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Les mille et un fantômes

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II
L'IMPASSE DES SERGENTS

A la dernière vibration du timbre se mêla le bruit de la première parole du maire. – Jacquemin, dit-il, j'espère que la mère Antoine est folle: elle vient de ta part me dire que ta femme est morte, et que c'est toi qui l'as tuée!

– C'est la vérité pure, monsieur le maire, répondit Jacquemin. Il faudrait me faire conduire en prison et juger bien vite.

Et, en disant ces mots, il essaya de se relever, s'accrochant au haut de la borne avec son coude; mais, après un effort, il retomba, comme si les os de ses jambes eussent été brisés.

– Allons donc! tu es fou! dit le maire.

– Regardez mes mains, répondit-il.

Et il leva deux mains sanglantes, auxquelles leurs doigts crispés donnaient la forme de deux serres.

En effet, la gauche était rouge jusqu'au-dessus du poignet, la droite jusqu'au coude.

En outre, à la main droite, un filet de sang frais coulait tout le long du pouce, provenant d'une morsure que la victime, en se débattant, avait, selon toute probabilité, faite à son assassin.

Pendant ce temps, les deux gendarmes s'étaient rapprochés, avaient fait halte à dix pas du principal acteur de cette scène et regardaient du haut de leurs chevaux.

Le maire leur fit un signe; ils descendirent, jetant la bride de leur monture à un gamin coiffé d'un bonnet de police et qui paraissait être un enfant de troupe.

Après quoi ils s'approchèrent de Jacquemin et le soulevèrent par-dessous les bras.

Il se laissa faire sans résistance aucune, et avec l'atonie d'un homme dont l'esprit est absorbé par une unique pensée.

Au même instant, le commissaire de police et le médecin arrivèrent; ils venaient d'être prévenus de ce qui se passait.

– Ah! venez, monsieur Robert! – Ah! venez, monsieur Cousin! dit le maire.

M. Robert était le médecin, M. Cousin était le commissaire de police.

– Venez; j'allais vous envoyer chercher.

– Eh bien! voyons, qu'y a-t-il? demanda le médecin de l'air le plus jovial du monde; un petit assassinat, à ce qu'on dit.

Jacquemin ne répondit rien.

– Dites donc, père Jacquemin, continua le docteur, est-ce que c'est vrai que c'est vous qui avez tué votre femme?

Jacquemin ne souffla pas le mot.

– Il vient au moins de s'en accuser lui-même, dit le maire; cependant, j'espère encore que c'est un moment d'hallucination et non pas un crime réel qui le fait parler.

– Jacquemin, dit le commissaire de police, répondez. Est-il vrai que vous ayez tué votre femme?

Même silence.

– En tout cas, nous allons bien voir, dit le docteur Robert; ne demeure-t-il pas impasse des Sergents?

– Oui, répondirent les deux gendarmes.

– Eh bien! monsieur Ledru, dit le docteur en s'adressant au maire, allons impasse des Sergents.

– Je n'y vais pas! – je n'y vais pas! s'écria Jacquemin en s'arrachant des mains des gendarmes avec un mouvement si violent, que, s'il eût voulu fuir, il eût été, certes, à cent pas avant que personne songeât à le poursuivre.

– Mais pourquoi n'y veux-tu pas venir? demanda le maire.

– Qu'ai-je besoin d'y aller, puisque j'avoue tout, – puisque je vous dis que je l'ai tuée, tuée avec cette grande épée à deux mains que j'ai prise au Musée d'artillerie l'année dernière? Conduisez-moi en prison; je n'ai rien à faire là-bas, conduisez-moi en prison!

Le docteur et M. Ledru se regardèrent.

– Mon ami, dit le commissaire de police, qui, comme M. Ledru, espérait encore que Jacquemin était sous le poids de quelque dérangement d'esprit momentané, – mon ami, la confrontation est d'urgence; d'ailleurs il faut que vous soyez là pour guider la justice.

