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Grimaud apporta le pâté devant le prince, qui prit son couteau à lame d'argent pour enlever le couvercle; mais La Ramée, qui craignait qu'il n'arrivât malheur à cette belle pièce, passa au duc son couteau, qui avait une lame de fer.

– Merci, La Ramée, dit le duc en prenant le couteau.

– Eh bien Monseigneur, dit l'exempt, ce fameux moyen?

– Faut-il que je vous dise, reprit le duc, celui sur lequel je comptais le plus, celui que j'avais résolu d'employer le premier?

– Oui, celui-là, dit La Ramée.

– Eh bien! dit le duc, en creusant le pâté d'une main et en décrivant de l'autre un cercle avec son couteau, j'espérais d'abord avoir pour gardien un brave garçon comme vous, monsieur La Ramée.

– Bien! dit La Ramée; vous l'avez, Monseigneur. Après?

– Et je m'en félicite.

La Ramée salua.

– Je me disais, continua le prince, si une fois j'ai près de moi un bon garçon comme La Ramée, je tâcherai de lui faire recommander par quelque ami à moi, avec lequel il ignorera mes relations, un homme qui me soit dévoué, et avec lequel je puisse m'entendre pour préparer ma fuite.

– Allons! allons! dit La Ramée, pas mal imaginé.

– N'est-ce pas? reprit le prince; par exemple, le serviteur de quelque brave gentilhomme, ennemi lui-même du Mazarin, comme doit l'être tout gentilhomme.

– Chut! Monseigneur, dit La Ramée, ne parlons pas politique.

– Quand j'aurai cet homme près de moi, continua le duc, pour peu que cet homme soit adroit et ait su inspirer de la confiance à mon gardien, celui-ci se reposera sur lui, et alors j'aurai des nouvelles du dehors.

– Ah! oui, dit La Ramée, mais comment cela, des nouvelles du dehors?

– Oh! rien de plus facile, dit le duc de Beaufort, en jouant à la paume, par exemple.

– En jouant à la paume? demanda La Ramée, commençant à prêter la plus grande attention au récit du duc.

– Oui, tenez, j'envoie une balle dans le fossé, un homme est là qui la ramasse. La balle renferme une lettre; au lieu de renvoyer cette balle que je lui ai demandée du haut des remparts, il m'en envoie une autre. Cette autre balle contient une lettre. Ainsi, nous avons échangé nos idées, et personne n'y a rien vu.

– Diable! diable! dit La Ramée en se grattant l'oreille, vous faites bien de me dire cela, Monseigneur, je surveillerai les ramasseurs des balles.

Le duc sourit.

– Mais, continua La Ramée, tout cela, au bout du compte, n'est qu'un moyen de correspondre.

– C'est déjà beaucoup, ce me semble.

– Ce n'est pas assez.

– Je vous demande pardon. Par exemple, je dis à mes amis: «Trouvez-vous tel jour, à telle heure, de l'autre côté du fossé avec deux chevaux de main.»

– Eh bien! après? dit La Ramée avec une certaine inquiétude; à moins que ces chevaux n'aient des ailes pour monter sur le rempart et venir vous y chercher.

– Eh! mon Dieu, dit négligemment le prince, il ne s'agit pas que les chevaux aient des ailes pour monter sur les remparts, mais que j'aie, moi, un moyen d'en descendre.

– Lequel?

– Une échelle de corde.

– Oui, mais, dit La Ramée en essayant de rire, une échelle de corde ne s'envoie pas comme une lettre, dans une balle de paume.

– Non, mais elle s'envoie dans autre chose.

– Dans autre chose, dans autre chose! dans quoi?

– Dans un pâté, par exemple.

– Dans un pâté? dit La Ramée.

– Oui. Supposez une chose, reprit le duc; supposez, par exemple, que mon maître d'hôtel, Noirmont, ait traité du fonds de boutique du père Marteau…

– Eh bien? demanda La Ramée tout frissonnant.

