Tasuta

Les compagnons de Jéhu

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Vous lenvelopperez de manière à ce qu'il ne puisse fuir, et vous le garderez jusqu'à la fin du combat.

– Soit! dit Branche-d'or en poussant un soupir; seulement, ce sera un peu triste de se tenir les bras croisés tandis que les autres s'égayeront.

– Bah! qui sait? dit Cadoudal, il y en aura probablement pour tout le monde.

Puis, jetant un regard sur la plaine, voyant ses hommes à l'écart et les républicains massés en bataille:

– Un fusil! dit-il.

On lui apporta un fusil.

Cadoudal le leva au-dessus de sa tête et lâcha le coup en l'air.

Presque au même instant, un coup de feu lâché dans les mêmes conditions, au milieu des républicains, répondit comme un écho au coup de Cadoudal.

On entendit, deux tambours qui battaient la charge; un clairon les accompagnait.

Cadoudal se dressa sur ses étriers.

– Enfants! demanda-t-il, tout le monde a-t-il fait sa prière du matin?

– Oui! oui! répondit la presque totalité des voix.

– Si quelqu'un d'entre vous avait oublié ou n'avait pas eu le temps de la faire, qu'il la fasse.

Cinq ou six paysans se mirent aussitôt à genoux et prièrent.

On entendit les tambours et le clairon qui se rapprochaient.

– Général! général! dirent plusieurs voix avec impatience, vous voyez qu'ils approchent.

Le général montra d'un geste les Chouans agenouillés.

– C'est juste, dirent les impatients.

Ceux qui priaient se relevèrent tour à tour, selon que leur prière avait été plus ou moins longue.

Lorsque le dernier fut debout, les républicains avaient déjà franchi à peu près le tiers de la distance.

Ils marchaient, la baïonnette en avant, sur trois rangs, chaque rang ayant trois hommes d'épaisseur.

Roland marchait en tête du premier rang; le général Hatry entre le premier et le second.

Ils étaient tous deux faciles à reconnaître, étant les seuls qui fussent à cheval.

Parmi les Chouans, Cadoudal était le seul cavalier.

Branche-d'or avait mis pied à terre en prenant le commandement des huit hommes qui devaient suivre Georges.

– Général, dit une voix, la prière est faite et tout le monde est

debout.

Cadoudal s'assura que la chose était vraie.

Puis, d'une voix forte:

– Allons! cria-t-il, égayez-vous, mes gars!

Cette permission, qui, pour les Chouans et les Vendéens, équivalait à la charge battue ou sonnée, était à peine donnée, que les Chouans se répandirent dans la plaine aux cris de «Vive le roi!» en agitant leur chapeau d'une main et leur fusil de lautre.

Seulement, au lieu de rester serrés comme les républicains, ils s'éparpillèrent en tirailleurs, prenant la forme d'un immense croissant dont Georges et son cheval étaient le centre.

En un instant les républicains furent débordés, et la fusillade commença à pétiller.

Presque tous les hommes de Cadoudal étaient des braconniers, c'est-à-dire d'excellents tireurs armés de carabines anglaises d'une portée double des fusils de munition.

Quoique ceux qui avaient tiré les premiers coups eussent paru être hors de portée, quelques messagers de mort n'en pénétrèrent pas moins dans les rangs des républicains, et trois ou quatre hommes tombèrent.

– En avant! cria le général.

Les soldats continuèrent de marcher à la baïonnette.

Mais, en quelques secondes, ils n'eurent plus rien devant eux.

Les cent hommes de Cadoudal étaient devenus des tirailleurs, et avaient disparu comme troupe.

Cinquante hommes s'étaient répandus sur chaque aile.

Le général Hatry ordonna face à droite et face à gauche.

Puis, on entendit retentir le commandement:

– Feu!

Deux décharges s'accomplirent avec lensemble et la régularité d'une troupe parfaitement exercée; mais elles furent presque sans résultat, les républicains tirant sur des hommes isolés.

Il n'en était point ainsi des Chouans qui tiraient sur une masse; de leur part, chaque coup portait.

Roland vit le désavantage de la position.

