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Les compagnons de Jéhu

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III – L'ANGLAIS

Roland resta immobile à sa place, non seulement tant qu'il put voir la voiture, mais encore longtemps après qu'elle eut disparu.

Puis, secouant la tête comme pour faire tomber de son front le nuage qui l'assombrissait, il rentra dans l'hôtel et demanda une chambre.

– Conduisez monsieur au n° 3, dit l'hôte à une femme de chambre.

La femme de chambre prit une clef suspendue à une large tablette de bois noir, sur laquelle étaient rangés, sur deux lignes, des numéros blancs, et fit signe au jeune voyageur qu'il pouvait la suivre.

– Faites-moi monter du papier, une plume et de l'encre, dit le jeune homme à l'hôte, et si M. de Barjols s'informe où je suis, donnez-lui le numéro de ma chambre.

L'hôte promit de se conformer aux intentions de Roland, qui monta derrière la fille en sifflant la Marseillaise.

Cinq minutes après, il était assis près d'une table, ayant devant lui le papier, la plume, l'encre demandés, et s'apprêtant à écrire.

Mais, au moment où il allait tracer la première ligne, on frappa trois coups à sa porte.

– Entrez, dit-il en faisant pirouetter sur un de ses pieds de derrière le fauteuil dans lequel il était assis, afin de faire face au visiteur, qui, dans son appréciation, devait être soit M. de Barjols, soit un de ses amis.

La porte s'ouvrit d'un mouvement régulier comme celui d'une mécanique, et l'Anglais parut sur le seuil.

– Ah! s'écria Roland, enchanté de la visite au point de vue de la recommandation que lui avait faite son général, c'est vous?

– Oui, dit l'Anglais, c'est moi.

– Soyez le bienvenu.

– Oh! que je sois le bienvenu, tant mieux! car je ne savais pas si je devais venir.

– Pourquoi cela?

– À cause d'Aboukir.

Roland se mit à rire.

– Il y a deux batailles d'Aboukir, dit-il: celle que nous avons perdue, celle que nous avons gagnée.

– À cause de celle que vous avez perdue.

– Bon! dit Roland, on se bat, on se tue, on s'extermine sur le champ de bataille; mais cela n'empêche point quon ne se serre la main quand on se rencontre en terre neutre. Je vous répète donc, soyez le bienvenu, surtout si vous voulez bien me dire pourquoi vous venez.

– Merci; mais, avant tout, lisez ceci.

Et l'Anglais tira un papier de sa poche.

– Qu'est-ce? demanda Roland.

– Mon passeport.

– Qu'ai-je affaire de votre passeport? demanda Roland; je ne suis pas gendarme.

– Non; mais comme je viens vous offrir mes services, peut-être ne les accepteriez-vous point, si vous ne saviez pas qui je suis.

– Vos services, monsieur?

– Oui; mais lisez.

«Au nom de la République française, le Directoire exécutif invite à laisser circuler librement, et à lui prêter aide et protection en cas de besoin, sir John Tanlay, dans toute létendue du territoire de la République.

«Signé: FOUCHÉ.»

– Et plus bas, voyez.

«Je recommande tout particulièrement à qui de droit sir John

Tanlay comme un philanthrope et un ami de la liberté.

«Signé: BARRAS.»

– Vous avez lu?

– Oui, j'ai lu; après?..

– Oh! après?.. Mon père, milord Tanlay, a rendu des services à

M. Barras; c'est pourquoi M. Barras permet que je me promène en

France, et je suis bien content de me promener en France; je m'amuse beaucoup.

– Oui, je me le rappelle, sir John; vous nous avez déjà fait l'honneur de nous dire cela à table.

– Je l'ai dit, c'est vrai; j'ai dit aussi que j'aimais beaucoup les Français.

Roland s'inclina.

– Et surtout le général Bonaparte, continua sir John.

– Vous aimez beaucoup le général Bonaparte?

– Je l'admire; c'est un grand, un très grand homme.

– Ah! pardieu! sir John, je suis fâché qu'il n'entende pas un

Anglais dire cela de lui..

– Oh! s'il était là, je ne le dirais point.

– Pourquoi?