– Eh bien! La Ramée, qui est un gourmand, voit ces pâtés, trouve qu'ils ont meilleure mine que ceux de ses prédécesseurs, vient m'offrir de m'en faire goûter. J'accepte, à la condition que La Ramée en goûtera avec moi. Pour être plus à l'aise, La Ramée écarte les gardes et ne conserve que Grimaud pour nous servir. Grimaud est l'homme qui m'a été donné par un ami, ce serviteur avec lequel je m'entends, prêt à me seconder en toutes choses. Le moment de ma fuite est marqué à sept heures. Eh bien! à sept heures moins quelques minutes…

– À sept heures moins quelques minutes?.. reprit La Ramée, auquel la sueur commençait à perler sur le front.

– À sept heures moins quelques minutes, reprit le duc en joignant l'action aux paroles, j'enlève la croûte du pâté. J'y trouve deux poignards, une échelle de corde et un bâillon. Je mets un des poignards sur la poitrine de La Ramée et je lui dis: «Mon ami, j'en suis désolé, mais si tu fais un geste, si tu pousses un cri, tu es mort!»

Nous l'avons dit, en prononçant ces derniers mots, le duc avait joint l'action aux paroles. Le duc était debout près de lui et lui appuyait la pointe d'un poignard sur la poitrine avec un accent qui ne permettait pas à celui auquel il s'adressait de conserver de doute sur sa résolution.

Pendant ce temps Grimaud, toujours silencieux, tirait du pâté le second poignard, l'échelle de corde et la poire d'angoisse.

La Ramée suivait des yeux chacun de ces objets avec une terreur croissante.

– Oh! Monseigneur, s'écria-t-il en regardant le duc avec une expression de stupéfaction qui eût fait éclater de rire le prince dans un autre moment, vous n'aurez pas le coeur de me tuer!

– Non, si tu ne t'opposes pas à ma fuite.

– Mais, Monseigneur, si je vous laisse fuir, je suis un homme ruiné.

– Je te rembourserai le prix de ta charge.

– Et vous êtes bien décidé à quitter le château?

– Pardieu!

– Tout ce que je pourrais vous dire ne vous fera pas changer de résolution?

– Ce soir, je veux être libre.

– Et si je me défends, si j'appelle, si je crie?

– Foi de gentilhomme, je te tue.

En ce moment la pendule sonna.

– Sept heures, dit Grimaud, qui n'avait pas encore prononcé une parole.

– Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en retard.

La Ramée fit un mouvement comme pour l'acquit de sa conscience.

Le duc fronça le sourcil, et l'exempt sentit la pointe du poignard qui, après avoir traversé ses habits, s'apprêtait à lui traverser la poitrine.

– Bien, Monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne bougerai pas.

– Hâtons-nous, dit le duc.

– Monseigneur, une dernière grâce.

– Laquelle? Parle, dépêche-toi.

– Liez-moi bien, Monseigneur.

– Pourquoi cela, te lier?

– Pour qu'on ne croie pas que je suis votre complice.

– Les mains! dit Grimaud.

– Non pas par devant, par derrière donc, par derrière!

– Mais avec quoi? dit le duc.

– Avec votre ceinture, Monseigneur, reprit La Ramée.

Le duc détacha sa ceinture et la donna à Grimaud, qui lia les mains de La Ramée de manière à le satisfaire.

– Les pieds, dit Grimaud.

La Ramée tendit les jambes, Grimaud prit une serviette, la déchira par bandes et ficela La Ramée.

– Maintenant mon épée, dit La Ramée; liez-moi donc la garde de mon épée.

Le duc arracha un des rubans de son haut-de-chausses, et accomplit le désir de son gardien.

– Maintenant, dit le pauvre La Ramée, la poire d'angoisse, je la demande; sans cela on me ferait mon procès parce que je n'ai pas crié. Enfoncez, Monseigneur, enfoncez.

Grimaud s'apprêta à remplir le désir de l'exempt, qui fit un mouvement en signe qu'il avait quelque chose à dire.

– Parle, dit le duc.

– Maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, n'oubliez pas, s'il m'arrive malheur à cause de vous, que j'ai une femme et quatre enfants.

