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Les compagnons de Jéhu

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– Écoute, écoute, dit celui-ci.

Amélie prêta l'oreille à son tour.

Il lui sembla entendre des détonations successives comme un pétillement de mousqueterie.

Cela venait du côté de Ceyzeriat.

– Oh! s'écria Morgan, j'avais bien raison de douter de mon bonheur jusqu'au dernier moment! Mes amis sont attaqués! Amélie, adieu, adieu!

– Comment! adieu? s'écria Amélie pâlissante; tu me quittes?

Le bruit de la fusillade devint plus distinct.

– N'entends-tu pas? Ils se battent, et je ne suis pas là pour me battre avec eux!

Fille et soeur de soldat, Amélie comprit tout, et n'essaya point de résister.

– Va, dit-elle en laissant tomber ses bras; tu avais raison, nous sommes perdus.

Le jeune homme poussa un cri de rage, saisit une seconde fois la jeune fille, la serra sur sa poitrine, comme s'il voulait l'étouffer; puis, bondissant du haut en bas du perron, et s'élançant dans la direction de la fusillade avec la rapidité du daim poursuivi par les chasseurs:

– Me voilà, amis! cria-t-il, me voilà!

Et il disparut comme une ombre sous les grands arbres du parc.

Amélie tomba à genoux, les bras étendus vers lui, mais sans avoir la force de le rappeler; ou, si elle le rappela, ce fut d'une voix si faible que Morgan ne lui répondit point, et ne ralentit point sa course pour lui répondre.

XLIX – LA REVANCHE DE ROLAND

On devine ce qui s'était passé.

Roland n'avait point perdu son temps avec le capitaine de gendarmerie et le colonel de dragons.

Ceux-ci, de leur côté, n'avaient pas oublié qu'ils avaient une revanche à prendre.

Roland avait découvert au capitaine de gendarmerie le passage souterrain qui communiquait de l'église de Brou à la grotte de Ceyzeriat.

À neuf heures du soir, le capitaine et les dix-huit hommes qu'il avait sous ses ordres devaient entrer dans l'église, descendre dans le caveau des ducs de Savoie, et fermer de leurs baïonnettes la communication des carrières avec le souterrain.

Roland, à la tête de vingt dragons, devait envelopper le bois, le battre en resserrant le demi-cercle, afin que les deux ailes de ce demi-cercle vinssent aboutir à la grotte de Ceyzeriat.

À neuf heures, le premier mouvement devait être fait de ce côté, se combinant avec celui du capitaine de gendarmerie.

On a vu, par les paroles échangées entre Amélie et Morgan, quelles étaient pendant ce temps les dispositions des compagnons de Jéhu.

Les nouvelles arrivées à la fois de Mittau et de Bretagne avaient mis tout le monde à l'aise; chacun se sentait libre et, comprenant que l'on faisait une guerre désespérée, était joyeux de sa liberté.

Il y avait donc réunion complète dans la grotte de Ceyzeriat, presque une fête; à minuit, tous se séparaient, et chacun, selon les facilités qu'il pouvait avoir de traverser la frontière, se mettait en route pour quitter la France.

On a vu à quoi leur chef occupait ses derniers instants.

Les autres, qui n'avaient point les mêmes liens de coeur, faisaient ensemble dans le carrefour, splendidement éclairé, un repas de séparation et d'adieu: car, une fois hors de la France, la Vendée et la Bretagne pacifiées, l'armée de Condé détruite, où se retrouveraient-ils sur la terre étrangère? Dieu le savait!

Tout à coup, le retentissement d'un coup de fusil arriva jusqu'à eux.

Comme par un choc électrique, chacun fut debout.

Un second coup de fusil se fit entendre.

Puis, dans les profondeurs de la carrière, ces deux mots pénétrèrent, frissonnant comme les ailes d'un oiseau funèbre:

– Aux armes!

Pour des compagnons de Jéhu, soumis à toutes les vicissitudes d'une vie de bandits, le repos d'un instant n'était jamais la paix.

