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Les compagnons de Jéhu

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– Bon! on n'est pas un voleur parce qu'on vole l'argent du gouvernement.

– C'est ton avis.

– Je crois bien, et encore que c'est l'avis de bien d'autres. Je sais bien, quant à moi, que, si j'étais juge, je ne les condamnerais pas.

– Tu boirais peut-être à leur santé?

– Ah! tout de même, ma foi, si le vin était bon.

– Je t'en défie, dit Montbar en versant dans le verre d'Antoine tout ce qui restait de la seconde bouteille.

– Vous savez le proverbe? dit le postillon.

– Lequel?

– Il ne faut pas défier un fou de faire sa folie. À la santé des compagnons de Jéhu.

– Ainsi soit-il! dit Montbar.

– Et les cinq louis? fit Antoine en reposant le verre sur la table.

– Les voilà.

– Merci; vous aurez des fontes à votre selle; mais, croyez-moi, ne mettez pas de pistolets dedans ou, si vous mettez des pistolets dedans, faites comme le père Jérôme, le conducteur de Genève, ne mettez pas de balles dans vos pistolets.

Et, sur cette recommandation philanthropique, le postillon prit congé de Montbar et descendit l'escalier en chantant d'une voix avinée.

«Le matin, je me prends, je me lève; «Dans le bois, je m'en suis allé; «J'y trouvai ma bergère qui rêve; «Doucement je la réveillai. «Je lui dis: Aimable bergère, «Un berger vous ferait-il peur? «Un berger! à moi pourquoi faire? «Taisez-vous, monsieur le trompeur.»

Montbar suivit consciencieusement le chanteur jusqu'à la fin du second couplet; mais, quelque intérêt qu'il prît à la romance de maître Antoine, la voix de celui-ci s'étant perdue dans l'éloignement; il fut obligé de faire son deuil du reste de la chanson.

XLII – LA MALLE DE CHAMBÉRY

Le lendemain, à cinq heures de laprès-midi, Antoine, pour ne point être en retard sans doute, harnachait, dans la cour de l'hôtel de la poste, les trois chevaux qui devaient enlever la malle.

Un instant après, la malle entrait au grand galop dans la cour de l'hôtel et venait se ranger sous les fenêtres de la chambre qui avait tant paru préoccuper Antoine, c'est-à-dire à trois pas de la dernière marche de l'escalier de service.

Si l'on eût pu faire, sans y avoir un intérêt positif, attention à un si petit détail, on eût remarqué que le rideau de la fenêtre s'écartait d'une façon presque imprudente pour permettre à la personne qui habitait la chambre de voir qui descendait de la malle-poste.

Il en descendit trois hommes qui, avec la hâte de voyageurs affamés, se dirigèrent vers les fenêtres ardemment éclairées de la salle commune.

À peine étaient-ils entrés, que l'on vit, par l'escalier de service, descendre un élégant postillon non chaussé encore de ses grosses bottes, mais simplement de fins escarpins par-dessus lesquels il comptait les passer.

Le postillon élégant passa les grosses bottes d'Antoine, lui glissa cinq louis dans la main, puis se tourna pour que celui-ci lui jetât sur les épaules sa houppelande, que la rigueur de la saison rendait à peu près nécessaire.

Cette toilette achevée, Antoine rentra lestement dans l'écurie, où il se dissimula dans le coin le plus obscur.

Quant à celui auquel il venait de céder sa place, rassuré sans doute par la hauteur du col de la houppelande, qui lui cachait la moitié du visage, il alla droit aux trois chevaux harnachés d'avance par Antoine, glissa une paire de pistolets à deux coups dans les arçons, et, profitant de l'isolement où était la malle- poste par le détellement des chevaux et l'éloignement du postillon de Tournus, il planta, à l'aide d'un poinçon aigu qui pouvait à la rigueur devenir un poignard, ses quatre pitons dans le bois de la malle-poste, c'est-à-dire à chaque portière, et les deux autres en regard dans le bois de la caisse.