– Sois tranquille. Enfonce, Grimaud.

En une seconde La Ramée fut bâillonné et couché à terre, deux ou trois chaises furent renversées en signe de lutte. Grimaud prit dans les poches de l'exempt toutes les clefs qu'elles contenaient, ouvrit d'abord la porte de la chambre où ils se trouvaient, la referma à double tour quand ils furent sortis, puis tous deux prirent rapidement le chemin de la galerie qui conduisait au petit enclos. Les trois portes furent successivement ouvertes et fermées avec une promptitude qui faisait honneur à la dextérité de Grimaud. Enfin l'on arriva au jeu de paume. Il était parfaitement désert, pas de sentinelles, personne aux fenêtres.

Le duc courut au rempart et aperçut de l'autre côté des fossés trois cavaliers avec deux chevaux en main. Le duc échangea un signe avec eux, c'était bien pour lui qu'ils étaient là.

Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil conducteur.

Ce n'était pas une échelle de corde, mais un peloton de soie, avec un bâton qui devait se passer entre les jambes et se dévider de lui-même par le poids de celui qui se tenait dessus à califourchon.

– Va, dit le duc.

– Le premier, Monseigneur? demanda Grimaud.

Sans doute, dit le duc; si on me rattrape, je ne risque que la prison; si on t'attrape, toi, tu es pendu.

– C'est juste, dit Grimaud.

Et aussitôt Grimaud, se mettant à cheval sur le bâton, commença sa périlleuse descente; le duc le suivit des yeux avec une terreur involontaire; il était déjà arrivé aux trois quarts de la muraille, lorsque tout à coup la corde cassa. Grimaud tomba précipité dans le fossé.

Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa pas une plainte; et cependant il devait être blessé grièvement, car il était resté étendu à l'endroit où il était tombé.

Aussitôt un des hommes qui attendaient se laissa glisser dans le fossé, attacha sous les épaules de Grimaud l'extrémité d'une corde, et les deux autres, qui en tenaient le bout opposé, tirèrent Grimaud à eux.

– Descendez, Monseigneur, dit l'homme qui était dans la fosse; il n'y a qu'une quinzaine de pieds de distance et le gazon est moelleux.

Le duc était déjà à l'oeuvre. Sa besogne à lui était plus difficile, car il n'avait plus de bâton pour se soutenir; il fallait qu'il descendît à la force des poignets, et cela d'une hauteur d'une cinquantaine de pieds. Mais, nous l'avons dit, le duc était adroit, vigoureux et plein de sang-froid; en moins de cinq minutes, il se trouva à l'extrémité de la corde; comme le lui avait dit le gentilhomme, il n'était plus qu'à quinze pieds de terre. Il lâcha l'appui qui le soutenait et tomba sur ses pieds sans se faire aucun mal.

 

Aussitôt il se mit à gravir le talus du fossé, au haut duquel il trouva Rochefort. Les deux autres gentilshommes lui étaient inconnus. Grimaud, évanoui, était attaché sur un cheval.

– Messieurs, dit le prince, je vous remercierai plus tard; mais à cette heure, il n'y a pas un instant à perdre, en route donc, en route! qui m'aime, me suive!

Et il s'élança sur son cheval, partit au grand galop, respirant à pleine poitrine, et criant avec une expression de joie impossible à rendre:

– Libre!.. Libre!.. Libre!..

XXVI. D'Artagnan arrive à propos

D'Artagnan toucha à Blois la somme que Mazarin, dans son désir de le revoir près de lui, s'était décidé à lui donner pour ses services futurs.

De Blois à Paris il y avait quatre journées pour un cavalier ordinaire. D'Artagnan arriva vers les quatre heures de l'après- midi du troisième jour à la barrière Saint-Denis. Autrefois il n'en eût mis que deux. Nous avons vu qu'Athos, parti trois heures après lui, était arrivé vingt-quatre heures auparavant.

Planchet avait perdu l'usage de ces promenades forcées; d'Artagnan lui reprocha sa mollesse.

