Tasuta

Deux et deux font cinq

Tekst
Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

UNE SALE BLAGUE

Ce que je vais vous conter là, mes bons petits lecteurs chéris, n'est peut-être pas d'une cocasserie excessive.

Qu'importe, si c'est une bonne action, et c'en est une!

Vous permettrez bien à l'étincelant humoriste que je suis de se taire un jour pour donner la parole à l'honnête homme dont il a la prétention de me doubler.

Ma nature frivole, et parfois facétieuse, m'a conduit à commettre un désastre irréparable peut-être.

Fasse le ciel que l'immense publicité donnée à ce récit en amortisse les déplorables effets!

C'était hier.

J'avais pris, à la gare Saint-Lazare, un train qui devait me descendre à Maisons-Laffitte.

Notre compartiment s'emplit à vue d'œil. On allait partir, quand, à la dernière minute, monta une petite femme blonde assez fraîche et d'allure comiquement cavalière.

Son regard tournant, tel le feu du phare de la Hève, inspecta les personnes et finit par s'arrêter sur moi.

Elle me sourit d'un petit air aimable, comme une vieille connaissance qu'on est enchanté de rencontrer.

Moi, ma foi, je lui adressai mon plus gracieux sourire et la saluai poliment.

Mais j'avais beau chercher au plus creux de ma mémoire, je ne la reconnaissais pas du tout, mais, là, pas du tout.

Et puis, par-dessus les genoux d'un gros monsieur, elle me tendit sa potelée petite main:

–Comment ça va? s'informa-t-elle.

J'étais perplexe.

Ma mémoire me trahissait-elle, ou bien si c'était une bonne femme qui me prenait pour un autre?

À tout hasard, je lui repondis que j'allais pas trop mal.

–Et vous-même? ajoutai-je.

–Assez bien… Vous avez un peu maigri.

–Peines de cœur, beaucoup. Ma maîtresse, tout le temps, dans les bras d'un autre.

–Et le papa?

–Pas plus mal, merci.

–Et la maman?

–Pas plus mal, non plus, merci.

–Et vos petites nièces, ça doit être des grandes filles, maintenant?

Là, je fus fixé! c'est la bonne femme qui se trompait.

J'ai deux petits neveux, très gentils, André et Jacques; mais encore pas l'ombre d'une nièce.

Une fois avérée l'erreur de la dame, je fus tout à fait à mon aise et je répondis avec un incroyable sang-froid:

–Mes petites nièces vont très bien. L'amputation a très bien réussi.

–L'amputation!… Quelle amputation?

–Comment, vous ne savez pas? On a coupé la jambe gauche à l'aînée, et le bras droit à la petite.

–Oh! les pauvres mignonnes! Et comment cela est-il arrivé?

–À la suite d'un coup de grisou survenu dans leur pension, une pension bien mal surveillée, entre parenthèses.

À mon tour, et avec une habileté diabolique, je m'enquis de la santé des siens.

Toute sa famille y passa: une tante catarrheuse, un père paralytique, une belle-sœur poussive, etc.

–Et vous allez sans doute à Evreux? poursuivit-elle.

–Oh! non, madame; je n'ai jamais refichu les pieds à Evreux depuis mon affaire.

Le ton de réelle affliction sur lequel je prononçai mon affaire lui jeta un froid, mais un froid fortement mêlé de curiosité.

–Vous avez eu… une affaire?

–Comment, madame, vous ne savez pas?

–Mais non.

–Les journaux de Paris en ont pourtant assez parlé!

Une pause.

–Eh bien! madame, je puis vous le dire, à vous qui êtes une personne discrète… J'ai été condamné à six mois de prison pour détournement de mineure, proxénétisme, escroquerie, chantage, recel et gabegie.

–Maisons-Laffitte! cria l'employé de la gare.

Avant de débarquer, je tendis gracieusement ma main à la grosse dame et d'un petit air dégagé:

–Entre nous, n'est-ce pas?

Je n'avais pas mis le pied sur la terre ferme que j'étais désespéré de ma lugubre plaisanterie.

À l'heure qu'il est, tout Evreux sait qu'un de ses fils a failli à l'honneur.

