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Deux et deux font cinq

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PHÉNOMÈNE NATUREL DES PLUS CURIEUX

Les commentaires que j'ai publiés, naguère, relatifs à une saisissante chronique de Mirbeau, où il était question d'un vieux jardinier qui jouait du piston pour embêter son hibiscus et de concombres qui s'enfuyaient dès qu'on les appelait, m'ont valu mille communications diverses et des plus intéressantes, émanant d'horticulteurs et grands propriétaires fonciers.

Le cas d'un arbuste musicophobe et celui d'un potiron vadrouilleur sont loin, paraît-il, d'être des cas isolés.

Impossible, malheureusement, de citer tous ceux que me communiquent mes aimables correspondants.

Je n'en veux retenir qu'un seul dont je fus témoin.

J'avais reçu, la semaine dernière, un mot de M. Edmond Deschaumes, m'invitant à me rendre compte, par moi-même, d'un fait insignalé jusqu'alors par les botanistes.

«C'est surtout le lundi matin que mon expérience réussit le mieux, ajoutait Deschaumes; viens donc dès dimanche, dans l'après-midi, tu pourras ainsi assister à l'évolution complète du phénomène.»

Je n'eus garde de manquer à cette piquante invitation.

Edmond Deschaumes est un de mes plus vieux camarades du Quartier Latin. Il fonda même en ces parages une revue littéraire où j'abritai mes jeunes essais. Tout ça ne nous rajeunit pas, mon vieux Deschaumes!

Sans être palatiale, comme disent les Américains, la résidence, à Marly-le-Roi, de M. Deschaumes est vaste, bien aérée et lotie de tout l'appareil du confort moderne.

Pour l'instant, nous n'avons à nous occuper que du jardin.

Dès mon arrivée, Deschaumes me mena devant un magnifique antirrhinum ou muflier couvert de fleurs.

La fleur de l'antirrhinum se nomme vulgairement gueule de loup, chacun sait ça.

Or, Deschaumes se mit à arroser son antirrhinum avec des mélanges d'absinthe, de bitter, de vermouth, etc.

Après quoi, ce fut avec des bouteilles de vin, et même des litres.

Puis ensuite, après notre dîner, du cognac, de la chartreuse, etc.

Enfin, et jusqu'à assez tard dans la nuit, avec des canettes de bière.

Après quoi, nous allâmes vers nos couches goûter un repos que nous n'avions point dérobé.

Le lendemain, dès l'aube (chef-lieu Troyes), tous nous étions réunis devant l'antirrhinum.

Et nous constations, ô miracle! que les gueules de loup étaient devenues des gueules de bois.

À telle enseigne que M. Jules Bois lui-même s'y serait trompé.

À BORD DE LA «TOURAINE»

(BLOCK-NOTES)

Samedi, 9 juin.—Le pilote qui a sorti la Touraine du port du Havre s'appelle Ravaut. C'est un grand et fort gaillard comme ses tumultueux homonymes de Paris. Un moment, j'ai eu peur qu'à leur image, il ne cherchât à nous faire une bonne blague, en nous collant, par exemple, sur le banc d'Amphard.

(Les frères Ravaut—je donne ce détail pour les gens de Winnipeg—sont des drilles dont le sport favori est d'ahurir la clientèle paisible des établissements publics ou autres.)

Par bonheur, il n'en fut rien.

Nous sommes sortis triomphalement des jetées du Havre, très garnies de gens agitant les mouchoirs d'adieu. À toute vitesse, nous avons gagné le large. Derrière nous, les côtes se sont enfoncées dans l'horizon.

Cette nuit, nous allons apercevoir les feux du Cap Lizard et d'Aurigny. Et puis, bonsoir la terre! On n'en verra plus que dans huit jours, là-bas, en Amérique.

… Nous dînons à la table du docteur, lequel me parait être un joyeux thérapeute prenant la vie par le bon bout. Excellente idée de nous avoir placés, mes amis et moi, à la table de ce gai praticien flottant.

Longitude: 12° 58'.
Latitude: 49° 39'.

Dimanche, 10 juin.—Mon home, sweet home, consiste en la cabine 72, sise à l'avant et à tribord. Je l'occupe sans compagnon—chouette!—et sans compagne—hélas!—avec un bon petit hublot pour moi tout seul.

