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Les compagnons de Jéhu

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XXXVIII – LES DEUX SIGNAUX

Disons ce qui se passait au château des Noires-Fontaines, trois jours après que les événements que nous venons de raconter se passaient à Paris.

Depuis que, successivement, Roland d'abord, puis madame de Montrevel et son fils, et enfin sir John, avaient pris la route de Paris, Roland pour rejoindre son général, madame de Montrevel pour conduire Édouard au collège, et sir John pour faire à Roland ses ouvertures matrimoniales, Amélie était restée seule avec Charlotte au château des Noires-Fontaines.

Nous disons _seule, _parce que Michel et son fils Jacques n'habitaient pas précisément le château: ils logeaient dans un petit pavillon attenant à la grille; ce qui adjoignait pour Michel les fonctions de concierge à celles de jardinier.

Il en résultait que, le soir – à part la chambre d'Amélie, située, comme nous l'avons dit, au premier étage sur le jardin, et celle de Charlotte, située dans les mansardes au troisième – les trois rangs de fenêtres du château restaient dans l'obscurité.

Madame de Montrevel avait emmené avec elle la seconde femme de chambre.

Les deux jeunes filles étaient peut-être bien isolées dans ce corps de bâtiment, se composant d'une douzaine de chambres et de trois étages, surtout au moment où la rumeur publique signalait tant d'arrestations sur les grandes routes; aussi Michel avait-il offert à sa jeune maîtresse de coucher dans le corps de logis principal, afin d'être à même de lui porter secours en cas de besoin; mais celle-ci avait, dune voix ferme, déclaré qu'elle n'avait pas peur et qu'elle désirait que rien ne fût changé aux dispositions habituelles du château.

Michel n'avait point autrement insisté et s'était retiré tout en disant que, du reste, mademoiselle pouvait dormir tranquille, et que lui et Jacques feraient des rondes autour du château.

Ces rondes de Michel avaient paru un instant inquiéter Amélie; mais elle avait bientôt reconnu que Michel se bornait à aller, avec Jacques, se mettre à l'affût sur la lisière de la forêt de Seillon, et la fréquente apparition sur la table, ou d'un râble de lièvre ou d'un cuissot de chevreuil, prouvait que Michel tenait sa parole à l'endroit des rondes promises.

Amélie avait donc cessé de s'inquiéter de ces rondes de Michel qui avaient lieu justement du côté opposé à celui où elle avait craint d'abord qu'il ne les fît.

Or, comme nous l'avons dit, trois jours après les événements que nous venons de raconter, ou, pour parler plus correctement, pendant la nuit qui suivit ce troisième jour, ceux qui étaient habitués à ne voir de lumière qu'à deux fenêtres du château des Noires-Fontaines, c'est-à-dire à la fenêtre d'Amélie au premier étage, et à la fenêtre de Charlotte au troisième, eussent pu remarquer avec étonnement que, de onze heures du soir à minuit, les quatre fenêtres du premier étaient éclairées.

Il est vrai que chacune d'elles n'était éclairée que par une seule bougie.

Ils eussent pu voir encore la forme d'une jeune fille qui, à travers son rideau, fixait les yeux dans la direction du village de Ceyzeriat.

Cette jeune fille, c'était Amélie, Amélie pâle, la poitrine oppressée, et paraissant attendre anxieusement un signal.

Au bout de quelques minutes, elle s'essuya le front et respira presque joyeusement.

Un feu venait de s'allumer dans la direction où se perdait son regard.

Aussitôt elle passa de chambre en chambre, et éteignit les unes après les autres les trois bougies, ne laissant vivre et brûler que celle qui se trouvait dans sa chambre.

Comme si le feu n'eût attendu que cette obscurité, il s'éteignit à son tour.

Amélie s'assit près de sa fenêtre, et demeura immobile, les yeux fixés sur le jardin.

Il faisait une nuit sombre, sans étoiles, sans lune, et cependant, au bout d'un quart d'heure, elle vit, ou plutôt elle devina une ombre qui traversait la pelouse et s'approchait du château.

Elle plaça son unique bougie dans l'angle le plus reculé de la chambre et revint ouvrir sa fenêtre.

Celui qu'elle attendait était déjà sur le balcon.