Il regarda tout autour de lui, et, au milieu de la fumée, distingua Cadoudal, debout et immobile comme une statue équestre.

Il comprit que le chef royaliste lattendait.

Il jeta un cri et piqua droit à lui.

De son côté, pour lui épargner une partie du chemin, Cadoudal mit son cheval au galop.

Mais, à cent pas de Roland, il s'arrêta.

– Attention! dit-il à Branche-d'or et à ses hommes.

– Soyez tranquille, général; on est là, dit Branche-d'or.

Cadoudal tira un pistolet de ses fontes et l'arma.

Roland avait mis le sabre à la main et chargeait couché sur le cou de son cheval.

Lorsqu'il ne fut plus quà vingt pas de lui, Cadoudal leva lentement la main dans la direction de Roland.

À dix pas, il fit feu.

Le cheval que montait Roland avait une étoile blanche au milieu du front.

La balle frappa au milieu de l'étoile.

Le cheval, mortellement blessé, vint rouler avec son cavalier aux pieds de Cadoudal.

Cadoudal mit les éperons au ventre de sa propre monture, et sauta par-dessus cheval et cavalier.

Branche-d'or et ses hommes se tenaient prêts. Ils bondirent comme une troupe de jaguars sur Roland, engagé sous le corps de son cheval.

Le jeune homme lâcha son sabre et voulut saisir ses pistolets; mais, avant qu'il eût mis la main à ses fontes, deux hommes s'étaient emparés de chacun de ses bras, tandis que les quatre autres lui tiraient le cheval d'entre les jambes.

La chose s'était faite avec un tel ensemble, qu'il était facile de voir que c'était une manoeuvre combinée d'avance.

Roland rugissait de rage.

Branche-d'or s'approcha de lui et mit le chapeau à la main.

– Je ne me rends pas! cria Roland.

– Il est inutile que vous vous rendiez, monsieur de Montrevel, répondit Branche-d'or avec la plus grande politesse.

– Et pourquoi cela? demanda Roland épuisant ses forces dans une lutte aussi désespérée qu'inutile.

– Parce que vous êtes pris, monsieur.

La chose était si parfaitement vraie, qu'il n'y avait rien à répondre.

– Eh bien, alors, tuez-moi! s'écria Roland.

– Nous ne voulons pas vous tuer, monsieur, répliqua Branche-d'or.

– Alors, que voulez-vous?

– Que vous nous donniez votre parole de ne plus prendre part au combat; à ce prix, nous vous lâchons, et vous êtes libre.

– Jamais! dit Roland.

– Excusez-moi, monsieur de Montrevel, dit Branche-d'or, mais ce que vous faites là n'est pas loyal.

– Comment! s'écria Roland au comble de la rage, pas loyal? Tu m'insultes, misérable, parce que tu sais que je ne puis ni me défendre, ni te punir.

– Je ne suis pas un misérable et je ne vous insulte pas, monsieur de Montrevel; seulement, je dis qu'en ne donnant pas votre parole, vous privez le général du secours de neuf hommes qui peuvent lui être utiles et qui vont être forcés de rester ici pour vous garder; ce n'est pas comme cela qu'a agi la grosse tête ronde vis- à-vis de vous; il avait deux cents hommes de plus que vous, et il les a renvoyés; maintenant, nous ne sommes plus que quatre-vingt- onze contre cent.

Une flamme passa sur le visage de Roland; puis presque aussitôt il devint pâle comme la mort.

– Tu as raison, Branche-d'or, lui répondit-il, secouru ou non secouru, je me rends; tu peux aller te battre avec tes compagnons.

Les Chouans jetèrent un cri de joie, lâchèrent Roland, et se précipitèrent vers les républicains en agitant leurs chapeaux et leurs fusils et en écriant:

– Vive le roi!

Roland, libre de leur étreinte, mais désarmé matériellement par sa chute, moralement par sa parole, alla s'asseoir sur la petite éminence encore couverte du manteau qui avait servi de nappe pour le déjeuner.

De là, il dominait tout le combat et n'en perdait pas un détail.

Cadoudal était debout sur son cheval au milieu du feu et de la fumée, pareil au démon de la guerre, invulnérable et acharné comme lui.