À propos de hublot, il y a, à la table voisine de la nôtre, un amour de toute petite fille qui n'arrive pas à se faire une raison de ce qu'une table à manger aussi fastueuse prenne jour par de si exiguës ouvertures. Au déjeuner, elle s'est écriée d'un gros air chagrin tout à fait comique:

Dis donc, maman, comme i sont péti, les fenêtes, ici!

Cette petite fille s'appelle, d'ailleurs, Marguerite.

… On a eu du gros temps, aujourd'hui. Beaucoup de dames ne sont point sorties de leurs cabines. D'autres, sur le pont, jonchent leur fauteuil long, telles des loques.

On n'a pas eu beaucoup le temps de faire connaissance. Ça ne va pas tarder, je pense, et tant mieux, car quelques très jolies jeunes filles américaines n'apparaissent point comme d'une grande faroucherie.

Marche du navire, 419 milles.

Longitude: 24° 14'.
Latitude: 48° 56'.

Lundi, 11 juin.—J'ai gagné la poule sur la marche du navire. Voici comment on procède: On est dix gentlemen qui mettent chacun un louis et qui s'affublent, chacun, par voie de tirage au sort, d'un numéro différent, de 0 à 9. Celui qui a le numéro qui correspond au chiffre des unités du nombre de milles parcourus dans les vingt-quatre heures a gagné la poule. Un exemple pour les esprits obtus: J'avais le numéro 3, et le navire a fait 443 milles. C'est donc moi qui ai gagné les dix louis. Inutile d'ajouter que cette somme s'est rapidement volatilisée dans la fumée d'un succulent petit extra-dry qu'ils ont à bord.

… On a encore pas mal roulé et langué aujourd'hui. La majorité des dames demeure à l'état loquoïdal.

… Un vieux monsieur très bien me demande ce que je vais faire en Amérique. Comme, en somme, je n'ai pas l'ombre d'une parole raisonnable à dire, je lui réponds, d'un air détaché, que je vais me livrer à la culture en grand du topinambour dans le Haut-Labrador. Le vieux monsieur me répond qu'avec du travail et de la conduite, on arrive à tout, dans n'importe quelle partie.

Longitude: 35° 16'.
Latitude: 47° 29.

Mardi, 12 juin.—Du beau temps, ce matin. Plus de roulis ni de tangage, mais de la gîte à tribord, énormément, au moins vingt degrés (j'entends par ces mots que le plan du pont faisait avec l'horizon un angle d'au moins vingt degrés). Très commode, la gîte à tribord. Précisément, il y avait des asperges à l'huile et au vinaigre. L'inclinaison des tables nous évita la peine de caler notre assiette pour que notre sauce se réfugiât dans un coin (si tant est qu'il soit un coin aux circulaires assiettes).

Quand je serai décidé à faire construire mon petit cottage, je prierai Henri Guillaume, mon architecte ordinaire, de donner à ma salle à manger vingt degrés de gîte à tribord, rapport aux sauces.

Marche du navire: 455 milles.

C'est l'ami Berthier qui a gagné la poule.

Longitude: 45° 44'.
Latitude: 44° 41'.

Mercredi, 13 juin.—Ce Berthier, dont je parlais hier, est le plus distrait garçon du globe. Depuis notre départ du Havre, nous ne cessons de lui faire le même genre de plaisanteries, dans lesquelles il coupe sempiternellement:

–Berthier, on te demande au téléphone!

Ou bien:

–Berthier, le chasseur de Perroncel a remis une lettre pour toi à la caisse!

Sursautant de son rêve, l'infortuné Berthier cherche à s'orienter dans la direction du téléphone ou de la «caisse».

… Le vieux monsieur très bien à qui j'ai conté mon histoire de culture de topinambours dans le Haut-Labrador, commence à devenir très rasant. Il s'intéresse prodigieusement trop à mes faux projets et ne rate pas une occasion de me procurer des tuyaux sur ma future industrie. J'étais, ce soir, sur le pont, en grande conversation avec la toute charmante Miss Maud Victoria P…, quand il est venu me quérir en grande hâte pour me présenter à un passager, dont la seconde femme a un gendre qui va se remarier avec une jeune veuve du Labrador, et très susceptible, par conséquent (le passager), de me donner des renseignements de la plus haute importance sur l'agriculture en ces parages.