– Je ne voudrais pas qu'il crût que je dis cela pour lui faire plaisir, je dis cela parce que c'est mon opinion.

– Je n'en doute pas, milord, fit Roland, qui ne savait pas où l'Anglais en voulait venir, et qui, ayant appris par le passeport ce qu'il voulait savoir, se tenait sur la réserve.

– Et quand j'ai vu, continua l'Anglais avec le même flegme, quand j'ai vu que vous preniez le parti du général Bonaparte, cela m'a fait plaisir.

– Vraiment?

– Grand plaisir, fit l'Anglais avec un mouvement de tête affirmatif.

– Tant mieux!

– Mais quand j'ai vu que vous jetiez une assiette à la tête de

M. Alfred de Barjols, cela m'a fait de la peine.

– Cela vous a fait de la peine, milord; et en quoi?

– Parce qu'en Angleterre, un gentleman ne jette pas une assiette à la tête d'un autre gentleman.

– Ah! milord, dit Roland en se levant et fronçant le sourcil, seriez-vous venu, par hasard, pour me faire une leçon?

– Oh! non; je suis venu vous dire: vous êtes embarrassé peut-être de trouver un témoin?

– Ma foi, sir John, je vous lavouerai, et, au moment où vous avez frappé à la porte, je m'interrogeais pour savoir à qui je demanderais ce service.

– Moi, si voulez, dit lAnglais, je serai votre témoin.

– Ah! pardieu! fit Roland, j'accepte et de grand coeur!

– Voilà le service que je voulais rendre, moi, à vous!

Roland lui tendit la main.

– Merci, dit-il.

L'Anglais s'inclina.

– Maintenant, continua Roland, vous avez eu le bon goût, milord, avant de m'offrir vos services, de me dire qui vous étiez; il est trop juste, du moment où je les accepte, que vous sachiez qui je suis.

– Oh! comme vous voudrez.

– Je me nomme Louis de Montrevel; je suis aide de camp du général

Bonaparte.

– Aide de camp du général Bonaparte! je suis bien aise.

– Cela vous explique comment j'ai pris, un peu trop chaudement peut-être, la défense de mon général.

– Non, pas trop chaudement; seulement, l'assiette…

– Oui, je sais bien, la provocation pouvait se passer de l'assiette; mais, que voulez-vous! je la tenais à la main, je ne savais qu'en faire, je l'ai jetée à la tête de M. de Barjols; elle est partie toute seule sans que je le voulusse.

– Vous ne lui direz pas cela, à lui?

– Oh! soyez tranquille; je vous le dis, à vous, pour mettre votre conscience en repos.

– Très bien; alors, vous vous battrez?

– Je suis resté pour cela, du moins.

– Et à quoi vous battrez-vous?

– Cela ne vous regarde pas, milord.

– Comment, cela ne me regarde pas?

– Non; M. de Barjols est l'insulté, c'est à lui de choisir ses armes.

– Alors, l'arme qu'il proposera, vous l'accepterez?

– Pas moi, sir John, mais vous, en mon nom, puisque vous me faites l'honneur d'être mon témoin.

– Et, si c'est le pistolet qu'il choisit, à quelle distance et comment désirez-vous vous battre?

– Ceci, c'est votre affaire, milord, et non la mienne. Je ne sais pas si cela se fait ainsi en Angleterre, mais, en France, les combattants ne se mêlent de rien; c'est aux témoins d'arranger les choses; ce qu'ils font est toujours bien fait.

– Alors ce que je ferai sera bien fait?

– Parfaitement fait, milord.

L'Anglais s'inclina.

– L'heure et le jour du combat?

– Oh! cela, le plus tôt possible; il y a deux ans que je n'ai vu ma famille, et je vous avoue que je suis pressé d'embrasser tout mon monde.

L'Anglais regarda Roland avec un certain étonnement; il parlait avec tant d'assurance, qu'on eût dit qu'il avait d'avance la certitude de ne pas être tué.

En ce moment, on frappa à la porte, et la voix de l'aubergiste demanda:

– Peut-on entrer?

Le jeune homme répondit affirmativement: la porte s'ouvrit, et l'aubergiste entra effectivement, tenant à la main une carte qu'il présenta à son hôte.