– En quoi la justice a-t-elle besoin d'être guidée? dit Jacquemin; vous trouverez le corps dans la cave, et, près du corps, dans un sac de plâtre, la tête; quant à moi, conduisez-moi en prison.

– Il faut que vous veniez, dit le commissaire de Police.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria Jacquemin, en proie à la plus effroyable terreur; oh! mon Dieu! mon Dieu! si j'avais su…

– Eh bien! qu'aurais-tu fait? demanda le commissaire de police.

– Eh bien! je me serais tué.

M. Ledru secoua la tête, et, s'adressant du regard au commissaire de police, il sembla lui dire: Il y a quelque chose là-dessous. – Mon ami, reprit-il en s'adressant au meurtrier, voyons, explique-moi cela, à moi.

– Oui, à vous, tout ce que vous voudrez, monsieur Ledru, demandez, interrogez.

– Comment se fait-il, puisque tu as eu le courage de commettre le meurtre, que tu n'aies pas celui de te retrouver en face de ta victime? Il s'est donc passé quelque chose que tu ne nous dis pas?

– Oh! oui, quelque chose de terrible.

– Eh bien! voyons, raconte.

– Oh! non; vous diriez que ce n'est pas vrai, vous diriez que je suis fou.

– N'importe! que s'est-il passé? dis-le-moi.

– Je vais vous le dire, mais à vous. Il s'approcha de M. Ledru.

Les deux gendarmes voulurent le retenir; mais le maire leur fit un signe, ils laissèrent le prisonnier libre.

D'ailleurs, eût-il voulu se sauver, la chose était devenue impossible; la moitié de la population de Fontenay-aux-Roses encombrait la rue de Diane et la Grande-Rue.

Jacquemin, comme je l'ai dit, s'approcha de l'oreille de M. Ledru. – Croyez-vous, monsieur Ledru, demanda Jacquemin à demi-voix, croyez-vous qu'une tête puisse parler, une fois séparée du corps?

M. Ledru poussa une exclamation qui ressemblait à un cri, et pâlit visiblement.

– Le croyez-vous? dites, répéta Jacquemin.

M. Ledru fit un effort. – Oui, dit-il, je le crois.

– Eh bien!.. eh bien!.. elle a parlé.

– Qui?

– La tête… la tête de Jeanne.

– Tu dis?

– Je dis qu'elle avait les yeux ouverts, – je dis qu'elle a remué les lèvres. Je dis qu'elle m'a regardé. Je dis qu'en me regardant elle m'a appelé: Misérable!

En disant ces mots, qu'il avait l'intention de dire à M. Ledru tout seul, et qui cependant pouvaient être entendus de tout le monde, Jacquemin était effrayant.

– Oh! la bonne charge! s'écria le docteur en riant; elle a parlé… une tête coupée a parlé. Bon, bon, bon!

Jacquemin se retourna. – Quand je vous le dis! fit-il.

– Eh bien! dit le commissaire de police, raison de plus pour que nous nous rendions à l'endroit où le crime a été commis. Gendarmes, emmenez le prisonnier.

Jacquemin jeta un cri en se tordant. – Non, non, dit-il vous me couperez en morceaux si vous voulez, mais je n'irai pas.

– Venez, mon ami, dit M. Ledru. S'il est vrai que vous ayez commis le crime terrible dont vous vous accusez, ce sera déjà une expiation. D'ailleurs, ajouta-t-il en lui parlant bas, la résistance est inutile; si vous n'y voulez pas venir de bonne volonté, ils vous y mèneront de force.

– Eh bien! alors, dit Jacquemin, je veux bien; mais promettez-moi une chose, monsieur Ledru.

– Laquelle?

– Pendant tout le temps que nous serons dans la cave, vous ne me quitterez pas.

– Non.

– Vous me laisserez vous tenir la main.

– Oui.

– Eh bien! dit-il, allons!

Et, tirant de sa poche un mouchoir à carreaux, il essuya son front trempé de sueur.

On s'achemina vers l'impasse des Sergents.

Le commissaire de police et le docteur marchaient les premiers, puis Jacquemin et les deux gendarmes.

Derrière eux venaient M. Ledru et les deux hommes qui avaient apparu à sa porte en même temps que lui.

Puis roulait, comme un torrent plein de houle et de rumeurs, toute la population à laquelle j'étais mêlé.

Au bout d'une minute de marche à peu près, nous arrivâmes à l'impasse des Sergents. – C'était une petite ruelle située à gauche de la Grande-Rue, et qui allait en descendant jusqu'à une grande porte de bois délabrée, s'ouvrant à la fois par deux grands battants, et une petite porte, découpée dans un des deux grands battants.

Cette petite porte ne tenait plus qu'à un gond.

Tout, au premier aspect, paraissait calme dans cette maison; un rosier fleurissait à la porte, et, près du rosier, sur un banc de pierre; un gros chat roux se chauffait avec béatitude au soleil.

En apercevant tout ce monde, en entendant tout ce bruit, il prit peur, se sauva et disparut par le soupirail d'une cave.

Arrivé à la porte que nous avons décrite; Jacquemin s'arrêta.

Les gendarmes voulurent le faire entrer de force.

– Monsieur Ledru, dit-il en se retournant, monsieur Ledru, vous avez promis de ne pas me quitter.

– Eh bien! me voilà, répondit le maire.

– Votre bras! votre bras!

Et il chancelait comme s'il eût été prêt à tomber. M. Ledru s'approcha, fit signe aux deux gendarmes de lâcher le prisonnier, et lui donna le bras.

– Je réponds de lui, dit-il.

Il était évident que, dans ce moment, M. Ledru n'était plus le maire de la commune, poursuivant la punition d'un crime, mais un philosophe explorant le domaine de l'inconnu.

Seulement, son guide dans cette étrange exploration était un assassin.

Le docteur et le commissaire de police entrèrent les premiers, puis M. Ledru et Jacquemin; puis les deux gendarmes, puis quelques privilégiés au nombre desquels je me trouvais, grâce au contact que j'avais eu avec MM. les gendarmes, pour lesquels je n'étais déjà plus un étranger, ayant eu l'honneur de les rencontrer dans la plaine et de leur montrer mon port d'armes.

La porte fut refermée sur le reste de la population, qui resta grondant au dehors.

On s'avança vers la porte de la petite maison.

Rien n'indiquait l'événement terrible qui s'y était passé; tout était à sa place: le lit de serge verte dans son alcôve; à la tête du lit le crucifix de bois noir, surmonté d'une branche de buis séché depuis la dernière Pâques. – Sur la cheminée, un enfant Jésus en cire, couché parmi les fleurs entre deux chandeliers de forme Louis XVI, argentés autrefois; à la muraille, quatre gravures coloriées, encadrées dans des cadres de bois noir et représentant les quatre parties du monde.

 

Sur une table un couvert mis, à l'âtre un pot-au-feu bouillant, et près d'un coucou sonnant la demie une huche ouverte.

– Eh bien! dit le docteur de son ton jovial, je ne vois rien jusqu'à présent.

– Prenez par la porte à droite, murmura Jacquemin d'une voix sourde.

On suivit l'indication du prisonnier, et l'on se trouva dans une espèce de cellier à l'angle duquel s'ouvrait une trappe à l'orifice de laquelle tremblait une lueur qui venait d'en bas.

– Là, là, murmura Jacquemin en se cramponnant au bras de M. Ledru d'une main et en montrant de l'autre l'ouverture de la cave.

– Ah! ah! dit tout bas le docteur au commissaire de police, avec ce sourire terrible des gens que rien n'impressionne, parce qu'ils ne croient à rien, il paraît que madame Jacquemin a suivi le précepte de maître Adam; et il fredonna:

 
Si je meurs, que l'on m'enterre
Dans la cave où est…
 

– Silence! interrompit Jacquemin, le visage livide, les cheveux hérissés, la sueur sur le front, ne chantez pas ici!

Frappé par l'expression de cette voix, le docteur se tut.

Mais presque aussitôt, descendant les premières marches de l'escalier: – Qu'est-ce que cela? demanda-t-il.

Et, s'étant baissé, il ramassa une épée à large lame.

C'était l'épée à deux mains que Jacquemin, comme il l'avait dit, avait prise, le 29 juillet 1830, au Musée d'artillerie; la lame était teinte de sang.

Le commissaire de police la prit des mains du docteur.

– Reconnaissez-vous cette épée? dit-il au prisonnier.

– Oui, répondit Jacquemin. Allez! allez! finissons-en.

C'était le premier jalon du meurtre, que l'on venait de rencontrer.

On pénétra dans la cave, chacun tenant le rang que nous avons déjà dit.

Le docteur et le commissaire de police les premiers, puis M. Ledru et Jacquemin, puis les deux personnes qui se trouvaient chez lui, puis les gendarmes, puis les privilégiés, au nombre desquels je me trouvais.

Après avoir descendu la septième marche, mon oeil plongeait dans la cave et embrassait le terrible ensemble que je vais essayer de peindre.

Le premier objet sur lequel s'arrêtaient les yeux était un cadavre sans tête, couché près d'un tonneau, dont le robinet, ouvert à moitié, continuait de laisser échapper un filet de vin, lequel, en coulant, formait une rigole qui allait se perdre sous le chantier.

Le cadavre était à moitié tordu, comme si le torse, retourné sur le dos, eût commencé un mouvement d'agonie que les jambes n'avaient pas pu suivre. – La robe était, d'un côté, retroussée jusqu'à la jarretière.

On voyait que la victime avait été frappée au moment où, à genoux devant le tonneau, elle commençait à remplir une bouteille, qui lui avait échappé des mains et qui était gisante à ses côtés.

Tout le haut du corps nageait dans une mare de sang.

Debout sur un sac de plâtre adossé à la muraille, comme un buste sur sa colonne, on apercevait ou plutôt on devinait une tête, noyée dans ses cheveux; une raie de sang rougissait le sac, du haut jusqu'à la moitié.

Le docteur et le commissaire de police avaient déjà fait le tour du cadavre et se trouvaient placés en face de l'escalier.

Vers le milieu de la cave étaient les deux amis de M. Ledru et quelques curieux qui s'étaient empressés de pénétrer jusque-là.

Au bas de l'escalier était Jacquemin qu'on n'avait pas pu faire aller plus loin que la dernière marche. Derrière Jacquemin les deux gendarmes.

Derrière les deux gendarmes, cinq ou six personnes, au nombre desquelles je me trouvais, et qui se groupaient avec moi sur l'escalier.

Tout cet intérieur lugubre était éclairé par la lueur tremblotante d'une chandelle posée sur le tonneau même d'où coulait le vin, et en face duquel gisait le cadavre de la femme Jacquemin.

– Une table, une chaise, dit le commissaire de police, et verbalisons.

III
LE PROCÈS-VERBAL

Les meubles demandés furent passés au commissaire de police. Il assura sa table, s'assit devant, demanda la chandelle, que le docteur lui apporta, en enjambant par-dessus le cadavre, tira de sa poche un encrier, des plumes, du papier, et commença son procès-verbal.

Pendant qu'il écrivait le préambule, le docteur fit un mouvement de curiosité vers cette tête posée sur le sac de plâtre; mais le commissaire l'arrêta.

– Ne touchez à rien, dit-il, la régularité avant tout.

– C'est trop juste, dit le docteur. Et il reprit sa place.

Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles on entendit seulement la plume du commissaire de police crier sur le papier raboteux du gouvernement, et pendant lesquelles on voyait les lignes se succéder avec la rapidité d'une formule habituelle à l'écrivain.

Au bout que quelques lignes il leva la tête et regarda autour de lui.

– Qui veut nous servir de témoins? demanda le commissaire de police en s'adressant au maire.

– Mais, dit M. Ledru, indiquant ses deux amis debout, qui formaient groupe avec le commissaire de police assis, ces deux messieurs, d'abord.

– Bien.

Il se retourna de mon côté.

– Puis monsieur, s'il ne lui est pas désagréable de voir figurer son nom dans un procès-verbal.

– Aucunement, monsieur, lui répondis-je.

– Alors, que monsieur descende, dit le commissaire de police.

J'éprouvais quelque répugnance à me rapprocher du cadavre. D'où j'étais, certains détails, sans m'échapper tout à fait, réapparaissaient moins hideux, perdus dans une demi-obscurité qui jetait sur leur horreur le voile de la poésie.

– Est-ce bien nécessaire? demandai-je.

– Quoi?

– Que je descende.

– Non. Restez là, si vous vous y trouvez bien. Je fis un signe de tête qui exprimait: – Je désire rester où je suis.

Le commissaire de police se tourna vers celui des deux amis de M. Ledru qui se trouvait le plus près de lui. – Vos nom, prénoms, âge, qualité, profession et domicile? demanda-t-il avec la volubilité d'un homme habitué à faire ces sortes de questions.

– Jean-Louis Alliette, répondit celui auquel il s'adressait, dit Etteilla par anagramme, homme de lettres, demeurant rue de l'Ancienne-Comédie, n° 20.

– Vous avez oublié de dire votre âge, dit le commissaire de police.

– Dois-je dire l'âge que j'ai ou l'âge que l'on me donne?

– Dites-moi votre âge, parbleu! on n'a pas deux âges.

– C'est-à-dire, monsieur le commissaire, qu'il y a certaines personnes, Cagliostro, le comte de Saint-Germain, le Juif-Errant, par exemple…

– Voulez-vous dire que vous soyez Cagliostro, le comte de Saint-Germain, ou le Juif-Errant? dit le commissaire en fronçant le sourcil à l'idée qu'on se moquait de lui.

– Non; mais…

– Soixante-quinze ans, dit M. Ledru; – mettez soixante-quinze ans, monsieur Cousin.

– Soit, dit le commissaire de police Et il mit soixante-quinze ans.

– Et vous, monsieur? continua-t-il en s'adressant au second ami de M. Ledru.

Et il répéta exactement les mêmes questions qu'il avait faites au premier.

– Pierre-Joseph Moulle, âgé de soixante et un ans, ecclésiastique, attaché à l'église de Saint-Sulpice, demeurant rue Servandoni, n° 11, répondit d'une voix douce celui qu'il interrogeait.

– Et vous, monsieur? demanda-t-il en s'adressant à moi.

– Alexandre Dumas, auteur dramatique, âgé de vingt-sept ans, demeurant à Paris, rue de l'Université, n° 21, répondis-je.

M. Ledru se retourna de mon côté et me fit un gracieux salut, auquel je répondis sur le même ton, du mieux que je pus.

– Bien! fit le commissaire de police. Voyez si c'est bien cela, messieurs, et si vous avez quelques observations à faire.

Et, de ce ton nasillard et monotone qui n'appartient qu'aux fonctionnaires publics, il lut:

«Cejourd'hui, 1er septembre 1831. à deux heures de relevée, ayant été averti par la rumeur publique qu'un crime de meurtre venait d'être commis, dans la commune de Fontenay-aux-Roses, sur la personne de Marie-Jeanne Ducoudray, par le nommé Pierre Jacquemin, son mari, et que le meurtrier s'était rendu au domicile de M. Jean-Pierre Ledru, maire de ladite commune de Fontenay-aux-Roses, pour se déclarer, de son propre mouvement, l'auteur de ce crime, nous nous sommes empressé de nous rendre, de notre personne, au domicile dudit Jean-Pierre Ledru, rue de Diane, n° 2; auquel domicile nous sommes arrivé, en compagnie du sieur Sébastien Robert, docteur-médecin, demeurant dans ladite commune de Fontenay-aux-Roses, et là, avons trouvé déjà entre les mains de la gendarmerie le nommé Pierre Jacquemin, lequel a répété devant nous qu'il était auteur du meurtre de sa femme; sur quoi nous l'avons sommé de nous suivre dans la maison où le meurtre avait été commis. Ce à quoi il s'est refusé d'abord; mais bientôt, ayant cédé sur les instances de M. le maire, nous nous sommes acheminés vers l'impasse des Sergents, où est située la maison habitée par le sieur Pierre Jacquemin. Arrivés à cette maison et la porte refermée sur nous pour empêcher la population de l'envahir, avons d'abord pénétré dans une première chambre où rien n'indiquait qu'un crime eût été commis; puis, sur l'invitation dudit Jacquemin lui-même, de la première chambre avons passé dans la seconde, à l'angle de laquelle une trappe donnant accès à un escalier était ouverte. Cet escalier nous ayant été indiqué comme conduisant à une cave où nous devions trouver le corps de la victime, nous nous mîmes à descendre ledit escalier, sur les premières marches duquel le docteur a trouvé une épée à poignée faite en croix, à lame large et tranchante, que ledit Jacquemin nous a avoué avoir été prise par lui lors de la révolution de Juillet au Musée d'artillerie, et lui avoir servi à la perpétration du crime. Et sur le sol de la cave avons trouvé le corps de la femme Jacquemin, renversé sur le dos et nageant dans une mare de sang, ayant la tête séparée du tronc, laquelle tête avait été placée droite sur un sac de plâtre adossé à la muraille, et ledit Jacquemin ayant reconnu que le cadavre et cette tête étaient bien ceux de sa femme, en présence de M. Jean-Pierre Ledru, maire de la commune de Fontenay aux-Roses; – de M. Sébastien Robert, docteur-médecin, demeurant audit Fontenay-aux-Roses; – de M. Jean-Louis Alliette dit Etteilla, homme de lettres, âgé de soixante-quinze ans, demeurant à Paris, rue de l'Ancienne-Comédie, n° 20; – de M. Pierre-Joseph Moulle, âgé de soixante et un ans, ecclésiastique; attaché à Saint-Sulpice, demeurant à Paris, rue Servandoni, n° 11; – et de M. Alexandre Dumas, auteur dramatique, âgé de vingt-sept ans, demeurant à Paris, rue de l'Université, n°21, – avons procédé ainsi qu'il suit à l'interrogatoire de l'accusé.»

– Est-ce cela, messieurs? demanda le commissaire de police en se retournant vers nous avec un air de satisfaction évidente.

– Parfaitement! monsieur, répondîmes-nous tous d'une voix.

– Eh bien! interrogeons l'accusé.

Alors, se retournant vers le prisonnier, qui, pendant toute la lecture qui venait d'être faite, avait respiré bruyamment et comme un homme oppressé:

– Accusé, dit-il, vos nom, prénoms, âge, domicile et profession?

– Sera-ce encore bien long tout cela? demanda le prisonnier comme un homme à bout de forces.

– Répondez: vos nom et prénoms?

– Pierre Jacquemin.

– Votre âge?

– Quarante et un ans.

– Votre domicile?

– Vous le connaissez bien, puisque vous y êtes.

– N'importe, la loi veut que vous répondiez à cette question.

– Impasse des Sergents.

– Votre profession?

– Carrier.

– Vous vous avouez l'auteur du crime?

– Oui.

– Dites-nous la cause qui vous l'a fait commettre, et les circonstances dans lesquelles il a été commis.

– La cause qui l'a fait commettre…c'est inutile, dit Jacquemin; c'est un secret qui restera entre moi et celle qui est là.

– Cependant il n'y a pas d'effet sans cause.

– La cause, je vous dis que vous ne la saurez pas. Quant aux circonstances, comme vous dites, vous voulez les connaître?

– Oui.

– Eh bien! je vais vous les dire. Quand on travaille sous terre comme nous travaillons, comme cela dans l'obscurité, et puis qu'on croit avoir un motif de chagrin, on se mange l'âme, voyez-vous, et alors il vous vient de mauvaises idées.

– Oh! oh! interrompit le commissaire de police, vous avouez donc la préméditation.

– Eh! puisque je vous dis que j'avoue tout, est-ce que ce n'est pas encore assez?

– Si fait, dites.

 

– Eh bien! cette mauvaise idée qui m'était venue, c'était de tuer Jeanne. – Ça me troubla l'esprit plus d'un mois, – le coeur empêchait la tête, – enfin un mot qu'un camarade me dit – me décida.

– Quel mot?

– Oh! ça, c'est dans les choses qui ne vous regardent pas. Ce matin, je dis à Jeanne: «Je n'irai pas travailler aujourd'hui; je veux m'amuser comme si c'était fête; j'irai jouer aux boules avec des camarades. Aie soin que le dîner soit prêt à une heure. – Mais… – C'est bon, pas d'observations; le dîner pour une heure, tu entends? – C'est bien!» dit Jeanne. Et elle sortit pour aller chercher le pot-au-feu.

Pendant ce temps-là, au lieu d'aller jouer aux boules, je pris l'épée que vous avez là. – Je l'avais repassée moi-même sur un grès. – Je descendis à la cave, et je me cachai derrière les tonneaux – en me disant: – il faudra bien qu'elle descende à la cave pour tirer du vin; alors, nous verrons. Le temps que je restai accroupi là, derrière la futaille qui est toute droite…je n'en sais rien; j'avais la fièvre; mon coeur battait, et je voyais tout rouge dans la nuit. Et puis, il y avait une voix qui répétait en moi et autour de moi ce mot que le camarade m'avait dit hier.

– Mais enfin quel est ce mot? insista le commissaire.

– Inutile. Je vous ai déjà dit que vous ne le sauriez jamais. Enfin, j'entendis un frôlement de robe, un pas qui s'approchait. Je vis trembler une lumière; le bas de son corps qui descendait, puis le haut, puis sa tête… On la voyait bien, sa tête… Elle tenait sa chandelle à la main. – Ah! je dis: c'est bon!.. et je répétai tout bas le mot que m'avait dit le camarade. Pendant ce temps-là, elle s'approchait. Parole d'honneur! on aurait dit qu'elle se doutait que ça tournait mal pour elle. Elle avait peur; elle regardait de tous les côtés; mais j'étais bien caché; je ne bougeai pas. Alors, elle se mit à genoux devant le tonneau, approcha la bouteille et tourna le robinet. Moi, je me levai. – Vous comprenez, elle était à genoux. – Le bruit du vin qui tombait dans la bouteille l'empêchait d'entendre le bruit que je pouvais faire. D'ailleurs, je n'en faisais pas, elle était à genoux comme une coupable, comme une condamnée. Je levai l'épée, et… han!.. Je ne sais pas même si elle poussa un cri – la tête roula. Dans ce moment-là, je ne voulais pas mourir; – je voulais me sauver. – Je comptais faire un trou dans la cave et l'enterrer. – Je sautai sur la tête, qui roulait pendant que le corps sautait de son côté. – J'avais un sac de plâtre tout prêt pour cacher le sang. – Je pris donc la tête ou plutôt la tête me prit. – Voyez.

Et il montra sa main droite, dont une large morsure avait mutilé le pouce.

– Comment! la tête vous prit? dit le docteur. Que diable dites-vous donc là?

– Je dis qu'elle m'a mordu à belles dents, comme vous voyez. Je dis qu'elle ne voulait pas me lâcher. Je la posai sur le sac de plâtre, je l'appuyai contre le mur avec ma main gauche, et j'essayai de lui arracher la droite; mais, au bout d'un instant, les dents se desserrèrent toutes seules. Je retirai ma main; alors, voyez-vous, c'était peut-être de la folie, mais il me sembla que la tête était vivante; les yeux étaient tout grands ouverts. Je les voyais bien, puisque la chandelle était sur le tonneau, et puis les lèvres, les lèvres remuaient, et, en remuant, les lèvres ont dit: —Misérable, j'étais innocente!

Je ne sais pas l'effet que cette déposition faisait sur les autres; mais, quant à moi, je sais que l'eau me coulait sur le front.

– Ah! c'est trop fort! s'écria le docteur, les yeux t'ont regardé, les lèvres ont parlé?

– Écoutez, monsieur le docteur, comme vous êtes un médecin, vous ne croyez à rien, c'est naturel; mais moi je vous dis que la tête que vous voyez là, là, entendez-vous? je vous dis que la tête qui m'a mordu, je vous dis que cette tête-là m'a dit: Misérable, j'étais innocente! Et la preuve qu'elle me l'a dit, eh, bien! c'est que je voulais me sauver après l'avoir tuée; Jeanne, n'est-ce pas? et qu'au lieu de me sauver, j'ai couru chez M. le maire, pour me dénoncer moi-même. Est-ce vrai, monsieur le maire, est-ce vrai? répondez.

– Oui, Jacquemin, répondit M. Ledru d'un ton de parfaite bonté; oui, c'est vrai.

– Examinez la tête, docteur, dit le commissaire de police.

– Quand je serai parti, monsieur Robert, quand je serai parti! s'écria Jacquemin.

– N'as-tu pas peur qu'elle te parle encore, imbécile! dit le docteur en prenant la lumière et s'approchant du sac de plâtre.

– Monsieur Ledru, au nom de Dieu, dit Jacquemin, dites-leur de me laisser en aller, je vous en prie, je vous en supplie!

– Messieurs, dit le maire en faisant un geste qui arrêta le docteur, – vous n'avez plus rien à tirer de ce malheureux; permettez que je le fasse conduire en prison. – Quand la loi a ordonné la confrontation, elle a supposé que l'accusé aurait la force de la soutenir.

– Mais le procès-verbal? dit le commissaire.

– Il est à peu près fini.

– Il faut que l'accusé le signe

– Il le signera dans sa prison.

– Oui! oui! s'écria Jacquemin, dans la prison je signerai tout ce que vous voudrez.

– C'est bien! fit le commissaire de police.

– Gendarmes! emmenez cet homme, dit M. Ledru.

– Ah! merci, monsieur Ledru, merci, dit Jacquemin avec l'expression d'une profonde reconnaissance.

Et, prenant lui-même les deux gendarmes par le bras, il les entraîna vers le haut de l'escalier avec une force surhumaine.

Cet homme parti, le drame était parti avec lui. – Il ne restait plus dans la cave que deux choses hideuses à voir un cadavre sans tête et une tête sans corps.

Je me penchai à mon tour vers M. Ledru.

– Monsieur, lui dis-je, m'est-il permis de me retirer, tout en demeurant à votre disposition pour la signature du procès-verbal?

– Oui, monsieur, mais aune condition.

– Laquelle?

– C'est que vous viendrez signer le procès-verbal chez moi.

– Avec le plus grand plaisir, monsieur, mais quand cela?

– Dans une heure à peu près. Je vous montrerai ma maison; elle a appartenu à Scarron, cela vous intéressera.

– Dans une heure, monsieur, je serai chez vous.

Je saluai, et je remontai l'escalier à mon tour; arrivé aux plus hauts degrés, je jetai un dernier coup d'oeil dans la cave.

Le docteur Robert, sa chandelle à la main, écartait les cheveux de la tête: c'était celle d'une femme encore belle, autant qu'on pouvait en juger, car les yeux étaient fermés, les lèvres contractées et livides.

– Cet imbécile de Jacquemin! dit-il, – soutenir qu'une tête coupée peut parler; – à moins qu'il n'ait été inventer cela pour faire croire qu'il était fou; – ce ne serait pas si mal joué: il y aurait circonstances atténuantes.