– Eh! monsieur, quarante lieues en trois jours! je trouve cela fort joli pour un marchand de pralines.

– Es-tu réellement devenu marchand, Planchet, et comptes-tu sérieusement, maintenant que nous nous sommes retrouvés, végéter dans ta boutique?

– Heu! reprit Planchet, vous seul en vérité êtes fait pour l'existence active. Voyez M. Athos, qui dirait que c'est cet intrépide chercheur d'aventures que nous avons connu? Il vit maintenant en véritable gentilhomme fermier, en vrai seigneur campagnard. Tenez, monsieur, il n'y a en vérité de désirable qu'une existence tranquille.

– Hypocrite! dit d'Artagnan, que l'on voit bien que tu te rapproches de Paris, et qu'il y a à Paris une corde et une potence qui t'attendent!

En effet, comme ils en étaient là de leur conversation, les deux voyageurs arrivèrent à la barrière. Planchet baissait son feutre en songeant qu'il allait passer dans des rues où il était fort connu, et d'Artagnan relevait sa moustache en se rappelant Porthos qui devait l'attendre rue Tiquetonne. Il pensait aux moyens de lui faire oublier sa seigneurie de Bracieux et les cuisines homériques de Pierrefonds.

En tournant le coin de la rue Montmartre, il aperçut, à l'une des fenêtres de l'hôtel de la Chevrette, Porthos vêtu d'un splendide justaucorps bleu de ciel tout brodé d'argent, et bâillant à se démonter la mâchoire, de sorte que les passants contemplaient avec une certaine admiration respectueuse ce gentilhomme si beau et si riche, qui semblait si fort ennuyé de sa richesse et de sa grandeur.

À peine d'ailleurs, de leur côté, d'Artagnan et Planchet avaient- ils tourné l'angle de la rue, que Porthos les avait reconnus.

– Eh! d'Artagnan, s'écria-t-il, Dieu soit loué! c'est vous!

– Eh! bonjour, cher ami! répondit d'Artagnan.

Une petite foule de badauds se forma bientôt autour des chevaux que les valets de l'hôtel tenaient déjà par la bride, et des cavaliers qui causaient ainsi le nez en l'air; mais un froncement de sourcils de d'Artagnan et deux ou trois gestes mal intentionnés de Planchet et bien compris des assistants, dissipèrent la foule, qui commençait à devenir d'autant plus compacte qu'elle ignorait pourquoi elle était rassemblée.

Porthos était déjà descendu sur le seuil de l'hôtel.

– Ah! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux sont mal ici.

– En vérité! dit d'Artagnan, j'en suis au désespoir pour ces nobles animaux.

– Et moi aussi, j'étais assez mal, dit Porthos, et n'était l'hôtesse continua-t-il en se balançant sur ses jambes avec son gros air content de lui-même, qui est assez avenante et qui entend la plaisanterie, j'aurais été chercher gîte ailleurs.

La belle Madeleine, qui s'était approchée pendant ce colloque, fit un pas en arrière et devint pâle comme la mort en entendant les paroles de Porthos, car elle crut que la scène du Suisse allait se renouveler; mais à sa grande stupéfaction d'Artagnan ne sourcilla point, et, au lieu de se fâcher, il dit en riant à Porthos:

– Oui, je comprends, cher ami, l'air de la rue Tiquetonne ne vaut pas celui de la vallée de Pierrefonds; mais, soyez tranquille, je vais vous en faire prendre un meilleur.

– Quand cela?

– Ma foi, bientôt, je l'espère.

– Ah! tant mieux!

À cette exclamation de Porthos succéda un gémissement bas et profond qui partait de l'angle d'une porte. D'Artagnan, qui venait de mettre pied à terre, vit alors se dessiner en relief sur le mur l'énorme ventre de Mousqueton, dont la bouche attristée laissait échapper de sourdes plaintes.

– Et vous aussi, mon pauvre monsieur Mouston, êtes déplacé dans ce chétif hôtel, n'est-ce pas? demanda d'Artagnan de ce ton railleur qui pouvait être aussi bien de la compassion que de la moquerie.