Comme la première nuit où nous lavons vu faire cette escalade, il enveloppa de son bras la taille de la jeune fille et l'entraîna dans la chambre.

Mais celle-ci opposa une légère résistance; elle cherchait de la main la cordelette de la jalousie: elle la détacha du clou qui la retenait, et la jalousie retomba avec plus de bruit que la prudence ne leût peut-être voulu.

Derrière la jalousie, elle ferma la fenêtre.

Puis elle alla chercher la bougie dans langle où elle lavait cachée.

La bougie alors éclaira son visage.

Le jeune homme jeta un cri d'effroi; le visage d'Amélie était couvert de larmes.

– Qu'est-il donc arrivé? demanda-t-il.

– Un grand malheur! dit la jeune fille.

– Oh! je m'en suis douté en voyant le signal par lequel tu me rappelais, m'ayant reçu la nuit dernière… Mais, dis, ce malheur est-il irréparable?

– À peu près, répliqua Amélie.

– Au moins, j'espère, ne menace-t-il que moi?

– Il nous menace tous deux.

Le jeune homme passa sa main sur son front pour en essuyer la sueur.

– Allons, fit-il, j'ai de la force.

– Si tu as la force d'écouter tout, je n'ai point celle de tout te dire.

Alors, prenant une lettre sur la cheminée:

– Lis, dit-elle; voici ce que j'ai reçu par le courrier du soir.

Le jeune homme prit la lettre, et, l'ouvrant, courut à la signature.

– Elle est de madame de Montrevel, dit-il.

– Oui, avec un post-scriptum de Roland.

Le jeune homme lut:

«Ma fille bien-aimée,

«Je désire que la nouvelle que je t'annonce te cause une joie égale à celle qu'elle m'a faite et qu'elle fait à notre cher Roland. Sir John, à qui tu contestais un coeur et que tu prétendais être une mécanique sortie des ateliers de Vaucanson, reconnaît qu'on eût eu parfaitement raison de le juger ainsi jusqu'au jour où il ta vue; mais il soutient que, depuis ce jour, il a véritablement un coeur, et que ce coeur t'adore.

«T'en serais-tu doutée, ma chère Amélie, à ses manières aristocratiquement polies, mais où l'oeil même de ta mère n'avait rien reconnu de tendre?

«Ce matin, en déjeunant avec ton frère, il lui a fait la demande officielle de ta main. Ton frère a accueilli cette ouverture avec joie; cependant, il n'a rien promis d'abord. Le premier consul, avant le départ de Roland pour la Vendée, avait déjà parlé de se charger de ton établissement; mais voilà que le premier consul a désiré voir lord Tanlay, qu'il la vu, et que lord Tanlay, du premier coup, tout en faisant ses réserves nationales, est entré dans les bonnes grâces du premier consul, au point que celui-ci la chargé, séance tenante, d'une mission pour son oncle lord Grenville. Lord Tanlay est parti à linstant même pour l'Angleterre.

«Je ne sais combien de jours sir John restera absent; mais, à coup sûr, à son retour, il demandera la permission de se présenter devant toi comme ton fiancé.

«Lord Tanlay est jeune encore, d'une figure agréable, immensément riche; il est admirablement apparenté en Angleterre; il est l'ami de Roland. Je ne sais pas d'homme qui ait plus de droits, je ne dirai point à ton amour, ma chère Amélie, mais à ta profonde estime.

«Maintenant, tout le reste en deux mots.

«Le premier consul est toujours parfaitement bon pour moi et pour tes deux frères, et madame Bonaparte m'a fait entendre qu'elle n'attendait que ton mariage pour t'appeler près d'elle.

«Il est question de quitter le Luxembourg et d'aller demeurer aux Tuileries: Comprends-tu toute la portée de ce changement de domicile?

«Ta mère, qui t'aime,

«CLOTILDE DE MONTREVEL»

Sans s'arrêter, le jeune homme passa au post-scriptum de Roland.

Il était conçu en ces termes:

«Tu as lu, chère petite soeur, ce que t'écrit notre bonne mère. Ce mariage est convenable sous tous les rapports. Il ne s'agit point ici de faire la petite fille; le premier consul désire que tu sois lady Tanlay, c'est-à-dire qu'il le veut.