Çà et là, on voyait les cadavres d'une douzaine de Chouans éparpillés sur le sol.

Mais il était évident que les républicains, toujours serrés en masse, avaient déjà perdu plus du double.

Des blessés se traînaient dans l'espace vide, se joignaient, se redressaient comme des serpents brisés et luttaient, les républicains avec leurs baïonnettes, et les Chouans avec leurs couteaux.

Ceux des Chouans qui, blessés, étaient trop loin pour se battre corps à corps avec des blessés comme eux, rechargeaient leurs fusils, se relevaient sur un genou, faisaient feu et retombaient.

Des deux côtés, la lutte était impitoyable, incessante, acharnée; on sentait que la guerre civile, c'est-à-dire la guerre sans merci, sans pitié, secouait sa torche au-dessus du champ de bataille.

Cadoudal tournait, sur son cheval, tout autour de la redoute vivante, faisait feu à vingt pas, tantôt de ses pistolets, tantôt d'un fusil à deux coups qu'il jetait après l'avoir déchargé et qu'il reprenait tout chargé en repassant.

À chacun de ses coups, un homme tombait.

À la troisième fois qu'il renouvelait cette manoeuvre, un feu de peloton l'accueillit; le général Hatry lui en faisait les honneurs pour lui tout seul. Il disparut dans la flamme et dans la fumée, et Roland le vit s'affaisser, lui et son cheval, comme s'ils eussent été foudroyés tous deux.

Dix ou douze républicains s'élancèrent hors des rangs contre autant de Chouans.

Ce fut une lutte terrible, corps à corps, dans laquelle les

Chouans, avec leurs couteaux, devaient avoir l'avantage.

Tout à coup, Cadoudal se retrouva debout, un pistolet de chaque main; c'était la mort de deux hommes: deux hommes tombèrent.

Puis, par la brèche de ces dix ou douze hommes, il se précipita avec trente.

Il avait ramassé un fusil de munition, il s'en servait comme d'une massue et à chaque coup abattait un homme.

 

Il troua le bataillon et reparut de l'autre côté.

Puis, comme un sanglier qui revient sur un chasseur culbuté et qui lui fouille les entrailles, il rentra dans la blessure béante en l'élargissant.

Dès lors, tout fut fini.

Le général Hatry rallia à lui une vingtaine d'hommes, et, la baïonnette en avant, fonça sur le cercle qui l'enveloppait; il marchait à pied à la tête de ses vingt soldats; son cheval avait été éventré.

Dix hommes tombèrent avant d'avoir rompu ce cercle.

Le général se trouva de l'autre côté du cercle.

Les Chouans voulurent le poursuivre.

Mais Cadoudal, d'une voix de tonnerre:

– Il ne fallait pas le laisser passer, cria-t-il: mais, du moment où il a passé, qu'il se retire librement.

Les Chouans obéirent avec la religion qu'ils avaient pour les paroles de leur chef.

– Et maintenant, cria Cadoudal, que le feu cesse; plus de morts: des prisonniers.

Les Chouans se resserrèrent, enveloppant le monceau de morts et les quelques vivants plus ou moins blessés qui s'agitaient au milieu des cadavres.

Se rendre, c'était encore combattre dans cette guerre, où, de part et d'autre, on fusillait les prisonniers: d'un côté, parce qu'on regardait Chouans et Vendéens comme des brigands; de l'autre côté, parce qu'on ne savait où les mettre.

Les républicains jetèrent loin d'eux leurs fusils pour ne pas les rendre.

Lorsqu'on s'approcha d'eux, tous avaient la giberne ouverte.

Ils avaient brûlé jusquà leur dernière cartouche.

Cadoudal s'achemina vers Roland.

Pendant toute cette lutte suprême, le jeune homme était resté assis, et, les yeux fixés sur le combat, les cheveux mouillés de sueur, la poitrine haletante, il avait attendu.

Puis, quand il avait vu venir la fortune contraire, il avait laissé tomber sa tête dans ses mains, et était demeuré le front courbé vers la terre.