– Il trouve la cuisine détestable, répondit Porthos.

– Eh bien, mais, dit d'Artagnan, que ne la faisait-il lui-même comme à Chantilly?

– Ah! monsieur, je n'avais plus ici, comme là-bas, les étangs de M. le Prince, pour y pêcher ces belles carpes, et les forêts de Son Altesse pour y prendre au collet ces fines perdrix. Quant à la cave, je l'ai visitée en détail, et en vérité c'est bien peu de chose.

– Monsieur Mouston, dit d'Artagnan, en vérité je vous plaindrais, si je n'avais pour le moment quelque chose de bien autrement pressé à faire.

Alors, prenant Porthos à part:

– Mon cher du Vallon, continua-t-il, vous voilà tout habillé, et c'est heureux, car je vous mène de ce pas chez le cardinal.

– Bah! vraiment? dit Porthos en ouvrant de grands yeux ébahis.

– Oui, mon ami.

– Une présentation?

– Cela vous effraie?

– Non, mais cela m'émeut.

– Oh! soyez tranquille; vous n'avez plus affaire à l'autre cardinal, et celui-ci ne vous terrassera pas sous sa majesté.

– C'est égal, vous comprenez, d'Artagnan, la cour!

– Eh! mon ami, il n'y a plus de cour.

– La reine!

– J'allais dire: il n'y a plus de reine. La reine? rassurez-vous, nous ne la verrons pas.

– Et vous dites que nous allons de ce pas au Palais-Royal?

– De ce pas. Seulement, pour ne point faire de retard, je vous emprunterai un de vos chevaux.

– À votre aise: ils sont tous les quatre à votre service.

– Oh! je n'en ai besoin que d'un pour le moment.

– N'emmenons-nous pas nos valets?

– Oui, prenez Mousqueton, cela ne fera pas mal. Quant à Planchet, il a ses raisons pour ne pas venir à la cour.

– Et pourquoi cela?

– Heu! il est mal avec Son Éminence.

– Mouston, dit Porthos, sellez Vulcain et Bayard.

– Et moi, monsieur, prendrai-je Rustaud?

– Non, prenez un cheval de luxe, prenez Phébus ou Superbe, nous allons en cérémonie.

– Ah! dit Mousqueton respirant, il ne s'agit donc que de faire une visite?

– Eh! mon Dieu, oui, Mouston, pas d'autre chose. Seulement, à tout hasard, mettez des pistolets dans les fontes; vous trouverez à ma selle les miens tout chargés.

Mouston poussa un soupir, il comprenait peu ces visites de cérémonie qui se faisaient armé jusqu'aux dents.

– Au fait, dit Porthos en regardant s'éloigner complaisamment son ancien laquais, vous avez raison, d'Artagnan, Mouston suffira, Mouston a fort belle apparence.

D'Artagnan sourit.

Et vous, dit Porthos, ne vous habillez-vous point de frais?

– Non pas, je reste comme je suis.

– Mais vous êtes tout mouillé de sueur et de poussière, vos bottes sont fort crottées?

– Ce négligé de voyage témoignera de mon empressement à me rendre aux ordres du cardinal.

En ce moment Mousqueton revint avec les trois chevaux tout accommodés. D'Artagnan se remit en selle comme s'il se reposait depuis huit jours.

– Oh! dit-il à Planchet, ma longue épée…

– Moi, dit Porthos montrant une petite épée de parade à la garde toute dorée, j'ai mon épée de cour.

– Prenez votre rapière, mon ami.

– Et pourquoi?

– Je n'en sais rien, mais prenez toujours, croyez-moi.

– Ma rapière, Mouston, dit Porthos.

– Mais c'est tout un attirail de guerre, monsieur! dit celui-ci; nous allons donc faire campagne? Alors dites-le moi tout de suite, je prendrai mes précautions en conséquence.