«Je quitte Paris pour quelques jours; mais, si je ne te vois pas, tu entendras parler de moi.

«Je t'embrasse.

«ROLAND»

– Eh bien, Charles, demanda Amélie lorsque le jeune homme eut fini sa lecture, que dis-tu de cela?

– Que c'était une chose à laquelle nous devions nous attendre d'un jour à l'autre, mon pauvre ange, mais qui n'en est pas moins terrible.

– Que faire?

– Il y a trois choses à faire.

– Dis.

– Avant tout, résiste, si tu en as la force; c'est le plus court et le plus sûr.

Amélie baissa la tête.

– Tu n'oseras jamais, n'est-ce pas?

– Jamais.

– Cependant tu es ma femme, Amélie. Un prêtre a béni notre union.

– Mais ils disent que ce mariage est nul devant la loi, parce qu'il n'a été que béni par un prêtre.

– Et toi, dit Morgan, toi, lépouse d'un proscrit, cela ne te suffit pas?

En parlant ainsi, sa voix tremblait.

Amélie eut un élan pour se jeter dans ses bras.

– Mais ma mère! dit-elle. Nous n'avions pas la présence et la bénédiction de ma mère.

– Parce qu'il y avait des risques à courir et que nous avons voulu les courir seuls.

– Et cet homme, surtout… N'as-tu pas entendu que mon frère dit qu'il veut?

– Oh! si tu m'aimais, Amélie, cet homme verrait bien qu'il peut changer la face d'un État, porter la guerre d'un bout du monde à lautre, fonder une législation, bâtir un trône, mais qu'il ne peut forcer une bouche à dire oui lorsque le coeur dit non.

– Si je t'aimais! dit Amélie du ton d'un doux reproche. Il est minuit, tu es dans ma chambre, je pleure dans tes bras, je suis la fille du général de Montrevel, la soeur de Roland, et tu dis: «Si tu m'aimais.»

 

– J'ai tort, j'ai tort, mon adorée Amélie; oui, je sais que tu es élevée dans ladoration de cet homme; tu ne comprends pas que l'on puisse lui résister, et quiconque lui résiste est à tes yeux un rebelle.

– Charles, tu as dit que nous avions trois choses à faire; quelle est la seconde?

– Accepter en apparence l'union qu'on te propose, mais gagner du temps en la retardant sous toutes sortes de prétextes. L'homme n'est pas immortel.

– Non; mais il est bien jeune pour que nous comptions sur sa mort. La troisième chose, mon ami?

– Fuir… mais, à cette ressource extrême, Amélie, il y a deux obstacles: tes répugnances d'abord.

– Je suis à toi, Charles; ces répugnances, je les surmonterai.

– Puis, ajouta le jeune homme, mes engagements.

– Tes engagements?

– Mes compagnons sont liés à moi, Amélie; mais je suis lié à eux. Nous aussi, nous avons un homme dont nous relevons, un homme à qui nous avons juré obéissance. Cet homme, c'est le futur roi de France. Si tu admets le dévouement de ton frère à Bonaparte, admets le nôtre à Louis XVIII.

Amélie laissa tomber sa tête dans ses mains en poussant un soupir.

– Alors, dit-elle, nous sommes perdus.

– Pourquoi cela? Sous différents prétextes, sous celui de ta santé surtout, tu peux gagner un an; avant un an, il sera obligé de recommencer une guerre en Italie probablement; une seule défaite lui ôte tout son prestige; enfin, en un an, il se passe bien des choses.

– Tu n'as donc pas lu le post-scriptum de Roland, Charles?

– Si fait; mais je n'y vois rien de plus que dans la lettre de ta mère.

– Relis la dernière phrase.

Et Amélie remit la lettre sous les yeux du jeune homme.

Il lut:

«Je quitte Paris pour quelques jours; mais, si tu ne me vois pas, tu entendras parler de moi.»

– Eh bien?

– Sais-tu ce que cela veut dire?

– Non.

– Cela veut dire que Roland est à ta poursuite.

– Qu'importe, puisqu'il ne peut mourir de la main d'aucun de nous?

– Mais, toi, malheureux, tu peux mourir de la sienne!