Poignards, pistolets et carabines étaient toujours à la portée de la main. Au cri poussé, selon toute probabilité, par la sentinelle, chacun sauta sur ses armes et resta le cou tendu, la poitrine haletante, l'oreille ouverte.

Au milieu du silence, on entendit le bruit d'un pas aussi rapide que pouvait le permettre l'obscurité dans laquelle le pas s'enfonçait.

Puis, dans le rayon de lumière projeté par les torches et par les bougies, un homme apparut.

– Aux armes! cria-t-il une seconde, fois, nous sommes attaqués!

Les deux coups que l'on avait entendus étaient la double détonation du fusil de chasse de la sentinelle.

C'était elle qui accourait, son fusil encore fumant à la main.

– Où est Morgan? crièrent vingt voix.

– Absent, répondit Montbar, et, par conséquent, à moi le commandement! Éteignez tout, et en retraite sur l'église; un combat est inutile maintenant, et le sang versé serait du sang perdu.

On obéit avec cette promptitude qui indique que chacun apprécie le danger.

Puis on se serra dans l'obscurité.

Montbar, à qui les détours du souterrain étaient aussi bien connus qu'à Morgan, se chargea de diriger la troupe, et s'enfonça, suivi de ses compagnons, dans les profondeurs de la carrière. Tout à coup, il lui sembla entendre à cinquante pas devant lui un commandement prononcé à voix basse, puis le claquement d'un certain nombre de fusils que l'on arme.

Il étendit les deux bras en murmurant à son tour le mot: «Halte!»

Au même instant, on entendit distinctement le commandement: «Feu!»

Ce commandement n'était pas prononcé, que le souterrain s'éclaira avec une détonation terrible.

Dix carabines venaient de faire feu à la fois.

À la lueur de cet éclair, Montbar et ses compagnons purent apercevoir et reconnaître l'uniforme des gendarmes.

– Feu! cria à son tour Montbar.

Sept ou huit coups de fusil retentirent à ce commandement.

La voûte obscure s'éclaira de nouveau.

Deux compagnons de Jéhu gisaient sur le sol, l'un tué raide, l'autre blessé mortellement.

– La retraite est coupée, dit Montbar; volte-face, mes amis; si nous avons une chance, cest du côté de la forêt.

Le mouvement se fit avec la régularité d'une manoeuvre militaire.

Montbar se retrouva à la tête de ses compagnons, et revint sur ses pas.

En ce moment, les gendarmes firent feu une seconde fois.

Personne ne riposta: ceux qui avaient déchargé leurs armes les rechargèrent; ceux qui n'avaient pas tiré se tenaient prêts pour la véritable lutte, qui allait avoir lieu à l'entrée de la grotte.

Un ou deux soupirs indiquèrent seuls que cette riposte de la gendarmerie n'était point sans résultat.

Au bout de cinq minutes, Montbar s'arrêta.

On était revenu à la hauteur du carrefour, à peu près.

– Tous les fusils et tous les pistolets sont-ils chargés? demanda-t-il.

– Tous, répondirent une douzaine de voix.

– Vous vous rappelez le mot d'ordre pour ceux de nous qui tomberont entre les mains de la justice: nous appartenons aux bandes de M. Teyssonnet; nous sommes venus pour recruter des hommes à la cause royaliste; nous ne savons pas ce que l'on veut dire quand on nous parle des malles-poste et des diligences arrêtées.

– C'est convenu.

– Dans l'un ou l'autre cas, c'est la mort, nous le savons bien; mais c'est la mort du soldat au lieu de la mort des voleurs, la fusillade au lieu de la guillotine.

– Et la fusillade, dit une voix railleuse, nous savons ce que c'est. Vive la fusillade!

– En avant, mes amis, dit Montbar, et vendons-leur notre vie ce qu'elle vaut, c'est-à-dire le plus cher possible.

– En avant! répétèrent les compagnons.

