Tasuta

Les compagnons de Jéhu

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

XLV – LE CHERCHEUR DE PISTE

Le lecteur n'a pas oublié dans quelle situation l'escorte du _7e _chasseurs avait retrouvé la malle-poste de Chambéry.

La première chose dont on s'occupa fut de chercher l'obstacle qui s'opposait à la sortie de Roland; on reconnut la présence d'un cadenas, on brisa la portière.

Roland bondit hors de la voiture comme un tigre hors de sa cage.

Nous avons dit que la terre était couverte de neige.

Roland, chasseur et soldat, n'avait qu'une idée: c'était de suivre la piste des compagnons de Jéhu.

Il les avait vus s'enfoncer dans la direction de Thoissey; mais il avait pensé qu'ils n'avaient pu suivre cette direction, puisque entre cette petite ville et eux coulait la Saône, et qu'il n'y avait de ponts pour traverser la rivière qu'à Belleville et à Mâcon.

Il donna l'ordre à l'escorte et au conducteur de l'attendre sur la grande route, et, à pied, s'enfonça seul, sans songer même à recharger ses pistolets, sur les traces de Morgan et de ses compagnons.

Il ne s'était pas trompé: à un quart de lieue de la route, les fugitifs avaient trouvé la Saône; là, ils s'étaient arrêtés, avaient délibéré un instant – on le voyait au piétinement des chevaux – puis ils s'étaient séparés en deux troupes: l'une avait remonté la rivière du côté de Mâcon, l'autre l'avait descendue du côté de Belleville.

Cette division avait eu pour but évident de jeter dans le doute ceux qui les poursuivraient s'ils étaient poursuivis.

Roland avait entendu le cri de ralliement du chef: «Demain soir où vous savez.»

Il ne doutait donc pas que, quelle que fût la piste qu'il suivît, soit celle qui remontait, soit celle qui descendait la Saône, elle ne le conduisît – si la neige ne fondait pas trop vite – au lieu du rendez-vous, puisque, soit réunis, soit séparément, les compagnons de Jéhu devaient aboutir au même but.

Il revint, suivant ses propres traces, ordonna au conducteur de passer les bottes abandonnées sur la grande route par le faux postillon, de monter à cheval et de conduire la malle jusqu'au prochain relais, c'est-à-dire jusqu'à Belleville; le maréchal des logis des chasseurs et quatre chasseurs sachant écrire devaient accompagner le conducteur pour signer avec lui au procès-verbal.

Défense absolue de faire mention de lui, Roland, ni de ce qu'il était devenu, rien ne devant mettre les détrousseurs de diligences en éveil sur ses projets futurs.

Le reste de l'escorte ramènerait le corps du chef de brigade à Mâcon, et ferait, de son côté, un procès-verbal qui concorderait avec celui du conducteur, et dans lequel il ne serait pas plus question de Roland que dans l'autre.

Ces ordres donnés, le jeune homme démonta un chasseur, choisissant dans toute l'escorte le cheval qui lui paraissait le plus solide; puis il rechargea ses pistolets qu'il mit dans les fontes de sa selle à la place des pistolets d'arçon du chasseur démonté.

Après quoi, promettant au conducteur et aux soldats une prompte vengeance, subordonnée cependant à la façon dont ils lui garderaient le secret, il monta à cheval et disparut dans la même direction qu'il avait déjà suivie.

Arrivé au point où les deux troupes s'étaient séparées, il lui fallut faire un choix entre les deux pistes.

Il choisit celle qui descendait la Saône et se dirigeait vers Belleville. Il avait, pour faire ce choix, qui peut-être l'éloignait de deux ou trois lieues, une excellente raison.

D'abord, il était plus près de Belleville que de Mâcon.

Puis il avait fait un séjour de vingt-quatre heures à Mâcon, et pouvait être reconnu, tandis qu'il n'avait jamais stationné à Belleville que le temps de changer de chevaux, lorsque par hasard il y avait passé en poste.

Tous les événements que nous venons de raconter avaient pris une heure à peine; huit heures du soir sonnaient donc à l'horloge de Thoissey lorsque Roland se lança à la poursuite des fugitifs.