– Crois-tu que je dusse lui en vouloir beaucoup s'il me tuait,

Amélie?

– Oh! cela ne s'était point encore présenté à mon esprit, dans mes craintes les plus sombres.

– Ainsi, tu crois ton frère en chasse de nous?

– J'en suis sûre.

– D'où te vient cette certitude?

– Sur sir John mourant et qu'il croyait mort, il a juré de le venger.

– S'il eût été mort au lieu d'être mourant, fit le jeune homme avec amertume, nous ne serions pas où nous en sommes, Amélie.

– Dieu la sauvé, Charles; il était donc bon qu'il ne mourût pas.

– Pour nous?..

– Je ne sonde pas les desseins du Seigneur. Je te dis, mon

Charles bien-aimé, garde-toi de Roland; Roland est près d'ici.

Charles sourit d'un air de doute.

– Je te dis qu'il est non seulement près d'ici, mais ici; on l'a vu.

– On l'a vu! où? Qui?

– Qui la vu?

– Oui.

– Charlotte, la femme de chambre, la fille du concierge de la prison; elle m'avait demandé la permission d'aller visiter ses parents hier dimanche: je devais te voir, je lui ai donné congé jusqu'à ce matin.

– Eh bien?

– Elle a donc passé la nuit chez ses parents. À onze heures, le capitaine de gendarmerie est venu amener des prisonniers. Tandis qu'on les écrouait, un homme est arrivé enveloppé d'un manteau, et a demandé le capitaine. Charlotte a cru reconnaître la voix du nouvel arrivant; elle a regardé avec attention; et, dans un moment où le manteau s'est écarté du visage, elle a reconnu mon frère.

Le jeune homme fit un mouvement.

– Comprends-tu, Charles? mon frère qui vient ici, à Bourg; qui y vient mystérieusement, sans me prévenir de sa présence; mon frère qui demande le capitaine de gendarmerie, qui le suit jusque dans la prison, qui ne parle qu'à lui et qui disparaît? N'est-ce point une menace terrible pour mon amour, dis?

Et, en effet, au fur et à mesure qu'Amélie parlait, le front de son amant se couvrait d'un nuage sombre.

– Amélie, dit-il, quand nous nous sommes faits ce que nous sommes, nul de nous ne s'est dissimulé les périls qu'il courait.

– Mais, au moins, demanda Amélie, vous avez changé d'asile, vous avez abandonné la chartreuse de Seillon?

– Nos morts seuls y sont restés et lhabitent à cette heure.

– Est-ce un asile bien sûr que la grotte de Ceyzeriat?

– Aussi sûr que peut l'être tout asile ayant deux issues.

– La chartreuse de Seillon aussi avait deux issues, et cependant, tu le dis, vous y avez laissé vos morts.

– Les morts sont plus en sûreté que les vivants: ils sont certains de ne pas mourir sur l'échafaud.

Amélie sentit un frisson lui passer par tout le corps.

– Charles! murmura-t-elle.

– Écoute, dit le jeune homme, Dieu m'est témoin, et toi aussi, que j'ai toujours, dans nos entrevues, mis mon sourire et ma gaieté entre tes pressentiments et mes craintes; mais, aujourd'hui, l'aspect des choses a changé; nous arrivons en face de la lutte. Quel qu'il soit, nous approchons du dénouement; je ne te demande point, mon Amélie, ces choses folles et égoïstes que les amants menacés d'un grand danger exigent de leurs maîtresses, je ne te demande pas de garder ton coeur au mort, ton amour au cadavre…

– Ami, fit la jeune fille en lui posant la main sur le bras, prends garde, tu vas douter de moi.

– Non: je te fais le mérite plus grand en te laissant libre d'accomplir le sacrifice dans toute son étendue; mais je ne veux pas qu'aucun serment te lie, qu'aucun lien t'étreigne.

– C'est bien, fit Amélie.

– Ce que je te demande, continua le jeune homme, ce que tu vas me jurer sur notre amour, hélas! si funeste pour toi, c'est que, si je suis arrêté, si je suis désarmé, si je suis emprisonné, condamné à mort, ce que je te demande, ce que j'exige de toi, Amélie, c'est que, par tous les moyens possibles, tu me fasses passer des armes, non seulement pour moi, mais encore pour mes compagnons, afin que nous soyons toujours maîtres de notre vie.