Peut-être, des familles pleurent, des fiancées sanglotent, des pères se sont pendus dans leur grenier.

J'en adjure les directeurs des feuilles locales! Qu'ils fassent tirer (à mon compte) 10,000 (dix mille) numéros supplémentaires de leur journal relatant cette confession, et qu'ils les fassent répandre à profusion dans les grandes et petites artères d'Evreux.

Que le jeune Ebroïcien, si légèrement compromis, puisse rentrer, par la grande porte, dans l'estime de ses concitoyens.

Et alors, seulement, je pourrai dormir tranquille.

ARTISTES

Ce soir-là, je rentrai tard (ou tôt, si vous aimez mieux, car déjà pointait l'aurore).

Je m'apprêtais à exécuter la légère opération de serrurerie qui permet à chacun de pénétrer chez soi, quand, de l'escalier, me descendirent des voix:

–C'est très embêtant!… Il est à peine quatre heures: il nous faudra attendre deux heures avant qu'un serrurier ne soit ouvert.

–Pourquoi perds-tu la clef, aussi, espèce de serin?

Accablé sous le reproche, l'espèce de serin ne répondit point.

Les interlocuteurs descendaient et je les aperçus: deux jeunes gens sur la face desquels s'étendait un voile de lassitude inexprimable et dont les cheveux un peu longs figuraient une broussaille pas très bien tenue.

Je suis l'obligeance même:

–Messieurs, m'inclinai-je, je vois ce dont il s'agit. Voulez-vous me permettre de vous offrir l'hospitalité jusqu'à la venue du grand jour?

Consentirent les jeunes gens.

Je les introduisis dans mon petit salon rose et vert pomme, orgueil de mon logis, et m'enquis s'ils souhaitaient se désaltérer.

Ils voulaient bien.

Je débouchai une bouteille de cette excellente bière de Nuremberg que les barons de Tucher se font une allégresse de m'offrir, et nous causâmes.

Les jeunes hommes—je l'aurais gagé—se trouvaient être des artistes: un poète, un peintre.

Voici les termes du poète:

–Je suis du groupe néo-agoniaque, dont la séparation avec l'école râleuse fit tant de tapage l'hiver dernier.

–Mes souvenirs ne sont pas précis à cet égard, répondis-je courtoisement. Vous êtes nombreux, dans le groupe néo-agoniaque?

–Moi d'abord, puis un petit jeune homme de Bruges. Et encore le petit jeune homme de Bruges décrit maintenant une arabesque d'évolution qui le disside de moi, sensiblement.

–Alors, vous ne vous battrez pas dans votre groupe. Et, dites-moi—excusez ma crasse ignorance—quelles sont les doctrines du groupe néo-agoniaque dissident de l'école râleuse?

–Voici: il n'y a pas à se le dissimuler, notre pauvre dix-neuvième siècle tire à sa fin. Il râle, il agonise. Sa littérature doit donc consister en un râle, un rauque râle à peine perceptible.

–Alors, vos vers?

–Sont de rauques râles à peine perceptibles.

–C'est parfait! Vous publiez où?

–Nulle part! Ma littérature se cabre à être traduite typographiquement par le brutal blanc et noir. Je ne publierai ma poésie qu'au jour où existera une revue composée, au moyen de caractères éculés, sur du papier mauve clair, avec de l'encre héliotrope pâle.

–Diable! vous risquez d'attendre encore quelque temps!

–Toutes les heures viennent!

Une objection me vint que je ne sus point garder pour moi.

–Mais si la littérature d'une fin de siècle doit être gâteuse, agoniaque et râlante, alors, dans cinq ans, en 1901, vous devrez, dans les revues littéraires et les livres, pousser des vagissements inarticulés?

Pour toute réponse, le néo-agoniaque déboucha une deuxième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg.

Ce fut au tour du peintre:

–Moi, je fais de la peinture furtivo-momentiste.

–De la peinture?…

Furtivo-momentiste… j'évoque sur la toile la furtive impression du moment qui passe.

–Ça doit être intéressant, cette machine-là.

–Pas le moins du monde! Le moment qui passe passe si vite, qu'il est tout de suite tombé dans le gouffre du passé.