Et aussi rapidement qu'il était possible de le faire dans les ténèbres, la petite troupe se remit en marche, toujours conduite par Montbar.

À mesure qu'ils avançaient, Montbar respirait une odeur de fumée qui linquiétait.

En même temps, se reflétaient sur les parois des murailles et aux angles des piliers, certaines lueurs qui indiquaient qu'il se passait quelque chose d'insolite vers louverture de la grotte.

– Je crois que ces gredins-là nous enfument, dit Montbar.

– J'en ai peur, répondit Adler.

– Ils croient avoir affaire à des renards.

– Oh! répondit la même voix, ils verront bien à nos griffes que nous sommes des lions.

La fumée devenait de plus en plus épaisse, la lueur de plus en plus vive.

On arriva au dernier angle.

Un amas de bois sec avait été allumé dans l'intérieur de la carrière, à une cinquantaine de pas de son ouverture, non pas pour enfumer, mais pour éclairer.

À la lumière répandue par le foyer incandescent, on voyait reluire à l'entrée de la grotte les armes des dragons.

À dix pas en avant d'eux, un officier attendait, appuyé sur sa carabine, non seulement exposé à tous les coups, mais semblant les provoquer.

C'était Roland.

Il était facile à reconnaître: il avait jeté loin de lui son chapeau, sa tête était nue, et la réverbération de la flamme se jouait sur son visage.

Mais ce qui eût dû le perdre le sauvait.

Montbar le reconnut et fit un pas en arrière.

– Roland de Montrevel! dit-il; rappelez-vous la recommandation de

Morgan.

– C'est bien, répondirent les compagnons d'une voix sourde.

– Et maintenant, cria Montbar, mourons, mais tuons!

Et il s'élança le premier dans l'espace éclairé par la flamme du foyer, déchargea un des canons de son fusil à deux coups sur les dragons qui répondirent par une décharge générale.

Il serait impossible de raconter ce qui se passa alors: la grotte s'emplit d'une fumée au sein de laquelle chaque coup de feu brillait comme un éclair; les deux troupes se joignirent et s'attaquèrent corps à corps: ce fut le tour des pistolets et des poignards. Au bruit de la lutte, la gendarmerie accourut; mais il lui fut impossible de faire feu, tant étaient confondus amis et ennemis.

Seulement, quelques démons de plus semblèrent se mêler à cette lutte de démons.

 

On voyait des groupes confus luttant au milieu de cette atmosphère rouge et fumeuse, s'abaissant, se relevant, s'affaissant encore; on entendait un hurlement de rage ou un cri d'agonie: c'était le dernier soupir d'un homme.

Le survivant cherchait un nouvel adversaire, commençait une nouvelle lutte.

Cet égorgement dura un quart d'heure, vingt minutes peut-être.

Au bout de ces vingt minutes, on pouvait compter dans la grotte de

Ceyzeriat vingt-deux cadavres.

Treize appartenaient aux dragons et aux gendarmes, neuf aux compagnons de Jéhu.

Cinq de ces derniers survivaient; écrasés par le nombre, criblés de blessures, ils avaient été pris vivants.

Les gendarmes et les dragons, au nombre de vingt-cinq, les entouraient.

Le capitaine de gendarmerie avait eu le bras gauche cassé, le chef de brigade des dragons avait eu la cuisse traversée par une balle.

Seul, Roland, couvert de sang mais d'un sang qui n'était pas le sien, n'avait pas reçu une égratignure.

Deux des prisonniers étaient si grièvement blessés, qu'on renonça à les faire marcher; il fallut les transporter sur des brancards.

On alluma des torches préparées à cet effet, et on prit le chemin de la ville.

Au moment où l'on passait de la forêt sur la grande route, on entendit le galop d'un cheval.

Ce galop se rapprochait rapidement.

– Continuez votre chemin, dit Roland; je reste en arrière pour savoir ce que c'est.

C'était un cavalier qui, comme nous lavons dit, accourait à toute bride.