Cadoudal arriva jusqu'à lui sans quil parut entendre le bruit de ses pas; il lui toucha l'épaule: le jeune homme releva lentement la tête sans essayer de cacher deux larmes qui roulaient sur ses joues.

– Général! dit Roland, disposez de moi, je suis votre prisonnier.

– On ne fait pas prisonnier un ambassadeur du premier consul, répondit Cadoudal en riant, mais on le prie de rendre un service.

– Ordonnez, général!

– Je manque dambulance pour les blessés, je manque de prison pour les prisonniers; chargez-vous de ramener à Vannes les soldats républicains prisonniers ou blessés.

– Comment, général? s'écria Roland.

– C'est à vous que je les donne, ou plutôt à vous que je les confie; je regrette que votre cheval soit mort, je regrette que le mien ait été tué; mais il vous reste celui de Branche-d'or, acceptez-le.

Le jeune homme fit un mouvement.

– Jusqu'à ce que vous ayez pu vous en procurer un autre, bien entendu, fit Cadoudal en s'inclinant.

Roland comprit qu'il fallait être, par la simplicité du moins, à la hauteur de celui auquel il avait affaire.

– Vous reverrai-je, général? demanda-t-il en se levant.

– J'en doute, monsieur; mes opérations m'appellent sur la côte de

Port-Louis, votre devoir vous appelle au Luxembourg.

– Que dirai-je au premier consul, général?

– Ce que vous avec vu, monsieur; il jugera entre la diplomatie de labbé Bernier et celle de Georges Cadoudal.

– Daprès ce que j'ai vu, monsieur, je doute que vous ayez jamais besoin de moi, dit Roland, mais, en tout cas, souvenez-vous que vous avez un ami près du premier consul.

Et il tendit la main à Cadoudal.

Le chef royaliste la lui prit avec la même franchise et le même abandon quil l'avait fait avant le combat.

– Adieu, monsieur de Montrevel, lui dit-il, je n'ai point à vous recommander, n'est-ce pas, de justifier le général Hatry? Une semblable défaite est aussi glorieuse qu'une victoire.

Pendant ce temps, on avait amené au colonel républicain le cheval de Branche-d'or.

Il sauta en selle.

– À propos, lui dit Cadoudal, informez-vous un peu, en passant à la Roche-Bernard, de ce qu'est devenu le citoyen Thomas Millière.

– Il est mort, répondit une voix.

Coeur-de-Roi et ses quatre hommes, couverts de sueur et de boue, venaient d'arriver, mais trop tard pour prendre part à la bataille.

Roland promena un dernier regard sur le champ de bataille, poussa un soupir, et, jetant un adieu à Cadoudal, partit au galop, et à travers champs, pour aller attendre sur la route de Vannes la charrette de blessés et de prisonniers qu'il était chargé de reconduire au général Hatry. Cadoudal avait fait donner un écu de six livres à chaque homme.

Roland ne put s'empêcher de penser que c'était avec l'argent du Directoire, acheminé vers l'ouest par Morgan et ses compagnons, que le chef royaliste faisait ses libéralités.

XXXV – PROPOSITION DE MARIAGE

La première visite de Roland, en arrivant à Paris, fut pour le premier consul; il lui apportait la double nouvelle de la pacification de la Vendée, mais de l'insurrection plus ardente que jamais de la Bretagne.

Bonaparte connaissait Roland: le triple récit de l'assassinat de Thomas Millière, du jugement de l'évêque Audrein et du combat de Grandchamp, produisit donc sur lui une profonde impression; il y avait, d'ailleurs, dans la narration du jeune homme, une espèce de désespoir sombre auquel il ne pouvait se tromper.

Roland était désespéré d'avoir manqué cette nouvelle occasion de se faire tuer.

Puis il lui paraissait qu'un pouvoir inconnu veillait sur lui, qu'il sortait sain et sauf de dangers où d'autres laissaient leur vie; où sir John avait trouvé douze juges et un jugement à mort, lui n'avait trouvé qu'un fantôme, invulnérable, c'est vrai, mais inoffensif.

Il s'accusa avec amertume d'avoir cherché un combat singulier avec Georges Cadoudal, combat prévu par celui-ci, au lieu de s'être jeté dans la mêlée générale, où, du moins, il eût pu tuer ou être tué.