–Peignez l'avenir, alors.

–Pas plus intéressant! L'avenir est séparé du présent par rien du tout, puisque le mot que je vais dire est déjà dit.

–Comme l'a chanté ce vieux Boileau, notre maître à tous:

 
Le moment où je parle est déjà loin de nous.
 

Cet alexandrin de Boileau jeta comme un froid, duquel profita une troisième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg pour se faire déboucher par le furtivo-momentiste.

Cependant, la grande ville s'éveillait. On entendait s'ouvrir, claquant fort, la devanture des fruitiers, et déjà les actifs serruriers s'apprêtaient à leur tâche du jour.

Le néo-agoniaque en ramena bientôt un, et sur la gracieuse invitation de ces messieurs, je pénétrai dans leur domicile, non sans m'être loti de trois autres bouteilles de mon excellente bière de Nuremberg. (Il est des matins où l'homme le plus sobre assécherait des citernes.)

Dans le logis de ces messieurs, le confortable était remplacé par une poussière copieuse et probablement invétérée.

Des hardes, d'un ton plutôt pisseux, gisaient sur les meubles les moins faits pour les recueillir.

Sur une table, traînait tout ce qu'il faut pour ne pas écrire.

Dans un autre coin, se trouvait assemblé l'attirail nécessaire pour ne pas peindre; de vieilles toiles informément ébauchées, des palettes dont la sécheresse semblait dater de la Renaissance, des brosses qu'on aurait juré sorties de chez Dusser, des tubes d'où s'étaient évadés, sans espoir de retour, les riches cobalts et les lumineux cadmiums…

–C'est là votre atelier? fis-je au peintre.

–Mon atelier? Quel atelier?

–Eh bien, là où vous travaillez, parbleu!

–Là où je travaille, moi? Mais est-ce que je travaille, moi? Est-ce qu'un sincère furtivo-momentiste peut travailler?… Dans le temps, oui, j'ai travaillé… Le matin, je me mettais à peindre une bonne femme… j'allais déjeuner… je revenais… Eh bien, ça n'y était plus… En une heure, devenu vieux jeu, ridicule, périmé! Alors, j'ai renoncé à peindre.

 

Et pour marquer son inexprimable lassitude, le furtivo-momentiste déboucha la cinquième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg. (J'ai oublié de faire mention de la quatrième: je serai reconnaissant au lecteur de me pardonner ce petit oubli.)

Sur la cheminée de ces messieurs s'étalait la photographie d'un jeune homme chevelu portant cette dédicace: «À Loys Job' Har.»

–Loys Job' Har, c'est moi, fit le poète.

–Tous mes compliments! C'est un fort joli nom. Vous êtes d'origine chaldéenne, sans doute?

–Pas du tout… La vérité m'oblige à vous avouer que mon vrai nom est Louis Jobard. J'ai cru pouvoir prendre sur moi de l'esthétiser légèrement.

–Vos aïeux ont dû tressaillir en leur sépulcre.

–Qu'ils tressaillent à leur aise! Quand ils auront bien tressailli, ils ne tressailleront plus.

À mon tour, je me nommai.

Une très visible moue vint aux lèvres de Job' Har.

–Votre nom ne m'est point ignoré; mais je n'ai rien lu de vous… Cependant, dans les crémeries où nous passions, j'ai parfois entendu des gens de basse culture intellectuelle qui s'éjouissaient de vos facéties.

Je n'eus l'air de rien, mais je me sentis abominablement vexé.

Et sur les six bouteilles de mon excellente bière de Nuremberg, j'en regrettai quatre, sincèrement.

SIMPLE CROQUIS D'APRÈS NATURE

Je viens du Havre par le train qui arrive à 11 h. 5.

J'ai donné, par dépêche, un rendez-vous à un de mes amis au café Terminus. Nous devons déjeuner ensemble et je l'attends.

Il n'arrive pas vite. Peut-être s'imagine-t-il, cet idiot, que je n'ai d'autre mission en la vie que l'attendre.

–Garçon, de quoi écrire! commandé-je pour tuer le temps.

Je vais écrire.