Après quoi, il se mit à atteler les chevaux avec une promptitude et une adresse qui indiquaient un homme familiarisé depuis son enfance avec tous les détails de l'art poussé si loin de nos jours par cette honorable classe de la société que nous appelons les gentilshommes riders.

Cela fait, il attendit, calmant ses chevaux impatients à l'aide de la parole et du fouet, savamment combinés, ou employés chacun à son tour.

On connaît la rapidité avec laquelle s'exécutaient les repas des malheureux condamnés au régime de la malle-poste; la demi-heure n'était donc pas écoulée, qu'on entendit la voix du conducteur qui criait:

– Allons, citoyens voyageurs, en voiture.

Montbar se tint près de la portière, et, malgré leur déguisement, reconnut parfaitement Roland et le chef de brigade du 7e chasseurs, qui montèrent et prirent place dans l'intérieur sans faire attention au postillon.

Celui-ci referma sur eux la portière, passa le cadenas dans les deux pitons et donna un tour de clef. Puis, contournant la malle, il fit semblant de laisser tomber son fouet devant l'autre portière, passa, en se baissant, le second cadenas dans les autres pitons, lui donna un tour de clef en se relevant et, sûr que les deux officiers étaient bien verrouillés, il enfourcha son cheval en gourmandant le conducteur, qui lui laissait faire sa besogne.

En effet, le voyageur du coupé était déjà à sa place, que le conducteur débattait encore un reste de compte avec l'hôte.

– Est-ce pour ce soir, pour cette nuit, ou pour demain matin, père François? cria le faux postillon en imitant de son mieux la voix du vrai.

– C'est bon, c'est bon, on y va, répondit le conducteur.

Puis, regardant autour de lui:

– Tiens! où sont donc les voyageurs? demanda-t-il.

– Nous voilà, dirent à la fois les deux officiers, dans lintérieur de la malle, et lagent du coupé.

– La portière est bien fermée? insista le père François.

– Oh! je vous en réponds, fit Montbar.

– En ce cas, en route, mauvaise troupe! cria le conducteur tout en gravissant le marchepied, en prenant place près du voyageur et en tirant la portière après lui.

Le postillon ne se le fit pas redire; il enleva ses chevaux en enfonçant ses éperons dans le ventre du porteur et en cinglant aux deux autres un vigoureux coup de fouet. La malle-poste partit au galop.

Montbar conduisait comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie; il traversa la ville en faisant danser les vitres et trembler les maisons; jamais véritable postillon n'avait fait claquer son fouet d'une si savante manière.

À la sortie de Mâcon, il vit un petit groupe de cavaliers: c'étaient les douze chasseurs qui devaient suivre la malle sans avoir l'air de l'escorter.

Le chef de brigade passa la tête par la portière et fit signe au maréchal des logis qui les commandait.

Montbar ne parut rien remarquer; mais, au bout de cinq cents pas, tout en exécutant une symphonie avec son fouet, il retourna la tête et vit que lescorte s'était mise en marche.

– Attendez, mes petits enfants, dit Montbar, je vais vous en faire voir du pays!

Et il redoubla de coups d'éperons et de coups de fouet.

Les chevaux semblaient avoir des ailes, la malle volait sur le pavé, on eût dit le char du tonnerre qui passait.

Le conducteur s'inquiéta.

– Eh! maître Antoine, cria-t-il, est-ce que nous serions ivre par hasard?

– Ivre? ah bien oui! répondit Montbar, j'ai dîné avec une salade de betterave.

– Mais, morbleu? s'il va de ce train-là, cria Roland en passant à son tour la tête par la portière, lescorte ne pourra nous suivre.

– Tu entends ce qu'on te dit! cria le conducteur.

– Non, répondit Montbar, je n'entends pas.

– Eh bien, on te fait observer que, si tu vas de ce train-là, l'escorte ne pourra pas suivre.

– Il y a donc une escorte? demanda Montbar.

– Eh oui! puisque nous avons de largent du gouvernement.

– C'est autre chose, alors; il fallait donc dire cela tout de suite.

Mais, au lieu de ralentir sa course, la malle continua d'aller le même train, et, s'il se fit un changement, ce fut qu'elle gagna encore en vélocité.