– Qui vive? cria Roland, lorsque le cavalier ne fut plus qu'à vingt pas de lui.

Et il apprêta sa carabine.

– Un prisonnier de plus, monsieur de Montrevel, répondit le cavalier; je n'ai pas pu me trouver au combat, je veux du moins me trouver à léchafaud. Où sont mes amis?

– Là, monsieur, répondit Roland, qui avait reconnu, non pas la figure, mais la voix du jeune homme, voix qu'il entendait pour la troisième fois.

Et il indiqua de la main le groupe formant le centre de la petite troupe qui suivait la route de Ceyzeriat à Bourg.

– Je vois avec bonheur qu'il ne vous est rien arrivé, monsieur de Montrevel, dit le jeune homme avec une courtoisie parfaite, et ce m'est une grande joie, je vous le jure.

Et, piquant son cheval, il fut en quelques élans près des dragons et des gendarmes.

– Pardon, messieurs, dit-il en mettant pied à terre, mais je réclame une place au milieu de mes trois amis, le vicomte de Jahiat, le comte de Valensolle et le marquis de Ribier.

Les trois prisonniers jetèrent un cri d'admiration et tendirent les mains à leur ami.

Les deux blessés se soulevèrent sur leur brancard et murmurèrent:

– Bien, Sainte-Hermine… bien!

– Je crois, Dieu me pardonne! s'écria Roland, que le beau côté de l'affaire restera jusqu'au bout à ces bandits!

L – CADOUDAL AUX TUILERIES

Le surlendemain du jour, ou plutôt de la nuit, où s'étaient passés les événements que nous venons de raconter, deux hommes marchaient côte à côte dans le grand salon des Tuileries donnant sur le jardin.

Ils parlaient vivement; des deux côtés, les paroles étaient accompagnées de gestes rapides et animés.

Ces deux hommes, c'étaient le premier consul Bonaparte et Georges

Cadoudal.

Georges Cadoudal, touché des malheurs que pouvait entraîner pour la Bretagne une plus longue résistance, venait de signer la paix avec Brune.

C'était après la signature de cette paix qu'il avait délié de leur serment les compagnons de Jéhu.

Par malheur, le congé qu'il leur donnait était arrivé, comme nous l'avons vu, vingt-quatre heures trop tard.

En traitant avec Brune, Georges Cadoudal n'avait rien stipulé pour lui-même, que la liberté de passer immédiatement en Angleterre.

Mais Brune avait tant insisté, que le chef vendéen avait consenti à une entrevue avec le premier consul.

Il était, en conséquence, parti pour Paris.

Le matin même de son arrivée, il s'était présenté aux Tuileries, s'était nommé et avait été reçu.

C'était Rapp qui, en l'absence de Roland, lavait introduit.

En se retirant, l'aide de camp avait laissé les deux portes ouvertes, afin de tout voir du cabinet de Bourrienne, et de porter secours au premier consul, s'il était besoin.

Mais Bonaparte, qui avait compris l'intention de Rapp, avait été fermer la porte.

Puis, revenant vivement vers Cadoudal:

– Ah! c'est vous, enfin! lui avait-il dit; je suis bien aise de vous voir; un de vos ennemis, mon aide de camp, Roland de Montrevel, m'a dit le plus grand bien de vous.

– Cela ne m'étonne point, avait répondu Cadoudal; pendant le peu de temps que j'ai vu M. de Montrevel, j'ai cru reconnaître en lui les sentiments les plus chevaleresques.

– Oui, et cela vous a touché? répondit le premier consul.

Puis, fixant sur le chef royaliste son oeil de faucon:

– Écoutez, Georges, reprit-il, j'ai besoin d'hommes énergiques pour accomplir loeuvre que j'entreprends. Voulez-vous être des miens? Je vous ai fait offrir le grade de colonel; vous valez mieux que cela: je vous offre le grade de général de division.

– Je vous remercie du plus profond de mon coeur, citoyen premier consul, répondit Georges; mais vous me mépriseriez si j'acceptais.