Le jeune homme prit la carte et lut:

«Charles de Valensolle.»

– De la part de M. Alfred de Barjols, dit l'hôte.

– Très bien! fit Roland.

Puis, passant la carte à lAnglais:

– Tenez, cela vous regarde; c'est inutile que je voie ce monsieur, puisque, dans ce pays-ci, on n'est plus citoyen… M. de Valensolle est le témoin de M. de Barjols, vous êtes le mien: arrangez la chose entre vous; seulement, ajouta le jeune homme en serrant la main de l'Anglais et en le regardant fixement, tâchez que ce soit sérieux; je ne récuserais ce que vous aurez fait que s'il n'y avait point chance de mort pour l'un ou pour lautre.

– Soyez tranquille, dit lAnglais, je ferai comme pour moi.

– À la bonne heure, allez, et, quand tout sera arrêté, remontez; je ne bouge pas d'ici.

Sir John suivit laubergiste; Roland se rassit, fit pirouetter son fauteuil dans le sens inverse et se retrouva devant sa table.

Il prit sa plume et se mit à écrire.

Lorsque sir John rentra, Roland, après avoir écrit et cacheté deux lettres, mettait ladresse sur la troisième.

Il fit signe de la main à l'Anglais d'attendre qu'il eût fini afin de pouvoir lui donner toute son attention.

Il acheva ladresse, cacheta la lettre, et se retourna.

– Eh bien, demanda-t-il, tout est-il réglé?

– Oui, dit lAnglais, et ça a été chose facile, vous avez affaire à un vrai gentleman.

– Tant mieux! fit Roland.

Et il attendit.

– Vous vous battez dans deux heures à la fontaine de Vaucluse – un lieu charmant – au pistolet, en marchant l'un sur l'autre, chacun tirant à sa volonté et pouvant continuer de marcher après le feu de son adversaire.

– Par ma foi! vous avez raison, sir John; voilà qui est tout à fait bien. C'est vous qui avez réglé cela?

– Moi et le témoin de M. Barjols, votre adversaire ayant renoncé à tous ses privilèges d'insulté.

– S'est-on occupé des armes?

– J'ai offert mes pistolets; ils ont été acceptés, sur ma parole d'honneur qu'ils étaient aussi inconnus à vous qu'à M. de Barjols; ce sont d'excellentes armes avec lesquelles, à vingt pas, je coupe une balle sur la lame d'un couteau.

 

– Peste! vous tirez bien, à ce qu'il paraît, milord?

– Oui; je suis, à ce que l'on dit, le meilleur tireur de lAngleterre.

– C'est bon à savoir; quand je voudrai me faire tuer, sir John, je vous chercherai querelle.

– Oh! ne cherchez jamais une querelle à moi, dit l'Anglais, cela me ferait trop grand-peine d'être obligé de me battre avec vous.

– On tâchera, milord, de ne pas vous faire de chagrin. Ainsi, c'est dans deux heures.

– Oui; vous m'avez dit que vous étiez pressé.

– Parfaitement. Combien y a-t-il d'ici à l'endroit charmant?

– D'ici à Vaucluse?

– Oui.

– Quatre lieues.

– C'est l'affaire d'une heure et demie; nous n'avons pas de temps à perdre; débarrassons-nous donc des choses ennuyeuses pour n'avoir plus que le plaisir.

L'Anglais regarda le jeune homme avec étonnement.

Roland ne parut faire aucune attention à ce regard.

– Voici trois lettres, dit-il: une pour madame de Montrevel, ma mère; une pour mademoiselle de Montrevel, ma soeur, une pour le citoyen Bonaparte, mon général. Si je suis tué, vous les mettrez purement et simplement à la poste. Est-ce trop de peine?

– Si ce malheur arrive, je porterai moi-même les lettres, dit

l'Anglais. Où demeurent madame votre mère et mademoiselle votre soeur? demanda celui-ci.

– À Bourg, chef-lieu du département de l'Ain.

– C'est tout près d'ici, répondit l'Anglais. Quant au général Bonaparte, j'irai, s'il le faut, en Égypte; je serais extrêmement satisfait de voir le général Bonaparte.

