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Les compagnons de Jéhu

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Le tumulte se pressait, surtout à l'entrée de la rue conduisant au village de Tridon.

Une diligence venait par cette rue, escortée de douze Chouans: deux se tenaient à chaque côté du postillon, les dix autres gardaient les portières.

Au milieu de la place, la voiture s'arrêta.

Tout le monde était si préoccupé de la diligence, qu'à peine si l'on avait fait attention à Cadoudal.

– Holà! cria Georges, que se passe-t-il donc?

À cette voix bien connue, chacun se retourna, et les fronts se découvrirent.

– La grosse tête ronde! murmura chaque voix.

– Oui, dit Cadoudal.

Un homme s'approcha de Georges.

– N'étiez-vous pas prévenu, et par Bénédicité et par Monte-à- lassaut? demanda-t-il.

– Si fait; est-ce donc la diligence de Ploërmel à Vannes que vous ramenez là?

– Oui, mon général; elle a été arrêtée entre Tréfléon et Saint-

Nolf.

– Est-il dedans?

– On le croit.

– Faites selon votre conscience; s'il y a crime vis-à-vis de Dieu, prenez-le sur vous; je ne me charge que de la responsabilité vis-à-vis des hommes; j'assisterai à ce qui va se passer, mais sans y prendre part, ni pour lempêcher, ni pour y aider.

– Eh bien, demandèrent cent voix, qu'a-t-il dit, Sabre-tout?

– Il a dit que nous pouvions faire selon notre conscience, et qu'il s'en lavait les mains.

– Vive la grosse tête ronde! s'écrièrent tous les assistants en se précipitant vers la diligence.

Cadoudal resta immobile au milieu de ce torrent.

Roland était debout près de lui, immobile comme lui, plein de curiosité; car il ignorait complètement de qui et de quoi il était question.

Celui qui était venu parler à Cadoudal, et que ses compagnons avaient désigné sous le nom de Sabre-tout, ouvrit la portière.

On vit alors les voyageurs se presser, tremblants, dans les profondeurs de la diligence.

– Si vous n'avez rien à vous reprocher contre le roi et la religion, dit Sabre-tout d'une voix pleine et sonore, descendez sans crainte; nous ne sommes pas des brigands, nous sommes des chrétiens et des royalistes.

Sans doute cette déclaration rassura les voyageurs, car un homme se présenta à la portière et descendit, puis deux femmes, puis une mère serrant son enfant entre ses bras, puis un homme encore.

Les Chouans les recevaient au bas du marchepied, les regardaient avec attention, puis, ne reconnaissant pas celui qu'ils cherchaient: «Passez!»

Un seul homme resta dans la voiture.

Un Chouan y introduisit la flamme d'une torche, et l'on vit que cet homme était un prêtre.

– Ministre du Seigneur, dit Sabre-tout, pourquoi ne descends-tu pas avec les autres? n'as-tu pas entendu que j'ai dit que nous étions des royalistes et des chrétiens?

Le prêtre ne bougea pas; seulement ses dents claquèrent.

– Pourquoi cette terreur? continua Sabre-tout; ton habit ne plaide-t-il pas pour toi?.. L'homme qui porte une soutane ne peut avoir rien fait contre la royauté ni contre la religion.

Le prêtre se ramassa sur lui-même en murmurant:

– Grâce! grâce!

– Pourquoi grâce? demanda Sabre-tout; tu te sens donc coupable, misérable!

– Oh! oh! fit Roland; messieurs les royalistes et chrétiens, voilà comme vous parlez aux hommes de Dieu!

– Cet homme, répondit Cadoudal, n'est pas l'homme de Dieu, mais l'homme du démon!

– Qui est-ce donc?

– C'est à la fois un athée et un régicide; il a renié son Dieu et voté la mort de son roi: c'est le conventionnel Audrein.

Roland frissonna.

– Que vont-ils lui faire? demanda-t-il.

– Il a donné la mort, il recevra la mort, répondit Cadoudal.

Pendant ce temps, les Chouans avaient tiré Audrein de la diligence.

– Ah! c'est donc bien toi, évêque de Vannes! dit Sabre-tout.

– Grâce! s'écria lévêque.