– Tu sais que, s'il nous arrive un accident, dit le conducteur, je te casse la tête d'un coup de pistolet.

– Allons donc! fit Montbar, on les connaît vos pistolets, il n'y a pas de balles dedans.

– C'est possible, mais il y en a dans les miens! cria lagent de police.

– C'est ce qu'on verra dans l'occasion, répondit Montbar.

Et il continua sa route sans plus s'inquiéter des observations.

On traversa, avec la vitesse de l'éclair, le village de Varennes, celui de la Crèche et la petite ville de la Chapelle-de-Guinchay.

Il restait un quart de lieue, à peine, pour arriver à la Maison-

Blanche.

Les chevaux ruisselaient et hennissaient de rage en jetant l'écume par la bouche.

Montbar jeta les yeux derrière lui; à plus de mille pas de la malle-poste, les étincelles jaillissaient sous les pieds de l'escorte.

Devant lui était la déclivité de la montagne.

Il s'élança sur la pente, mais tout en rassemblant ses rênes de manière à se rendre maître des chevaux quand il voudrait.

Le conducteur avait cessé de crier, car il reconnaissait qu'il était conduit par une main habile et vigoureuse à la fois.

Seulement, de temps en temps, le chef de brigade regardait par la portière pour voir à quelle distance étaient ses hommes.

À la moitié de la pente, Montbar était maître de ses chevaux, sans avoir eu un seul moment l'air de ralentir leur course.

Il se mit alors à entonner à pleine voix le _Réveil du Peuple: _c'était la chanson des royalistes, comme la _Marseillaise _était le chant des jacobins.

– Que fait donc ce drôle-là? cria Roland en passant la tête par la portière; dites-lui donc qu'il se taise, conducteur, ou je lui envoie une balle dans les reins.

Peut-être le conducteur allait-il répéter au postillon la menace de Roland, mais il lui sembla voir une ligne noire qui barrait la route.

 

En même temps, une voix tonnante cria:

– Halte-là, conducteur!

– Postillon, passez-moi sur le ventre de ces bandits-là! cria l'agent de police.

– Bon! comme vous y allez, vous! dit Montbar. Est-ce que l'on passe comme cela sur le ventre des amis?.. Hoooh!

La malle-poste s'arrêta comme par enchantement.

– En avant! en avant! crièrent à la fois Roland et le chef de brigade, comprenant que lescorte était trop loin pour les soutenir.

– Ah! brigand de postillon! cria lagent de police en sautant à bas du coupé et en dirigeant un pistolet sur Montbar, tu vas payer pour tous.

Mais il n'avait pas achevé, que Montbar, le prévenant, faisait feu et que l'agent roulait, mortellement blessé, sous les roues de la malle.

Son doigt crispé par lagonie appuya sur la gâchette, le coup partit, mais au hasard, sans que la balle atteignît personne.

– Conducteur, criaient les deux officiers, de par tous les tonnerres du ciel, ouvrez donc!

– Messieurs, dit Morgan s'avançant, nous n'en voulons pas à vos personnes, mais seulement à l'argent du gouvernement. Ainsi donc, conducteur, les cinquante mille livres et vivement!

Deux coups de feu partis de l'intérieur furent la réponse des deux officiers, qui, après avoir vainement ébranlé les portières, essayaient vainement encore de sortir par l'ouverture des vitres.

Sans doute, un des coups de feu porta, car on entendit un cri de rage en même temps qu'un éclair illuminait la route.

Le chef de brigade poussa un soupir et tomba sur Roland. Il venait d'être tué raide.

Roland fit feu de son second pistolet, mais personne ne lui riposta.

Ses deux pistolets étaient déchargés; enfermé qu'il était, il ne pouvait se servir de son sabre et hurlait de colère.

Pendant ce temps, on forçait le conducteur, le pistolet sur la gorge, de donner l'argent; deux hommes prirent les sacs qui contenaient les cinquante mille francs et en chargèrent le cheval de Montbar, que son palefrenier lui amenait tout sellé et bridé comme à un rendez-vous de chasse.