– Si vous prenez, comme vous le dites, milord, la peine de porter la lettre vous-même, vous n'aurez pas une si longue course à faire: dans trois jours, le général Bonaparte sera à Paris.

– Oh! fit l'Anglais, sans manifester le moindre étonnement, vous croyez?

– J'en suis sûr, répondit Roland.

– C'est, en vérité, un homme fort extraordinaire, que le général Bonaparte. Maintenant, avez-vous encore quelque autre recommandation à me faire, monsieur de Montrevel?

– Une seule, milord.

– Oh! plusieurs si vous voulez.

– Non, merci, une seule, mais très importante.

– Dites.

– Si je suis tué… mais je doute que j'aie cette chance…

Sir John regarda Roland avec cet oeil étonné qu'il avait déjà deux ou trois fois arrêté sur lui.

– Si je suis tué, reprit Roland, car, au bout du compte, il faut bien tout prévoir…

– Oui, si vous êtes tué, j'entends.

– Écoutez bien ceci, milord, car je tiens expressément en ce cas, à ce que les choses se passent exactement comme je vais vous le dire.

– Cela se passera comme vous le direz, répliqua sir John; je suis un homme fort exact.

– Eh bien donc, si je suis tué, insista Roland en posant et en appuyant la main sur l'épaule de son témoin, comme pour mieux imprimer dans sa mémoire la recommandation qu'il allait lui faire, vous mettrez mon corps comme il sera, tout habillé, sans permettre que personne le touche, dans un cercueil de plomb que vous ferez souder devant vous; vous enfermerez le cercueil de plomb dans une bière de chêne, que vous ferez également clouer devant vous. Enfin, vous expédierez le tout à ma mère, à moins que vous n'aimiez mieux jeter le tout dans le Rhône, ce que je laisse absolument à votre choix, pourvu qu'il y soit jeté.

– Il ne me coûtera pas plus de peine, reprit l'Anglais, puisque je porte la lettre, de porter le cercueil avec moi.

– Allons, décidément, milord, dit Roland riant aux éclats de son rire étrange, vous êtes un homme charmant, et c'est la Providence en personne qui a permis que je vous rencontre. En route, milord, en route!

Tous deux sortirent de la chambre de Roland. Celle de sir John était située sur le même palier. Roland attendit que l'Anglais rentrât chez lui pour prendre ses armes.

Il en sortit après quelques secondes, tenant à la main une boîte de pistolets.

– Maintenant, milord, demanda Roland, comment allons-nous à

Vaucluse? à cheval ou en voiture?

– En voiture, si vous voulez bien. Une voiture, c'est commode beaucoup plus si l'on était blessé: la mienne attend en bas.

– Je croyais que vous aviez fait dételer?

– J'en avais donné l'ordre, mais j'ai fait courir après le postillon pour lui donner contre-ordre.

On descendit l'escalier.

– Tom! Tom! dit sir John en arrivant à la porte, où l'attendait un domestique dans la sévère livrée d'un groom anglais, chargez- vous de cette boîte. – I am going with, mylord ?_ demanda _le domestique?

– Yes! répondit sir John.

Puis, montrant à Roland le marchepied de la calèche qu'abaissait son domestique.

– Venez, monsieur de Montrevel, dit-il.

Roland monta dans la calèche et s'y étendit voluptueusement.

– En vérité, dit-il, il n'y a décidément que vous autres Anglais pour comprendre les voitures de voyage; on est dans la vôtre comme dans son lit. Je parie que vous faites capitonner vos bières avant de vous y coucher.

– Oui, c'est un fait, répondit John, le peuple anglais, il entend très bien le confortable; mais le peuple français, il est un peuple plus curieux et plus amusant…

– Postillon, à Vaucluse.

IV – LE DUEL

La route n'est praticable que d'Avignon à l'Isle. On fit les trois lieues qui séparent l'Isle d'Avignon en une heure.

Pendant cette heure, Roland, comme s'il eût pris à tâche de faire paraître le temps court à son compagnon de voyage, fut verveux et plein d'entrain; plus il approchait du lieu du combat, plus sa gaieté redoublait. Quiconque n'eût pas su la cause du voyage ne se fût jamais douté que ce jeune homme, au babil intarissable et au rire incessant, fût sous la menace d'un danger mortel.