– Nous étions prévenus de ton passage, et c'est toi que nous attendions.

– Grâce! répéta lévêque pour la troisième fois.

– As-tu avec toi tes habits pontificaux?

– Oui, mes amis, je les ai.

– Eh bien, habille-toi en prélat; il y a longtemps que nous n'en avons vu.

On descendit de la diligence une malle au nom du prélat; on louvrit, on en tira un costume complet d'évêque, et on le présenta à Audrein, qui le revêtit.

Puis, lorsque le costume fut entièrement revêtu, les paysans se rangèrent en cercle, chacun tenant son fusil à la main.

La lueur des torches se reflétait sur les canons, qui lançaient de sinistres éclairs.

Deux hommes prirent l'évêque et lamenèrent dans ce cercle, en le soutenant par-dessous les bras.

Il était pâle comme un mort.

Il se fit un instant de lugubre silence.

Une voix le rompit; c'était celle de Sabre-tout.

– Nous allons, dit le Chouan, procéder à ton jugement; prêtre de Dieu, tu as trahi lÉglise; enfant de la France, tu as condamné ton roi.

– Hélas! hélas! balbutia le prêtre.

– Est-ce vrai?

– Je ne le nie pas.

– Parce que c'est impossible à nier. Qu'as-tu à répondre pour ta justification?

– Citoyens…

– Nous ne sommes pas des citoyens, dit Sabre-tout d'une voix de tonnerre, nous sommes des royalistes.

– Messieurs…

– Nous ne sommes pas des messieurs, nous sommes des Chouans.

– Mes amis…

– Nous ne sommes pas tes amis, nous sommes tes juges; tes juges t'interrogent, réponds.

– Je me repens de ce que j'ai fait, et j'en demande pardon à Dieu et aux hommes.

– Les hommes ne peuvent te pardonner, répondit là même voix implacable, car, pardonné aujourd'hui, tu recommencerais demain; tu peux changer de peau, jamais de coeur. Tu n'as plus que la mort à attendre des hommes; quant à Dieu, implore sa miséricorde.

Le régicide courba la tête, le renégat fléchit le genou.

Mais, tout à coup, se redressant:

– J'ai voté la mort du roi, dit-il, c'est vrai, mais avec la réserve…

– Quelle réserve?

– La réserve du temps où lexécution devait avoir lieu.

– Proche ou éloignée, c'était toujours la mort que tu votais, et le roi était innocent.

– C'est vrai, c'est vrai, dit le prêtre, mais j'avais peur.

– Alors; tu es non seulement un régicide, non seulement un apostat; mais encore, un lâche! Nous ne sommes pas des prêtres, nous; mais nous serons plus justes que toi: tu as voté la mort d'un innocent; nous votons la mort d'un coupable. Tu as dix minutes pour te préparer à paraître devant Dieu.

L'évêque jeta un cri d'épouvante et tomba sur ses deux genoux; les cloches de léglise sonnèrent comme si elles s'ébranlaient toutes seules, et deux de ces hommes, habitués aux chants d'église, commencèrent à répéter les prières des agonisants.

L'évêque fut quelque temps sans trouver les paroles par lesquelles il devait répondre.

Il tournait sur ses juges des regards effarés qui allaient suppliants des uns aux autres; mais sur aucun visage il n'eut la consolation de rencontrer la douce expression de la pitié.

Les torches qui tremblaient au vent donnaient, au contraire, à tous ces visages une expression sauvage et terrible.

Alors, il se décida à mêler sa voix aux voix qui priaient pour lui.

Les juges laissèrent s'épuiser jusqu'au dernier mot de la prière funèbre.

Pendant ce temps, des hommes préparaient un bûcher.

– Oh! s'écria le prêtre, qui voyait ces apprêts avec une terreur croissante, auriez-vous la cruauté de me réserver une pareille mort?

– Non, répondit linflexible accusateur, le feu est la mort des martyrs, et tu n'es pas digne d'une pareille mort. Allons, apostat, ton heure est venue.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria le prêtre en levant les bras au ciel.

– Debout! dit le Chouan.

L'évêque essaya d'obéir, mais les forces lui manquèrent et il retomba sur ses genoux.

– Allez-vous donc laisser s'accomplir cet assassinat sous vos yeux? demanda Roland à Cadoudal.