– Pourquoi cela? demanda vivement Bonaparte.

– Parce que j'ai prêté serment à la maison de Bourbon, et que je lui resterai fidèle, quand même.

– Voyons, reprit le premier consul, n'y a-t-il aucun moyen de vous rallier à moi?

– Général, répondit l'officier royaliste, m'est-il permis de vous répéter ce que l'on ma dit?

– Et pourquoi pas?

– C'est que cela touche aux plus profonds arcanes de la politique.

– Bon! quelque niaiserie, fit le premier consul avec un sourire inquiet.

Cadoudal s'arrêta et regarda fixement son interlocuteur.

– On dit qu'il y a eu un accord fait à Alexandrie, entre vous et le commodore Sidney Smith; que cet accord avait pour objet de vous laisser le retour libre en France, à la condition, acceptée par vous, de relever le trône de nos anciens rois.

Bonaparte éclata de rire.

– Que vous êtes étonnants, vous autres plébéiens, dit-il, avec votre amour pour vos anciens rois! Supposez que je rétablisse ce trône – chose dont je n'ai nulle envie, je vous le déclare – que vous en reviendra-t-il, à vous qui avez versé votre sang pour le rétablissement de ce trône? Pas même la confirmation du grade que vous avez conquis, colonel! Et où avez-vous vu dans les armées royales un colonel qui ne fût pas noble? Avez-vous jamais entendu dire que, près de ces gens-là, un homme se soit élevé par son propre mérite? Tandis qu'auprès de moi, Georges, vous pouvez atteindre à tout, puisque plus je m'élèverai, plus j'élèverai avec moi ceux qui m'entoureront. Quant à me voir jouer le rôle de Monk, n'y comptez pas; Monk vivait dans un siècle où les préjugés que nous avons combattus et renversés en 1789 avaient toute leur vigueur; Monk eût voulu se faire roi, qu'il ne l'eût pas pu; dictateur, pas davantage! Il fallait être Cromwell pour cela. Richard n'y a pas pu tenir; il est vrai que c'était un véritable fils de grand homme, c'est-à-dire un sot. Si j'eusse voulu me faire roi, rien ne m'en eût empêché, et, si l'envie m'en prend jamais, rien ne m'en empêchera. Voyons, vous avez quelque chose à répondre! Répondez.

– Vous dites, citoyen premier consul, que la situation n'est point la même en France en 1800 qu'en Angleterre en 1660; je n'y vois moi aucune différence. Charles Ier avait été décapité en 1649, Louis XVI la été en 1793; onze ans se sont écoulés en Angleterre entre la mort du père et la restauration du fils; sept ans se sont déjà écoulés en France depuis la mort de Louis XVI… Peut-être me direz-vous que la révolution anglaise fut une révolution religieuse, tandis que la révolution française est une révolution politique; eh bien, je répondrai qu'une charte est aussi facile à faire qu'une abjuration.

Bonaparte sourit.

– Non, reprit-il, je ne vous dirai pas cela; je vous dirai simplement: Cromwell avait cinquante ans quand Charles Ier a été exécuté; moi, j'en avais vingt-quatre, à la mort de Louis XVI. Cromwell est mort en 1658, c'est-à-dire à cinquante-neuf ans; en dix ans de pouvoir, il a eu le temps d'entreprendre beaucoup, mais d'accomplir peu; et, d'ailleurs, lui, c'était une réforme complète qu'il entreprenait, réforme politique par la substitution du gouvernement républicain au gouvernement monarchique. Eh bien, accordez-moi de vivre les années de Cromwell, cinquante-neuf ans, ce n'est pas beaucoup. J'ai encore vingt ans à vivre, juste le double de Cromwell, et, remarquez-le, je ne change rien, je poursuis; je ne renverse pas, j'élève. Supposez qu'à trente ans, César, au lieu de nêtre encore que le premier débauché de Rome, en ait été le premier citoyen; supposez que sa campagne des Gaules ait été faite, sa campagne d'Égypte achevée, sa campagne d'Espagne menée à bonne fin; supposez qu'il ait eu trente ans au lieu d'en avoir cinquante, croyez-vous qu'il n'eût pas été à la fois César et Auguste?