Montbar s'était débarrassé de ses grosses bottes, et sauta en selle avec ses escarpins.

– Bien des choses au premier consul, monsieur de Montrevel! cria

Morgan.

Puis, se tournant vers ses compagnons:

– Au large, enfants, et par la route que chacun voudra. Vous connaissez le rendez-vous; à demain au soir.

– Oui, oui, répondirent dix ou douze voix.

Et toute la bande s'éparpilla comme une volée d'oiseaux, disparaissant dans la vallée sous lombre des arbres qui côtoyaient la rivière et enveloppaient la Maison-Blanche.

En ce moment, on entendit le galop des chevaux et l'escorte, attirée par les coups de feu, apparut au sommet de la montée, qu'elle descendit comme une avalanche.

Mais elle arriva trop tard: elle ne trouva plus que le conducteur assis sur le bord du fossé; les deux cadavres de l'agent de police et du chef de brigade, et Roland, prisonnier et rugissant comme un lion qui mord les barreaux de sa cage.

XLIII – LA RÉPONSE DE LORD GRENVILLE

Pendant que les événements que nous venons de raconter s'accomplissaient et occupaient les esprits et les gazettes de la province, d'autres événements, bien autrement graves, se préparaient à Paris qui allaient occuper les esprits et les gazettes du monde tout entier.

Lord Tanlay était revenu avec la réponse de son oncle lord

Grenville.

Cette réponse consistait en une lettre adressée à

M. de Talleyrand, et dans une note écrite pour le premier consul.

La lettre était conçue en ces termes:

«Downing-street, le 14 février 1800.

«Monsieur,

«J'ai reçu et mis sous les yeux du roi la lettre que vous m'avez transmise par l'intermédiaire de mon neveu lord Tanlay. Sa Majesté, ne voyant aucune raison de se départir des formes qui ont été longtemps établies en Europe pour traiter d'affaires avec les États étrangers, m'a ordonné de vous faire passer en son nom la réponse officielle que je vous envoie ci-incluse.

«J'ai l'honneur d'être avec une haute considération, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

«GRENVILLE»

La, réponse était sèche, la note précise. De plus, une lettre avait été écrite autographe par le premier consul au roi Georges, et le roi Georges, _ne se départissant point des formes établies en Europe pour traiter avec les États étrangers, _répondait par une simple note de l'écriture du premier secrétaire venu.

Il est vrai que la note était signée Grenville.

Ce n'était qu'une longue récrimination contre la France, contre l'esprit de désordre qui l'agitait, contre les craintes que cet esprit de désordre inspirait à toute l'Europe, et sur la nécessité imposée, par le soin de leur propre conservation, à tous les souverains régnants de la réprimer. En somme, c'était la continuation de la guerre.

À la lecture d'un pareil factum, les yeux de Bonaparte brillèrent de cette flamme qui précédait chez lui les grandes décisions, comme l'éclair précède la foudre.

– Ainsi, monsieur, dit-il en se retournant vers lord Tanlay, voilà tout ce que vous avez pu obtenir?

– Oui, citoyen premier consul.

– Vous n'avez donc point répété verbalement à votre oncle tout ce que je vous avais chargé de lui dire?

– Je nen ai pas oublié une syllabe.

– Vous ne lui avez donc pas dit que vous habitiez la France depuis deux ou trois ans, que vous l'aviez vue, que vous l'aviez étudiée, qu'elle était forte, puissante, heureuse, désireuse de la paix, mais préparée à la guerre?

– Je lui ai dit tout cela.