La route était toute tracée; cinq ou six chevaux avaient laissé leurs empreintes, sur la neige; un de ces chevaux marchait l'amble.

Roland franchit les deux ou trois ruisseaux qui coupent la prairie qu'il traversait pour arriver à Belleville.

À cent pas de Belleville, il s'arrêta: là avait eu lieu une nouvelle division: deux des six cavaliers avaient pris à droite, c'est-à-dire s'étaient éloignés de la Saône, quatre avaient pris à gauche, c'est-à-dire avaient continué leur chemin vers Belleville.

Aux premières maisons de Belleville, une troisième scission s'était opérée: trois cavaliers avaient tourné la ville; un seul avait suivi la rue.

Roland s'attacha à celui qui avait suivi la rue, bien certain de retrouver la trace des autres.

Celui qui avait suivi la rue s'était lui-même arrêté à une jolie maison entre cour et jardin, portant le n° 67. Il avait sonné; quelqu'un était venu lui ouvrir. On voyait à travers la grille les pas de la personne qui était venue lui ouvrir, puis, à côté de ces pas, une autre trace: celle du cheval, que l'on menait à l'écurie.

Il était évident qu'un des compagnons de Jéhu s'était arrêté là.

Roland, en se rendant chez le maire, en exhibant ses pouvoirs, en requérant la gendarmerie, pouvait le faire arrêter à l'instant même.

Mais ce n'était point là son but, ce n'était point un individu isolé qu'il voulait arrêter: c'était toute la troupe qu'il tenait à prendre d'un coup de filet.

Il grava dans son souvenir le n° 67 et continua son chemin.

Il traversa toute la ville, fit une centaine de pas au-delà de la dernière maison sans revoir aucune trace.

Il allait retourner sur ses pas; mais il songea que ces traces, si elles devaient reparaître, reparaîtraient à la tête du pont seulement.

En effet, à la tête du pont, il reconnut la piste de ses trois chevaux. C'étaient bien les mêmes: un des chevaux marchait l'amble.

Roland galopa sur la voie même de ceux qu'il poursuivait. En arrivant à Monceaux, même précaution; les trois cavaliers avaient tourné le village; mais Roland était trop bon limier pour s'inquiéter de cela; il suivit son chemin, et, à l'autre bout de Monceaux il retrouva les traces des fugitifs.

Un peu avant Châtillon, un des trois chevaux quittait la route, prenait à droite, et se dirigeait vers un petit château situé sur une colline, à quelques de la route de Châtillon à Trévoux.

Cette fois, les cavaliers restants, croyant avoir assez fait pour dépister ceux qui auraient eu envie de les suivre, avaient tranquillement traversé Châtillon et pris la route de Neuville.

La direction suivie par les fugitifs réjouissait fort Roland; ils se rendaient évidemment à Bourg: s'ils ne s'y fussent pas rendus, ils eussent pris la route de Marlieux.

Or, Bourg était le quartier général qu'avait choisi lui-même Roland pour en faire le centre de ses opérations; Bourg, c'était sa ville à lui, et, avec cette sûreté des souvenirs de l'enfance, il connaissait jusqu'au moindre buisson, jusqu'à la moindre masure, jusqu'à la moindre grotte des environs.

À Neuville, les fugitifs avaient tourné le village.

Roland ne s'inquiéta pas de cette ruse déjà connue et éventée: seulement, de l'autre côté de Neuville, il ne retrouva plus que la trace d'un seul cheval.

Mais il n'y avait pas à s'y tromper: c'était celui qui marchait l'amble.

Sûr de retrouver la trace qu'il abandonnait pour un instant,

Roland remonta la piste.

Les deux amis s'étaient séparés à la route de Vannas; l'un l'avait suivie, l'autre avait contourné le village, et, comme nous l'avons dit, était revenu prendre la route de Bourg.

C'était celui-là qu'il fallait suivre; d'ailleurs, l'allure de son cheval donnait une facilité de plus à celui qui le poursuivait, puisque son pas ne pouvait se confondre avec un autre pas.

