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Deux et deux font cinq

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CONTRE NATURE

OU LA MÉSAVENTURE DU DOCTEUR P…

—Bonjour, vieux!

–Bonjour, docteur!

Et comme nous étions pressés, nous ne nous arrêtâmes point même au plus furtif shake-hand et nous poursuivîmes notre route, le docteur vers la Bastille, moi dans la direction de la Madeleine.

Le monsieur avec qui j'étais avait manifesté un réel dégoût à l'aspect du docteur et je sentais qu'il mijotait en lui une terrible révélation.

–Vous connaissez cet individu? fit-il au bout d'une minute de silence, longue comme un siècle ou deux.

–Qui ça? Le docteur P…? je crois bien, que je le connais!

–Eh bien! mon cher ami, je ne vous en fais pas mon compliment!

–Pourquoi donc?

–Parce que cet individu est un rude salaud!

–Ah bah!

–Un rude salaud et, j'ajouterai, un cynique comme on n'en rencontre pas souvent!

Certes, le docteur P… n'est pas parfait. Il se bat pour la vie un peu avec les armes qui lui tombent sous la main (tout le monde n'hérite pas d'un arsenal tout fait), mais entre ça et être un rude salaud et un dégoûtant cynique, il s'interpose quelques nuances.

D'abord, il est à peu près docteur comme vous et moi. Il n'a même avec la plus élémentaire thérapeutique que des rapports extrêmement lointains.

On l'appelle docteur, comme on en appelle d'autres commandant, parce que certaines allures imposent certains titres, sans qu'on puisse jamais préciser pourquoi.

L'amusant de la situation, c'est que P… s'imagine parfois être un véritable morticole, et qu'il n'est pas rare de le surprendre gravement occupé à donner au pauvre monde des consultations gratuites, mais ne reposant sur aucun travail scientifique réellement sérieux.

Le docteur P… (conservons-lui ce titre qui ne fait de tort à personne) supplée à l'absence de quelques grandes vertus par mille petites qualités qui les remplacent très suffisamment, ma foi.

Un des grands reproches que je formulerais à son égard, si je m'en reconnaissais le droit, c'est de se livrer au culte d'une foule de jeunes femmes successives, rapidement successives.

J'en étais là de mes réflexions sur le docteur P…, quand le monsieur qui l'avait traité de rude salaud crut devoir insister:

–Oh! oui, un rude salaud! Savez-vous ce qu'il a fait, l'autre soir, en pleine brasserie, devant une trentaine de personnes?

–Oh! mon Dieu! vous me faites peur!

–Cet individu s'est levé, a serré la main de ses amis, s'excusant de les quitter si tôt, mais il avait, disait-il, rendez-vous chez lui avec un jeune garçon boucher…

–Quelle blague!

–Pas du tout, mon cher, c'est très sérieux. Il donnait même des détails: un jeune garçon boucher qui n'était pas dans une musette! Et en disant ces mots, le docteur faisait le geste d'envoyer des baisers imaginaires, comme pour exprimer un idéal échappant à toute description. Voilà ce que c'est que votre docteur P…

Ai-je besoin de disculper mon vieux docteur?

Cette accusation reposait sur les bases d'argile du simple malentendu,

D'un simple coup d'éventail, je renversai le fragile édifice.

Le docteur P…, qui fréquente beaucoup les artistes, a pris l'habitude de désigner les dames en général et particulièrement ses maîtresses en les affublant du nom du peintre qui les aurait représentées le plus volontiers.

Sa bonne amie a-t-elle une mine candide avec de grands yeux bleus, c'est un petit Greuze.

Sa bonne amie a-t-elle, etc., etc., c'est autre chose.

(Cette nomenclature m'entraînerait un peu loin.)

Bref, chaque jour, on entend le docteur P…:

–J'ai fait connaissance, hier, d'un petit Fragonard épatant!

Ou bien:

–Je vais dîner ce soir avec un petit Forain tout ce qu'il y a de plus rigolo!

Ou bien:

–Vous ne m'avez pas vu ces jours-ci, parce que je suis en train de filer le parfait amour avec un petit Boticelli de derrière les fagots!

À nous qui le connaissons, ces déclarations ne nous étonnent plus.

Mais du monsieur qui entendit, un soir, en pleine brasserie, cette phrase cynique:

–Excusez-moi de vous lâcher si tôt, mais j'ai rendez-vous chez moi avec un petit Boucher qui n'est pas dans une musette!

La stupeur est parfaitement légitime.