– J'ai dit que je m'en lavais les mains, répondit celui-ci.

– C'est le mot de Pilate et les mains de Pilate sont restées rouges du sang de Jésus-Christ.

– Parce que Jésus-Christ était un juste; mais cet homme, ce n'est pas Jésus-Christ, c'est Barrabas.

– Baise ta croix, baise ta croix! s'écria Sabre-tout.

Le prélat le regarda d'un air effaré, mais sans obéir! il était évident qu'il ne voyait déjà plus, qu'il n'entendait déjà plus.

– Oh! s'écria Roland en faisant un mouvement pour descendre de cheval, il ne sera pas dit que l'on aura assassiné un homme devant moi et que je ne lui aurai pas porté secours.

Un murmure de menaces gronda tout autour de Roland; les paroles qu'il venait de prononcer avaient été entendues.

C'était juste ce qu'il fallait pour exciter l'impétueux jeune homme.

– Ah! c'est ainsi? dit-il.

Et il porta la main droite à une de ses fontes.

Mais, d'un mouvement rapide comme la pensée, Cadoudal lui saisit la main, et, tandis que Roland essayait vainement de la dégager de l'étreinte de fer:

– Feu! dit Cadoudal.

Vingt coups de fusil retentirent à la fois, et, pareil à une masse inerte, l'évêque tomba foudroyé.

– Ah! s'écria Roland, que venez-vous de faire?

– Je vous ai forcé de tenir votre serment, répondit Cadoudal; vous aviez juré de tout voir et de tout entendre sans vous opposer à rien…

– Ainsi périra tout ennemi de Dieu et du roi, dit Sabre-tout d'une voix solennelle. – _Amen! _répondirent tous les assistants d'une seule voix et avec un sinistre ensemble.

Puis ils dépouillèrent le cadavre de ses ornements sacerdotaux, qu'ils jetèrent dans la flamme du bûcher, firent remonter les autres voyageurs dans la diligence, remirent le postillon en selle, et s'ouvrant pour les laisser passer:

– Allez avec Dieu! dirent-ils.

La diligence s'éloigna rapidement.

– Allons, allons, en route! dit Cadoudal; nous avons encore quatre lieues à faire, et nous avons perdu une heure ici.

 

Puis, s'adressant aux exécuteurs:

– Cet homme était coupable, cet homme a été puni; la justice humaine et la justice divine sont satisfaites. Que les prières des morts soient dites sur son cadavre, et qu'il ait une sépulture chrétienne, vous entendez?

Et, sûr d'être obéi, Cadoudal mit son cheval au galop.

Roland sembla hésiter un instant s'il le suivrait, puis, comme s'il se décidait à accomplir un devoir:

– Allons jusqu'au bout, dit-il.

Et, lançant à son tour son cheval dans la direction qu'avait prise

Cadoudal, il le rejoignit en quelques élans.

Tous deux disparurent bientôt dans l'obscurité, qui allait s'épaississant au fur et à mesure que l'on s'éloignait de la place où les torches éclairaient le prélat mort, où le feu dévorait ses vêtements.

XXXIV – LA DIPLOMATIE DE GEORGES CADOUDAL

Le sentiment qu'éprouvait Roland en suivant Georges Cadoudal ressemblait à celui d'un homme à moitié éveillé qui se sent sous l'empire d'un rêve, et qui se rapproche peu à peu des limites qui séparent pour lui la nuit du jour: il cherche à se rendre compte s'il marche sur le terrain de la fiction ou sur celui de la réalité, et plus il creuse les ténèbres de son cerveau, plus il s'enfonce dans le doute.

Un homme existait pour lequel Roland avait un culte presque divin; accoutumé à vivre dans l'atmosphère glorieuse qui enveloppait cet homme, habitué à voir les autres obéir à ses commandements et à y obéir lui-même avec une promptitude et une abnégation presque orientales, il lui semblait étonnant de rencontrer aux deux extrémités de la France deux pouvoirs organisés, ennemis du pouvoir de cet homme, et prêts à lutter contre ce pouvoir. Supposez un de ces Juifs de Judas Macchabée, adorateur de Jéhovah, l'ayant, depuis son enfance, entendu appeler le Roi des rois, le Dieu fort, le Dieu vengeur, le Dieu des armées, l'Éternel, enfin, et se heurtant tout à coup au mystérieux Osiris des Égyptiens ou au foudroyant Jupiter des Grecs.