C'est bien fait pour moi. Ça m'apprendra à faire des blagues!

Marche du navire: 472 milles. C'est M. Deering qui a gagné la poule.

Longitude: 36° 10'.
Latitude: 42° 23'.

Jeudi, 14 juin.—C'est généralement le jeudi que je choisis pour, selon le cas, l'éloge ou le blâme à distribuer aux officiers des bâtiments sur lesquels je vogue.

Aujourd'hui, de l'éloge seulement:

À notre commandant, l'excellent capitaine Santelli, un marin consommé, doublé d'un homme du monde, très épris de toutes les choses d'art et d'esprit.

Au capitaine en second Masclet, un rude loup de mer, fertile en anecdotes dont quelques-unes n'hésiteraient pas à se faire adopter par le Captain Cap lui-même.

Au commissaire, M. Treyvoux, l'urbanité et la courtoisie personnifiées.

Au docteur Marion (deux fois nommé), à la table duquel les natures les plus moroses ne sauraient s'embêter une seule seconde.

Un conseil: si vous allez en Amérique par la Touraine, sans femmes, tâchez d'être à la table du docteur Marion: je dis sans femmes, parce qu'avec ce bougre-là…

Marche du navire: 487 milles. C'est Paul Fabre, le fils du très sympathique commissaire général du Canada à Paris, qui a gagné la poule.

 
Longitude: 66° 50'.
Latitude: 40° 57'.

Vendredi, 15 juin.—Je suis détenteur d'une montre en acier oxydé qui, depuis le jour de son acquisition par moi, a mis une touchante obstination (complexion naturelle, atavisme, tendance acquise? sais-je?) à retarder de cinquante minutes par jour.

Or, ce retard correspond précisément à notre changement journalier de longitude, en sorte que mon chronomètre (que j'ai fichtre bien payé vingt-cinq francs), parti du Havre avec l'heure du Havre, va arriver à New-York avec l'heure de New-York.

Très fier de ce phénomène, j'en ai fait part au plus grand nombre, expliquant la chose à ma manière.

Des doutes se sont élevés dans l'entourage, relativement à la véracité de ce fait. On m'accusait de régler ma montre moi-même. J'ai dû, pour démontrer ma parfaite bonne foi, remettre l'objet ès-mains de M. Mac Lane, qui n'est pas un blagueur, lui, ayant représenté les États Unis en France. La montre fut séquestrée durant vingt-quatre heures et sortit triomphale de l'épreuve.

Miss Olga Smith (la plus belle passagère, de même que M. Dyer est le plus joli homme du bord) m'a demandé:

–Alors, quand vous reviendrez en Europe, cette montre retardera de cinquante minutes par jour?

–Comme de juste, ai-je répondu froidement.

Et tout le monde m'a demandé l'adresse du fabricant.

… On ne voit pas encore les côtes, mais nous avons néanmoins pris contact avec la libre Amérique.

Vers six heures, ce soir, une jolie petite goélette nous a accostés, déposant à notre bord un bon vieux pilote, porteur d'une de ces bonnes vieilles physionomies, comme on n'en rencontre que sur les timbres-poste des United-States.

J'ai demandé au capitaine Masclet:

–Est-ce que vous ne pourriez pas vous passer de pilote?

Masclet a éclaté de rire, à cette idée qu'un pilote pouvait servir à quelque chose, et il m'a raconté qu'à l'un de leurs derniers voyages, le pilote s'était tellement saoulé avec les passagers, qu'il se croyait dans le golfe de Guinée.

Marche du navire: 502 milles. C'est M. Ernest Debiève, l'artilleur bien connu, qui a gagné la poule.

En rade de New-York.

Samedi, 16 juin.—La brume de ce matin s'est dissipée. Nous apercevons les côtes. De grands voiliers nous croisent à chaque instant. Dans deux heures, nous serons amarrés au wharf.

On aperçoit, sur le pont de la Touraine, quantité de gens qu'on n'avait pas aperçus pendant la traversée.