Et le monde est si rosse, à Paris, et si prêt à propager les plus invraisemblables calomnies, que le docteur P…, à l'heure qu'il est, passe, aux yeux de bien des gens, pour un sale monsieur auquel on ne donne pas la main, et qui n'y couperait pas, en Angleterre.

UNE DRÔLE DE LETTRE

Cannes. Décembre 1893.

Un jeune garçon de mes amis, M. Gabriel de Lautrec, m'envoie une lettre de conception tourmentée et de forme—dirai-je?—incohérente.

L'idée m'est venue, un instant, de ne la publier point. Mais, au seul horizon de la remplacer par une vague littérature de mon cru, le sang ne m'a fait qu'un tour, un seul, et encore!

Il fait du soleil sur la promenade de la Croisette, comme s'il en pleuvait. La tournée Saint-Omer est dans nos murs, dans le but évident de jouer ce soir le Sous-préfet de Château-Gandillot, par notre sympathique camarade, le jeune et déjà célèbre auteur dramatique Ernest Buzard. Je ne voudrais pas manquer la petite pièce qui sert de lever de rideau. Alors, quoi? je n'ai qu'à me dépêcher.

La seule ressource me demeure donc d'insérer dans nos colonnes la missive de ce Gabriel de Lautrec, qui ne sera jamais, décidément, sérieux:

«Mon cher Allais,

»Je couvre mes yeux de ma main, un instant; je rejette en arrière, d'un mouvement convulsif, mes cheveux où mes doigts amaigris mettent un désordre voulu; je ranime la flamme jaune des bougies dans les chandeliers d'ébène, en cuir de Russie, qui sont le plus bel ornement de mon intérieur; j'envoie un sourire voluptueux et morne à l'image de la seule aimée, et, après avoir disposé sur mes genoux, symétriquement, les plis du suaire à larmes d'argent qui me sert de robe de chambre, je vous écris—c'est à cette circonstance bien personnelle que la lettre qui va suivre emprunte son intérêt (avec l'intention formelle de ne jamais le lui rembourser).

»Si j'ai tardé à vous répondre, c'est que j'ai fait ces jours derniers un petit voyage,—en chemin de fer.

»En chemin de fer! direz-vous—mon cher ami! Oh oui! je suis bien revenu de mes idées arriérées. Les chemins de fer ont leur avantage; il faut faire quelques concessions à son siècle. La vie est faite de concessions—à perpétuité.

»Lorsque votre lettre m'est parvenue, je relisais les épreuves de mon volume sur l'Adaptation des Caves glacières à la conservation des hypothèques pendant les chaleurs de l'été; j'ai suspendu aussitôt tout travail, ai-je besoin de le dire? et tout en regrettant de la recevoir si tard, je l'ai lue attentivement.

»Votre idée de la montre-revolver est très séduisante, à première vue. Elle est, en outre, pratique, ce qui ne gâte rien. Le mécanisme, tel que vous me le décrivez, avec trois dessins à l'appui (les dessins, entre parenthèses, sont assez mal faits), cette double détente de la montre et du revolver, ingénieusement reliée par l'ancre d'échappement, tout cela est merveilleusement trouvé.

»Tout le jour, vous portez votre montre dans la poche de votre gilet. Vous la regardez, vous savez l'heure, c'est très commode.

»Le soir venu, quelqu'un vous attaque, sous le prétexte fallacieux de demander l'heure, précisément. Vous exhibez votre montre, vous tirez dix ou douze coups, et voilà des enfants orphelins (ou du moins dangereusement blessé, le père).

»Et cependant, à voir l'objet, c'est une simple montre, comme vous et moi.

»C'est merveilleux, voilà tout.

»Je sais bien qu'il y a un inconvénient.

»Toutes les fois que l'on tire un coup de revolver, la montre s'arrête.

»Je trouve cela très naturel.

»Il serait difficile qu'il en fût autrement.

»Vous avouez, d'ailleurs, cet inconvénient au lieu d'en chercher le remède, et combien vous avez raison!

»Car un inconvénient auquel on remédie n'en est plus un.

»Est-il nécessaire, d'ailleurs, d'y remédier?

»Pour ma part, je vois là, tout au contraire, un grand avantage.

»Je pense que si l'on pouvait faire adopter votre modèle de montre-revolver par les assassins, au moyen d'une remise de la force de plusieurs chevaux, ce serait d'une sérieuse utilité pour les constatations judiciaires.