Ses aventures à Avignon et à Bourg, avec Morgan et les compagnons de Jéhu, ses aventures au bourg de Muzillac et au village de la Trinité, avec Cadoudal et les Chouans, lui semblaient une initiation étrange à quelque religion inconnue; mais, comme ces néophytes courageux qui risquent la mort pour connaître le secret de l'initiation, il était résolu d'aller jusqu'au bout.

D'ailleurs, il n'était pas sans une certaine admiration pour ces caractères exceptionnels; ce n'était pas sans étonnement qu'il mesurait ces Titans révoltés, qui luttaient contre son Dieu, et il sentait bien que ce n'étaient point des hommes vulgaires, ceux-là qui poignardaient sir John à la Chartreuse de Seillon, et qui fusillaient l'évêque de Vannes au village de la Trinité.

Maintenant, qu'allait-il voir encore? C'est ce qu'il ne tarderait pas à savoir; on était en marche depuis cinq heures et demie, et le jour approchait.

Au-dessus du village de Tridon, on avait pris à travers champs; puis, laissant Vannes à gauche, on avait gagné Tréfléon. À Tréfléon, Cadoudal, toujours suivi de son major général Branche- d'or, avait retrouvé Monte-à-l'assaut et Chante-en-hiver, leur avait donné des ordres, et avait continué sa route en appuyant à gauche et en gagnant la lisière du petit bois qui s'étend de Grandchamp à Larré.

Là, Cadoudal fit halte, imita trois fois de suite le houhoulement du hibou, et au bout d'un instant, se trouva entouré de ses trois cents hommes.

Une lueur grisâtre apparaissait du côté de Tréfléon et de Saint- Nolf; c'étaient, non pas les premiers rayons du soleil, mais les premières lueurs du jour.

Une épaisse vapeur sortait de terre, et empêchait que l'on ne vît à cinquante pas devant soi.

Avant de se hasarder plus loin, Cadoudal semblait attendre des nouvelles.

Tout à coup, on entendit, à cinq cents pas à peu près, éclater le chant du coq.

Cadoudal dressa loreille; ses hommes se regardèrent en riant.

Le chant retentit une seconde fois, mais plus rapproché.

– C'est lui, dit Cadoudal: répondez.

Le hurlement d'un chien se fit entendre à trois pas de Roland, imité avec une telle perfection, que le jeune homme, quoique prévenu, chercha des yeux lanimal qui poussait la plainte lugubre.

Presque au même instant, on vit se mouvoir au milieu du brouillard un homme qui s'avançait rapidement, et dont la forme se dessinait au fur et à mesure qu'il avançait.

Le survenant aperçut les deux cavaliers et se dirigea vers eux.

Cadoudal fit quelques pas en avant, tout en mettant un doigt sur sa bouche, pour inviter lhomme qui accourait à parler bas.

Celui-ci, en conséquence, ne s'arrêta que lorsqu'il fut près du général.

– Eh bien, Fleur-d'épine, demanda Georges, les tenons-nous?

– Comme la souris dans la souricière, et pas un ne rentrera à

Vannes, si vous le voulez.

– Je ne demande pas mieux. Combien sont-ils?

– Cent hommes, commandés par le général en personne.

– Combien de chariots?

– Dix-sept.

– Quant se mettent-ils en marche?

– Ils doivent être à trois quarts de lieue d'ici.

– Quelle route suivent-ils?

– Celle de Grandchamp à Vannes.

– De sorte qu'en m'étendant de Meucon à Plescop…

– Vous leur barrez le chemin.

– C'est tout ce qu'il faut.

Cadoudal appela à lui ses quatre lieutenants: Chante-en-hiver,

Monte-à-l'assaut, Fend-lair et la Giberne.

Puis, quand ils furent près de lui, il donna à chacun ses hommes.

Chacun fit entendre à son tour le cri de la chouette et disparut avec cinquante hommes.