– Vous n'avez donc pas ajouté que c'est une guerre insensée que nous font les Anglais; que cet esprit de désordre dont ils parlent, et qui n'est, à tout prendre, que les écarts de la liberté trop longtemps comprimée, il fallait l'enfermer dans la France même par une paix universelle; que cette paix était le seul cordon sanitaire qui pût l'empêcher de franchir nos frontières; qu'en allumant en France le volcan de la guerre, la France, comme une lave, va se répandre sur l'étranger… L'Italie est délivrée, dit le roi d'Angleterre; mais délivrée de qui? De ses libérateurs! L'Italie est délivrée, mais pourquoi? Parce que je conquérais l'Égypte, du Delta à la troisième cataracte; l'Italie est délivrée, parce que je n'étais pas en Italie… Mais me voilà: dans un mois, je puis y être, en Italie, et, pour la reconquérir des Alpes à l'Adriatique, que me faut-il? Une bataille. Que croyez-vous que fasse Masséna en défendant Gênes? Il m'attend… Ah! les souverains de l'Europe ont besoin de la guerre pour assurer leur couronne! eh bien, milord, c'est moi qui vous le dis, je secouerai si bien l'Europe, que la couronne leur en tremblera au front. Ils ont besoin de la guerre? Attendez… Bourrienne! Bourrienne!

La porte de communication du cabinet du premier consul avec le

cabinet du premier secrétaire s'ouvrit précipitamment, et

Bourrienne parut, le visage aussi effaré que s'il eût cru que

Bonaparte appelait au secours.

Il vit celui-ci fort animé, froissant la note diplomatique d'une main et frappant de l'autre sur le bureau, et lord Tanlay calme, debout et muet à trois pas de lui.

Il comprit tout de suite que c'était la réponse de l'Angleterre qui irritait le premier consul.

– Vous m'avez appelé, général? dit-il.

– Oui, fit le premier consul; mettez vous là et écrivez.

Et, d'une voix brève et saccadée, sans chercher les mots, mais, au contraire, comme si les mots se pressaient aux portes de son esprit, il dicta la proclamation suivante:

«Soldats!

«En promettant la paix au peuple français, j'ai été votre organe; je connais votre valeur.

«Vous êtes les mêmes hommes qui conquirent le Rhin, la Hollande, l'Italie, et qui donnèrent la paix sous les murs de Vienne étonnée.

«Soldats! ce ne sont plus vos frontières qu'il faut défendre, ce sont les États ennemis qu'il faut envahir.

«Soldats! lorsqu'il en sera temps, je serai au milieu de vous, et l'Europe étonnée se souviendra que vous êtes de la race des braves!»

Bourrienne leva la tête, attendant, après ces derniers mots écrits.

– Eh bien, c'est tout, dit Bonaparte.

– Ajouterai-je, les mots sacramentels: «Vive la République?»

– Pourquoi demandez-vous cela?

– C'est que nous n'avons pas fait de proclamation depuis quatre mois, et que quelque chose pourrait être changé aux formules ordinaires.

– La proclamation est bien telle qu'elle est, dit Bonaparte; n'y ajoutez rien.

Et, prenant une plume, il écrasa plutôt qu'il n'écrivit sa signature au bas de la proclamation.

Puis, la rendant à Bourrienne:

– Que cela paraisse demain dans le Mo_niteur, _dit-il.

Bourrienne sortit, emportant la proclamation.

Bonaparte, resté avec lord Tanlay, se promena un instant de long en large, comme s'il eût oublié sa présence; mais, tout à coup, s'arrêtant devant lui:

– Milord, dit-il, croyez-vous avoir obtenu de votre oncle tout ce qu'un autre à votre place eût pu obtenir?

– Davantage, citoyen premier consul.

– Davantage! davantage!.. qu'avez-vous donc obtenu?

– Je crois que le citoyen premier consul n'a pas lu la note royale avec toute l'attention qu'elle mérite.

– Bon! fit Bonaparte, je la sais par coeur.

– Alors le citoyen premier consul n'a pas pesé l'esprit de certain paragraphe, n'en a pas pesé les mots.

– Vous croyez?

– J'en suis sûr… et, si le citoyen premier consul me permettait de lui lire le paragraphe auquel je fais allusion…

Bonaparte desserra la main dans laquelle était la note froissée, la déplia et la remit à lord Tanlay, en lui disant:

– Lisez.