»On serait immédiatement fixé, rien qu'en regardant l'instrument du crime, sur l'heure précise de la mort.

»L'expression usuelle: l'Heure de la Mort cesserait dès lors d'être une vaine métaphore, pour devenir une palpable réalité.

»Or, je vous le demande: toutes les fois qu'on a l'occasion de réaliser une métaphore, doit-on hésiter un seul instant?

»… Au moment de terminer ma lettre, un remords vient me visiter. Je lui offre un siège et des cigares, courtoisement.

»Ce que je vous ai dit, en commençant, au sujet des chemins de fer, vous a peut-être fait croire que j'étais un partisan résolu de ce nouveau moyen de transport: il n'en est rien.

»Les désagréments qu'il présente sont nombreux.

»Pourquoi, par exemple, placer les gares, toujours, et exactement, sur la ligne du chemin de fer?

»Le train s'arrête, vous descendez; il y a cent contre un à parier que vous trouverez une gare devant vous.

»Et le pittoresque, et l'imprévu, qu'en fait-on?

»Au point de vue du décor, ne vaudrait il pas mieux disséminer les gares, loin du railway, dans la campagne, au hasard du paysage? On les apercevrait de loin en passant, sur une montagne, à l'extrémité d'une vallée—le décor y gagnerait, et le voyage offrirait bien plus d'agrément.

 

»Sur ce, mon cher Allais, je vous quitte. Je vais allumer ma pipe à la pompe, comme disait l'autre, et la fumer à votre santé.

»Gabriel de Lautrec.»

Notez bien que je n'ai jamais parlé à Gabriel de la moindre idée de montre-revolver.

Ou bien, alors, étais-je gris, telle la feue Pologne, à moins que ce fût lui qui eût bu plus que de raison?

Mais, cette jolie conception de semer les gares par le travers des horizons!

Vous croyez bonnement que les grandes Compagnies s'y arrêteront une minute!

Alors, je le vois bien, vous êtes comme les autres: vous ne connaissez pas les grandes Compagnies.

FRAGMENT D'ENTRETIEN

ENTRE MON JEUNE AMI PIERRE ET MOI SUR LA PLAGE DE CABOURG

—Alors, comme ça, te v'là revenu?

–Mais oui.

–T'as bien rigolé en route? Les peaux-rouges t'ont pas scalpé? Fais voir.

–Contemple. (Je me découvre.)

–Non, t'as encore tes douilles. À Washington, as-tu rencontré le petit O'Kelly?

–D'abord, je ne suis pas allé à Washington, et puis, je ne connais pas le petit O'Kelly.

–C'est un gosse américain que j'ai joué avec, cet hiver, à Cannes.

–Et toi, mon vieux Pierre, que fais-tu de bon? Travailles-tu un peu?

–Travailler pendant les vacances! Eh ben, mon vieux, t'as pas la trouille! surtout c't' année qu'il va me mettre au lycée.

–Qui ça, il?

–Papa, donc.

–Tu me sembles bien irrévérencieux pour l'auteur présumé de ton existence.

–Tu trouves? Pourquoi donc que je serais révérencieux avec un bonhomme à qui que j'ai jamais rien fait et qui me boucle dans un bahut comme si j'étais une sale fripouille? Aussi, pour les devoirs de vacances qu'il m'a donnés à faire, il peut s'taper.

–Mais quand il s'apercevra que tu n'as rien fait…

–Il s'apercevra de rien. Maman et moi, nous lui montons le coup. Tous les samedis, il s'amène:—Pierre est convenable? qu'il fait.—Mais oui, que maman répond.—Il fait bien ses devoirs!—Mais oui.—Il sait bien ses leçons!—Mais oui, mon ami.

–Elle a du toupet, ta maman!

–Ça, tu peux le dire! Un vrai culot! On le dirait pas, hein, avec son petit air! Quand elle fiche des blagues comme ça à papa, j'ai envie de l'embrasser comme du pain… On dit que c'est vilain, le mensonge; mais y a des fois où que c'est p'us chouette que la vérité, pas?

–Je suis tout à fait de ton avis, et Ibsen aussi, dans le Canard sauvage.

–Ça doit être rigolo, c'te pièce-là. Est-ce que le canard dit des blagues ou la vérité?

–Ce serait trop long à t'expliquer… Et, alors, tu t'amuses bien?

–J'arrête pas; et puis, tu sais, je fais de la bicyclette, maintenant.

–Tous mes compliments.

–Oui, même hier, j'ai fichu par terre un curé sur le sable: j'avais pourtant bien corné, mais il n'avait pas entendu.