Puis il prenait la route de Bourg, et, de Neuville à Bourg, il n'y avait d'autre village que Saint-Denis.

Au reste, il n'était pas probable que le dernier des fugitifs allât plus loin que Bourg.

Roland se remit sur la voie avec d'autant plus d'acharnement, qu'il approchait visiblement du but. En effet, le cavalier n'avait pas tourné Bourg, il s'était bravement engagé dans la ville.

Là, il parut à Roland que le cavalier avait hésité sur le chemin qu'il devait suivre, à moins que l'hésitation ne fût une ruse pour faire perdre sa trace.

Mais, au bout de dix minutes employées à suivre ces tours et ces détours, Roland fut sûr de son fait; ce n'était point une ruse, c'était de l'hésitation.

Les pas d'un homme à pied venaient par une rue transversale; le cavalier et lhomme à pied avaient conféré un instant; puis le cavalier avait obtenu du piéton qu'il lui servît de guide. On voyait, à partir de ce moment, des pas d'homme côtoyant les pas de l'animal.

Les uns et les autres aboutissaient à l'auberge de la Belle-Alliance.

Roland se rappela que c'était à cette auberge qu'on avait ramené le cheval blessé après l'attaque des Carronnières.

Il y avait, selon toute probabilité, connivence entre l'aubergiste et les compagnons de Jéhu.

Au reste, selon toute probabilité encore, le voyageur de la _Belle-Alliance _y resterait jusqu'au lendemain soir. Roland sentait à sa propre fatigue que celui-ci devait avoir besoin de se reposer.

Et Roland, pour ne point forcer son cheval et aussi pour reconnaître la route suivie, avait mis six heures à faire les douze lieues.

Trois heures sonnaient au clocher tronqué de Notre-Dame.

Qu'allait faire Roland? S'arrêter dans quelque auberge de la ville? Impossible; il était trop connu à Bourg; d'ailleurs son cheval, équipé d'une chabraque de chasseur, donnerait des soupçons.

Une des conditions de son succès était que sa présence à Bourg fût complètement ignorée.

Il pouvait se cacher au château des Noires-Fontaines, et là, se tenir en observation; mais serait-il sûr de la discrétion des domestiques?

 

Michel et Jacques se tairaient, Roland était sûr d'eux; Amélie se tairait; mais Charlotte, la fille du geôlier, ne bavarderait-elle point?

Il était trois heures du matin, tout le monde dormait; le plus sûr pour le jeune homme était de se mettre en communication avec Michel.

Michel trouverait bien moyen de le cacher.

Au grand regret de sa monture, qui avait sans doute flairé une auberge, Roland lui fit tourner bride et prit la route de Pont- d'Ain.

En passant devant léglise de Brou, il jeta un regard sur la caserne des gendarmes. Selon toute probabilité, les gendarmes et leur capitaine dormaient du sommeil des justes.

Roland traversa la petite aile de forêt qui enjambait par-dessus la route. La neige amortissait le bruit des pas de son cheval.

En débouchant de l'autre côté, il vit deux hommes qui longeaient le fossé en portant un chevreuil suspendu à un petit arbre par ses quatre pattes liées.

Il lui sembla reconnaître la tournure de ces hommes.

Il piqua son cheval pour les rejoindre.

Les deux hommes avaient l'oreille au guet; ils se retournèrent, virent un cavalier qui semblait en vouloir à eux; ils jetèrent l'animal dans le fossé, et s'enfuirent à travers champs, pour regagner la forêt de Seillon.

– Hé! Michel! cria Roland de plus en plus convaincu qu'il avait affaire à son jardinier.

Michel s'arrêta court; l'autre homme continua de gagner aux champs.

– Hé! Jacques! cria Roland.

L'autre homme s'arrêta.

S'ils étaient reconnus, inutile de fuir; d'ailleurs, l'appel n'avait rien d'hostile: la voix était plutôt amie que menaçante.

– Tiens! fit Jacques, on dirait M. Roland.

– Et que c'est lui tout de même, dit Michel.