Sir John jeta les yeux sur la note, qui lui paraissait familière, s'arrêta au dixième paragraphe et lut:

– «Le meilleur et le plus sûr gage de la réalité de la paix, ainsi que de sa durée, serait la restauration de cette lignée de princes qui, pendant tant de siècles, ont conservé à la nation française la prospérité au dedans, la considération et le respect au dehors. Un tel événement aurait écarté, et dans tous les temps écartera les obstacles qui se trouvent sur la voie des négociations et de la paix; il confirmerait à la France la jouissance tranquille de son ancien territoire, et procurerait à toutes les autres nations de l'Europe, par la tranquillité et la paix, cette sécurité qu'elles sont obligées maintenant de chercher par d'autres moyens.»

– Eh bien, fit Bonaparte impatient, j'avais très bien lu, et parfaitement compris. Soyez Monk, ayez travaillé pour un autre, et l'on vous pardonnera vos victoires, votre renommée, votre génie; abaissez-vous, et l'on vous permettra de rester grand!

– Citoyen premier consul, dit lord Tanlay, personne ne sait mieux que moi la différence qu'il y a de vous à Monk, et combien vous le dépassez en génie et en renommée.

– Alors, que me lisez-vous donc?

– Je ne vous lis ce paragraphe, répliqua sir John, que pour vous prier de donner à celui qui suit sa véritable valeur.

– Voyons celui qui suit, dit Bonaparte avec une impatience contenue.

Sir John continua:

– «Mais, quelque désirable que puisse être un pareil événement pour la France et pour le monde, ce n'est point à ce mode exclusivement que Sa Majesté limite la possibilité d'une pacification solide et sûre…

Sir John appuya sur ces derniers mots.

– Ah! ah! fit Bonaparte.

Et il se rapprocha vivement de sir John.

L'Anglais continua:

– «Sa Majesté n'a pas la prétention de prescrire à la France quelle sera la forme de son gouvernement ni dans quelles mains sera placée l'autorité nécessaire pour conduire les affaires d'une grande et puissante nation.»

– Relisez, monsieur, dit vivement Bonaparte.

– Relisez vous-même, répondit sir John.

Et il lui tendit la note.

Bonaparte relut.

– C'est vous, monsieur, dit-il, qui avez fait ajouter ce paragraphe?

– J'ai du moins insisté pour qu'il fût mis.

Bonaparte réfléchit.

– Vous avez raison, dit-il, il y a un grand pas de fait; le retour des Bourbons n'est plus une condition _sine qua non. _Je suis accepté non seulement comme puissance militaire, mais aussi comme pouvoir politique.

Puis, tendant la main à sir John:

– Avez-vous quelque chose à me demander, monsieur?

– La seule chose que j'ambitionne vous a été demandée par mon ami

Roland.

– Et je lui ai déjà répondu, monsieur, que je vous verrais avec plaisir devenir l'époux de sa soeur… Si j'étais plus riche, ou si vous létiez moins, je vous offrirais de la doter…

Sir John fit un mouvement.

 

– Mais je sais que votre fortune peut suffire à deux, et même, ajouta Bonaparte en souriant, peut suffire à davantage. Je vous laisse donc la joie de donner non seulement le bonheur mais encore la richesse à la femme que vous aimez.

Puis, appelant:

– Bourrienne!

Bourrienne parut.

– C'est parti, général, dit-il.

– Bien, fit le premier consul; mais ce n'est pas pour cela que je vous appelle.

– J'attends vos ordres.

– À quelque heure du jour ou de la nuit que se présente lord Tanlay, je serai heureux de le recevoir, et de le recevoir sans qu'il attende; vous entendez, mon cher Bourrienne? Vous entendez, milord?

Lord Tanlay s'inclina en signe de remerciement.

– Et maintenant, dit Bonaparte, je présume que vous êtes pressé de partir pour le château des Noires-Fontaines; je ne vous retiens pas, je n'y mets qu'une condition.

– Laquelle, général?

– C'est que, si j'ai besoin de vous pour une nouvelle ambassade…

– Ce n'est point une condition, citoyen premier consul, c'est une faveur.

Lord Tanlay s'inclina et sortit.

Bourrienne s'apprêtait à le suivre.

Mais Bonaparte, rappelant son secrétaire:

– Avons-nous une voiture attelée? demanda-t-il.