– Avec nous, Mouston, vous le savez, reprit d'Artagnan, les précautions sont toujours bonnes à prendre. Ou vous n'avez pas grande mémoire, ou vous avez oublié que nous n'avons pas l'habitude de passer nos nuits en bals et en sérénades.

– Hélas! c'est vrai, dit Mousqueton en s'armant de pied en cap, mais je l'avais oublié.

Ils partirent d'un trait assez rapide et arrivèrent au Palais- Cardinal vers les sept heures un quart. Il y avait foule dans les rues, car c'était le jour de la Pentecôte, et cette foule regardait passer avec étonnement ces deux cavaliers, dont l'un était si frais qu'il semblait sortir d'une boîte, et l'autre si poudreux qu'on eût dit qu'il quittait un champ de bataille.

Mousqueton attirait aussi les regards des badauds, et comme le roman de Don Quichotte était alors dans toute sa vogue, quelques- uns disaient que c'était Sancho qui, après avoir perdu un maître, en avait trouvé deux.

En arrivant à l'antichambre, d'Artagnan se trouva en pays de connaissance. C'étaient des mousquetaires de sa compagnie qui justement étaient de garde. Il fit appeler l'huissier et montra la lettre du cardinal qui lui enjoignait de revenir sans perdre une seconde. L'huissier s'inclina et entra chez Son Éminence.

D'Artagnan se tourna vers Porthos, et crut remarquer qu'il était agité d'un léger tremblement. Il sourit, et s'approchant de son oreille, il lui dit:

– Bon courage, mon brave ami! ne soyez pas intimidé; croyez-moi, l'oeil de l'aigle est fermé, et nous n'avons plus affaire qu'au simple vautour. Tenez-vous raide comme au jour du bastion Saint- Gervais, et ne saluez pas trop bas cet Italien, cela lui donnerait une pauvre idée de vous.

– Bien, bien, répondit Porthos.

L'huissier reparut.

– Entrez, messieurs dit-il, Son Éminence vous attend.

En effet, Mazarin était assis dans son cabinet, travaillant à raturer le plus de noms possible sur une liste de pensions et de bénéfices. Il vit du coin de l'oeil entrer d'Artagnan et Porthos et quoique son regard eût pétillé de joie à l'annonce de l'huissier, il ne parut pas s'émouvoir.

– Ah! c'est vous, monsieur le lieutenant? dit-il, vous avez fait diligence, c'est bien; soyez le bienvenu.

– Merci, Monseigneur. Me voilà aux ordres de Votre Éminence, ainsi que M. du Vallon, celui de mes anciens amis, celui qui déguisait sa noblesse sous le nom de Porthos.

Porthos salua le cardinal.

– Un cavalier magnifique, dit Mazarin.

Porthos tourna la tête à droite et à gauche, et fit des mouvements d'épaule pleins de dignité.

– La meilleure épée du royaume, Monseigneur, dit d'Artagnan, et bien des gens le savent qui ne le disent pas et qui ne peuvent pas le dire.

Porthos salua d'Artagnan.

Mazarin aimait presque autant les beaux soldats que Frédéric de Prusse les aima plus tard. Il se mit à admirer les mains nerveuses, les vastes épaules et l'oeil fixe de Porthos. Il lui sembla qu'il avait devant lui le salut de son ministère et du royaume, taillé en chair et en os. Cela lui rappela que l'ancienne association des mousquetaires était formée de quatre personnes.

– Et vos deux autres amis? demanda Mazarin.

Porthos ouvrait la bouche, croyant que c'était l'occasion de placer un mot à son tour. D'Artagnan lui fit un signe du coin de l'oeil.

– Nos autres amis sont empêchés en ce moment, ils nous rejoindront plus tard.

Mazarin toussa légèrement.

– Et monsieur, plus libre qu'eux, reprendra volontiers du service? demanda Mazarin.

– Oui, Monseigneur, et cela par un dévouement, car M. de Bracieux est riche.

– Riche? dit Mazarin, à qui ce seul mot avait toujours le privilège d'inspirer une grande considération.

– Cinquante mille livres de rente, dit Porthos.