– Mais alors, Charles, ne me permettrais-tu donc pas de tout dire, d'en appeler à la tendresse de mon frère, à la générosité du premier consul?

La jeune fille n'acheva point, son amant lui saisissait violemment le poignet.

– Amélie, lui dit-il, ce n'est plus un serment, ce sont deux serments que je te demande. 'Tu vas me jurer d'abord, et avant tout, que tu ne solliciteras point ma grâce. Jure, Amélie, jure!

– Ai-je besoin de jurer, ami? dit la jeune fille en éclatant en sanglots; je te le promets.

– Sur le moment où je t'ai dit que je t'aimais, sur celui où tu m'as répondu que j'étais aimé?

– Sur ta vie, sur la mienne, sur le passé, sur l'avenir, sur nos sourires, sur nos larmes!

– C'est que je n'en mourrais pas moins, vois-tu, Amélie, dussé-je me briser la tête contre la muraille; seulement, je mourrais déshonoré.

– Je te le promets, Charles.

– Reste ma seconde prière, Amélie: si nous sommes pris et condamnés; des armes ou du poison, enfin un moyen de mourir; un moyen, quelconque! Me venant de toi, la mort me sera encore un bonheur.

– De près ou de loin, libre ou prisonnier, vivant ou mort, tu es mon maître, je suis ton esclave; ordonne et je t'obéirai.

– Voilà tout, Amélie; tu le vois, c'est simple et clair: point de grâce, et des armes.

– Simple et clair, mais terrible.

– Et cela sera ainsi, n'est-ce pas?

– Tu le veux?

– Je t'en supplie.

– Ordre ou prière, mon Charles, ta volonté sera faite.

Le jeune homme soutint de son bras gauche la jeune fille, qui semblait près de s'évanouir, et rapprocha sa bouche de la sienne.

Mais, au moment où leurs lèvres allaient se toucher, le cri de la chouette se fit entendre si près de la fenêtre, qu'Amélie tressaillit, et que Charles releva la tête.

Le cri se fit entendre une seconde fois, puis une troisième.

– Ah! murmura Amélie, reconnais-tu le cri de l'oiseau de mauvais augure! Nous sommes condamnés, mon ami.

Mais Charles secoua la tête.

– Ce n'est point le cri de la chouette, Amélie, dit-il, c'est l'appel de l'un de mes compagnons. Éteins la bougie.

Amélie souffla la lumière, tandis que son amant ouvrait la fenêtre.

– Ah! jusqu'ici! murmura-t-elle; on vient te chercher jusqu'ici!

– Oh! c'est notre ami, notre confident, le comte de Jayat; nul autre que lui ne sait où je suis.

Puis, du balcon:

– Est-ce toi, Montbar? demanda-t-il.

– Oui, est-ce toi, Morgan?

– Oui.

Un homme sortit d'un massif d'arbres.

– Nouvelles de Paris; pas un instant à perdre: il y va de notre vie à tous.

– Tu entends, Amélie?

Et, prenant la jeune fille dans ses bras, il la serra convulsivement contre son coeur.

– Va, dit-elle d'une voix mourante, va; n'as-tu pas entendu qu'il s'agissait de votre vie à tous?

– Adieu, mon Amélie bien-aimée, adieu!

– Oh! ne dis pas adieu!

– Non, non, au revoir.

– Morgan! Morgan! dit la voix de celui qui attendait au bas du balcon.

Le jeune homme appuya une dernière fois ses lèvres sur celles d'Amélie, et, s'élançant vers la fenêtre, il enjamba le balcon, et, d'un seul bond, se trouva près de son ami.

Amélie poussa un cri et s'avança jusqu'à la balustrade; mais elle ne vit plus que deux ombres qui se perdaient dans les ténèbres, rendues plus épaisses par le voisinage des grands arbres qui formaient le parc.

XXXIX – LA GROTTE DE CEYZERIAT

Les deux jeunes gens s'enfoncèrent sous lombre des grands arbres; Morgan guida son compagnon, moins familier que lui avec les détours du parc, et le conduisit juste à lendroit où il avait lhabitude d'escalader le mur.