D'étranges pirogues nous ont-elles apporté, cette nuit, ces mystérieux voyageurs, ou bien, plus simple explication, ces pauvres gens seraient-ils restés dans leur cabine pendant ces sept jours?

… Un vieux Canadien, fort brave homme d'ailleurs, se vantait l'autre jour de n'avoir jamais de sa vie prononcé un seul mot d'anglais. Il a une façon de nationaliser les inévitables expressions albionesque qui m'amuse beaucoup.

Il vient de me donner ce conseil:

–Puisque vous ne faites que passer à New-York, ne donnez pas vos bagages à visiter à la douane. Faites-les envoyer en bonde.

En bonde, traduction libre du in bond anglais (en transit).

… Nous débarquons.

Ce soir, nous roulons dans les pires débauches à New-York, et, demain matin, en route pour Montréal.

GOSSERIES

Eh! non, je ne m'étais pas trompé! C'était bien mon jeune ami Pierre et sa maman qui remontaient l'avenue de Wagram.

Pierre avait passé son bras dans le bras de sa mère, et il semblait, plutôt que son fils, être le petit amoureux de sa petite maman.

Il racontait sûrement une histoire très cocasse, car je les voyais rire tous deux, tels de menus déments.

Je les rejoignis, et mon jeune ami Pierre voulut bien me mettre au courant.

–Tu sais bien, la femme de chambre à maman! Elle s'appelle Laure.

–J'ignorais ce détail.

–Il y a bien d'autres choses que tu ignores, mais ça ne fait rien: elle s'appelle Laure tout de même… Alors, comme on dit toujours: l'or est une chimère, ce matin, je l'ai appelée Chimère: «Ohé! Chimère, apportez-moi mes bottines jaunes!» Ce qu'elle est entrée dans une rogne, mon vieux!

–Eh bien! mais… je ne trouve pas ça très drôle.

–Attends donc un peu. Le plus rigolo dans tout ça, c'est qu'elle croit que chimère c'est un vilain mot, tu comprends?… Rougis pas, maman? Alors, elle m'a menacé de le dire à papa, si je recommence… Tu penses si je vais me gêner.

–Et ton papa, que te dira-t-il?

–Papa? il ne me dira rien, pardine! Qu'est-ce que tu veux qu'il me dise pour appeler la femme de chambre chimère?

–Il ne te dit jamais rien, ton père?

–Oh! si, des fois… Ainsi, l'autre jour, il m'a appelé polichinelle, idiot, crétin, imbécile.

–Et toi, que dis-tu pendant ce temps-là?

–Moi? je ne dis rien… j'attends qu'il ait fini… Un jour qu'il me traitait de polichinelle, j'ai haussé les épaules; il m'a fichu une gifle, mon vieux, que la peau en fumait encore deux heures après!

–Mon pauvre ami!

–Oui, mais je sais bien ce que je ferai. Tiens, je donnerais bien dix sous pour être déjà un grand type, pour être en philo, par exemple.

–Et que feras-tu, quand tu seras en philo?

–Ce que je ferai? Eh ben! voilà ce que je ferai: un jour que papa me traitera de polichinelle, etc., je ne dirai rien, je n'aurai l'air de rien, seulement… (Pierre se tord.)

–Seulement?

–Seulement, je lui enverrai mes témoins.

–Tu enverras des témoins à ton père?

–Parfaitement! j'irai trouver deux copains de ma classe, deux copains sérieux… Tu sais, en philo, il y a des types qui ont de la barbe. Alors, ils s'amèneront chez papa, en redingote, et ils lui diront gravement… (Pierre se retord.)

–Ils lui diront?

–Ils lui diront: «Monsieur, nous venons de la part de monsieur votre fils vous demander rétractation des injures que vous lui avez proférées, ou une réparation par les armes.»

–Eh bien! à la bonne heure. Tu n'y vas pas de main morte, toi!

–Crois-tu qu'il en fera une bobine, papa?

–Je vois ça d'ici.

–Il sera plutôt un peu épaté, hein?

–Plutôt.

Nous échangeâmes encore quelques menus propos et je pris congé de mon jeune ami Pierre et de sa petite maman.