Le premier consul le regardait avec inquiétude tandis qu'il parlait; il trouvait persistant dans son coeur ce désir de mort qu'il avait cru voir guérir par le contact de la terre natale, par les embrassements de la famille.

Il s'accusa pour innocenter, pour exalter le général Hatry; mais, juste et impartial comme un soldat, il fit à Cadoudal la part de courage et de générosité que méritait le général royaliste.

Bonaparte l'écouta gravement, presque tristement; autant il était ardent à la guerre étrangère, pleine de rayonnements glorieux, autant il répugnait à cette guerre intestine où le pays verse son propre sang, déchire ses propres entrailles.

C'était dans ce cas qu'il lui paraissait que la négociation devait être substituée à la guerre.

Mais comment négocier avec un homme comme Cadoudal?

Bonaparte n'ignorait point tout ce qu'il y avait en lui de séductions personnelles lorsqu'il voulait y mettre un peu de bonne volonté; il prit la résolution de voir Cadoudal, et, sans en rien dire à Roland, compta sur lui pour cette entrevue lorsque l'heure en serait arrivée.

En attendant, il voulait savoir si Brune, dans les talents militaires duquel il avait une grande confiance, serait plus heureux que ses prédécesseurs.

Il congédia Roland après lui avoir annoncé l'arrivée de sa mère, et son installation dans la petite maison de la rue de la Victoire.

Roland sauta dans une voiture et se fit conduire à l'hôtel.

Il y trouva madame de Montrevel, heureuse et fière autant que puisse l'être une femme et une mère.

Édouard était installé de la veille au Prytanée français. Madame de Montrevel s'apprêtait à quitter Paris pour retourner auprès d'Amélie, dont la santé continuait de lui donner des inquiétudes.

Quant à sir John, il était non seulement hors de danger, mais à peu près guéri; il était à Paris, était venu pour faire une visite à madame de Montrevel, l'avait trouvée sortie pour conduire Édouard au Prytanée, et avait laissé sa carte.

Sur cette carte était son adresse. Sir John logeait rue de

Richelieu, hôtel Mirabeau.

Il était onze heures du matin: c'était l'heure du déjeuner de sir

John; Roland avait toute chance de le rencontrer à cette heure. Il remonta en voiture et ordonna au cocher de toucher à l'hôtel

Mirabeau.

Il trouva sir John, en effet, devant une table servie à l'anglaise, chose rare à cette époque, et buvant de grandes tasses de thé, et mangeant des côtelettes saignantes.

En apercevant Roland, sir John jeta un cri de joie, se leva et courut au-devant de lui.

Roland avait pris, pour cette nature exceptionnelle où les qualités du coeur semblaient prendre à tâche de se cacher sous les excentricités nationales, un sentiment de profonde affection.

Sir John était pâle et amaigri; mais, du reste, il se portait à merveille.

Sa blessure était complètement cicatrisée, et, à part une oppression qui allait chaque jour diminuant et qui bientôt devait disparaître tout à fait, il était tout prêt à recouvrer sa première santé. Lui, de son côté, fit à Roland des tendresses que l'on eût été bien loin d'attendre de cette nature concentrée, et prétendit que la joie qu'il éprouvait de le revoir allait lui rendre ce complément de santé qui lui manquait.

Et d'abord, il offrit à Roland de partager son repas, en s'engageant à le faire servir à la française.

Roland accepta; mais, comme tous les soldats qui avaient fait ces rudes guerres de la Révolution où le pain manquait souvent, Roland était peu gastronome, et il avait pris l'habitude de manger de toutes les cuisines, dans la prévoyance des jours où il n'aurait pas de cuisine du tout.

L'attention de sir John de le faire servir à la française fut donc une attention à peu près perdue.

Mais ce qui ne fut point perdu, ce que remarqua Roland, ce fut la préoccupation de sir John.

Il était évident que son ami avait sur les lèvres un secret qui hésitait à en sortir.

Roland pensa qu'il fallait l'y aider.