Il ne fallut qu'une seconde à chacun d'eux pour accomplir cette opération.

Un instant après, ils étaient sur les bords de la Reyssouse.

Un bateau attendait au pied d'un saule.

Ils s'y jetèrent tous deux, et, en trois coups d'aviron, touchèrent l'autre bord.

Un sentier côtoyait la berge de la rivière et conduisait à un petit bois qui s'étend de Ceyzeriat à Étrez, c'est-à-dire sur une longueur de trois lieues, faisant ainsi, de l'autre côté de la Reyssouse, le pendant de la forêt de Seillon.

Arrivés à la lisière du bois, ils s'arrêtèrent; jusque-là, ils avaient marché aussi rapidement qu'il est possible de le faire sans courir, et ni l'un ni l'autre n'avaient prononcé une parole.

Toute la route parcourue était déserte; il était probable, certain même, qu'on n'avait été vu de personne.

On pouvait donc respirer.

– Où sont les compagnons? demanda Morgan.

– Dans la grotte, répondit Montbar.

– Et pourquoi ne nous y rendons-nous pas à linstant même?

– Parce qu'au pied de ce hêtre nous devons trouver un des nôtres qui nous dira si nous pouvons aller plus loin sans danger.

– Lequel?

– D'Assas.

Une ombre apparut derrière l'arbre et s'en détacha.

– Me voici, dit l'ombre.

– Ah! c'est toi, firent les deux jeunes gens.

– Quoi de nouveau? demanda Montbar.

– Rien; on vous attend pour prendre une décision.

– En ce cas, allons vite.

Les trois jeunes gens reprirent leur course; au bout de trois cents pas, Montbar s'arrêtait de nouveau.

– Armand! fit-il à demi-voix.

À cet appel, on entendit le froissement des feuilles sèches, et une quatrième ombre sortit d'un massif et s'approcha des trois compagnons.

– Rien de nouveau? demanda Montbar.

– Si fait: un envoyé de Cadoudal.

– Celui qui est déjà venu?

– Oui.

– Où est-il?

– Avec les frères, dans la grotte.

– Allons.

Montbar s'élança le premier; le sentier était devenu si étroit, que les quatre jeunes gens ne pouvaient marcher que l'un après l'autre.

Le chemin monte, pendant cinq cents pas à peu près, par une pente assez douce, mais tortueuse.

Arrivé à une clairière, Montbar s'arrêta et fit entendre trois fois ce même cri de la chouette qui avait indiqué sa présence à Morgan.

Un seul houhoulement de hibou lui répondit.

Puis, du milieu des branches d'un chêne touffu, un homme se laissa glisser à terre; c'était la sentinelle qui veillait à l'ouverture de la grotte.

Cette ouverture était à dix pas du chêne.

Par la disposition des massifs qui l'entouraient, il fallait être presque dessus pour l'apercevoir.

La sentinelle échangea quelques mots tout bas avec Montbar, qui semblait, en remplissant les devoirs d'un chef, vouloir laisser Morgan tout entier à ses pensées; puis, comme sa faction sans doute n'était point achevée, le bandit remonta dans les branches du chêne, et, au bout d'un instant, se trouva si bien ne faire qu'un avec le corps de l'arbre, que ceux à la vue desquels il venait d'échapper le cherchaient vainement dans son bastion aérien.

 

Le défilé devenait plus étroit au fur et à mesure qu'on approchait de lentrée de la grotte.

Montbar y pénétra le premier, et, d'un enfoncement où il les savait trouver, tira un briquet, une pierre à feu, de lamadou, des allumettes et une torche.

L'étincelle jaillit, l'amadou prit feu, l'allumette répandit sa flamme bleuâtre et incertaine, à laquelle succéda la flamme pétillante et résineuse de la torche.

Trois ou quatre chemins se présentaient, Montbar en prit un sans hésiter.

Ce chemin tournait sur lui-même en s'enfonçant dans la terre; on eût dit que les jeunes gens reprenaient sous le sol la trace de leurs pas, et suivaient le contre-pied de la route qui les avait amenés.

Il était évident que l'on parcourait les détours d'une ancienne carrière, peut-être celle d'où sortirent, il y a dix-neuf cents ans, les trois villes romaines qui ne sont plus aujourd'hui que des villages, et le camp de César qui les surmonte.