Quelques pas plus loin, je me retournai et je les vis tous les deux pâmés de joie à la seule idée de cette excellente plaisanterie qui aura lieu dans sept ou huit ans.

L'OISEUSE CORRESPONDANCE

Du flot montant de ma quotidienne correspondance, j'écume les suivantes communications tendant à démontrer que le record de la candeur est plus imbattable qu'on ne saurait croire.

J'ai adopté, pour la reproduction des susdites, la manière monomorphe, afin d'épargner quelque fatigue au lecteur surmené. (Depuis longtemps, j'ai remarqué que la semaine de Pâques surmène le lecteur plus qu'il ne convient.)

Première lettre:

«Cher monsieur,

»Permettrez-vous à un de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?

»Voici:

»Il s'agit d'un jeune commis israélite, nommé Caen, qui entre dans la maison Duseigneur (confections en tous genres).

»Il fait l'affaire du patron qui l'associe, et de la fille du patron qu'il épouse.

»Aussitôt, il devient gros comme le bras M. Caen-Duseigneur.

»Dieu bénit leur union, et une petite fille arrive qu'on dénomme Rachel.

»Et, alors, cette petite fille s'appelle Rachel Caen-Duseigneur.

»Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.

»Agréez, etc.

»L'Aumônier de la tour Eiffel.»

Deuxième lettre:

«Cher monsieur,

»Permettrez-vous à deux de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?

»Voici:

»Il s'agit de deux messieurs qui voyagent sur le rapide de Paris au Havre: un petit monsieur malingre et menu, un gros individu robuste et corpulent.

»Pour tuer le temps, le gros individu robuste et corpulent pose des devinettes au petit monsieur malingre et menu.

»Malgré mille efforts, ce dernier n'arrive pas, et finalement:

»—Voyons, fait-il timidement, mettez-moi sur la voie.

»Le gros individu ne fait ni une, ni deux, et, prenant au pied de la lettre la proposition du petit monsieur, il le jette par la portière, sur les rails, brutalement.

»Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.

»Agréez, etc.

»Sinon Evero et Ben Trovato.»

Troisième lettre:

«Cher monsieur,

»Permettrez-vous à un de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?

»Voici:

»Il s'agit de jeunes gens qui arrivent au café.

»Ils commandent deux verres de chartreuse.

»—De la jaune ou de la verte? demande le garçon.

»—De la violette! répond froidement l'un des jeunes gens.

»—De la violette! s'effare le garçon. Mais il n'y a pas de chartreuse violette!

»—Eh bien! et la chartreuse de Parme, donc?

»Le garçon arbore une tête qui montre combien embryonnaire son stendhalisme!

»Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.

»Agréez, etc.

»Un lecteur qui trouve énormément de chic à Got.»

Quatrième lettre:

«Cher monsieur,

»Permettez-vous à une de vos nombreuses lectrices et admiratrices de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?

»Voici:

»Il s'agit d'un jeune homme dont les trois seuls vrais frissons dans la vie consistent:

»1o En une invétérée passion pour sa bonne amie qu'on appelle Tonton;

»2o En un culte fervent pour l'œuvre de M. Taine dont il possède, au meilleur de sa bibliothèque, tous les ouvrages;

»3o En un attachement presque maternel pour un jeune thon qu'il élève dans un aquarium avec des soins touchants.

»Or, un jour, ce jeune homme est forcé de s'absenter pendant quelques semaines pour (… trop long).

»Quand il revient, un de ses amis l'attend à la gare, avec des yeux de funérailles.

»—Mon pauvre vieux, dit cet homme triste, tu vas trouver ta maison bien vide…

»—Pourquoi donc?

»—Gustave a profité de ton absence pour s'introduire chez toi et t'enlever Tonton, ton Taine et ton thon.

»Vous le voyez, cher monsieur, le thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.

»Agréez, etc.

»Une gardeuse de hannetons.»

Je passe sous silence, entre autres correspondances, une lettre roulant entièrement sur les localités de la banlieue de Paris, et dans laquelle on se demande, non sans angoisses, ce que les bougies valent. «D'ailleurs, ajoute mon correspondant, est-on bien fixé sur la question de savoir si Levallois paierait…» Charmant, n'est-ce pas?