Au village de l'Isle, il fallut descendre de voiture. On s'informa; Roland et sir John étaient les premiers arrivés.

Ils s'engagèrent dans le chemin qui conduit à la fontaine.

– Oh! oh! dit Roland, il doit y avoir un bel écho ici.

Il y jeta un ou deux cris auxquels l'écho répondit avec une complaisance parfaite.

– Ah! par ma foi, dit le jeune homme, voici un écho merveilleux. Je ne connais que celui de la Seinonnetta, à Milan, qui lui soit comparable. Attendez, milord.

Et il se mit, avec des modulations qui indiquaient à la fois une voix admirable et une méthode excellente, à chanter une tyrolienne qui semblait un défi porté, par la musique révoltée, au gosier humain.

Sir John regardait et écoutait Roland avec un étonnement qu'il ne se donnait plus la peine de dissimuler. Lorsque la dernière note se fut éteinte dans la cavité de la montagne:

– Je crois, Dieu me damne! dit sir John, que vous avez le spleen.

Roland tressaillit et le regarda comme pour l'interroger. Mais, voyant que sir John n'allait pas plus loin:

– Bon! et qui vous fait croire cela demanda-t-il.

– Vous êtes trop bruyamment gai pour n'être pas profondément triste.

– Oui, et cette anomalie vous étonne?

– Rien ne m'étonne, chaque chose a sa raison d'être.

– C'est juste; le tout est d'être dans le secret de la chose. Eh bien, je vais vous y mettre.

– Oh! je ne vous y force aucunement.

– Vous êtes trop courtois pour cela; mais avouez que cela vous ferait plaisir d'être fixé à mon endroit.

– Par intérêt pour vous, oui.

– Eh bien, milord, voici le mot de l'énigme, et je vais vous dire, à vous, ce que je n'ai encore dit à personne. Tel que vous me voyez, et avec les apparences d'une santé excellente, je suis atteint d'un anévrisme qui me fait horriblement souffrir. Ce sont à tout moment des spasmes, des faiblesses, des évanouissements qui feraient honte à une femme. Je passe ma vie à prendre des précautions ridicules, et, avec tout cela, Larrey m'a prévenu que je dois m'attendre à disparaître de ce monde d'un moment à l'autre, l'artère attaquée pouvant se rompre dans ma poitrine au moindre effort que je ferai. Jugez comme c'est amusant pour un militaire! Vous comprenez que, du moment où j'ai été éclairé sur ma situation, j'ai décidé que je me ferais tuer avec le plus d'éclat possible. Je me suis mis incontinent à l'oeuvre. Un autre plus chanceux aurait réussi déjà cent fois; mais moi, ah bien, oui, je suis ensorcelé: ni balles ni boulets ne veulent de moi; on dirait que les sabres ont peur de s'ébrécher sur ma peau. Je ne manque pourtant pas une occasion; vous l'avez vu d'après ce qui s'est passé à table. Eh bien, nous allons nous battre, n'est-ce pas? Je vais me livrer comme un fou, donner tous les avantages à mon adversaire, cela n'y fera absolument rien: il tirera à quinze pas, à dix pas, à cinq pas, à bout portant sur moi, et il me manquera, ou son pistolet brûlera l'amorce sans partir; et tout cela, la belle avance, je vous le demande un peu, pour que je crève un beau jour au moment où je m'y attendrai le moins, en tirant mes bottes? Mais silence, voici mon adversaire.

En effet, par la même route qu'avaient suivie Roland et sir John à travers les sinuosités du terrain et les aspérités du rocher, on voyait apparaître la partie supérieure du corps de trois personnages qui allaient grandissant à mesure qu'ils approchaient.

Roland les compta.

– Trois. Pourquoi trois, dit-il, quand nous ne sommes que deux.

– Ah! j'avais oublié, dit l'Anglais: M. de Barjols, autant dans votre intérêt que dans le sien, a demandé d'amener un chirurgien de ses amis.

– Pourquoi faire? demanda Roland d'un ton brusque et en fronçant le sourcil.

– Mais pour le cas où l'un de vous serait blessé; une saignée, dans certaines circonstances, peut sauver la vie à un homme.