De place en place, le sentier souterrain que l'on suivait était coupé dans toute sa largeur par un large fossé, franchissable seulement à l'aide d'une planche, que l'on pouvait d'un coup de pied faire tomber au fond de la tranchée.

De place en place encore, on voyait des épaulements derrière lesquels on pouvait se retrancher et faire feu, sans exposer à la vue de l'ennemi aucune partie de son corps.

Enfin, à cinq cents pas de l'entrée à peu près, une barricade à hauteur d'homme offrait un dernier obstacle à ceux qui eussent voulu parvenir jusqu'à une espèce de rotonde où se tenaient, assis ou couchés, une dizaine d'hommes occupés, les uns à lire, les autres à jouer.

Aucun des lecteurs ni des joueurs ne se dérangea au bruit des pas des arrivants, ou à la vue de la lumière qui se jouait sur les parois de la carrière, tant ils étaient sûrs que des amis seuls pouvaient pénétrer jusqu'à eux, gardés comme ils létaient.

Au reste, l'aspect qu'offrait ce campement était des plus pittoresques; les bougies, qui brûlaient à profusion – les compagnons de Jéhu étaient trop aristocrates pour s'éclairer à une autre lumière que celle de la bougie – , se reflétaient sur des trophées d'armes de toute espèce, parmi lesquelles les fusils à deux coups et les pistolets tenaient le premier rang; des fleurets et des masques d'armes étaient pendus dans les intervalles; quelques instruments de musique étaient posés çà et là; enfin une ou deux glaces dans leurs cadres dorés indiquaient que la toilette n'était pas un de ces passe-temps les moins appréciés des étranges habitants de cette demeure souterraine.

Tous paraissaient aussi tranquilles que si la nouvelle qui avait tiré Morgan des bras d'Amélie eût été inconnue, ou regardée comme sans importance.

Cependant, lorsque à l'approche du petit groupe venant du dehors, ces mots: «Le capitaine! le capitaine!» se furent fait entendre, tous se levèrent, non pas avec la servilité des soldats qui voient venir leur chef, mais avec la déférence affectueuse de gens intelligents et forts pour un plus fort et plus intelligent qu'eux.

Morgan alors secoua la tête, releva le front, et, passant devant

Montbar, pénétra au centre du cercle qui s'était formé à sa vue.

– Eh bien, amis, demanda-t-il, il paraît qu'il y a des nouvelles?

– Oui, capitaine, dit une voix; on assure que la police du premier consul nous fait l'honneur de s'occuper de nous.

– Où est le messager? demanda Morgan.

– Me voici, dit un jeune homme vêtu de l'uniforme des courriers de cabinet, et tout couvert encore de poussière et de boue.

– Avez-vous des dépêches?

– Écrites, non; verbales, oui.

– D'où viennent-elles?

– Du cabinet particulier du ministre.

– Alors, on peut y croire?

– Je vous en réponds; c'est tout ce qu'il y a de plus officiel.

– Il est bon d'avoir des amis partout, fit Montbar en manière de parenthèse.

– Et surtout près de M. Fouché, reprit Morgan; voyons les nouvelles.

– Dois-je les dire tout haut, ou à vous seul?

– Comme je présume qu'elles nous intéressent tous, dites-nous les tout haut.

– Eh bien, le premier consul a fait venir le citoyen Fouché au palais du Luxembourg, et lui a lavé la tête à notre endroit.

– Bon! Après?

– Le citoyen Fouché a répondu que nous étions des drôles fort adroits, fort difficiles à joindre, plus difficiles encore à prendre quand on nous avait rejoints. Bref, il a fait le plus grand éloge de nous.

– C'est bien aimable à lui. Après?

– Après, le premier consul a répondu que cela ne le regardait pas, que nous étions des brigands, et que c'étaient nous qui, avec nos brigandages, soutenions la guerre de la Vendée; que le jour où nous ne ferions plus passer d'argent en Bretagne, il n'y aurait plus de Chouannerie.

– Cela me paraît admirablement raisonné.

– Que c'était dans l'Est et dans le Midi qu'il fallait frapper l'Ouest.