C'était la première parole qu'il avait prononcée.

– Par pur dévouement, reprit Mazarin avec son fin sourire, par pur dévouement alors?

– Monseigneur ne croit peut-être pas beaucoup à ce mot-là? demanda d'Artagnan.

– Et vous, monsieur le Gascon? dit Mazarin en appuyant ses deux coudes sur son bureau et son menton dans ses deux mains.

 

– Moi, dit d'Artagnan, je crois au dévouement comme à un nom de baptême, par exemple, qui doit être naturellement suivi d'un nom de terre. On est d'un naturel plus ou moins dévoué, certainement; mais il faut toujours qu'au bout d'un dévouement il y ait quelque chose.

– Et votre ami, par exemple, quelle chose désirerait-il avoir au bout de son dévouement?

– Eh bien! Monseigneur, mon ami a trois terres magnifiques: celle du Vallon, à Corbeil; celle de Bracieux, dans le Soissonnais, et celle de Pierrefonds dans le Valois; or, Monseigneur, il désirerait que l'une de ses trois terres fût érigée en baronnie.

– N'est-ce que cela? dit Mazarin, dont les yeux pétillèrent de joie en voyant qu'il pouvait récompenser le dévouement de Porthos sans bourse délier; n'est-ce que cela? la chose pourra s'arranger.

– Je serai baron! s'écria Porthos en faisant un pas en avant.

– Je vous l'avais dit, reprit d'Artagnan en l'arrêtant de la main, et Monseigneur vous le répète.

– Et vous, monsieur d'Artagnan, que désirez-vous?

Monseigneur, dit d'Artagnan, il y aura vingt ans au mois de septembre prochain que M. le cardinal de Richelieu m'a fait lieutenant.

– Oui, et vous voudriez que le cardinal Mazarin vous fît capitaine.

D'Artagnan salua.

– Eh bien! tout cela n'est pas chose impossible. On verra, messieurs, on verra. Maintenant, monsieur du Vallon, dit Mazarin, quel service préférez-vous? celui de la ville? celui de la campagne?

Porthos ouvrit la bouche pour répondre.

– Monseigneur, dit d'Artagnan, M. du Vallon est comme moi, il aime le service extraordinaire, c'est-à-dire des entreprises qui sont réputées comme folles et impossibles.

Cette gasconnade ne déplut pas à Mazarin, qui se mit à rêver.

– Cependant, je vous avoue que je vous avais fait venir pour vous donner un poste sédentaire. J'ai certaines inquiétudes. Eh bien! qu'est-ce que cela? dit Mazarin.

En effet, un grand bruit se faisait entendre dans l'antichambre, et presque en même temps la porte du cabinet s'ouvrit; un homme couvert de poussière se précipita dans la chambre en criant:

– Monsieur le cardinal? où est monsieur le cardinal?

Mazarin crut qu'on voulait l'assassiner, et se recula en faisant rouler son fauteuil. D'Artagnan et Porthos firent un mouvement qui les plaça entre le nouveau venu et le cardinal.

– Eh! monsieur, dit Mazarin, qu'y a-t-il donc, que vous entrez ici comme dans les halles?

– Monseigneur, dit l'officier à qui s'adressait ce reproche, deux

mots, je voudrais vous parler vite et en secret. Je suis

M. de Poins, officier aux gardes, en service au donjon de

Vincennes.

L'officier était si pâle et si défait, que Mazarin, persuadé qu'il était porteur d'une nouvelle d'importance, fit signe à d'Artagnan et à Porthos de faire place au messager.

D'Artagnan et Porthos se retirèrent dans un coin du cabinet.

– Parlez, monsieur, parlez vite, dit Mazarin, qu'y a-t-il donc?

– Il y a, Monseigneur, dit le messager, que M. de Beaufort vient de s'évader du château de Vincennes.

Mazarin poussa un cri et devint à son tour plus pâle que celui qui lui annonçait cette nouvelle; il retomba sur son fauteuil presque anéanti.

– Évadé! dit-il, M. de Beaufort évadé?