Aussi, le déjeuner arrivé à sa dernière période, Roland, avec cette franchise qui allait chez lui presque jusqu'à la brutalité, appuyant ses coudes sur la table et son menton entre ses deux mains:

– Eh bien! fit-il, mon cher lord, vous avez donc à dire à votre ami Roland quelque chose que vous n'osez pas lui dire?

Sir John tressaillit, et, de pâle qu'il était, devint pourpre. – Peste! continua Roland, il faut que cela vous paraisse bien difficile; mais, si vous avez beaucoup de choses à me demander, sir John, j'en sais peu, moi, que j'aie le droit de vous refuser. Parlez donc, je vous écoute.

Et Roland ferma les yeux, comme pour concentrer toute son attention sur ce qu'allait lui dire sir John.

Mais, en effet, c'était, au point de vue de lord Tanlay, quelque chose sans doute de bien difficile à dire, car, au bout d'une dizaine de secondes, voyant que sir John restait muet, Roland rouvrit les yeux.

Sir John était redevenu pâle; seulement, il était redevenu plus pâle qu'il n'était avant de devenir rouge.

Roland lui tendit la main.

– Allons, dit-il, je vois que vous voulez vous plaindre à moi de la façon dont vous avez été traité au château des Noires- Fontaines.

– Justement, mon ami; attendu que de mon séjour dans ce château datera le bonheur ou le malheur de ma vie.

Roland regarda fixement sir John.

– Ah! pardieu! dit-il, serais-je assez heureux?..

Et il s'arrêta, comprenant qu'au point de vue ordinaire de la société, il allait commettre une faute d'inconvenance.

– Oh! dit sir John, achevez mon cher Roland.

– Vous le voulez?

– Je vous en supplie.

– Et si je me trompe? si je dis une niaiserie?

– Mon ami, mon ami, achevez.

– Eh bien! je disais, milord, serais-je assez heureux pour que

Votre Seigneurie fit à ma soeur l'honneur d'être amoureuse d'elle?

Sir John jeta un cri de joie, et, d'un mouvement si rapide qu'on l'en eût cru, lui, l'homme flegmatique, complètement incapable, il se précipita dans les bras de Roland.

– Votre soeur est un ange, mon cher Roland, s'écria-t-il, et je l'aime de toute mon âme!

– Vous êtes complètement libre, Milord?

– Complètement; depuis douze ans, je vous l'ai dit, je jouis de ma fortune, et cette fortune est de vingt-cinq mille livres sterling par an.

– C'est beaucoup trop, mon cher, pour une femme qui n'a à vous apporter qu'une cinquantaine de mille francs.

– Oh! fit l'Anglais avec cet accent national qu'il retrouvait parfois dans les grandes émotions, s'il faut se défaire de la fortune, on s'en défera.

– Non, dit en riant Roland, c'est inutile; vous êtes riche, c'est un malheur; mais qu'y faire?.. Non, là n'est point la question. Vous aimez ma soeur?

 

– Oh! j'adore elle.

– Mais elle, reprit Roland parodiant l'anglicisme de son ami, aime-t-elle vous, ma soeur?

– Vous comprenez bien, reprit sir John, que je ne le lui ai pas demandé; je devais, avant toute chose, mon cher Roland, m'adresser à vous, et, si la chose vous agréait, vous prier de plaider ma cause près de votre mère; puis, votre aveu à tous deux obtenu, alors je me déclarais, ou plutôt, mon cher Roland, vous me déclariez, car, moi, je n'oserais jamais.

– Alors, c'est moi qui reçois votre première confidence?

– Vous êtes mon meilleur ami, c'est trop juste.

– Eh bien! mon cher, vis-à-vis de moi, votre procès est gagné naturellement.

– Restent votre mère et votre soeur.

– C'est tout un. Vous comprenez: ma mère laissera Amélie entièrement libre de son choix, et je n'ai pas besoin de vous dire que, si ce choix se porte sur vous, elle en sera parfaitement heureuse; mais il reste quelqu'un que vous oubliez.

– Qui cela? demanda sir John en homme qui a longtemps pesé dans sa tête les chances contraires et favorables à un projet, qui croit les avoir toutes passées en revue, et auquel on présente un nouvel obstacle qu'il n'attendait pas. – Le premier consul, fit Roland.