Je vais écrire quoi? N'importe quoi?

Ça n'a aucune importance que j'écrive une chose ou une autre, puisque c'est uniquement pour tuer le temps.

(Comme si, pauvre niais que je suis, ce n'était pas le temps qui nous tuait.)

Alors, je vais écrire ce qui vient de se passer à la table voisine de celle que j'occupe.

Trois personnes, débarquant sans doute d'un train de banlieue quelconque, sont entrées: une dame, un monsieur, une petite fille.

La dame: une trentaine d'années, plutôt jolie, mais l'air un peu grue et surtout très dinde.

Le monsieur: dans les mêmes âges, très chic, une physionomie à n'avoir pas inventé la mélinite, mais d'aspect très brave homme.

La gosse: en grand deuil, tout un petit poème. Pas plus de cinq ou six ans. On ne sait pas si elle est jolie. Elle semble être déjà une petite femme qui connaît la vie et qui en a vu bien d'autres. Sa bouche se pince en un arc morose et las. Dans ses grands yeux secs très intelligents passent des lueurs de révolte. Une pauvre petite sûrement pas heureuse!

Le monsieur et la dame ont demandé chacun un porto.

–Et moi? dit la gosse. Alors, je vais sucer mon pouce?

–Tu veux boire? dit la maman.

–Tiens, c'te blague! Pourquoi que je boirais pas? Tu bois bien, toi.

Le monsieur intervient.

–Que désirez-vous boire, ma petite fille?

–Moi, je veux boire un verre de gronfignan.

–Un verre de?…

–Du gronfignan… Tu sais bien, maman, du gronfignan comme il y a chez grand'mère.

–Ah! du frontignan!

–Oui, du gronfignan, avec deux biscuits.

–Des biscuits, petite gourmande?

–Mais oui, pardi, des biscuits! Je suis pas gourmande parce que je demande des biscuits. J'ai faim, v'là tout! Avec ça, des fois, que t'as pas faim, toi! Et tout le monde aussi, des fois, a faim. D'abord, chaque fois que je vais en chemin de fer, moi, j'ai faim.

Le gronfignan et les biscuits sont apportés.

–Fais donc attention, Blanche, tu manges comme un petit cochon!

–Comment, je mange comme un petit cochon!

–Bien sûr, tu mets du vin sur ta robe.

–Alors, les petits cochons, ça met du vin sur sa robe?

Et les yeux de la petite semblent hausser les épaules.

La mère s'impatiente visiblement.

–Et puis, quand tu auras fini d'essuyer la table avec tes manches.

–Avec quoi donc que tu veux que je l'essuie, la table? Avec mon chapeau à plumes qu'est dans ton armoire?

–Oh! cette petite fille est d'un mal élevé! Si tu continues, je te mettrai dans une maison de correction!

–Pas dans celle où qu'on t'a mise, toi, hein! Parce que ça ne t'a pas beaucoup profité, c'te correction-là, à toi.

Le monsieur ne peut s'empêcher de beaucoup rire.

–Ne riez pas, je vous prie, mon cher, dit la dame vexée… Ah! ces enfants! Plus on est gentil avec eux, plus ils sont ingrats.

La petite fille devient dure.

–Gentils avec eux, tu dis?… T'as la prétention d'être gentille avec moi, toi? Alors, pourquoi tu m'as laissée à la pension pendant Noël et pendant le jour de l'An?

–Parce que j'avais autre chose à faire.

–Autre chose à faire? Je sais bien, moi, ce que t'avais à faire… T'avais à faire de boulotter des dindes truffées avec des types!

–Avec des… quoi?

Car toute l'indignation de la mère est déclanchée par le mot: types.

–Avec des quoi?

Et la petite regarde sa mère bien dans les yeux et répète:

–Avec des types, je dis!

V'lan! Une gifle!

L'enfant n'a pas bronché, seulement sa petite bouche s'est pincée plus fort, et ses grands yeux sont devenus troubles de mauvaises pensées et de haine.

Le pauvre monsieur n'ose pas intervenir, mais il est très évidemment peiné de cette scène.