Et les deux hommes, au lieu de continuer à fuir vers le bois, revinrent vers la grande route.

Roland n'avait point entendu ce qu'avaient dit les deux braconniers, mais il l'avait deviné.

– Eh! pardieu, oui, c'est moi! cria-t-il.

Au bout d'un instant, Michel et Jacques étaient près de lui.

Les interrogations du père et du fils se croisèrent, et il faut convenir qu'elles étaient motivées.

Roland en bourgeois, monté sur un cheval de chasseur, à trois heures du matin, sur la route de Bourg aux Noires-Fontaines.

Le jeune officier coupa court aux questions.

– Silence, braconniers! dit-il; que l'on mette ce chevreuil en croupe derrière moi et que l'on s'achemine vers la maison; tout le monde doit ignorer ma présence aux Noires-Fontaines, même ma soeur.

Roland parlait avec la fermeté d'un militaire, et chacun savait que, lorsqu'une fois il avait donné un ordre, il n'y avait point à répliquer.

On ramassa le chevreuil, on le mit en croupe derrière Roland, et les deux hommes, prenant le grand trot, suivirent le petit trot du cheval.

Il restait à peine un quart de lieue à faire.

Il se fit en dix minutes.

À cent pas du château, Roland s'arrêta.

Les deux hommes furent envoyés en éclaireurs, pour s'assurer que tout était calme.

L'exploration achevée, ils firent signe à Roland de venir.

Roland vint, descendit de cheval, trouva la porte du pavillon ouverte et entra.

Michel conduisit le cheval à l'écurie et porta le chevreuil à l'office; car Michel appartenait à cette honorable classe de braconniers qui tuent le gibier pour le plaisir de le tuer, et non pour l'intérêt de le vendre.

Il ne fallait s'inquiéter ni du cheval ni du chevreuil; Amélie ne se préoccupait pas plus de ce qui se passait à l'écurie que de ce qu'on lui servait à table.

Pendant ce temps, Jacques allumait du feu.

En revenant, Michel apporta un reste de gigot et une demi-douzaine d'oeufs destinés à faire une omelette; Jacques prépara un lit dans un cabinet.

Roland se réchauffa et soupa sans prononcer une parole.

Les deux hommes le regardaient avec un étonnement qui n'était point exempt d'une certaine inquiétude.

Le bruit de l'expédition de Seillon s'était répandu, et l'on disait tout bas que c'était Roland qui l'avait dirigée.

Il était évident qu'il revenait pour quelque expédition du même genre.

Lorsque Roland eut soupé, il releva la tête et appela Michel.

– Ah! tu étais là? fit Roland.

– J'attendais les ordres de monsieur.

– Voici mes ordres; écoute-moi bien.

– Je suis tout oreilles.

– Il s'agit de vie et de mort; il s'agit de plus encore: il s'agit de mon honneur.

– Parlez, monsieur Roland.

Roland tira sa montre.

– Il est cinq heures. À l'ouverture de l'auberge de la _Belle- Alliance, _tu seras là comme si tu passais, tu t'arrêteras à causer avec celui qui t'ouvrira.

– Ce sera probablement Pierre.

– Pierre ou un autre, tu sauras de lui quel est le voyageur qui est arrivé chez son maître sur un cheval marchant l'amble; tu sais ce que c'est, l'amble?

– Parbleu! c'est un cheval qui marche comme les ours, les deux jambes du même côté à la fois.

– Bravo… Tu pourras bien savoir aussi, n'est-ce pas, si le voyageur est disposé à partir ce matin, ou s'il paraît devoir passer la journée à l'hôtel?

– Pour sûr je le saurai.

– Eh bien, quand tu sauras tout cela, tu viendras me le dire; mais le plus grand silence sur mon séjour ici. Si l'on te demande de mes nouvelles, on a reçu une lettre de moi hier; je suis à Paris, près du premier consul.

– C'est convenu.

Michel partit. Roland se coucha et s'endormit, laissant à Jacques la garde du pavillon.

Lorsque Roland se réveilla, Michel était de retour.

Il savait tout ce que son maître lui avait recommandé de savoir.