– God…! laissa échapper l'Anglais avalant la moitié du juron national.

– Il m'a justement, avant mon départ pour la Vendée, continua Roland, parlé du mariage de ma soeur, me disant que cela ne nous regardait plus, ma mère ni moi, mais bien lui-même.

– Alors, dit sir John, je suis perdu.

– Pourquoi cela?

– Le premier consul, il n'aime pas les Anglais.

– Dites que les Anglais n'aiment pas le premier consul.

– Mais qui parlera de mon désir au premier consul?

– Moi.

– Et vous parlerez de ce désir comme d'une chose qui vous est agréable, à vous?

– Je ferai de vous une colombe de paix entre les deux nations, dit Roland en se levant.

– Oh! merci, s'écria sir John en saisissant la main du jeune homme.

Puis, avec regret:

– Et vous me quittez? – Cher ami, j'ai un congé de quelques heures: j'en ai donné une à ma mère, deux à vous, j'en dois une à votre ami Édouard… Je vais l'embrasser et recommander à ses maîtres de le laisser se cogner tout à son aise avec ses camarades; puis je rentre au Luxembourg.

– Eh bien, portez-lui mes compliments, et dites-lui que je lui ai commandé une paire de pistolets, afin qu'il n'ait plus besoin, quand il sera attaqué par des brigands, de se servir des pistolets du conducteur.

Roland regarda sir John.

– Qu'est-ce encore? demanda-t-il.

– Comment! vous ne savez pas?

– Non; qu'est-ce que je ne sais pas?

– Une chose qui a failli faire mourir de terreur notre pauvre

Amélie!

– Quelle chose?

– L'attaque de la diligence.

– Mais quelle diligence?

– Celle où était votre mère.

– La diligence où était ma mère?

– Oui.

– La diligence où était ma mère a été arrêtée?

– Vous avez vu madame de Montrevel, et elle ne vous a rien dit?

– Pas un mot de cela, du moins.

– Eh bien, mon cher Édouard a été un héros; comme personne ne se défendait, lui s'est défendu. Il a pris les pistolets du conducteur et a fait feu.

– Brave enfant! s'écria Roland.

– Oui; mais par malheur, ou par bonheur, le conducteur avait eu la précaution d'enlever les balles; Édouard a été caressé par MM. les Compagnons de Jéhu, comme étant le brave des braves, mais il n'a tué ni blessé personne.

– Et vous êtes sûr de ce que vous me dites là?

– Je vous répète que votre soeur a pensé en mourir d'effroi.

– C'est bien, dit Roland.

– Quoi, c'est bien? fit sir John.

– Oui… raison de plus pour que je voie Édouard.

– Qu'avez-vous encore?

– Un projet.

– Vous m'en ferez part. – Ma foi, non; mes projets, à moi, ne tournent pas assez bien pour vous.

– Cependant vous comprenez, cher Roland, s'il y avait une revanche à prendre?

– Eh bien, je la prendrai pour nous deux; vous êtes amoureux, mon cher lord, vivez dans votre amour.

– Vous me promettez toujours votre appui?

– C'est convenu; j'ai le plus grand désir de vous appeler mon frère.

– Êtes-vous las de m'appeler votre ami?

– Ma foi, oui: c'est trop peu.

– Merci.

Et tous deux se serrèrent la main et se séparèrent.

Un quart d'heure après, Roland était au Prytanée français, situé où est situé aujourd'hui le lycée Louis-le-Grand, c'est-à-dire vers le haut de la rue Saint-Jacques, derrière la Sorbonne.

Au premier mot que lui dit le directeur de l'établissement, Roland vit que son jeune frère avait été recommandé tout particulièrement.

On fit venir l'enfant.

Édouard se jeta dans les bras de son grand frère avec cet élan d'adoration qu'il avait pour lui.

Roland, après les premiers embrassements, mit la conversation sur l'arrestation de la diligence.

Si madame de Montrevel n'avait rien dit, si lord Tanlay avait été sobre de détails, il n'en fut pas de même d'Édouard.

Cette arrestation de diligence, c'était son Iliade à lui.

