– Si vous étiez Marius, au lieu d'être lauteur de _Marius, _vous ne diriez pas cela, monsieur le poète. Même quand j'ai battu de grandes armées avec de petites – écoutez bien cela, vous surtout, jeunes gens qui obéissez aujourd'hui et qui commanderez plus tard – c'est toujours le plus petit nombre qui a été battu par le grand.

– Je ne comprends pas? dirent ensemble Arnault et Lefebvre.

Mais Moreau fit un signe de tête indiquant qu'il comprenait, lui.

Bonaparte continua:

– Suivez bien ma théorie, c'est tout l'art de la guerre. Lorsque avec de moindres forces j'étais en présence d'une grande armée, groupant avec rapidité la mienne, je tombais comme la foudre sur l'une de ses ailes et je la culbutais; je profitais ensuite du désordre que cette manoeuvre ne manquait jamais de mettre dans l'armée ennemie pour l'attaquer dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces; je la battais ainsi en détail, et la victoire qui était le résultat était toujours, comme vous le voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit.

Au moment où l'habile général venait de donner cette définition de son génie, la porte s'ouvrit et un domestique annonça qu'on était servi.

– Allons, général, dit Bonaparte conduisant Moreau à Joséphine, donnez le bras à ma femme, et à table!

Et, sur cette invitation, chacun passa du salon dans la salle à manger.

Après le dîner, sous le prétexte de lui montrer un sabre magnifique qu'il avait rapporté d'Égypte, Bonaparte emmena Moreau dans son cabinet.

Là, les deux rivaux restèrent plus d'une heure enfermés.

Que se passa-t-il entre eux? quel fut le pacte signé? quelles furent les promesses faites? Nul ne le sut jamais.

Seulement, Bonaparte, en rentrant seul au salon, répondit à

Lucien, qui lui demandait: «Eh bien, Moreau?»

– Comme je lavais prévu, il préfère le pouvoir militaire au pouvoir politique; je lui ai promis le commandement dune armée…

En prononçant ces derniers mots, Bonaparte sourit.

– Et, en attendant… continua-t-il.

– En attendant? demanda Lucien.

– Il aura celui du Luxembourg; je ne suis pas fâché d'en faire le geôlier des directeurs avant d'en faire le vainqueur des Autrichiens.

Le lendemain on lisait dans le Moniteur:

_»Paris, 17 brumaire. – _Bonaparte a fait présent à Moreau d'un damas garni de pierres précieuses qu'il a rapporté d'Égypte, et qui est estimé douze mille francs.»

XXI – LE BILAN DU DIRECTOIRE

Nous avons dit que Moreau, muni sans doute de ses instructions, était sorti de la petite maison de la rue de la Victoire, tandis que Bonaparte était rentré seul au salon.

Tout était objet de contrôle dans une pareille soirée; aussi remarqua-t-on l'absence de Moreau, la rentrée solitaire de Bonaparte, et la visible bonne humeur qui animait la physionomie de ce dernier.

Les regards qui s'étaient fixés le plus ardemment sur lui étaient ceux de Joséphine et de Roland: Moreau pour Bonaparte ajoutait vingt chances de succès au complot; Moreau contre Bonaparte lui en enlevait cinquante.

L'oeil de Joséphine était si suppliant que, en quittant Lucien,

Bonaparte poussa son frère du côté de sa femme.

Lucien comprit; il s'approcha de Joséphine.

– Tout va bien, dit-il.

– Moreau?

– Il est avec nous.

– Je le croyais républicain.

– On lui a prouvé que l'on agissait pour le bien de la

République.

– Moi, je leusse cru ambitieux, dit Roland.

Lucien tressaillit et regarda le jeune homme.

– Vous êtes dans le vrai, vous, dit il.

– Eh bien, alors, demanda Joséphine, s'il est ambitieux, il ne laissera pas Bonaparte s'emparer du pouvoir.

– Pourquoi cela?

– Parce qu'il le voudra pour lui-même.