Le cavalier arrivé dans la nuit devait repartir dans la soirée, et, sur le registre des voyageurs que chaque aubergiste était forcé de tenir régulièrement à cette époque, on avait écrit:

«Samedi, 30 pluviôse, dix _heures du soir: _le citoyen Valensolle, arrivant de Lyon, allant à Genève.»

Ainsi l'alibi était préparé, puisque le registre faisait foi que le citoyen Valensolle était arrivé à dix heures du soir et qu'il était impossible qu'il eût arrêté, à huit heures et demie, la malle à la Maison-Blanche, et qu'il fût entré à dix heures à l'hôtel de la Belle-Alliance.

Mais ce qui préoccupa le plus Roland, c'est que celui qu'il avait suivi une partie de la nuit, et dont il venait de découvrir la retraite et le nom, n'était autre que le témoin d'Alfred de Barjols, tué par lui en duel à la fontaine de Vaucluse, témoin qui, selon toute probabilité, avait joué le rôle du fantôme dans la chartreuse du Seillon.

Les compagnons de Jéhu n'étaient donc pas des voleurs ordinaires, mais, au contraire, comme le bruit en courait, des gentilshommes de bonne famille, qui, tandis que les nobles bretons risquaient leur vie dans l'Ouest pour la cause royaliste, affrontaient, de leur côté, l'échafaud pour faire passer aux combattants l'argent recueilli à l'autre bout de la France dans leurs hasardeuses expéditions.

XLVI – UNE INSPIRATION

Nous avons vu que, dans la poursuite qu'il avait faite la nuit précédente, Roland eût pu faire arrêter un ou deux de ceux qu'il poursuivait.

Il pouvait en faire autant de M. de Valensolle, qui, probablement, faisait ce qu'avait fait Roland, c'est-à-dire prenait un jour de repos après une nuit de fatigue.

Il lui suffisait, pour cela, d'écrire un petit mot au capitaine de gendarmerie, ou au chef de brigade de dragons qui avait fait avec lui l'expédition de Seillon: leur honneur était engagé dans l'affaire; on cernait M. de Valensolle dans son lit, on en était quitte pour deux coups de pistolet, c'est-à-dire pour deux hommes tués ou blessés, et M. de Valensolle était pris.

Mais l'arrestation de M. de Valensolle donnait l'éveil au reste de la troupe, qui se mettait à l'instant même en sûreté en traversant la frontière.

Il valait donc mieux s'en tenir à la première idée de Roland, c'est-à-dire temporiser, suivre les différentes pistes qui devaient converger à un même centre, et, au risque d'un véritable combat, jeter le filet sur toute la compagnie.

Pour cela, il ne fallait point arrêter M. de Valensolle; il fallait continuer de le suivre dans son prétendu voyage à Genève, qui n'était, vraisemblablement, qu'un prétexte pour dérouter les investigations.

Il fut convenu cette fois que Roland, qui, si bien déguisé qu'il fût, pouvait être reconnu, resterait au pavillon, et que ce seraient Michel et Jacques qui, pour cette nuit, détourneraient le gibier. Selon toute probabilité, M. de Valensolle ne se mettrait en voyage qu'à la nuit close.

Roland se fit renseigner sur la vie que menait sa soeur depuis le départ de sa mère.

Depuis le départ de sa mère, Amélie n'avait pas une seule fois quitté le château des Noires-Fontaines. Ses habitudes étaient les mêmes, moins les sorties habituelles qu'elle faisait avec madame de Montrevel.

Elle se levait à sept ou huit heures du matin, dessinait ou faisait de la musique jusqu'au déjeuner; après le déjeuner, elle lisait ou s'occupait de quelque ouvrage de tapisserie, ou bien encore profitait d'un rayon de soleil pour descendre jusqu'à la rivière avec Charlotte; parfois elle appelait Michel, faisait détacher la petite barque, et, bien enveloppée dans ses fourrures, remontait la Reyssouse jusqu'à Montagnac ou la descendait jusqu'à Saint-Just, puis rentrait sans jamais avoir parlé à personne; dînait; après son dîner, montait dans sa chambre avec Charlotte, et, à partir de ce moment, ne paraissait plus.