Le brouillard continuait d'être si épais, que les cinquante hommes formant chacun de ces groupes, en s'éloignant de cent pas, disparaissaient comme des ombres.

Cadoudal restait avec une centaine d'hommes, Branche-d'or et

Fleur-d'épine.

Il revint près de Roland.

– Eh bien, général, lui demanda celui-ci, tout va-t-il selon vos désirs?

– Mais, oui, à peu près, colonel, répondit le Chouan; et, dans une demi-heure, vous allez en juger par vous-même.

– Il sera difficile de juger quelque chose avec ce brouillard-là.

Cadoudal jeta les yeux autour de lui.

– Dans une demi-heure, dit-il, il sera dissipé. Voulez-vous utiliser cette demi-heure en mangeant un morceau et en buvant un coup?

– Ma foi, dit le jeune homme, j'avoue que la marche m'a creusé.

– Et moi, dit Georges, j'ai lhabitude, avant de me battre, de déjeuner du mieux que je puis.

– Vous allez donc vous battre?

– Je le crois.

– Contre qui?

– Mais contre les républicains, et, comme nous avons affaire au général Natry en personne, je doute qu'il se rende sans faire résistance.

– Et les républicains savent-ils qu'ils vont se battre contre vous?

– Ils ne s'en doutent pas.

– De sorte que c'est une surprise?

– Pas tout à fait, attendu que le brouillard se lèvera et qu'ils nous verront à ce moment comme nous les verrons eux-mêmes.

Alors, se retournant vers celui qui paraissait chargé du département des vivres:

– Brise-Bleu, demanda Cadoudal, as-tu de quoi nous donner, à déjeuner?

Brise-Bleu fit un signe affirmatif, entra dans le bois et en sortit traînant un âne chargé de deux paniers.

En un instant un manteau fut étendu sur une butte de terre, et, sur le manteau, un poulet rôti, un morceau de petit salé froid, du pain et des galettes de sarrasin furent étalés.

Cette fois, Brise-Bleu y avait mis du luxe: il s'était procuré une bouteille de vin et un verre.

Cadoudal montra à Roland la table mise et le repas improvisé.

Roland sauta à bas de son cheval et remit la bride à un Chouan.

Cadoudal l'imita.

– Maintenant, dit celui-ci en se tournant vers ses hommes, vous avez une demi-heure pour en faire autant que nous; ceux qui n'auront pas déjeuné dans une demi-heure, sont prévenus qu'ils se battront le ventre vide.

L'invitation semblait équivaloir à un ordre, tant elle fut exécutée avec promptitude et précision. Chacun tira un morceau de pain ou une galette de sarrasin de son sac ou de sa poche, et imita l'exemple de son général, qui avait déjà écartelé le poulet à son profit et à celui de Roland.

Comme il navait qu'un verre, tout deux burent dans le même.

Pendant qu'ils déjeunaient côte à côte, pareils à deux amis qui font une halte de chasse, le jour se levait, et, comme l'avait prédit Cadoudal, le brouillard devenait de moins en moins intense.

Bientôt on commença à apercevoir les arbres les plus proches, puis on distingua la ligne du bois s'étendant à droite de Meucon à Grandchamp, tandis qu'à gauche, la plaine de Plescop, coupée par un ruisseau, allait en s'abaissant jusqu'à Vannes.

On y sentait cette déclivité naturelle à la terre au fur et à mesure qu'elle approche de l'Océan.

Sur la route de Grandchamp à Plescop, on distingua bientôt une ligne de chariots dont la queue se perdait dans le bois.

Cette ligne de chariots était immobile; il était facile de comprendre qu'un obstacle imprévu l'arrêtait dans sa course.

En effet, à un demi-quart de lieue en avant du premier chariot, on pouvait distinguer les deux cents hommes de Monte-à-l'assaut, de Chante-en-hiver, de Fend-l'air et de la Giberne qui barraient le chemin.

Les républicains, inférieurs en nombre – nous avons dit qu'ils n'étaient que cent – avaient fait halte, et attendaient l'évaporation entière du brouillard pour s'assurer du nombre de leurs ennemis et des gens à qui ils avaient affaire.

Hommes et chariots étaient dans un triangle dont Cadoudal et ses cent hommes formaient une des extrémités.