– Oui; mais il attendra qu'on le lui apporte tout fait, vu qu'il ne saura pas le créer et qu'il n'osera pas le prendre.

Pendant ce temps Bonaparte s'approchait du groupe qui s'était formé, comme avant le dîner, autour de Talma; les hommes supérieurs sont toujours au centre.

– Que racontez-vous là, Talma? demanda Bonaparte; il me semble qu'on vous écoute avec bien de lattention.

– Oui, mais voilà mon règne fini, dit l'artiste.

– Et pourquoi cela?

– Je fais comme le citoyen Barras, j'abdique.

– Le citoyen Barras abdique donc?

– Le bruit en court.

– Et sait-on qui sera nommé à sa place?

– On s'en doute.

– Est-ce un de vos amis, Talma?

– Autrefois, dit Talma en s'inclinant, il m'a fait lhonneur de me dire que j'étais le sien.

– Eh bien, en ce cas, Talma, je vous demande votre protection.

– Elle vous est acquise, dit Talma, en riant; maintenant reste à savoir pourquoi faire.

– Pour m'envoyer en Italie, où le citoyen Barras ne veut pas que je retourne.

– Dame, fit Talma, vous connaissez la, chanson, général?

«Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés

– Ô Roscius! Roscius! dit en souriant Bonaparte, serais-tu devenu flatteur en mon absence?

– Roscius était l'ami de César, général, et, à son retour des

Gaules, il dut lui dire à peu près ce que je vous dis.

Bonaparte posa la main sur lépaule de Talma.

– Lui eût-il dit les mêmes paroles après le passage du Rubicon?

Talma regarda Bonaparte en face:

– Non, répondit-il; il lui eût dit, comme le devin: «César, prends garde aux ides de mars

Bonaparte fourra sa main dans sa poitrine comme pour y chercher quelque chose, et, y retrouvant le poignard des compagnons de Jéhu, il l'y serra convulsivement.

Avait-il un pressentiment des conspirations d'Aréna, de Saint-

Régent et de Cadoudal?

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça:

– Le général Bernadotte.

– Bernadotte! ne put s'empêcher de murmurer Bonaparte, que vient- il faire ici?

En effet, depuis le retour de Bonaparte, Bernadotte s'était tenu à l'écart, se refusant à toutes les instances que le général en chef lui avait faites ou lui avait fait faire par ses amis.

C'est que, dès longtemps, Bernadotte avait deviné l'homme politique sous la capote du soldat, le dictateur sous le général en chef; c'est que Bernadotte, tout roi qu'il fut depuis, était alors bien autrement républicain que Moreau.

 

D'ailleurs, Bernadotte croyait avoir à se plaindre de Bonaparte.

Sa carrière militaire avait été non moins brillante que celle du jeune général; sa fortune devait égaler la sienne jusqu'au bout; seulement, plus heureux que lui, il devait mourir sur le trône.

Il est vrai que, ce trône, Bernadotte ne l'avait pas conquis: il y avait été appelé.

Fils d'un avocat de Pau, Bernadotte, né en 1764, c'est-à-dire cinq ans avant Bonaparte, s'était engagé comme simple soldat à l'âge de dix-sept ans. En 1789, il n'était encore que sergent-major; mais c'était l'époque des avancements rapides; en 1794, Kléber l'avait proclamé général de brigade sur le champ de bataille même où il venait de décider de la victoire; devenu général de division, il avait pris une part brillante aux journées de Fleurus et de Juliers, fait capituler Maëstricht, pris Altdorf, et protégé, contre une armée une fois plus nombreuse que la sienne, la marche de Jourdan forcé de battre en retraite; en 1797, le Directoire l'avait chargé de conduire dix-sept mille hommes à Bonaparte: ces dix-sept mille hommes, c'étaient ses vieux soldats, les vieux soldats de Kléber, de Marceau, de Hoche, des soldats de Sambre-et- Meuse, et alors, il avait oublié la rivalité et secondé Bonaparte de tout son pouvoir, ayant sa part du passage du Tagliamento, prenant Gradiska, Trieste, Laybach, Idria, venant après la campagne rapporter au Directoire les drapeaux pris à l'ennemi, et acceptant, à contrecoeur peut-être, lambassade de Vienne, tandis que Bonaparte se faisait donner le commandement en chef de l'armée d'Égypte.