À six heures et demie, Michel et Jacques pouvaient donc décamper sans que personne au monde s'inquiétât de ce qu'ils étaient devenus.

À six heures, Michel et Jacques prirent leurs blouses, leurs carniers, leurs fusils, et partirent.

Ils avaient reçu leurs instructions.

Suivre le cheval marchant l'amble jusqu'à ce qu'on sût où il menait son cavalier, ou jusqu'à ce que l'on perdît sa trace.

Michel devait aller s'embusquer en face de la ferme de la Belle- Alliance; Jacques, se placer à la patte-d'oie que forment, en sortant de Bourg, les trois routes de Saint-Amour, de Saint-Claude et de Nantua.

Cette dernière est en même temps celle de Genève.

Il était évident qu'à moins de revenir sur ses pas, ce qui n'était pas probable, M. de Valensolle prendrait une de ces trois routes.

Le père partit d'un côté, le fils de l'autre.

Michel remonta vers la ville par la route de Pont-d'Ain, en passant devant l'église de Brou.

Jacques traversa la Reyssouse, suivit la rive droite de la petite rivière, et se trouva, en appuyant d'une centaine de pas hors du faubourg, à l'angle aigu que faisaient les trois routes en aboutissant à la ville.

Au même moment, à peu près, où le fils prenait son poste, le père devait être arrivé au sien.

En ce moment encore, c'est-à-dire vers sept heures du soir, interrompant la solitude et le silence accoutumés du château des Noires-Fontaines, une voiture de poste s'arrêtait devant la grille, et un domestique en livrée tirait la chaîne de fer de la sonnette.

C'eût été l'office de Michel d'ouvrir, mais Michel était où vous savez.

Amélie et Charlotte comptaient probablement sur lui, car le tintement de la cloche se renouvela trois fois sans que personne vînt ouvrir.

Enfin, la femme de chambre parut au haut de l'escalier. Elle s'approcha timidement, appelant Michel.

Michel ne répondit point.

Enfin, protégée par la grille, Charlotte se hasarda à s'approcher.

Malgré l'obscurité, elle reconnut le domestique.

– Ah! c'est vous, monsieur James? s'écria-t-elle un peu rassurée.

James était le domestique de confiance de sir John.

– Oh! oui, dit le domestique, ce était moi, mademoiselle

Charlotte, ou plutôt ce était milord.

En ce moment, la portière s'ouvrit et l'on entendit la voix de sir

John qui disait:

– Mademoiselle Charlotte, veuillez dire à votre maîtresse que j'arrive de Paris et que je viens m'inscrire chez elle, non pas pour être reçu ce soir, mais pour lui demander la permission de me présenter demain, si elle veut bien m'accorder cette faveur; demandez-lui l'heure à laquelle je serai le moins indiscret.

Mademoiselle Charlotte avait une grande considération pour milord; aussi s'empressa-t-elle de s'acquitter de la commission.

Cinq minutes après, elle revenait annoncer à milord qu'il serait revu le lendemain, de midi à une heure.

Roland savait ce que venait faire milord; dans son esprit, le mariage était décidé, et sir John était son beau-frère.

Il hésita un instant pour savoir s'il se ferait reconnaître à lui et s'il le mettrait de moitié dans ses projets; mais il réfléchit que lord Tanlay n'était pas homme à le laisser opérer seul. Il avait une revanche à prendre avec les compagnons de Jéhu; il voudrait accompagner Roland dans l'expédition, quelle qu'elle fût. L'expédition, quelle qu'elle fût, serait dangereuse, et il pourrait lui arriver malheur.

 

La chance qui accompagnait Roland – et Roland l'avait éprouvé – ne s'étendait point à ses amis; sir John, grièvement blessé, en était revenu à grand-peine; le chef de brigade des chasseurs avait été tué roide.

Il laissa donc sir John s'éloigner sans donner signe d'existence.

Quant à Charlotte, elle ne parut nullement étonnée que Michel n'eût point été là pour ouvrir; on était évidemment habitué à ses absences, et ces absences ne préoccupaient ni la femme de chambre ni sa maîtresse.