À la vue de ce petit nombre d'hommes enveloppés par des forces triples, à laspect de cet uniforme dont la couleur avait fait donner le nom de bleus aux républicains, Roland se leva vivement.

Quant à Cadoudal, il resta nonchalamment étendu, achevant son repas.

Des cent hommes qui entouraient le général, pas un ne semblait préoccupé du spectacle qu'il avait sous les yeux; on eût dit qu'ils attendaient l'ordre de Cadoudal pour y faire attention.

Roland n'eut besoin de jeter qu'un seul coup d'oeil sur les républicains pour voir qu'ils étaient perdus.

Cadoudal suivait sur le visage du jeune homme les divers sentiments qui s'y succédaient.

– Eh bien, lui demanda le Chouan après un moment de silence, trouvez-vous mes dispositions bien prises, colonel?

– Vous pourriez même dire vos précautions, général, répondit

Roland avec un sourire railleur.

– N'est-ce point l'habitude du premier consul, demanda Cadoudal, de prendre ses avantages quand il les trouve?

Roland se mordit les lèvres, et, au lieu de répondre à la question du chef royaliste:

– Général, dit-il, j'ai à vous demander une faveur que vous ne me refuserez pas, je l'espère.

– Laquelle?

– C'est la permission d'aller me faire tuer avec mes compagnons.

Cadoudal se leva.

– Je m'attendais à cette demande, dit-il.

– Alors, vous me l'accordez, dit Roland, dont les yeux étincelaient de joie.

– Oui; mais j'ai auparavant un service à réclamer de vous, dit le chef royaliste avec une suprême dignité.

– Dites, monsieur.

– C'est d'être mon parlementaire près du général Hatry.

– Dans quel but?

– J'ai plusieurs propositions à lui faire avant de commencer le combat.

– Je présume que, parmi ces propositions dont vous voulez me faire l'honneur de me charger, vous ne comptez pas celle de mettre bas les armes?

– Vous comprenez, au contraire, colonel, que celle-là vient en tête des autres.

– Le général Hatry refusera.

– C'est probable.

– Et alors?

– Alors, je lui laisserai le choix entre deux autres propositions qu'il pourra accepter, je crois, sans forfaire à l'honneur.

– Lesquelles?

– Je vous les dirai en temps et lieu; commencez par la première.

– Formulez-la.

– Voici. Le général Hatry et ses cent hommes sont entourés par des forces triples: je leur offre la vie sauve; mais ils déposeront leurs armes, et feront serment de ne pas servir à nouveau, de cinq ans, dans la Vendée.

Roland secoua la tête.

– Cela vaudrait mieux cependant que de faire écraser ses hommes?

– Soit; mais il aimera mieux les faire écraser et se faire écraser avec eux.

– Ne croyez-vous point, en tout cas, dit en riant Cadoudal, qu'il serait bon, avant tout, de le lui demander?

– C'est juste, dit Roland.

– Eh bien, colonel, ayez la bonté de monter à cheval, de vous faire reconnaître par le général et de lui transmettre ma proposition.

 

– Soit, dit Roland.

– Le cheval du colonel, dit Cadoudal en faisant signe au Chouan qui le gardait.

Un amena le cheval à Roland.

Le jeune homme sauta dessus, et on le vit traverser rapidement l'espace qui le séparait du convoi arrêté.

Un groupe s'était formé sur les flancs de ce convoi: il était évident qu'il se composait du général Hatry et de ses officiers.

Roland se dirigea vers ce groupe, éloigné des Chouans de trois portées de fusil à peine.

L'étonnement fut grand, de la part du général Hatry, quand il vit venir à lui un officier portant luniforme de colonel républicain.

Il sortit du groupe, et fit trois pas au-devant du messager.

Roland se fit reconnaître, raconta comment il se trouvait parmi les blancs, et transmit la proposition de Cadoudal au général Hatry.

Comme lavait prévu le jeune homme, celui-ci refusa.

Roland revint vers Cadoudal, le coeur joyeux et fier.

– Il refuse! cria-t-il d'aussi loin que sa voix put se faire entendre.

Cadoudal fit un signe de tête annonçant qu'il n'était aucunement étonné de ce refus.