À Vienne, une émeute suscitée par le drapeau tricolore arboré à la porte de lambassade, émeute dont lambassadeur ne put obtenir satisfaction, le força de demander ses passeports. De retour à Paris, il avait été nommé par le Directoire ministre de la guerre; une subtilité de Sieyès, que le républicanisme de Bernadotte offusquait, avait amené celui-ci à donner sa démission, la démission avait été acceptée, et, lorsque Bonaparte avait débarqué à Fréjus, le démissionnaire était depuis trois mois remplacé par Dubois-Crancé.

Depuis le retour de Bonaparte, quelques amis de Bernadotte avaient voulu le rappeler au ministère; mais Bonaparte s'y était opposé; il en résultait une hostilité, sinon ouverte, du moins réelle, entre les deux généraux.

La présence de Bernadotte dans le salon de Bonaparte était donc un événement presque aussi extraordinaire que celle de Moreau, et l'entrée du vainqueur de Maëstricht fit retourner au moins autant de têtes que l'entrée du vainqueur de Rastadt.

Seulement, au lieu d'aller à lui comme il avait été au-devant de Moreau, Bonaparte, pour le nouveau venu, se contenta de se retourner et d'attendre.

Bernadotte, du seuil de la porte, jeta un regard rapide sur le salon; il divisa et analysa les groupes, et, quoiqu'il eût, au centre du groupe principal, aperçu Bonaparte, il s'approcha de Joséphine, à demi couchée au coin de la cheminée sur une chaise longue, belle et drapée comme la statue d'Agrippine du musée Pitti, et la salua avec toute la courtoisie d'un chevalier, lui adressa quelques compliments, s'informa de sa santé, et, alors seulement, releva la tête pour voir sur quel point il devait aller chercher Bonaparte.

Toute chose avait trop de signification dans un pareil moment pour que chacun ne remarquât point cette affectation de courtoisie de la part de Bernadotte.

Bonaparte, avec son esprit rapide et compréhensif, n'avait point été le dernier à faire cette remarque; aussi limpatience le prit- elle, et, au lieu d'attendre Bernadotte au milieu du groupe où il se trouvait, se dirigea-t-il vers l'embrasure d'une fenêtre, comme s'il portait à l'ex-ministre de la guerre le défi de l'y suivre.

Bernadotte salua gracieusement à droite et à gauche, et, commandant le calme à sa physionomie d'ordinaire si mobile, il s'avança vers Bonaparte, qui l'attendait comme un lutteur attend son adversaire, le pied droit en avant et les lèvres serrées.

Les deux hommes se saluèrent; seulement, Bonaparte ne fit aucun mouvement pour tendre la main à Bernadotte; celui-ci, de son côté, ne fit aucun mouvement pour la lui prendre.

– C'est vous, dit Bonaparte; je suis bien aise de vous voir.

– Merci, général, répondit Bernadotte; je viens ici parce que je crois avoir à vous donner quelques explications.

– Je ne vous avais pas reconnu d'abord.

– Mais il me semble cependant, général, que mon nom avait été prononcé, par le domestique qui m'a annoncé, d'une voix assez haute et assez claire pour qu'il n'y eût point de doute sur mon identité.

– Oui: mais il avait annoncé le général Bernadotte.

– Eh bien?

– Eh bien, j'ai vu un homme en bourgeois, et, tout en vous reconnaissant, je doutais que ce fût vous.

Depuis quelque temps, en effet, Bernadotte affectait de porter lhabit bourgeois, de préférence à l'uniforme.

– Vous savez, répondit-il en riant, que je ne suis plus militaire qu'à moitié: je suis mis au traitement de réforme par le citoyen Sieyès.

– Il paraît qu'il n'est point malheureux pour moi que vous n'ayez plus été ministre de la guerre, lors de mon débarquement à Fréjus.