–Qu'a-t-il dit, le digne ecclésiastique?

–Le digne ecclésiastique? Il n'a rien dit. Tout de suite, je suis descendu et j'y ai aidé à secouer le sable qu'y avait sur sa soutane. Je pouvais pas m'empêcher de rigoler, surtout quand il m'a demandé quelle machine que j'avais: «C'est une Clément, m'sieu le curé», que j'ai dit. Alors, il m'a répondu: «Votre Clément me fut inclémente.» Au fond, c'était idiot, mais comme je l'avais fichu par terre, j'ai fait mine de trouver son mot très rigolo.

–Et, en dehors du renversement des prêtres, à quel sport t'adonnes-tu?

–Un peu de tout, tu sais. Sur une plage, on trouve toujours à s'occuper. Mais où j'ai été vraiment épaté, c'est ce matin.

–Conte-moi ta stupeur.

–Y a, depuis quelques jours, ici, une petite fille qui est tout ce qu'on peut rêver de plus époilant. Jolie, mon vieux! Avec des grands yeux clairs, et puis une toute petite bouche, et puis une peau, mon vieux! une peau d'un blanc épatant. Et puis des cheveux pas tout à fait rouges, mais presque, et fins, fins, fins. Quand le soleil tape là-dessus, elle a l'air d'avoir une perruque en or. Et puis, avec ça, habillée comme les mômes angliches dans les albums de Kate Greenaway. Je la trouve si jolie, que j'ai toujours envie de l'apporter à maman pour qu'elle la mette sur son étagère.

–Et alors?

–Alors, ce matin, elle était sur la plage très occupée à creuser un grand trou dans le sable. Tout d'un coup, v'là qu'elle s'aperçoit que je m'étais arrêté pour la regarder. V'là ses yeux bleus qui deviennent noirs de colère, sa peau blanche qui devient toute rouge, et puis elle s'écrie avec sa drôle de petite voix: Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça, espèce de sale cocu!

–Eh bien! elle est dégourdie, ta petite Greenaway! Que lui as-tu répondu?

–Ma foi, mon vieux, j'ai été tellement baba, que j'ai trouvé rien à lui répondre. Les bras m'en tombaient du corps.

–Penses-tu qu'elle comprenait toute la gravité de ses propos?

–Ah ouatt! Elle est trop môme pour ça.

–Et toi?

–Moi, si je sais ce que c'est que d'être cocu? Ah ben! ce serait malheureux, à mon âge, si je savais pas ça. Un cocu, c'est un type qu'est marié et que sa femme lui fait des blagues avec d'autres types.

–Précisément.

–C'est égal, je me suis dit: «Ma p'tite rouquine, c'est jamais moi qui t'épouserai quand tu seras en âge.» Parce que, vois-tu, mon vieux, quand on parle de ça si jeune, il est probable qu'on le fera pour de vrai, plus tard.

–Tu es philosophe, Pierre.

–Faut bien, dans la vie.

THÉRAPEUTIQUE DÉCORATIVE

ET PEINTURE SANITAIRE

J'ai raconté, dans le temps,—le souvenir n'en est-il pas encore tout frissonnant au cœur de tous?—l'histoire de mon ami, ce peintre qui ne voulait pas boire du vin rouge en mangeant des œufs brouillés, parce que ça lui faisait un sale ton dans l'estomac.

Le même, mettant à la poste une grosse lettre suffisamment et polychromiquement affranchie, ajoutait un superflu timbre de quinze centimes pour faire un rappel de bleu.

Le brave garçon!

Je l'ai revu l'autre jour, j'ai dîné avec lui en compagnie d'une jolie petite bonne amie qu'il détient depuis quelques jours, une drôle de mignonne et menue femmelette qui l'adore.

J'ai pu constater qu'il est toujours dévoré par la folie du ton.

Et j'ai appris une histoire qui m'a amusé, telle une baleine.

Sa petite bonne amie, à la suite d'un chaud et froid, contracta naguère un fort rhume.

(Pourquoi le chaud et froid est-il si pernicieux, alors que le froid et chaud ne cause même pas à l'organisme des dégâts insignifiants? Loufoquerie de la nature!)

–Ça ne sera rien que ça, dit le Dr Pelet (leur médecin). Badigeonnez-vous avec de la teinture d'iode. Tenez-vous bien au chaud. Prenez quelques pastilles X… (case à louer), et puis voilà!