– Eh bien, dans ce cas, dit-il, portez-lui ma seconde proposition; je ne veux avoir rien à me reprocher, ayant à répondre à un juge d'honneur comme vous.

Roland s'inclina.

– Voyons la seconde proposition? dit-il

– La voici: le général Hatry viendra au-devant de moi, dans l'espace qui est libre entre nos deux troupes; il aura les mêmes armes que moi: c'est-à-dire son sabre et deux pistolets, et la question se décidera entre nous deux; si je le tue, ses hommes se soumettront aux conditions que j'ai dites, car, des prisonniers, nous n'en pouvons pas faire; s'il me tue, ses hommes passeront librement et gagneront Vannes sans être inquiétés. Ah! j'espère que voilà une proposition que vous accepteriez, colonel!

– Aussi, je l'accepte pour moi, dit Roland.

– Oui, fit Cadoudal; mais vous n'êtes pas le général Hatry; contentez-vous donc, pour le moment, d'être son parlementaire, et, si cette proposition, qu'à sa place je ne laisserais pas échapper, ne lui agrée pas encore, eh bien, je suis bon prince! vous reviendrez, et je lui en ferai une troisième.

Roland s'éloigna une seconde fois; il était attendu du côté des républicains avec une visible impatience.

Il transmit son message au général Hatry.

– Citoyen, répondit le général, je dois compte de ma conduite au premier consul, vous êtes son aide de camp, et c'est vous que je charge, à votre retour à Paris, de témoigner pour moi auprès de lui. Que feriez-vous à ma place? Ce que vous feriez, je le ferai.

Roland tressaillit; sa figure prit l'expression grave de l'homme qui discute avec lui-même une question d'honneur.

Puis, au bout de quelques secondes:

– Général, dit-il, je refuserais.

– Vos raisons, citoyen? demanda le général.

– C'est que les chances d'un duel sont aléatoires: c'est que vous ne pouvez soumettre la destinée de cent braves à ces chances; c'est que, dans une affaire comme celle-ci, où chacun est engagé pour son compte, c'est à chacun à défendre sa peau de son mieux.

– C'est votre avis, colonel?

– Sur mon honneur!

– C'est aussi le mien; portez ma réponse au général royaliste.

Roland revint au galop vers Cadoudal, et lui transmit la réponse du général Hatry.

Cadoudal sourit.

– Je m'en doutais, dit-il.

– Vous ne pouviez pas vous en douter, puisque ce conseil, c'est moi qui le lui ai donné.

– Vous étiez cependant d'un avis contraire; tout à l'heure?

– Oui; mais vous-même m'avez fait observer que je n'étais pas le général Hatry… Voyons donc votre troisième proposition? demanda Roland avec impatience; car il commençait à s'apercevoir, ou plutôt il s'apercevait depuis le commencement, que le général royaliste avait le beau rôle.

– Ma troisième proposition, dit Cadoudal, n'est point une proposition; c'est un ordre: l'ordre que je donne à deux cents de mes hommes de se retirer. Le général Hatry a cent hommes, j'en garde cent; mes aïeux les Bretons ont été habitués à se battre pied contre pied, poitrine contre poitrine, homme contre homme, et plutôt un contre trois que trois contre un; si le général Hatry est vainqueur, il passera sur nos corps et rentrera tranquillement à Vannes; s'il est vaincu, il ne dira point qu'il l'a été par le nombre… Allez, monsieur de Montrevel, et restez avec vos amis; je leur donne l'avantage du nombre à leur tour: vous valez dix hommes à vous seul.

Roland leva son chapeau.

– Que faites-vous, monsieur? demanda Cadoudal.

– J'ai l'habitude de saluer tout ce qui me paraît grand, monsieur, et je vous salue…

– Allons, colonel, dit Cadoudal, un dernier verre de vin! chacun de nous le boira à ce qu'il aime, à ce qu'il regrette de quitter sur la terre, à ce qu'il espère revoir au ciel.

Puis, prenant la bouteille et le verre unique, il l'emplit à moitié et le présenta à Roland.

– Nous n'avons qu'un verre, monsieur de Montrevel, buvez le premier.

– Pourquoi le premier?

– Parce que, d'abord, vous êtes mon hôte; ensuite, parce qu'il y a un proverbe qui dit que quiconque boit après un autre sait sa pensée.