– Sir John, fit Roland avec une expression presque féroce, je ne comprends pas toutes ces délicatesses en matière de duel. Quand on se bat, c'est pour se tuer. Qu'on se fasse auparavant toutes sortes de politesses, comme vos ancêtres et les miens s'en sont fait à Fontenoy, très bien; mais, une fois que les épées sont hors du fourreau ou les pistolets chargés, il faut que la vie d'un homme paye la peine que l'on a prise et les battements de coeur que l'on a perdus. Moi, sur votre parole dhonneur, sir John, je vous demande une chose: c'est que blessé ou tué, vivant ou mort, le chirurgien de M. de Barjols ne me touchera pas.

– Mais cependant, monsieur Roland…

– Oh! c'est à prendre ou à laisser. Votre parole d'honneur, milord, ou, le diable m'emporte, je ne me bats pas.

L'Anglais regarda le jeune homme avec étonnement: son visage était devenu livide, ses membres étaient agités d'un tremblement qui ressemblait à de la terreur.

Sans rien comprendre à cette impression inexplicable, sir John donna sa parole.

– À la bonne heure, fit Roland; tenez, c'est encore un des effets de cette charmante maladie: toujours je suis prêt à me trouver mal à lidée dune trousse déroulée, à la vue d'un bistouri ou d'une lancette. J'ai dû devenir très pâle, n'est-ce pas?

– J'ai cru un instant que vous alliez vous évanouir.

Roland éclata de rire.

– Ah! la belle affaire que cela eût fait, dit-il, nos adversaires arrivant et vous trouvant occupé à me faire respirer des sels comme à une femme qui a des syncopes. Savez-vous ce qu'ils auraient dit, eux, et ce que vous auriez dit vous le premier? Ils auraient dit que j'avais peur. Les trois nouveaux venus, pendant ce temps, s'étaient avancés et se trouvaient à portée de la voix, de sorte que sir John n'eut pas même le temps de répondre à Roland.

Ils saluèrent en arrivant. Roland, le sourire sur les lèvres, ses belles dents à fleur de lèvres, répondit à leur salut.

Sir John s'approcha de son oreille.

– Vous êtes encore un peu pâle, dit-il; allez faire un tour jusqu'à la fontaine; j'irai vous chercher quand il sera temps.

– Ah! c'est une idée, cela, dit Roland; j'ai toujours eu envie de voir cette fameuse fontaine de Vaucluse, Hippocrène de Pétrarque. Vous connaissez son sonnet?

Chiare, fresche e dolci acque Ove le belle membra Pose colei, che sofa a me par donna.

– Et cette occasion-ci passée, je n'en retrouverais peut-être pas une pareille. De quel côté est-elle, votre fontaine?

– Vous en êtes à trente pas; suivez le chemin, vous allez la trouver au détour de la route, au pied de cet énorme rocher dont vous voyez le faîte.

– Milord, dit Roland, vous êtes le meilleur cicérone que je connaisse; merci.

Et, faisant à son témoin un signe amical de la main, il s'éloigna dans la direction de la fontaine en chantonnant entre ses dents la charmante villanelle de Philippe Desportes:

 

Rosette, pour un peu dabsence, Votre coeur vous avez changé. Et, moi sachant cette inconstance, Le mien autre part jai rangé. Jamais plus beauté si légère Sur moi tant de pouvoir naura; Nous verrons, volage bergère, Qui premier sen repentira.»

Sir John se retourna aux modulations de cette voix à la fois fraîche et tendre, et qui, dans les notes élevées, avait quelque chose de la voix d'une femme; son esprit méthodique et froid ne comprenait rien à cette nature saccadée et nerveuse, sinon qu'il avait sous les yeux une des plus étonnantes organisations que l'on pût rencontrer.

Les deux jeunes gens l'attendaient; le chirurgien se tenait un peu à l'écart.