Il raconta la chose à Roland dans ses moindres détails, la connivence de Jérôme avec les bandits, les pistolets chargés, mais à poudre seulement, l'évanouissement de sa mère, les secours prodigués pendant cet évanouissement par ceux-là mêmes qui l'avaient causé, son nom de baptême connu des agresseurs, enfin le masque un instant tombé du visage de celui qui portait secours à madame de Montrevel, ce qui faisait que madame de Montrevel avait dû voir le visage de celui qui la secourait.

Roland s'arrêta surtout à ce dernier détail.

Puis vint, racontée par l'enfant, la relation de l'audience du premier consul, comment celui-ci l'avait embrassé, caressé, choyé, et enfin recommandé au directeur du Prytanée français.

Roland apprit de l'enfant tout ce qu'il en voulait savoir, et, comme il n'y a que cinq minutes de chemin de la rue Saint-Jacques au Luxembourg, il était au Luxembourg cinq minutes après.

XXXVI – SCULPTURE ET PEINTURE

Lorsque Roland rentra au Luxembourg, la pendule du palais marquait une heure et un quart de l'après-midi.

Le premier consul travaillait avec Bourrienne.

Si nous ne faisions qu'un simple roman, nous nous hâterions vers le dénouement, et, pour y arriver plus vite, nous négligerions certains détails dont, assure-t-on, les grandes figures historiques peuvent se passer.

Ce n'est point notre avis.

Du jour où nous avons mis la main à la plume – et il y aura de cela bientôt trente ans – soit que notre pensée se concentrât dans un drame, soit qu'elle s'étendît dans un roman, nous avons eu un double but: instruire et amuser.

Et nous disons instruire d'abord; car lamusement, chez nous, n'a été qu'un masque à l'instruction.

Avons-nous réussi? Nous le croyons.

Nous allons tantôt avoir parcouru avec nos récits, à quelque date qu'ils se soient rattachés, une période immense: entre la Comtesse de Salisbury et le Comte de Monte-Cristo, cinq siècles et demi se trouvent enfermés.

Eh bien, nous avons la prétention davoir, sur ces cinq siècles et demi, appris à la France autant dhistoire quaucun historien.

Il y a plus: quoique notre opinion soit bien connue, quoique, sous les Bourbons de la branche cadette, sous la république comme sous le gouvernement actuel, nous l'ayons toujours proclamée hautement, nous ne croyons pas que cette opinion se soit jamais manifestée intempestivement, ni dans nos drames ni dans nos livres.

Nous admirons le marquis de Posa dans le _Don Carlos _de Schiller; mais, à la place de Schiller, nous n'eussions pas anticipé sur l'esprit des temps, au point de placer un philosophe du XVIIIe siècle au milieu de héros du XVIe, un encyclopédiste à la cour de Philippe II.

Ainsi, de même que nous avons été – littérairement parlant – monarchiste sous la monarchie, républicain sous la république, nous sommes aujourd'hui reconstructeurs sous le consulat.

Cela n'empêche point notre pensée de planer au-dessus des hommes et au-dessus de l'époque, et de faire à chacun sa part dans le bien comme dans le mal.

Or, cette part, nul n'a le droit, excepté Dieu, de la faire à lui tout seul. Ces rois d'Égypte qui, au moment d'être livrés à l'inconnu, étaient jugés au seuil de leur tombeau, n'étaient point jugés par un homme, mais par un peuple.

C'est pour cela qu'on a dit: «Le jugement du peuple est le jugement de Dieu.»

Historien, romancier, poète, auteur dramatique, nous ne sommes rien autre chose qu'un de ces présidents de jury qui, impartialement, résument les débats et laissent les jurés prononcer le jugement.

Le livre, c'est le résumé.

Les lecteurs, c'est le jury.

C'est pourquoi, ayant à peindre une des figures les plus gigantesques, non seulement du monde moderne, mais encore de tous les temps, ayant à la peindre à lépoque de sa transition, c'est- à-dire au moment où Bonaparte se fait Napoléon, où le général se fait empereur; c'est pourquoi, disons-nous, dans la crainte d'être injuste, nous abandonnons les appréciations pour y substituer des faits.