Au reste, Roland s'expliqua cette espèce d'insouciance; Amélie, faible devant une douleur morale, inconnue à Roland, qui attribuait à de simples crises nerveuses les variations de caractère de sa soeur, Amélie eût été grande et forte devant un danger réel.

De là sans doute venait le peu de crainte que les deux jeunes filles avaient à rester seules dans un château isolé, et sans autres gardiens que deux hommes qui passaient leurs nuits à braconner.

Quant à nous, nous savons comment Michel et son fils, en s'éloignant, servaient les désirs d'Amélie bien mieux qu'en restant au château; leur absence faisait le chemin libre à Morgan, et c'était tout ce que demandait Amélie.

La soirée et une partie de la nuit s'écoulèrent sans que Roland eût aucune nouvelle.

Il essaya de dormir, mais dormit mal; il croyait, à chaque instant, entendre rouvrir la porte.

Le jour commençait en réalité de percer à travers les volets lorsque la porte s'ouvrit.

C'étaient Michel et Jacques qui rentraient.

Voici ce qui s'était passé.

Chacun s'était rendu à son poste: Michel à la porte de l'auberge,

Jacques à la patte-d'oie.

À vingt pas de l'auberge, Michel avait trouvé Pierre; en trois mots, il s'était assuré que M. de Valensolle était toujours à l'auberge; celui-ci avait annoncé qu'ayant une longue route à faire, il laisserait reposer son cheval et ne partirait que dans la nuit.

Pierre ne doutait point que le voyageur ne partît pour Genève, comme il l'avait dit.

Michel proposa à Pierre de boire un verre de vin; s'il manquait l'affût du soir, il lui resterait l'affût du matin.

Pierre accepta. Dès lors Michel était bien sûr d'être prévenu; Pierre était garçon d'écurie: rien ne pouvait se faire, dans le département dont il était chargé, sans qu'il en eût avis.

Cet avis, un gamin attaché à l'hôtel promit de le lui donner, et reçut en récompense, de Michel, trois charges de poudre pour faire des fusées.

À minuit, le voyageur n'était pas encore parti; on avait bu quatre bouteilles de vin, mais Michel s'était ménagé: sur ces quatre bouteilles, il avait trouvé moyen d'en vider trois dans le verre de Pierre, où, bien entendu, elles n'étaient pas restées.

À minuit, Pierre rentra pour s'informer; mais alors qu'allait faire Michel? le cabaret fermait, et Michel avait encore quatre heures à attendre jusqu'à l'affût du matin.

Pierre offrit à Michel un lit de paille dans l'écurie; il aurait chaud et serait doucement couché.

Michel accepta.

Les deux amis entrèrent par la grande porte, bras dessus, bras dessous; Pierre trébuchait, Michel faisait semblant de trébucher.

À trois heures du matin, le domestique de l'hôtel appela Pierre.

Le voyageur voulait partir.

Michel prétexta que l'heure de l'affût était arrivée, et se leva.

Sa toilette n'était pas longue à faire: il s'agissait de secouer la paille qui pouvait s'être attachée à sa blouse, à son carnier ou à ses cheveux.

Après quoi, Michel prit congé de son ami Pierre et alla s'embusquer au coin d'une rue.

Un quart d'heure après, la porte s'ouvrit, un cavalier sortit de l'hôtel: le cheval de ce cavalier marchait l'amble.

C'était bien M. de Valensolle.

Il prenait les rues qui conduisaient à la route de Genève.

Michel le suivait sans affectation, en sifflant un air de chasse.

Seulement, Michel ne pouvait courir, il eût été remarqué; il résulta de cette difficulté qu'en un instant il eut perdu de vue M. de Valensolle.

Restait Jacques, qui devait attendre le jeune homme à la patte- d'oie.

Mais Jacques était à la patte-d'oie depuis plus de six heures, par une nuit d'hiver, avec un froid de cinq ou six degrés!

Jacques avait-il eu le courage de rester six heures les pieds dans la neige, à battre la semelle contre les arbres de la route?