Dans un autre ordre d'idées, j'ai également reçu une lettre de M. Pierre Louys, un jeune littérateur de beaucoup de talent, qui veut bien m'informer du brevet qu'il vient de prendre pour se garantir la propriété de sa nouvelle invention, le Tabac sans fumée.

La chose vaut la peine qu'on en reparle.

J'y reviendrai, comme dit Sarcey, dans une de mes prochaines causeries.

L'INTERVIEW FALLACIEUSE

Le roi Humbert fait son malin, depuis quelques jours, parce qu'il fut interviewé par notre camarade Calmette.

Il faut pourtant bien qu'il se dise qu'il n'est pas le seul à avoir été interviewé par Calmette ou par un autre, par un autre surtout.

 

Moi, c'est par un autre que j'ai été interviewé, pas plus tard qu'hier soir, sur le coup de cinq heures et demie ou six heures, à la terrasse du Café Julien, où je dégustais un de ces bons petits apéritifs qui vous coupent l'appétit comme avec un rasoir.

Le jeune homme (c'était un jeune homme) s'approcha de moi, le chapeau (un chapeau haut de forme) à la main et de la politesse plein les yeux (des yeux gris bleu).

Les présentations faites, je le priai de s'asseoir, m'enquis de ce qu'il prenait, commandai ledit breuvage au garçon (un excellent garçon que nous appelons Montauban, parce qu'il est de Dunkerque) et nous causâmes.

Après avoir abordé différents sujets dont la sèche nomenclature indifférerait le lecteur:

–Je crois me souvenir, cher maître, dit le jeune homme, que M. Antoine, le directeur du Théâtre-Libre, avait annoncé, dans les spectacles à jouer cet hiver, une pièce de vous en collaboration avec M. Raoul Ponchon et intitulée la Table.

–Le fait est parfaitement exact, mais la pièce ne pourra passer qu'au cours de la saison prochaine.

–Pas finie, probablement?

–Si, elle est finie, mais avant de la livrer, nous avons besoin de nous mettre d'accord.

–Avec M. Antoine, peut-être?

–Oh! non, nous sommes du dernier bien avec M. Antoine. Nous avons besoin de nous mettre d'accord, M. Raoul Ponchon et moi.

–Question de droits d'auteurs?

–Non pas! Nous sommes parfaitement d'accord, M. Raoul Ponchon et moi, sur cette question. M. Raoul Ponchon entend toucher la totalité des droits, et c'est aussi ma prétention de toucher tout. Vous voyez que, sur ce point, nous ne différons pas sensiblement.

–Mais alors?

–Voici: notre pièce comporte deux personnages, Victor et Gustave. Nous nous partageâmes la besogne: M. Raoul Ponchon écrirait le rôle de Victor et moi le rôle de Gustave. Malheureusement, nous ne songeâmes point, avant de nous mettre à l'ouvrage, à nous entendre sur le choix du sujet, de sorte que notre pièce, telle qu'elle est, présente de rares qualités d'incohérence qui semblent la désigner au théâtre national de la Ville-Evrard.

–Oh! comme c'est curieux, ce que vous racontez là!

–Attendez, ce n'est pas tout. M. Raoul Ponchon s'était dit: «M. Alphonse Allais a l'habitude d'écrire en prose, je vais donc écrire le rôle de Victor en prose.» Moi, de mon côté, je n'avais pas manqué de me faire cette réflexion: «M. Raoul Ponchon parle la langue des dieux aussi bien que si c'était la sienne propre (as well as if it is his own); il ne manquera de la faire parler à son héros, faisons de même.» Et je mis dans la bouche de Gustave mes plus lapidaires alexandrins. Il se trouva donc que nous nous étions trompés tous les deux. D'où mille remaniements à opérer, portant sur le fonds de notre œuvre et aussi sur sa forme.

Le petit reporter crut comprendre que notre entrevue avait assez longtemps duré. Il tira de sa poche une pièce de 2 francs, dont il frappa, à coups saccadés, le marbre de la table, dans le but évident d'appeler, sur lui, l'attention du garçon et de lui verser le montant de son vermout.

Je le conjurai de n'en rien faire.

–C'est ma tournée, ajoutai-je en souriant finement.