Sir John portait à la main sa boîte de pistolets; il la posa sur un rocher ayant la forme d'une table, tira de sa poche une petite clef qui semblait travaillée par un orfèvre, et non par un serrurier, et ouvrit la boîte. Les armes étaient magnifiques, quoique d'une grande simplicité; elles sortaient des ateliers de Menton, le grand-père de celui qui aujourd'hui est encore un des meilleurs arquebusiers de Londres. Il les donna à examiner au témoin de M. de Barjols, qui en fit jouer les ressorts et poussa la gâchette d'arrière en avant, pour voir s'ils étaient à double détente.

Ils étaient à détente simple.

M. de Barjols jeta dessus un coup d'oeil; mais ne les toucha même pas.

– Notre adversaire ne connaît point vos armes? demanda

M. de Valensolle.

– Il ne les a même pas vues, répondit sir John, je vous en donne ma parole d'honneur.

– Oh! fit M. de Valensolle, une simple dénégation suffisait.

On régla une seconde fois, afin qu'il n'y eût point de malentendu, les conditions du combat déjà arrêtées; puis, ces conditions réglées, afin de perdre le moins de temps possible en préparatifs inutiles, on chargea les pistolets, on les remit tout chargés dans la boîte, on confia la boîte au chirurgien, et sir John, la clef de sa boîte dans sa poche alla chercher Roland.

Il le trouva causant avec un petit pâtre qui faisait paître trois chèvres aux flancs roides et rocailleux de la montagne, et jetant des cailloux dans le bassin.

Sir John ouvrait la bouche pour lui dire que tout était prêt; mais lui, sans donner à lAnglais le temps de parler:

– Vous ne savez pas ce que me raconte cet enfant, milord! Une véritable légende des bords du Rhin. Il dit que ce bassin, dont on ne connaît pas le fond, s'étend à plus de deux ou trois lieues sous la montagne, et sert de demeure à une fée, moitié femme, moitié serpent, qui, dans les nuits calmes et pures de l'été, glisse à la surface de leau, appelant les pâtres de la montagne et ne leur montrant, bien entendu, que sa tête aux longs cheveux, ses épaules nues et ses beaux bras; mais les imbéciles se laissent prendre à ce semblant de femme: ils s'approchent, lui font signe de venir à eux, tandis que, de son côté, la fée leur fait signe de venir à elle. Les imprudents s'avancent sans s'en apercevoir, ne regardant pas à leurs pieds; tout à coup la terre leur manque, la fée étend le bras, plonge avec eux dans ses palais humides, et, le lendemain, reparaît seule. Qui diable a pu faire à ces idiots de bergers le même conte que Virgile racontait en si beaux vers à Auguste et à Mécène?

Il demeura pensif un instant, et les yeux fixés sur cette eau azurée et profonde; puis, se retournant vers sir John:

– On dit que jamais nageur, si vigoureux qu'il soit, n'a reparu après avoir plongé dans ce gouffre; si j'y plongeais, milord, ce serait peut-être plus sûr que la balle de M. de Barjols. Au fait, ce sera toujours une dernière ressource; en attendant, essayons de la balle. Allons, milord, allons.

Et, prenant par dessous le bras l'Anglais émerveillé de cette mobilité d'esprit, il le ramena vers ceux qui les attendaient.

Eux, pendant ce temps, s'étaient occupés de chercher un endroit convenable et l'avaient trouvé.

C'était un petit plateau, accroché en quelque sorte à la rampe escarpée de la montagne, exposé au soleil couchant et portant une espèce de château en ruine, qui servait d'asile aux pâtres surpris par le mistral. Un espace plan, d'une cinquantaine de pas de long et d'une vingtaine de pas de large, lequel avait dû être autrefois la plate-forme du château, allait être le théâtre du drame qui approchait de son dénouement.

– Nous voici, messieurs, dit sir John.

– Nous sommes prêts, messieurs, dit M. de Valensolle.

– Que les adversaires veuillent bien écouter les conditions du combat, dit sir John.

Puis, s'adressant à M. de Valensolle:

– Redites-les, monsieur, ajouta-t-il; vous êtes Français et moi étranger; vous les expliquerez plus clairement que moi.

– Vous êtes de ces étrangers, milord, qui montreraient la langue à de pauvres Provençaux comme nous; mais, puisque vous avez la courtoisie de me céder la parole, j'obéirai à votre invitation.

Et il salua sir John, qui lui rendit son salut.