– Oui, s'il n'eût pas trouvé sur son chemin Brutus, Cassius et

Casca.

– Ainsi, dit Bonaparte avec mélancolie, c'est sur un assassinat que mes ennemis comptent! en ce cas, la chose leur sera facile et à vous tout le premier, qui êtes mon ennemi; car qui vous empêche en ce moment, si vous avez la conviction de Brutus, de me frapper comme il a frappé César? Je suis seul avec vous, les portes sont fermées; vous auriez le temps d'être à moi avant qu'on fût à vous.

Cadoudal fit un pas en arrière.

– Non, dit-il, nous ne comptons point sur l'assassinat, et je crois qu'il faudrait une extrémité bien grave pour que l'un de nous se déterminât à se faire assassin; mais les chances de la guerre sont là. Un seul revers peut vous faire perdre votre prestige; une défaite introduit l'ennemi au coeur de la France: des frontières de la Provence, on peut voir le feu des bivouacs autrichiens; un boulet peut vous enlever la tête, comme au maréchal de Berwick; alors, que devient la France? Vous n'avez point d'enfants, et vos frères…

– Oh! sous ce point de vue, vous avez raison; mais, si vous ne croyez pas à la Providence, j'y crois, moi; je crois qu'elle ne fait rien au hasard; je crois que, lorsqu'elle a permis que, le 15 août 1769 – un an jour pour jour après que Louis XV eut rendu lédit qui réunissait la Corse à la France – naquît à Ajaccio un enfant qui ferait le 13 vendémiaire et le 18 brumaire, elle avait sur cet enfant de grandes vues, de suprêmes projets. Cet enfant, c'est moi; si j'ai une mission, je ne crains rien, ma mission me sert de bouclier; si je n'en ai pas, si je me trompe, si, au lieu de vivre les vingt-cinq ou trente ans qui me sont nécessaires pour achever mon oeuvre, je suis frappé d'un coup de couteau comme César, ou atteint d'un boulet comme Berwick, c'est que la Providence aura sa raison d'agir ainsi, et ce sera à elle de pourvoir à ce qui convient à la France… Nous parlions de César tout à l'heure: quand Rome suivait en deuil les funérailles du dictateur et brûlait les maisons de ses assassins; quand, aux quatre points cardinaux du monde, la ville éternelle regardait d'où lui viendrait le génie qui mettrait fin à ses guerres civiles; quand elle tremblait à la vue de l'ivrogne Antoine ou de l'hypocrite Lépide, elle était loin de songer à l'écolier d'Apollonie, au neveu de César, au jeune Octave. Qui pensait à ce fils du banquier de Velletri, tout blanchi par la farine de ses aïeux? Qui le devina lorsqu'on le vit arriver boitant et clignotant des yeux pour passer en revue les vieilles bandes de César? Pas même le prévoyant Cicéron: O_rnandum et tollen_dum, disait-il. Eh bien, l'enfant joua toutes les barbes grises du sénat, et régna presque aussi longtemps que Louis XIV! Georges, Georges, ne luttez pas contre la Providence qui me suscite; car la Providence vous brisera.

– J'aurai été brisé en suivant la voie et la religion de mes pères, répondit Cadoudal en s'inclinant, et j'espère que Dieu me pardonnera mon erreur qui sera celle d'un chrétien fervent et d'un fils pieux.

Bonaparte posa la main sur l'épaule du jeune chef:

– Soit, lui dit-il; mais, au moins, restez neutre; laissez les événements s'accomplir, regardez les trônes s'ébranler, regardez tomber les couronnes; ordinairement, ce sont les spectateurs qui payent: moi, je vous payerai pour regarder faire.

– Et combien me donnerez-vous pour cela, citoyen premier consul? demanda en riant Cadoudal.