– Monseigneur, je l'ai vu fuir du haut de la terrasse.

– Et vous n'avez pas tiré dessus?

– Il était hors de portée.

– Mais M. de Chavigny, que faisait-il donc?

– Il était absent.

– Mais La Ramée?

– On l'a trouvé garrotté dans la chambre du prisonnier, un bâillon dans la bouche et un poignard près de lui.

– Mais cet homme qu'il s'était adjoint?

– Il était complice du duc et s'est évadé avec lui.

Mazarin poussa un gémissement.

– Monseigneur, dit d'Artagnan faisant un pas vers le cardinal.

– Quoi? dit Mazarin.

– Il me semble que Votre Éminence perd un temps précieux.

– Comment cela?

– Si Votre Éminence ordonnait qu'on courût après le prisonnier, peut-être le rejoindrait-on encore. La France est grande, et la plus proche frontière est à soixante lieues.

– Et qui courrait après lui? s'écria Mazarin.

– Moi, pardieu!

– Et vous l'arrêteriez?

– Pourquoi pas?

– Vous arrêteriez le duc de Beaufort, armé, en campagne?

– Si Monseigneur m'ordonnait d'arrêter le diable, je l'empoignerais par les cornes et je le lui amènerais.

– Moi aussi, dit Porthos.

– Vous aussi? dit Mazarin en regardant ces deux hommes avec étonnement. Mais le duc ne se rendra pas sans un combat acharné.

– Eh bien! dit d'Artagnan dont les yeux s'enflammaient, bataille! il y a longtemps que nous ne nous sommes battus, n'est-ce pas, Porthos?

– Bataille! dit Porthos.

– Et vous croyez le rattraper?

– Oui, si nous sommes mieux montés que lui.

– Alors, prenez ce que vous trouverez de gardes ici et courez.

– Vous l'ordonnez, Monseigneur.

– Je le signe, dit Mazarin en prenant un papier et en écrivant quelques lignes.

– Ajoutez, Monseigneur, que nous pourrons prendre tous les chevaux que nous rencontrerons sur notre route.

– Oui, oui, dit Mazarin, service du roi! Prenez et courez!

– Bon, Monseigneur.

– Monsieur du Vallon, dit Mazarin, votre baronnie est en croupe du duc de Beaufort; il ne s'agit que de le rattraper. Quant à vous, mon cher monsieur d'Artagnan, je ne vous promets rien, mais si vous le ramenez, mort ou vif, vous demanderez ce que vous voudrez.

– À cheval, Porthos! dit d'Artagnan en prenant la main de son ami.

– Me voici, répondit Porthos avec son sublime sang-froid.

Et ils descendirent le grand escalier, prenant avec eux les gardes qu'ils rencontraient sur leur route en criant: «À cheval! à cheval!»

Une dizaine d'hommes se trouvèrent réunis.

D'Artagnan et Porthos sautèrent l'un sur Vulcain, l'autre sur

Bayard, Mousqueton enfourcha Phébus.

– Suivez-moi! cria d'Artagnan.

– En route, dit Porthos.

Et ils enfoncèrent l'éperon dans les flancs de leurs nobles coursiers, qui partirent par la rue Saint-Honoré comme une tempête furieuse.

– Eh bien! monsieur le baron! je vous avais promis de l'exercice, vous voyez que je vous tiens parole.

– Oui, mon capitaine, répondit Porthos.

Ils se retournèrent, Mousqueton, plus suant que son cheval, se tenait à la distance obligée. Derrière Mousqueton galopaient les dix gardes.

Les bourgeois ébahis sortaient sur le seuil de leur porte, et les chiens effarouchés suivaient les cavaliers en aboyant.

Au coin du cimetière Saint-Jean, d'Artagnan renversa un homme; mais c'était un trop petit événement pour arrêter des gens si pressés. La troupe galopante continua donc son chemin comme si les chevaux eussent eu des ailes.

Hélas! Il n'y a pas de petits événements dans ce monde, et nous verrons que celui-ci pensa perdre la monarchie!