Michel prit au galop par les rues et ruelles, raccourcissant le chemin; mais cheval et cavalier, quelque hâte qu'il y eût mise, avaient été plus vite que lui.

Il arriva à la patte-d'oie.

La route était solitaire.

La neige, foulée pendant toute la journée de la veille, qui était un dimanche, ne permettait pas de suivre la trace du cheval, perdue dans la boue du chemin.

Aussi Michel ne s'inquiéta-t-il point de la trace du cheval; c'était chose inutile, c'était du temps perdu.

Il s'occupa de savoir ce qu'avait fait Jacques.

Son coup d'oeil de braconnier le mit bientôt sur la voie.

Jacques avait stationné au pied d'un arbre; combien de temps? Cela était difficile à dire, assez longtemps, en tout cas, pour avoir froid: la neige était battue par ses gros souliers de chasse.

Il avait essayé de se réchauffer en marchant de long en large.

Puis, tout à coup, il s'était souvenu qu'il y avait, de l'autre côté de la route, une de ces petites huttes bâties avec de la terre, où les cantonniers vont chercher un abri contre la pluie.

Il avait descendu le fossé, avait traversé le chemin; on pouvait suivre sur les bas côtés la trace perdue un instant sur le milieu de la route.

Cette trace formait une diagonale allant droit à la hutte.

Il était évident que c'était dans cette hutte que Jacques avait passé la nuit.

Maintenant, depuis quand en était-il sorti? et pourquoi en était- il sorti?

Depuis quand il en était sorti? La chose n'était guère appréciable, tandis qu'au contraire le piqueur le plus malhabile eût reconnu pourquoi il en était sorti.

Il en était sorti pour suivre M. de Valensolle.

Le même pas qui avait abouti à la hutte en sortait et s'éloignait dans la direction de Ceyzeriat.

Le cavalier avait donc bien réellement pris la route de Genève: le pas de Jacques le disait clairement.

Ce pas était allongé comme celui d'un homme qui court, et il suivait, en dehors du fossé, du côté des champs, la ligne d'arbres qui pouvait le dérober à la vue du voyageur.

En face d'une auberge borgne, d'une de ces auberges au-dessus de la porte cochère desquelles sont écrits ces mots: _Ici on donne à boire et à manger, loge à pied et à cheval, _les pas s'arrêtaient.

Il était évident que le voyageur avait fait halte dans cette auberge, puisque à vingt pas de là Jacques avait fait lui-même halte derrière un arbre.

Seulement, au bout d'un instant, probablement quand la porte s'était refermée sur le cavalier et le cheval, Jacques avait quitté son arbre, avait traversé la route, cette fois avec hésitation, et à petits pas, et s'était dirigé non point vers la porte, mais vers la fenêtre.

Michel emboîta son pas dans celui de son fils, et arriva à la fenêtre; à travers le volet mal joint, on pouvait, quand l'intérieur était éclairé, voir dans l'intérieur; mais alors l'intérieur était sombre, et l'on ne voyait rien.

C'était pour voir dans lintérieur que Jacques s'était approché de la fenêtre; sans doute l'intérieur avait été éclairé un instant, et Jacques avait vu.

Où était-il allé en quittant la fenêtre?

Il avait tourné autour de la maison en longeant le mur; on pouvait aisément le suivre dans cette excursion: la neige était vierge.

Quant à son but en contournant la maison, il n'était pas difficile à deviner. Jacques, en garçon de sens, avait bien pensé que le cavalier n'était point parti à trois heures du matin, en disant qu'il allait à Genève, pour s'arrêter à un quart de lieue du bourg dans une pareille auberge.

Il avait dû sortir par quelque porte de derrière.

Jacques contournait donc la muraille dans lespérance de retrouver de l'autre côté de la maison, la trace du cheval ou tout au moins celle du cavalier.

En effet, à partir d'une petite porte de derrière donnant sur la forêt qui s'étend de Cotrez à Ceyzeriat, on pouvait suivre une trace de pas s'avançant en ligne directe vers la lisière du bois.