– Messieurs, continua le gentilhomme qui servait de témoin à M. de Barjols, il est convenu que l'on vous placera à quarante pas; que vous marcherez l'un vers l'autre; que chacun tirera à sa volonté, et, blessé ou non, aura la liberté de marcher après le feu de son adversaire.

Les deux combattants s'inclinèrent en signe d'assentiment, et, d'une même voix, presque en même temps, dirent:

– Les armes!

Sir John tira la petite clef de sa poche et ouvrit la boîte.

Puis il s'approcha de M. de Barjols et la lui présenta tout ouverte.

Celui-ci voulut renvoyer le choix des armes à son adversaire; mais, d'un signe de la main, Roland refusa en disant avec une voix d'une douceur presque féminine:

– Après vous, monsieur de Barjols; j'apprends que, quoique insulté par moi, vous avez renoncé à tous vos avantages; c'est bien le moins que je vous laisse celui-ci, si toutefois cela en est un.

M. de Barjols n'insista point davantage et prit au hasard un des deux pistolets.

Sir John alla offrir l'autre à Roland, qui le prit, l'arma, et, sans même en étudier le mécanisme, le laissa pendre au bout de son bras. Pendant ce temps, M. de Valensolle mesurait les quarante pas: une canne avait été plantée au point de départ.

– Voulez-vous mesurer après moi, monsieur? demanda-t-il à sir

John.

– Inutile, monsieur, répondit celui-ci; nous nous en rapportons,

M. de Montrevel et moi, parfaitement à vous.

M. de Valensolle planta une seconde canne au quarantième pas.

– Messieurs, dit-il, quand vous voudrez.

L'adversaire de Roland était déjà à son poste, chapeau et habit bas.

Le chirurgien et les deux témoins se tenaient à l'écart.

L'endroit avait été si bien choisi, que nul ne pouvait avoir sur son ennemi désavantage de terrain ni de soleil.

Roland jeta près de lui son habit, son chapeau, et vint se placer à quarante pas de M. de Barjols, en face de lui.

Tous deux, l'un à droite, l'autre à gauche, envoyèrent un regard sur le même horizon.

L'aspect en était en harmonie avec la terrible solennité de la scène qui allait s'accomplir.

Rien à voir à la droite de Roland, ni à la gauche de M. de Barjols; c'était la montagne descendant vers eux avec la pente rapide et élevée d'un toit gigantesque.

Mais du côté opposé, c'est-à-dire à la droite de M. de Barjols et à la gauche de Roland, c'était tout autre chose.

L'horizon était infini.

Au premier plan, c'était cette plaine aux terrains rougeâtres trouée de tous côtés par des points de roches, et pareille à un cimetière de Titans dont les os perceraient la terre.

Au second plan, se dessinant en vigueur sur le soleil couchant, c'était Avignon avec sa ceinture de murailles et son palais gigantesque, qui, pareil à un lion accroupi, semble tenir la ville haletante sous sa griffe. Au-delà d'Avignon, une lime lumineuse comme une rivière d'or fondu dénonçait le Rhône.

Enfin, de l'autre côté du Rhône, se levait, comme une lime d'azur foncé, la chaîne de collines qui séparent Avignon de Nîmes et d'Uzès.

Au fond, tout au fond, le soleil, que l'un de ces deux hommes regardait probablement pour la dernière fois, s'enfonçait lentement et majestueusement dans un océan d'or et de pourpre.

Au reste, ces deux hommes formaient un contraste étrange.

L'un, avec ses cheveux noirs, son teint basané, ses membres grêles, son oeil sombre, était le type de cette race méridionale qui compte parmi ses ancêtres des Grecs, des Romains, des Arabes et des Espagnols.

L'autre, avec son teint rosé, ses cheveux blonds, ses grands yeux azurés, ses mains potelées comme celles d'une femme, était le type de cette race des pays tempérés, qui compte les Gaulois, les Germains et les Normands parmi ses aïeux.

Si l'on voulait grandir la situation, il était facile d'en arriver à croire que c'était quelque chose de plus qu'un combat singulier entre deux hommes.

On pouvait croire que c'était le duel d'un peuple contre un autre peuple, d'une race contre une autre race, du Midi contre le Nord.