Bourrienne regarda dans la cour.

– Oui, général.

– Eh bien, apprêtez-vous; nous sortons ensemble.

– Je suis prêt, général; je n'ai que mon chapeau et ma redingote à prendre, et ils sont dans mon cabinet.

– Alors, partons, dit Bonaparte.

Et lui-même prit son chapeau et son pardessus, et, marchant le premier, descendit par le petit escalier, et fit signe à la voiture d'approcher.

Quelque hâte que Bourrienne eût mise à le suivre, il n'arriva que derrière lui.

Le laquais ouvrit la portière; Bonaparte, sauta dans la voiture.

– Où allons-nous, général? dit Bourrienne.

– Aux Tuileries, répondit Bonaparte.

Bourrienne, tout étonné, répéta l'ordre et se retourna vers le premier consul comme pour lui en demander l'explication; mais celui-ci paraissait plongé dans des réflexions, dont le secrétaire, qui à cette époque était encore lami, ne jugea pas à propos de le tirer.

La voiture partit au galop des chevaux – c'était toujours ainsi que marchait Bonaparte – et se dirigea vers les Tuileries.

Les Tuileries, habitées par Louis XVI après les journées des 5 et 6 octobre, occupées successivement par la Convention et le conseil des Cinq-Cents, étaient vides et dévastées depuis le 18 brumaire.

Depuis le 18 brumaire, Bonaparte avait plus d'une fois jeté les yeux sur cet ancien palais de la royauté, mais il était important de ne pas laisser soupçonner qu'un roi futur pût habiter le palais des rois abolis.

Bonaparte avait rapporté d'Italie un magnifique buste de Junius

Brutus; il n'avait point sa place au Luxembourg, et, vers la fin de novembre, le premier consul avait fait venir le républicain

David et lavait chargé de placer ce buste dans la galerie des

Tuileries.

Comment croire que David, lami de Marat, préparait la demeure d'un empereur futur, en plaçant dans la galerie des Tuileries le buste du meurtrier de César?

Aussi, personne non seulement ne l'avait cru, mais même ne s'en était douté.

En allant voir si le buste faisait bien dans la galerie, Bonaparte s'aperçut des dévastations commises dans le palais de Catherine de Médicis; les Tuileries n'étaient plus la demeure des rois, c'est vrai, mais elles étaient un palais national, et la nation ne pouvait laisser un de ses palais dans le délabrement.

Bonaparte fit venir le citoyen Lecomte, architecte du palais, et lui ordonna de _nettoyer _les Tuileries.

Le mot pouvait se prendre à la fois dans son acception physique et dans son acception morale.

Un devis fut demandé à l'architecte pour savoir ce que coûterait le nettoyage.

Le devis montait à cinq cent mille francs.

Bonaparte demanda si, moyennant ce nettoyage, les Tuileries pouvaient devenir le palais du gouvernement.

L'architecte répondit que cette somme suffirait, non seulement pour les remettre dans leur ancien état, mais encore pour les rendre habitables.

C'était tout ce que voulait Bonaparte, un palais habitable. Avait- il besoin, lui, républicain, du luxe de la royauté… Pour le palais _du gouvernement, il _fallait des ornements graves et sévères, des marbres, des statues; seulement, quelles seraient ces statues? C'était au premier consul de les désigner.

Bonaparte les choisit dans trois grands siècles et dans trois grandes nations: chez les Grecs, chez les Romains, chez nous et chez nos rivaux.

Chez les Grecs, il choisit Alexandre et Démosthène, le génie des conquêtes et le génie de léloquence.

Chez les Romains, il choisit Scipion, Cicéron, Caton, Brutus et César, plaçant la grande victime près du meurtrier, presque aussi grand qu'elle.

Dans le monde moderne, il choisit Gustave-Adolphe, Turenne, le grand Condé, Dugay-Trouin, Marlborough, le prince Eugène et le maréchal de Saxe; enfin, le grand Frédéric et Washington, c'est-à- dire la fausse philosophie sur le trône et la vraie sagesse fondant un État libre.