– Comme l'Angleterre dans l'Inde.

– Qu'en conséquence, il donnait carte blanche au citoyen Fouché, et que, dût-il dépenser un million et faire tuer cinq cents hommes, il lui fallait nos têtes.

– Eh bien, mais il sait à qui il les demande; reste à, savoir si nous les laisserons prendre.

– Alors, le citoyen Fouché est rentré furieux, et il a déclaré qu'il fallait, qu'avant huit jours, il n'existât plus en France un seul compagnon de Jéhu.

– Le délai est court.

– Le même jour, des courriers sont partis pour Lyon, pour Mâcon, pour Lons-le-Saulnier, pour Besançon et pour Genève, avec ordre aux chefs des garnisons de faire personnellement tout ce qu'ils pourraient pour arriver à notre destruction, mais, en outre, d'obéir sans réplique à M. Roland de Montrevel, aide de camp du premier consul, et de mettre à sa disposition, pour en user comme bon lui semblerait, toutes les troupes dont il pourrait avoir besoin.

– Et je puis ajouter ceci, dit Morgan, que M. Roland de Montrevel est déjà en campagne; hier, il a eu, à la prison de Bourg, une conférence avec le capitaine de gendarmerie.

– Sait-on dans quel but? demanda une voix.

– Pardieu! dit un autre, pour y retenir nos logements.

– Maintenant le sauvegarderas-tu toujours? demanda d'Assas.

– Plus que jamais.

– Ah! c'est trop fort, murmura une voix.

– Pourquoi cela? répliqua Morgan d'un ton impérieux; n'est-ce pas mon droit de simple compagnon?

– Certainement, dirent deux autres voix.

– Eh bien, j'en use, et comme simple compagnon, et comme votre capitaine.

– Si cependant, au milieu de la mêlée, une balle s'égare! dit une voix.

– Alors, ce n'est pas un droit que je réclame, ce n'est pas un ordre que je donne, c'est une prière que je fais; mes amis, promettez-moi, sur l'honneur, que la vie de Roland de Montrevel vous sera sacrée.

D'une voix unanime, tous ceux qui étaient là répondirent en étendant la main

– Sur l'honneur, nous le jurons!

– Maintenant, reprit Morgan, il s'agit d'envisager notre position sous son véritable point de vue, de ne pas nous faire d'illusions, le jour où une police intelligente se mettra à notre poursuite et nous fera véritablement la guerre, il est impossible que nous résistions: nous ruserons comme le renard, nous nous retournerons comme le sanglier, mais notre résistance sera une affaire de temps, et voilà tout: c'est mon avis du moins.

Morgan interrogea des yeux ses compagnons, et l'adhésion fut unanime: seulement, c'était le sourire sur les lèvres qu'ils reconnaissaient que leur perte était assurée.

II en était ainsi à cette étrange époque: on recevait la mort sans crainte, comme on la donnait sans émotion.

– Et maintenant, demanda Montbar, n'as-tu rien à ajouter?

– Si fait, dit Morgan; j'ai à ajouter que rien n'est plus facile que de nous procurer des chevaux ou même de partir à pied: nous sommes tous chasseurs et plus ou moins montagnards. À cheval, il nous faut six heures pour être hors de France; à pied, il nous en faut douze; une fois en Suisse, nous faisons la nique au citoyen Fouché et à sa police; voilà ce que j'avais à ajouter.

– C'est bien amusant de se moquer du citoyen Fouché, dit Adler, mais c'est bien ennuyeux de quitter la France.

– Aussi ne mettrai-je aux voix ce parti extrême qu'après que nous aurons entendu le messager de Cadoudal.

– Ah! c'est vrai, dirent deux ou trois voix, le Breton! où donc est le Breton?

– Il dormait quand je suis parti, dit Montbar.

– Et il dort encore, dit Adler en désignant du doigt un homme couché sur un lit de paille dans un renfoncement de la grotte.

On réveilla le Breton, qui se dressa sur ses genoux en se frottant les yeux d'une main et en cherchant par habitude sa carabine de l'autre.

– Vous êtes avec des amis, dit une voix, n'ayez donc pas peur.

– Peur! dit le Breton; qui donc suppose là-bas que je puisse avoir peur?