Après un silence:

–Tout de même, dit la petite, en jetant à sa mère un regard de défi, tu ne faisais pas tant la maline avec moi, du temps de mon autre papa, de mon vrai!

Le monsieur se lève et, s'excusant brièvement, sort.

Bientôt il revient avec une grande boîte, probablement acquise au bazar de la rue d'Amsterdam.

–Tenez, ma petite fille, voilà pour vous!

–Pour moi!

–Mais, oui, pour vous! Regardez, c'est une cuisine avec tout ce qu'il faut.

La petite ouvre la boîte et se pétrifie d'admiration.

Et puis, tout d'un coup, sa figure de révolte se détend. De grosses larmes emplissent ses yeux.

À ce moment, elle devient follement jolie.

Elle tombe dans les bras du monsieur, l'embrasse et sanglote, rageant de ne pas trouver des mots assez câlins pour lui dire toute sa reconnaissance:

–Merci, monsieur! Merci, mon cher bon monsieur! Merci, mon cher bon petit monsieur chéri!

Et, Dieu me pardonne, le cher bon petit monsieur chéri a aussi des larmes dans les yeux.

Mais la mère, trouvant cette histoire extraordinairement ridicule, frappe la table avec la pomme d'or de son parapluie pour que le garçon vienne, qu'on paye et qu'on file.

C'est égal, il y a des femmes qui sont rudement chameau!

MALDONNE

—Quant à moi, ajoutai-je, il y a bien longtemps, bien longtemps que je n'ai passé le premier de l'An à Paris.

–Vous regrettez de vous y trouver, cette année?

Un regard—mais quel regard!—fut ma réponse.

–Où étiez-vous l'année dernière?

–À Cannes.

–Et l'autre année dernière!

–L'autre année dernière!… j'étais à Anvers.

–À Anvers!… Que faisiez-vous donc à Anvers?

–Ah! voilà! je ne saurais pas vous narrer cette histoire à la fois comique follement et sinistrement ridicule… D'ailleurs, à proprement parler, ce n'est pas à Anvers que j'ai passé le premier de l'An, mais à Bruxelles. Seulement, j'étais parti de Paris à destination d'Anvers; je vous raconterai ça un de ces jours.

Ne faisons point poser davantage ma sympathique interlocutrice et disons-lui tout de suite ma pénible mésaventure.

C'était le 30 décembre 1892.

Il pouvait être dix heures.

Je procédais aux premiers détails de ma toilette, quand un coup de sonnette déchira l'air de mon vestibule.

Ma femme de chambre était profondément endormie.

Mon groom, complètement ivre, ronflait dans les bras de la cuisinière, très prise de boisson elle-même.

Quant à mon cocher et mon valet de pied, j'avais perdu l'habitude de leur commander quoi que ce fût, tant ils recevaient grossièrement la plus pâle de mes suppliques.

Je me décidai donc à ouvrir ma porte de mes propres mains.

Le sonneur était un monsieur dont le rôle épisodique en cette histoire est trop mince pour que je m'étale longuement sur la description de son aspect physique et de sa valeur morale.

Du reste, je l'ai si peu aperçu, que si j'écrivais seulement quatre mots sur lui, ce seraient autant de mensonges.

–Monsieur Alphonse A…? fit-il.

–C'est moi, monsieur.

–Eh bien! voilà, je suis chargé par Madame Charlotte de vous remettre une lettre…

–Madame Charlotte? m'inquiétai-je.

–Oui, monsieur, Madame Charlotte, une ancienne petite amie à vous, de laquelle ma femme et moi sommes les voisins. Cette dame, ignorant votre adresse actuelle, m'a prié de vous retrouver coûte que coûte et de vous remettre cette missive.

Je pris la lettre, remerciai le monsieur et fermai ma porte.

Charlotte! Était-ce possible que Charlotte pensât encore à moi! Oh! cette Charlotte, comme je l'avais aimée! Et—ne faisons pas notre malin—comme je l'aimais encore!

(Pas un de mot vrai dans cette passion, uniquement mise là pour dramatiser le récit.)

Charlotte! Ce ne fut pas sans un gros battement de cœur que je reconnus son écriture, une anglaise terriblement cursive, virile, presque illisible, mais si distinguée!