– Pourquoi cela?

– Vous avez dit, à ce que l'on m'assure, que si vous aviez reçu lordre de me faire arrêter pour avoir transgressé les lois sanitaires, vous l'eussiez fait.

– Je l'ai dit et je le répète, général; soldat, j'ai toujours été un fidèle observateur de la discipline; ministre, je devenais un esclave de la loi.

Bonaparte se mordit les lèvres.

– Et vous direz après cela que vous n'avez pas une inimitié personnelle contre moi!

– Une inimitié personnelle contre vous, général? répondit Bernadotte; pourquoi cela? nous avons toujours marché à peu près sur le même rang, j'étais même général avant vous; mes campagnes sur le Rhin, pour être moins brillantes que vos campagnes sur lAdige, n'ont pas été moins profitables à la République, et, quand j'ai eu lhonneur de servir sous vos ordres en Italie, vous avez, je l'espère, trouvé en moi un lieutenant dévoué, sinon à lhomme, du moins à la patrie. Il est vrai que, depuis votre départ, général, j'ai été plus heureux que vous, n'ayant pas la responsabilité d'une grande armée que, s'il faut en croire les dernières dépêches de Kléber, vous avez laissée dans une fâcheuse position.

– Comment! d'après les dernières dépêches de Kléber? Kléber a écrit?

– L'ignorez-vous, général? Le Directoire ne vous aurait-il pas communiqué les plaintes de votre successeur? Ce serait une grande faiblesse de sa part, et je me félicite alors doublement d'être venu redresser dans votre esprit ce que l'on dit de moi, et vous apprendre ce que l'on dit de vous.

Bonaparte fixa sur Bernadotte un oeil sombre comme celui de l'aigle.

– Et que dit-on de moi? demanda-t-il.

– Un dit que, puisque vous reveniez, vous auriez du ramener l'armée avec vous.

– Avais-je une flotte? et ignorez-vous que Brueys a laissé brûler la sienne?

– Alors, on dit, général, que, n'ayant pu ramener l'armée, il eût peut-être été meilleur pour votre renommée de rester avec elle.

– C'est ce que j'eusse fait, monsieur, si les événements ne m'eussent pas rappelé en France.

– Quels événements, général?

– Vos défaites.

– Pardon, général, vous voulez dire les défaites de Scherer?

– Ce sont toujours vos défaites.

– Je ne réponds des généraux qui ont commandé nos armées du Rhin et d'Italie que depuis que je suis ministre de la guerre. Or, depuis ce temps-là, énumérons défaites et victoires, général, et nous verrons de quel côté penchera la balance.

– Ne viendrez-vous pas me dire que vos affaires sont en bon état?

– Non; mais je vous dirai qu'elles ne sont pas dans un état aussi désespéré que vous affectez de le croire.

– Que j'affecte!.. En vérité, général, à vous entendre, il semblerait que j'eusse intérêt à ce que la France soit abaissée aux yeux de l'étranger…

– Je ne dis pas cela: je dis que je suis venu pour établir avec vous la balance de nos victoires et de nos défaites depuis trois mois, et, comme je suis venu pour cela, que je suis chez vous, que j'y viens en accusé…

– Ou en accusateur!

– En accusé d'abord… je commence.

– Et, moi, dit Bonaparte visiblement sur les charbons, j'écoute.

– Mon ministère date du 30 prairial, du 8 juin, si vous l'aimez mieux; nous n'aurons jamais de querelle pour les mots.

– Ce qui veut dire que nous en aurons pour les choses.

Bernadotte continua sans répondre:

– J'entrai donc, comme je vous le disais, au ministère le 8 juin, c'est-à-dire quelques jours après la levée du siège de Saint-Jean d'Acre.

Bonaparte se mordit les lèvres.

– Je n'ai levé le siège de Saint-Jean d'Acre qu'après avoir ruiné les fortifications, répliqua-t-il.

– Ce n'est pas ce qu'écrit Kléber; mais cela ne me regarde point…

Et, en souriant, il ajouta: