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Les Trois Mousquetaires

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D’Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du côté de la cave ; il se leva et, précédé de l’hôte qui se tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armé, il s’approcha du lieu de la scène.

Les deux gentilshommes étaient exaspérés, ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif.

«Mais c’est une tyrannie, s’écriaient-ils en très bon français, quoique avec un accent étranger, que ce maître fou ne veuille pas laisser à ces bonnes gens l’usage de leur vin. Ça, nous allons enfoncer la porte, et s’il est trop enragé, eh bien ! nous le tuerons.

– Tout beau, messieurs ! dit d’Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture ; vous ne tuerez personne, s’il vous plaît.

– Bon, bon, disait derrière la porte la voix calme d’Athos, qu’on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir.»

Tout braves qu’ils paraissaient être, les deux gentilshommes anglais se regardèrent en hésitant ; on eût dit qu’il y avait dans cette cave un de ces ogres faméliques, gigantesques héros des légendes populaires, et dont nul ne force impunément la caverne.

Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l’escalier et donna dans la porte un coup de pied à fendre une muraille.

«Planchet, dit d’Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !

– Mon Dieu, s’écria la voix creuse d’Athos, j’entends d’Artagnan, ce me semble.

– En effet, dit d’Artagnan en haussant la voix à son tour, c’est moi-même, mon ami.

– Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces enfonceurs de portes.»

Les gentilshommes avaient mis l’épée à la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils hésitèrent un instant encore ; mais, comme la première fois, l’orgueil l’emporta, et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur.

«Range-toi, d’Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer.

– Messieurs, dit d’Artagnan, que la réflexion n’abandonnait jamais, messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez là dans une mauvaise affaire, et vous allez être criblés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos épées, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout à l’heure vous aurez à boire, je vous en donne ma parole.

– S’il en reste», grogna la voix railleuse d’Athos.

L’hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son échine.

«Comment, s’il en reste ! murmura-t-il.

– Que diable ! il en restera, reprit d’Artagnan ; soyez donc tranquille, à eux deux ils n’auront pas bu toute la cave. Messieurs, remettez vos épées au fourreau.

– Eh bien, vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.

– Volontiers.»

Et d’Artagnan donna l’exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de désarmer son mousqueton.

Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs épées au fourreau. On leur raconta l’histoire de l’emprisonnement d’Athos. Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils donnèrent tort à l’hôtelier.

«Maintenant, messieurs, dit d’Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous réponds qu’on vous y portera tout ce que vous pourrez désirer.»

Les Anglais saluèrent et sortirent.

«Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d’Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie.

– À l’instant même», dit Athos.

Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqués et de poutres gémissantes : c’étaient les contrescarpes et les bastions d’Athos, que l’assiégé démolissait lui-même.

Un instant après, la porte s’ébranla, et l’on vit paraître la tête pâle d’Athos qui, d’un coup d’oeil rapide, explorait les environs.

D’Artagnan se jeta à son cou et l’embrassa tendrement puis il voulut l’entraîner hors de ce séjour humide, alors il s’aperçut qu’Athos chancelait.

«Vous êtes blessé ? lui dit-il.

– Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilà tout, et jamais homme n’a mieux fait ce qu’il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon hôte, il faut que j’en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles.

– Miséricorde ! s’écria l’hôte, si le valet en a bu la moitié du maître seulement, je suis ruiné.

– Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis le même ordinaire que moi ; il a bu à la pièce seulement ; tenez, je crois qu’il a oublié de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule.»

D’Artagnan partit d’un éclat de rire qui changea le frisson de l’hôte en fièvre chaude.

En même temps, Grimaud parut à son tour derrière son maître, le mousqueton sur l’épaule, la tête tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé par-devant et par-derrière d’une liqueur grasse que l’hôte reconnut pour être sa meilleure huile d’olive.

Le cortège traversa la grande salle et alla s’installer dans la meilleure chambre de l’auberge, que d’Artagnan occupa d’autorité.

Pendant ce temps, l’hôte et sa femme se précipitèrent avec des lampes dans la cave, qui leur avait été si longtemps interdite et où un affreux spectacle les attendait.

Au-delà des fortifications auxquelles Athos avait fait brèche pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides entassées selon toutes les règles de l’art stratégique, on voyait çà et là, nageant dans les mares d’huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangés, tandis qu’un amas de bouteilles cassées jonchait tout l’angle gauche de la cave et qu’un tonneau, dont le robinet était resté ouvert, perdait par cette ouverture les dernières gouttes de son sang. L’image de la dévastation et de la mort, comme dit le poète de l’Antiquité, régnait là comme sur un champ de bataille.

Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient à peine.

Alors les hurlements de l’hôte et de l’hôtesse percèrent la voûte de la cave, d’Artagnan lui-même en fut ému. Athos ne tourna pas même la tête.

Mais à la douleur succéda la rage. L’hôte s’arma d’une broche et, dans son désespoir, s’élança dans la chambre où les deux amis s’étaient retirés.

«Du vin ! dit Athos en apercevant l’hôte.

– Du vin ! s’écria l’hôte stupéfait, du vin ! mais vous m’en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruiné, perdu, anéanti !

– Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restés sur notre soif.

– Si vous vous étiez contentés de boire, encore ; mais vous avez cassé toutes les bouteilles.

– Vous m’avez poussé sur un tas qui a dégringolé. C’est votre faute.

– Toute mon huile est perdue !

– L’huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avez faites.

– Tous mes saucissons rongés !

– Il y a énormément de rats dans cette cave.

– Vous allez me payer tout cela, cria l’hôte exaspéré.

– Triple drôle !» dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitôt ; il venait de donner la mesure de ses forces. D’Artagnan vint à son secours en levant sa cravache.

L’hôte recula d’un pas et se mit à fondre en larmes.

«Cela vous apprendra, dit d’Artagnan, à traiter d’une façon plus courtoise les hôtes que Dieu vous envoie.

– Dieu…, dites le diable !

– Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous nous rompez encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si véritablement le dégât est aussi grand que vous le dites.

– Eh bien, oui, messieurs, dit l’hôte, j’ai tort, je l’avoue ; mais à tout péché miséricorde ; vous êtes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitié de moi.

– Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles. On n’est pas si diable qu’on en a l’air. Voyons, viens ici et causons.»

L’hôte s’approcha avec inquiétude.

«Viens, te dis-je, et n’aie pas peur, continua Athos. Au moment où j’allais te payer, j’avais posé ma bourse sur la table.

– Oui, Monseigneur.

– Cette bourse contenait soixante pistoles, où est-elle ?

– Déposée au greffe, Monseigneur : on avait dit que c’était de la fausse monnaie.

– Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.

– Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lâche pas ce qu’il tient. Si c’était de la fausse monnaie, il y aurait encore de l’espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes pièces.

– Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas, d’autant plus qu’il ne me reste pas une livre.

– Voyons, dit d’Artagnan, l’ancien cheval d’Athos, où est-il ?

– À l’écurie.

– Combien vaut-il ?

– Cinquante pistoles tout au plus.

– Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.

– Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?

– Je t’en amène un autre, dit d’Artagnan.

– Un autre ?

– Et magnifique ! s’écria l’hôte.

– Alors, s’il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le vieux, et à boire !

– Duquel ? demanda l’hôte tout à fait rasséréné.

– De celui qui est au fond, près des lattes ; il en reste encore vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont été cassées dans ma chute. Montez-en six.

– Mais c’est un foudre que cet homme ! dit l’hôte à part lui ; s’il reste seulement quinze jours ici, et qu’il paie ce qu’il boira, je rétablirai mes affaires.

 

– Et n’oublie pas, continua d’Artagnan, de monter quatre bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais.

– Maintenant, dit Athos, en attendant qu’on nous apporte du vin, conte-moi, d’Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons.»

D’Artagnan lui raconta comment il avait trouvé Porthos dans son lit avec une foulure, et Aramis à une table entre les deux théologiens. Comme il achevait, l’hôte rentra avec les bouteilles demandées et un jambon qui, heureusement pour lui, était resté hors de la cave.

«C’est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de d’Artagnan, voilà pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon ami, qu’avez-vous et que vous est-il arrivé personnellement ? Je vous trouve un air sinistre.

– Hélas ! dit d’Artagnan, c’est que je suis le plus malheureux de nous tous, moi !

– Toi malheureux, d’Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu malheureux ? Dis-moi cela.

– Plus tard, dit d’Artagnan.

– Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis ivre, d’Artagnan ? Retiens bien ceci : je n’ai jamais les idées plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles.»

D’Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.

Athos l’écouta sans sourciller ; puis, lorsqu’il eut fini :

«Misères que tout cela, dit Athos, misères !»

C’était le mot d’Athos.

«Vous dites toujours misères ! mon cher Athos, dit d’Artagnan ; cela vous sied bien mal, à vous qui n’avez jamais aimé.»

L’oeil mort d’Athos s’enflamma soudain, mais ce ne fut qu’un éclair, il redevint terne et vague comme auparavant.

«C’est vrai, dit-il tranquillement, je n’ai jamais aimé, moi.

– Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d’Artagnan, que vous avez tort d’être dur pour nous autres coeurs tendres.

– Coeurs tendres, coeurs percés, dit Athos.

– Que dites-vous ?

– Je dis que l’amour est une loterie où celui qui gagne, gagne la mort ! Vous êtes bien heureux d’avoir perdu, croyez-moi, mon cher d’Artagnan. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de perdre toujours.

– Elle avait l’air de si bien m’aimer !

– Elle en avait l’air.

– Oh ! elle m’aimait.

– Enfant ! il n’y a pas un homme qui n’ait cru comme vous que sa maîtresse l’aimait, et il n’y a pas un homme qui n’ait été trompé par sa maîtresse.

– Excepté vous, Athos, qui n’en avez jamais eu.

– C’est vrai, dit Athos après un moment de silence, je n’en ai jamais eu, moi. Buvons !

– Mais alors, philosophe que vous êtes, dit d’Artagnan, instruisez-moi, soutenez-moi ; j’ai besoin de savoir et d’être consolé.

– Consolé de quoi ?

– De mon malheur.

– Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les épaules ; je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une histoire d’amour.

– Arrivée à vous ?

– Ou à un de mes amis, qu’importe !

– Dites, Athos, dites.

– Buvons, nous ferons mieux.

– Buvez et racontez.

– Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre, les deux choses vont à merveille ensemble.

– J’écoute», dit d’Artagnan.

Athos se recueillit, et, à mesure qu’il se recueillait, d’Artagnan le voyait pâlir ; il en était à cette période de l’ivresse où les buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait tout haut sans dormir. Ce somnambulisme de l’ivresse avait quelque chose d’effrayant.

«Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.

– Je vous en prie, dit d’Artagnan.

– Qu’il soit fait donc comme vous le désirez. Un de mes amis, un de mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en s’interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de ma province, c’est-à-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux à vingt-cinq ans d’une jeune fille de seize, belle comme les amours. À travers la naïveté de son âge perçait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poète ; elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg, près de son frère qui était curé. Tous deux étaient arrivés dans le pays : ils venaient on ne savait d’où ; mais en la voyant si belle et en voyant son frère si pieux, on ne songeait pas à leur demander d’où ils venaient. Du reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui était le seigneur du pays, aurait pu la séduire ou la prendre de force, à son gré, il était le maître ; qui serait venu à l’aide de deux étrangers, de deux inconnus ? Malheureusement il était honnête homme, il l’épousa. Le sot, le niais, l’imbécile !

– Mais pourquoi cela, puisqu’il l’aimait ? demanda d’Artagnan.

– Attendez donc, dit Athos. Il l’emmena dans son château, et en fit la première dame de sa province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait parfaitement son rang.

– Eh bien ? demanda d’Artagnan.

– Eh bien, un jour qu’elle était à la chasse avec son mari, continua Athos à voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et s’évanouit ; le comte s’élança à son secours, et comme elle étouffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard et lui découvrit l’épaule. Devinez ce qu’elle avait sur l’épaule, d’Artagnan ? dit Athos avec un grand éclat de rire.

– Puis-je le savoir ? demanda d’Artagnan.

– Une fleur de lis, dit Athos. Elle était marquée !»

Et Athos vida d’un seul trait le verre qu’il tenait à la main.

«Horreur ! s’écria d’Artagnan, que me dites-vous là ?

– La vérité. Mon cher, l’ange était un démon. La pauvre fille avait volé.

– Et que fit le comte ?

– Le comte était un grand seigneur, il avait sur ses terres droit de justice basse et haute : il acheva de déchirer les habits de la comtesse, il lui lia les mains derrière le dos et la pendit à un arbre.

– Ciel ! Athos ! un meurtre ! s’écria d’Artagnan.

– Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pâle comme la mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble.»

Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait, l’approcha de sa bouche et la vida d’un seul trait, comme il eût fait d’un verre ordinaire.

Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux mains ; d’Artagnan demeura devant lui, saisi d’épouvante.

«Cela m’a guéri des femmes belles, poétiques et amoureuses, dit Athos en se relevant et sans songer à continuer l’apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons !

– Ainsi elle est morte ? balbutia d’Artagnan.

– Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drôle, cria Athos, nous ne pouvons plus boire !

– Et son frère ? ajouta timidement d’Artagnan.

– Son frère ? reprit Athos.

– Oui, le prêtre ?

– Ah ! je m’en informai pour le faire pendre à son tour ; mais il avait pris les devants, il avait quitté sa cure depuis la veille.

– A-t-on su au moins ce que c’était que ce misérable ?

– C’était sans doute le premier amant et le complice de la belle, un digne homme qui avait fait semblant d’être curé peut-être pour marier sa maîtresse et lui assurer un sort. Il aura été écartelé, je l’espère.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d’Artagnan, tout étourdi de cette horrible aventure.

– Mangez donc de ce jambon, d’Artagnan, il est exquis, dit Athos en coupant une tranche qu’il mit sur l’assiette du jeune homme. Quel malheur qu’il n’y en ait pas eu seulement quatre comme celui-là dans la cave ! j’aurais bu cinquante bouteilles de plus.»

D’Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l’eût rendu fou ; il laissa tomber sa tête sur ses deux mains et fit semblant de s’endormir.

«Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en pitié, et pourtant celui-là est des meilleurs !…»

 CHAPITRE XXVIII. RETOUR

D’Artagnan était resté étourdi de la terrible confidence d’Athos ; cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette demi-révélation ; d’abord elle avait été faite par un homme tout à fait ivre à un homme qui l’était à moitié, et cependant, malgré ce vague que fait monter au cerveau la fumée de deux ou trois bouteilles de bourgogne, d’Artagnan, en se réveillant le lendemain matin, avait chaque parole d’Athos aussi présente à son esprit que si, à mesure qu’elles étaient tombées de sa bouche, elles s’étaient imprimées dans son esprit. Tout ce doute ne lui donna qu’un plus vif désir d’arriver à une certitude, et il passa chez son ami avec l’intention bien arrêtée de renouer sa conversation de la veille mais il trouva Athos de sens tout à fait rassis, c’est-à-dire le plus fin et le plus impénétrable des hommes.

Au reste, le mousquetaire, après avoir échangé avec lui une poignée de main, alla le premier au-devant de sa pensée.

«J’étais bien ivre hier, mon cher d’Artagnan, dit-il, j’ai senti cela ce matin à ma langue, qui était encore fort épaisse, et à mon pouls qui était encore fort agité ; je parie que j’ai dit mille extravagances.»

Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixité qui l’embarrassa.

«Mais non pas, répliqua d’Artagnan, et, si je me le rappelle bien, vous n’avez rien dit que de fort ordinaire.

– Ah ! vous m’étonnez ! Je croyais vous avoir raconté une histoire des plus lamentables.»

Et il regardait le jeune homme comme s’il eût voulu lire au plus profond de son coeur.

«Ma foi ! dit d’Artagnan, il paraît que j’étais encore plus ivre que vous, puisque je ne me souviens de rien.»

Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :

«Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mon cher ami, que chacun a son genre d’ivresse, triste ou gaie, moi j’ai l’ivresse triste, et, quand une fois je suis gris, ma manière est de raconter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m’a inculquées dans le cerveau. C’est mon défaut ; défaut capital, j’en conviens ; mais, à cela près, je suis bon buveur.»

Athos disait cela d’une façon si naturelle, que d’Artagnan fut ébranlé dans sa conviction.

«Oh ! c’est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de ressaisir la vérité, c’est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on se souvient d’un rêve, que nous avons parlé de pendus.

– Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant et cependant en essayant de rire, j’en étais sûr, les pendus sont mon cauchemar, à moi.

– Oui, oui, reprit d’Artagnan, et voilà la mémoire qui me revient ; oui, il s’agissait… attendez donc… il s’agissait d’une femme.

– Voyez, répondit Athos en devenant presque livide, c’est ma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-là, c’est que je suis ivre mort.

– Oui, c’est cela, dit d’Artagnan, l’histoire de la femme blonde, grande et belle, aux yeux bleus.

– Oui, et pendue.

– Par son mari, qui était un seigneur de votre connaissance, continua d’Artagnan en regardant fixement Athos.

– Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on ne sait plus ce que l’on dit, reprit Athos en haussant les épaules, comme s’il se fût pris lui-même en pitié. Décidément, je ne veux plus me griser, d’Artagnan, c’est une trop mauvaise habitude.»

D’Artagnan garda le silence.

Puis Athos, changeant tout à coup de conversation :

«À propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m’avez amené.

– Est-il de votre goût ? demanda d’Artagnan.

– Oui, mais ce n’était pas un cheval de fatigue.

– Vous vous trompez ; j’ai fait avec lui dix lieues en moins d’une heure et demie, et il n’y paraissait pas plus que s’il eût fait le tour de la place Saint-Sulpice.

– Ah çà, vous allez me donner des regrets.

– Des regrets ?

– Oui, je m’en suis défait.

– Comment cela ?

– Voici le fait : ce matin, je me suis réveillé à six heures, vous dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j’étais encore tout hébété de notre débauche d’hier ; je descendis dans la grande salle, et j’avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval à un maquignon, le sien étant mort hier d’un coup de sang. Je m’approchai de lui, et comme je vis qu’il offrait cent pistoles d’un alezan brûlé : «Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j’ai un cheval à vendre.

«– Et très beau même, dit-il, je l’ai vu hier, le valet de votre ami le tenait en main.

«– Trouvez-vous qu’il vaille cent pistoles ?

«– Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-là ?

«– Non, mais je vous le joue.

«– Vous me le jouez ?

«– Oui.

«– À quoi ?

«– Aux dés.»

«Ce qui fut dit fut fait ; et j’ai perdu le cheval. Ah ! mais par exemple, continua Athos, j’ai regagné le caparaçon.»

D’Artagnan fit une mine assez maussade.

«Cela vous contrarie ? dit Athos.

 

– Mais oui, je vous l’avoue, reprit d’Artagnan ; ce cheval devait servir à nous faire reconnaître un jour de bataille ; c’était un gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort.

– Eh ! mon cher ami, mettez-vous à ma place, reprit le mousquetaire ; je m’ennuyais à périr, moi, et puis, d’honneur, je n’aime pas les chevaux anglais. Voyons, s’il ne s’agit que d’être reconnu par quelqu’un, eh bien, la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin.»

D’Artagnan ne se déridait pas.

«Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir à ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.

– Qu’avez-vous donc fait encore ?

– Après avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l’idée me vint de jouer le vôtre.

– Oui, mais vous vous en tîntes, j’espère, à l’idée ?

– Non pas, je la mis à exécution à l’instant même.

– Ah ! par exemple ! s’écria d’Artagnan inquiet.

– Je jouai, et je perdis.

– Mon cheval ?

– Votre cheval ; sept contre huit ; faute d’un point…, vous connaissez le proverbe.

– Athos, vous n’êtes pas dans votre bon sens, je vous jure !

– Mon cher, c’était hier, quand je vous contais mes sottes histoires, qu’il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous les équipages et harnais possibles.

– Mais c’est affreux !

– Attendez donc, vous n’y êtes point, je ferais un joueur excellent, si je ne m’entêtais pas ; mais je m’entête, c’est comme quand je bois ; je m’entêtai donc…

– Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?

– Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille à votre doigt, et que j’avais remarqué hier.

– Ce diamant ! s’écria d’Artagnan, en portant vivement la main à sa bague.

– Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon propre compte, je l’avais estimé mille pistoles.

– J’espère, dit sérieusement d’Artagnan à demi mort de frayeur, que vous n’avez aucunement fait mention de mon diamant ?

– Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux, et, de plus, l’argent pour faire la route.

– Athos, vous me faites frémir ! s’écria d’Artagnan.

– Je parlai donc de votre diamant à mon partenaire, lequel l’avait aussi remarqué. Que diable aussi, mon cher, vous portez à votre doigt une étoile du ciel, et vous ne voulez pas qu’on y fasse attention ! Impossible !

– Achevez, mon cher ; achevez ! dit d’Artagnan, car, d’honneur ! avec votre sang-froid, vous me faites mourir !

– Nous divisâmes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles chacune.

– Ah ! vous voulez rire et m’éprouver ? dit d’Artagnan que la colère commençait à prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l’Iliade.

– Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j’aurais bien voulu vous y voir, vous ! il y avait quinze jours que je n’avais envisagé face humaine et que j’étais là à m’abrutir en m’abouchant avec des bouteilles.

– Ce n’est point une raison pour jouer mon diamant, cela ? répondit d’Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse.

– Écoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le nombre 13 m’a toujours été fatal, c’était le 13 du mois de juillet que…

– Ventrebleu ! s’écria d’Artagnan en se levant de table, l’histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille.

– Patience, dit Athos, j’avais un plan. L’Anglais était un original, je l’avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m’avait averti qu’il lui avait fait des propositions pour entrer à son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud, divisé en dix portions.

– Ah ! pour le coup ! dit d’Artagnan éclatant de rire malgré lui.

– Grimaud lui-même, entendez-vous cela ! et avec les dix parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n’est pas une vertu.

– Ma foi, c’est très drôle ! s’écria d’Artagnan consolé et se tenant les côtes de rire.

– Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussitôt à jouer sur le diamant.

– Ah ! diable, dit d’Artagnan assombri de nouveau.

– J’ai regagné vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j’ai rattrapé votre harnais, puis le mien. Voilà où nous en sommes. C’est un coup superbe ; aussi je m’en suis tenu là.»

D’Artagnan respira comme si on lui eût enlevé l’hôtellerie de dessus la poitrine.

«Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.

– Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Bucéphale et du mien.

– Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?

– J’ai une idée sur eux.

– Athos, vous me faites frémir.

– Écoutez, vous n’avez pas joué depuis longtemps, vous, d’Artagnan ?

– Et je n’ai point l’envie de jouer.

– Ne jurons de rien. Vous n’avez pas joué depuis longtemps, disais-je, vous devez donc avoir la main bonne.

– Eh bien, après ?

– Eh bien, l’Anglais et son compagnon sont encore là. J’ai remarqué qu’ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir à votre cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval.

– Mais il ne voudra pas un seul harnais.

– Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un égoïste comme vous, moi.

– Vous feriez cela ? dit d’Artagnan indécis, tant la confiance d’Athos commençait à le gagner à son insu.

– Parole d’honneur, en un seul coup.

– Mais c’est qu’ayant perdu les chevaux, je tenais énormément à conserver les harnais.

– Jouez votre diamant, alors.

– Oh ! ceci, c’est autre chose ; jamais, jamais.

– Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ; mais comme cela a déjà été fait, l’Anglais ne voudrait peut-être plus.

– Décidément, mon cher Athos, dit d’Artagnan, j’aime mieux ne rien risquer.

– C’est dommage, dit froidement Athos, l’Anglais est cousu de pistoles. Eh ! mon Dieu, essayez un coup, un coup est bientôt joué.

– Et si je perds ?

– Vous gagnerez.

– Mais si je perds ?

– Eh bien, vous donnerez les harnais.

– Va pour un coup», dit d’Artagnan.

Athos se mit en quête de l’Anglais et le trouva dans l’écurie, où il examinait les harnais d’un oeil de convoitise. L’occasion était bonne. Il fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, à choisir. L’Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents pistoles à eux deux ; il topa.

D’Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombre trois ; sa pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire :

«Voilà un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux tout harnachés, monsieur.»

L’Anglais, triomphant, ne se donna même la peine de rouler les dés, il les jeta sur la table sans regarder, tant il était sûr de la victoire ; d’Artagnan s’était détourné pour cacher sa mauvaise humeur.

«Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de dés est extraordinaire, et je ne l’ai vu que quatre fois dans ma vie : deux as !»

L’Anglais regarda et fut saisi d’étonnement, d’Artagnan regarda et fut saisi de plaisir.

«Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de Créquy ; une autre fois chez moi, à la campagne, dans mon château de… quand j’avais un château ; une troisième fois chez M. de Tréville, où il nous surprit tous ; enfin une quatrième fois au cabaret, où il échut à moi et où je perdis sur lui cent louis et un souper.

– Alors, monsieur reprend son cheval, dit l’Anglais.

– Certes, dit d’Artagnan.

– Alors il n’y a pas de revanche ?

– Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?

– C’est vrai ; le cheval va être rendu à votre valet, monsieur.

– Un moment, dit Athos ; avec votre permission, monsieur, je demande à dire un mot à mon ami.

– Dites.»

Athos tira d’Artagnan à part.

«Eh bien, lui dit d’Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu veux que je joue, n’est-ce pas ?

– Non, je veux que vous réfléchissiez.

– À quoi ?

– Vous allez reprendre le cheval, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous avez joué les harnais contre le cheval ou cent pistoles, à votre choix.

– Oui.

– Je prendrais les cent pistoles.

– Eh bien, moi, je prends le cheval.

– Et vous avez tort, je vous le répète ; que ferons-nous d’un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe nous aurions l’air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères ; vous ne pouvez pas m’humilier en chevauchant près de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoin d’argent pour revenir à Paris.