Puis, il ajouta en riant:

– Je veux savoir votre pensée, monsieur de Montrevel.

Roland vida le verre, et rendit le verre vide à Cadoudal.

Cadoudal, comme il l'avait fait pour Roland, l'emplit à moitié, et le vida à son tour.

– Eh bien, maintenant, demanda Roland, savez-vous ma pensée, général?

– Non, répondit celui-ci, le proverbe est faux.

– Eh bien, dit Roland avec sa franchise habituelle, ma pensée est que vous êtes un brave général, et je serai honoré qu'au moment de combattre l'un contre l'autre, vous vouliez bien me donner la main.

Les deux jeunes gens se tendirent et se serrèrent la main plutôt comme deux amis qui se quittent pour une longue absence, que comme deux ennemis qui vont se retrouver sur un champ de bataille.

Il y avait une grandeur simple et cependant pleine de majesté dans ce qui venait de se passer.

Chacun d'eux leva son chapeau.

– Bonne chance! dit Roland à Cadoudal; mais permettez-moi de douter que mon souhait se réalise. Je dois vous avouer, il est vrai, que je le fais des lèvres et non du coeur.

– Dieu vous garde, monsieur! dit Cadoudal à Roland, et j'espère que mon souhait, à moi, se réalisera, car il est l'expression complète de ma pensée.

– Quel sera le signal annonçant que vous êtes prêt? demanda

Roland.

– Un coup de fusil tiré en l'air et auquel vous répondrez par un coup de fusil de votre côté.

– C'est bien, général, répondit Roland.

Et, mettant son cheval au galop, il franchit, pour la troisième fois, l'espace qui se trouvait entre le général royaliste et le général républicain.

Alors, étendant la main vers Roland:

– Mes amis, dit Cadoudal, vous voyez ce jeune homme?

Tous les regards se dirigèrent vers Roland, toutes les bouches murmurèrent le mot oui.

– Eh bien, il nous est recommandé par nos frères du midi; que sa vie vous soit sacrée; on peut le prendre, mais vivant et sans qu'il tombe un cheveu de sa tête.

– C'est bien, général, répondirent les Chouans.

– Et, maintenant, mes amis, souvenez-vous que vous êtes les fils de ces trente Bretons qui combattirent trente Anglais entre Ploermel et Josselin, à dix lieues d'ici, et qui furent vainqueurs.

Puis, avec un soupir et à demi-voix:

– Par malheur, ajouta-t-il, nous n'avons point, cette fois, affaire à des Anglais.

Le brouillard s'était dissipé tout à fait, et, comme il arrive presque toujours en ce cas, quelques rayons d'un soleil d'hiver marbraient d'une teinte jaunâtre la plaine de Plescop.

On pouvait donc distinguer tous les mouvements qui se faisaient dans les deux troupes.

En même temps que Roland retournait vers les républicains, Branche-d'or partait au galop, se dirigeant vers ses deux cents hommes qui leur coupaient la route.

À peine Branche-d'or eut-il parlé aux quatre lieutenants de Cadoudal, que l'on vit cent hommes se séparer et faire demi-tour à droite, et cent autres nommés, par un mouvement opposé, faire demi-tour à gauche.

Les deux troupes s'éloignèrent chacune dans sa direction: l'une marchant sur Plumergat, lautre marchant sur Saint-Avé, et laissant la route libre.

Chacune fit halte à un quart de lieue de la route, mit la crosse du fusil à terre et se tint immobile.

Branche-d'or revint vers Cadoudal.

– Avez-vous des ordres particuliers à me donner, général? dit-il.

– Un seul, répondit Cadoudal; prends huit hommes et suis-moi; quand tu verras le jeune républicain avec lequel j'ai déjeuné tomber sous son cheval, tu te jetteras sur lui, toi et tes huit hommes, avant qu'il ait eu le temps de se dégager, et tu le feras prisonnier.

– Oui, général.

– Tu sais que je veux le retrouver sain et sauf.

– C'est convenu, général.

– Choisis tes huit hommes; M. de Montrevel prisonnier et sa parole donnée, vous pouvez agir à votre volonté.

– Et s'il ne veut pas donner sa parole?