Puis il ajouta à ces illustrations guerrières, Dampierre, Dugommier et Joubert, pour prouver que, de même que le souvenir d'un Bourbon ne l'effrayait pas dans la personne du grand Condé, il n'était point envieux de la gloire de trois frères d'armes victimes d'une cause qui, d'ailleurs, n'était déjà plus la sienne.

Les choses en étaient là à l'époque où nous sommes arrivés, c'est- à-dire à la fin de février 1800; les Tuileries était nettoyées, les bustes étaient sur leurs socles, les statues sur leurs piédestaux; on n'attendait qu'une occasion favorable.

Cette occasion était arrivée: on venait de recevoir la nouvelle de la mort de Washington.

Le fondateur de la liberté des États-Unis avait cessé de vivre le 14 décembre 1799.

C'était à quoi songeait Bonaparte, lorsque Bourrienne avait reconnu à sa physionomie qu'il fallait le laisser tout entier aux réflexions qui l'absorbaient.

La voiture s'arrêta devant les Tuileries; Bonaparte en sortit avec la même vivacité qu'il y était entré, monta rapidement les escaliers, parcourut les appartements, examina plus particuliè- rement ceux qu'avaient habités Louis XVI et Marie-Antoinette.

Puis, s'arrêtant au cabinet de Louis XVI:

– Nous logerons ici, Bourrienne, dit-il tout à coup comme si celui-ci avait pu le suivre dans le labyrinthe où il s'égarait avec ce fil d'Ariane qu'on appelle la pensée; oui, nous logerons ici; le troisième consul logera au pavillon de Flore; Cambacérès restera à la Chancellerie.

– Cela fait, dit Bourrienne, que, le jour venu, vous n'en aurez qu'un à renvoyer.

Bonaparte prit Bourrienne par l'oreille.

– Allons, dit-il, pas mal!

– Et quand emménageons-nous, général? demanda Bourrienne.

– Oh! pas demain encore; car il nous faut au moins huit jours pour préparer les Parisiens à me voir quitter le Luxembourg et venir aux Tuileries.

– Huit jours, fit Bourrienne; on peut attendre.

– Surtout en s'y prenant tout de suite. Allons, Bourrienne, au

Luxembourg.

Et, avec la rapidité qui présidait à tous ses mouvements, quand il s'agissait d'intérêts graves, il repassa par la file d'appartements qu'il avait déjà visités, descendit l'escalier et sauta dans la voiture en criant:

– Au Luxembourg!

– Eh bien, eh bien, dit Bourrienne encore sous le vestibule, vous ne m'attendez pas, général?

– Traînard! fit Bonaparte.

Et la voiture partit comme elle était venue, c'est-à-dire au galop.

En rentrant dans son cabinet, Bonaparte trouva le ministre de la police qui l'attendait.

– Bon! dit-il, qu'y a-t-il donc, citoyen Fouché? vous avez le visage tout bouleversé! M'aurait-on assassiné par hasard?

– Citoyen premier consul, dit le ministre, vous avez paru attacher une grande importance à la destruction des bandes qui s'intitulent les compagnies de Jéhu.

– Oui, puisque j'ai envoyé Roland lui-même à leur poursuite. A-t- on de leurs nouvelles?

– On en a.

– Par qui?

– Par leur chef lui-même.

– Comment, par leur chef?

– Il a eu l'audace de me rendre compte de sa dernière expédition.

– Contre qui?

– Contre les cinquante mille francs que vous avez envoyés aux pères du Saint-Bernard.

– Et que sont-ils devenus?

– Les cinquante mille francs!

– Oui.

– Ils sont entre les mains des bandits, et leur chef m'annonce qu'ils seront bientôt entre celles de Cadoudal.

– Alors, Roland est tué?

– Non.

– Comment, non?

– Mon agent est tué, le chef de brigade Saint-Maurice est tué, mais votre aide de camp est sain et sauf.

– Alors, il se pendra, dit Bonaparte.

– Pour quoi faire? la corde casserait; vous connaissez son bonheur.

– Ou son malheur, oui… Où est ce rapport?

– Vous voulez dire cette lettre?