– Cent mille francs par an, monsieur, répondit Bonaparte.

– Si vous donnez cent mille francs par an à un simple chef de rebelles, dit Cadoudal, combien offrirez-vous au prince pour lequel il a combattu?

 

– Rien, monsieur; ce que je paye en vous, c'est le courage et non pas le principe qui vous a fait agir; je vous prouve que pour moi, homme de mes oeuvres, les hommes n'existent que par leurs oeuvres. Acceptez, Georges, je vous en prie.

– Et si je refuse?

– Vous aurez tort.

– Serai-je toujours libre de me retirer où il me conviendra?

Bonaparte alla à la porte et l'ouvrit.

– L'aide de camp de service! demanda-t-il.

Il s'attendait à voir paraître Rapp.

Il vit paraître Roland.

– Ah! dit-il, c'est toi?

Puis, se retournant vers Cadoudal:

– Je n'ai pas besoin, colonel, de vous présenter mon aide de camp

Roland de Montrevel: c'est une de vos connaissances.

– Roland, dis au colonel qu'il est aussi libre à Paris que tu l'étais dans son camp de Muzillac, et que, s'il désire un passeport pour quelque pays du monde que ce soit, Fouché a l'ordre de le lui donner.

– Votre parole me suffit, citoyen premier consul, répondit en s'inclinant Cadoudal; ce soir, je pars.

– Et peut-on vous demander où vous allez?

– À Londres, général.

– Tant mieux.

– Pourquoi tant mieux?

– Parce que, là, vous verrez de près les hommes pour lesquels vous vous êtes battu.

– Après?

– Et que, quand vous les aurez vus…

– Eh bien? – Vous les comparerez à ceux contre lesquels vous vous êtes battu… Seulement, une fois sorti de France, colonel…

Bonaparte s'arrêta.

– J'attends, fit Cadoudal.

– Eh bien, n'y rentrez qu'en me prévenant, ou sinon, ne vous étonnez pas d'être traité en ennemi.

– Ce sera un honneur pour moi, général, puisque vous me prouverez, en me traitant ainsi, que je suis un homme à craindre.

Et Georges salua le premier consul et se retira.

– Eh bien, général, demanda Roland, après que la porte fut refermée sur Cadoudal, est-ce bien l'homme que je vous avais dit?

– Oui, répondit Bonaparte pensif; seulement, il voit mal l'état des choses; mais l'exagération de ses principes prend sa source dans de nobles sentiments, qui doivent lui donner une grande influence parmi les siens.

Alors, à voix basse:

– Il faudra pourtant en finir! ajouta-t-il.

Puis, s'adressant à Roland:

– Et toi? demanda-t-il.

– Moi, répondit Roland, j'en ai fini.

– Ah! ah! de sorte que les compagnons de Jéhu…?

– Ont cessé d'exister, général; les trois quarts sont morts, le reste est prisonnier.

– Et toi sain et sauf?

– Ne m'en parlez pas, général; je commence à croire que, sans m'en douter, j'ai fait un pacte avec le diable.

Le même soir, comme il l'avait dit au premier consul, Cadoudal partit pour l'Angleterre.

À la nouvelle que le chef breton était heureusement arrivé à

Londres, Louis XVIII lui écrivait:

«J'ai appris avec la plus vive satisfaction, général, que vous êtes enfin échappé aux mains du tyran, qui vous a méconnu au point de vous proposer de le servir; j'ai gémi des malheureuses circonstances qui vous ont forcé de traiter avec lui; mais je n'ai jamais conçu la plus légère inquiétude: le coeur de mes fidèles Bretons et le vôtre en particulier me sont trop bien connus. Aujourd'hui, vous êtes libre, vous êtes auprès de mon frère: tout mon espoir renaît: je n'ai pas besoin d'en dire davantage à un Français tel que vous.

«Louis»

À cette lettre étaient joints le brevet de lieutenant-général et le grand cordon de Saint-Louis.