«Mon chéri, disait-elle, mon toujours chéri, mon jamais oublié, je m'embête tellement dans ce sale cochon de pays que la plus mince diversion, fût-ce une visite de toi, me ferait plaisir. Viens donc enterrer cette niaise année 93 avec moi. Nous boirons à la santé de nos souvenirs; j'ai comme un pressentiment qu'on ne s'embêtera pas.

»Celle qui n'arrêtera jamais d'être Ta

»Charlotte.
»158, rue de Pontoise, Anvers.»

—Anvers! me récriai-je. Qu'est-ce qu'elle peut bien fiche à Anvers, cette pauvre Charlotte? À la suite de quelles ténébreuses aventures s'est-elle exilée dans les Flandres?

Oui, mais faut-il qu'elle m'adore tout de même, pour n'hésiter point à me faire exécuter cette longue route, dans sa joie de me revoir!

Le lendemain, à midi quarante, je m'installais dans un excellent boulotting-car du train de Bruxelles.

À sept heures trente-neuf, je débarquais à Anvers, salué par l'unanime rugissement des fauves du Zoologique, sans doute avisés de ma venue par l'indiscrétion d'un garçon.

–Cocher, 158, rue de Pontoise!

Après un court silence, le cocher me pria de réitérer mon ordre:

–158, rue de Pontoise.

Une mimique expressive m'avertit de l'ignorance où croupissait l'automédon anversois relativement à la rue de Pontoise. Et même il ajouta:

–Ça existe pas!

Ses collègues, consultés, branlèrent le chef d'un air qui ne me laissa aucun doute.

Un garde-ville (c'est leur façon de baptiser là-bas les gens de police), m'assura que la rue de Pontoise n'existait pas à Anvers, ou que, si elle existait, elle n'avait jamais porté ce nom-là, et alors, c'est comme si, pour moi, elle n'existait pas, savez-vous!

Moi, je m'entêtais! Pourquoi la rue de Pontoise n'existerait-elle pas à Anvers? Nous avons bien, à Paris, la place d'Anvers et la rue de Bruxelles.

Il fallut bientôt me rendre à la cruelle réalité, et je réintégrai le train de Bruxelles, métropole où je comptais, à ce moment, plus d'amis qu'à Anvers. (Mes relations anversoises se sont, depuis lors, singulièrement accrues.)

Pas plutôt débarqué à Bruxelles, voilà que je tombe sur les frères Lynen, les braves et charmants qui m'emmènent chez l'un d'eux, où nous dînâmes et soupâmes en tant bonne et cordiale compagnie, jusqu'au petit jour. Cette nuit demeure un de mes bons souvenirs.

Oui, mais Charlotte!

Charlotte, je la revis quelques mois plus tard, au vernissage du Champ-de-Mars.

Une Charlotte méprisante, hautaine, mauvaise et pas contente.

–Vous auriez pu m'écrire, au moins, mon cher.

–Mais pourquoi écrire, puisque je suis venu?

–Vous êtes venu, vous?

–Bien sûr, je suis venu, et personne ne connaissait la rue de Pontoise.

–Personne ne connaissait la rue de Pontoise?

–Personne! J'ai demandé à tous les cochers d'Anvers…

 

–À tous les cochers… d'où?

–À tous les cochers d'Anvers.

Je n'avais pas fini de prononcer ces mots, que j'éprouvai une réelle frayeur.

Charlotte s'appuya contre une statue de Meunier et devint la proie d'un spasme.

Et ce ne fut que bien longtemps par la suite qu'elle put articuler:

–Alors, espèce de grand serin, tu es allé à Anvers, en Belgique?

–Dame!

–Et moi qui t'attendais à Auvers, à Auvers-sur-Oise, à une heure de Paris!

Elle ajouta, narquoise:

–Tu as eu tort de ne pas venir, tu sais!… Tu ne te serais pas embêté une minute!

Si jamais je remplace mon vieux camarade Leygues à l'Instruction publique, j'insisterai pour que, dans les maisons d'éducation de jeunes filles, on leur apprenne à faire dès u qui ne ressemblent pas à des n.