Ce soir-là, mon ami et sa jeune compagne rentrèrent de bonne heure (minuit et demi), non sans avoir fait l'emplette d'une bouteille de teinture d'iode.

–Avec un pinceau? demanda le pharmacien.

À la seule pensée d'acheter un pinceau chez un pharmacien, le peintre et son amie moururent de rire.

La délicieuse enfant se mit au lit et—pâle martyre—offrit sa jeune gorge aux affres du badigeonnage.

–Ah çà, c'est épatant! s'écria l'artiste.

–Quoi donc! s'informa la victime.

–Tu n'as pas idée ce que ça fait joli, cet iode brun sur ta peau rose! C'est épatant! Ce qu'on ferait une jolie étoffe avec ces deux tons-là!… Ça ne te fait rien qu'au lieu d'un badigeonnage amorphe, je représente un chrysanthème?

–Mais, comment donc!

–Là… voilà!… La tige, maintenant.

–Oh! la, la! tu me chatouilles!

–C'est que j'emploie le petit bout du pinceau… C'est épatant!… Tiens, lève-toi et va te voir dans la glace.

La pauvre petite concubine se leva sans enthousiasme, mais heureuse tout de même de faire plaisir à son ami.

–Oh! oui, c'est épatant!

–Tiens, je vais encore t'en faire un. Ne bouge pas, ne bouge donc pas!

–Mais tu me chatouilles, mon pauvre chéri!

–Il faut savoir souffrir pour l'art.

Et le voilà parti, perdant toute notion de l'actuel, à décorer la petite, comme Gérôme fait de ses statues.

Autour de ses bras et de ses jambes, il fit grimper des liserons, des clématites, des volubilis.

… Je donnerais volontiers plus de détails, mais voilà qu'il est cinq heures et j'ai promis d'être à six heures justes à un rendez-vous que je ne manquerais pas pour un boulet de canon.

Abrégeons.

La jeune badigeonnée passa ce qu'on appelle une mauvaise nuit.

Pas une partie de son corps qui ne fût la proie d'une intolérable cuisson!

–Je ne peux pas dormir! gémissait-elle.

Et mon ami lui répondit:

–Oui, c'est bête ce que j'ai fait là!… Demain, au lieu de chrysanthèmes, je te peindrai des pavots!

Quelques jours plus tard je le rencontrai.

Chargé d'une brassée de fleurs acquises au marché Saint-Pierre, il remontait chez lui, tout en haut de la rue Lepic.

–Et ça va toujours bien? dis-je.

–Tout à fait bien. Et toi?

–Triomphalement!

–C'est vrai. Tu as une mine superbe, avec un air de ne pas t'embêter autrement dans la vie.

–Pas lieu de m'embêter en ce moment. Si ça pouvait durer!… Et ta petite compagne?

–Tout à fait mieux.

–Tu ne te livres plus à la peinture à l'iode sur son jeune corps?

–Oh! oui, c'est vrai!… Je ne pensais plus qu'elle t'avait raconté cette histoire… Eh bien! mon vieux, c'est épatant, ce que c'est devenu! La teinture d'iode s'est évaporée, mais les endroits où j'avais peint les fleurs sont restés d'un rose vif et chaud qui s'enlève si joliment sur le rose pâle de sa peau! Tu n'as pas idée, mon garçon, de ce que c'est exquis! Et d'un délicat! Et d'un distingué! Si Jansen voyait ça…

–Quel Jansen?

–Le tapissier de la rue Royale, qui vend de si jolis meubles anglais. Si Jansen voyait ça, il en deviendrait fou et me commanderait, sur l'heure, une étoffe dans ces deux tons-là pour chambre de jeune fille… Tiens, viens la voir!

–Mais… sa pudeur? fis-je avec le doux sourire du sceptique endurci.

–Sa pudeur?

Et mon ami prononça ce mot pudeur sur un ton correspondant exactement à mes idées.

(Je n'insiste pas, dans la crainte de désobliger quelques bourgeois du Marais, à l'estime desquels j'ai la faiblesse de tenir.)

Son atelier se compose d'un ancien immense grenier, éclairé par un vitrage grand comme le Champ de Mars, et dans le coin duquel (grenier) s'aménage la chambre du jeune peintre et de sa petite amie.

–Comme ça sent le goudron, ici! reniflai-je en entrant.

–Oh! ne fais pas attention! C'est Alice qui se sert pour sa toilette de l'eau de chez Bobœuf, très délicieuse mais qui sent un peu le goudron.

–Ah!

–Oui!

Un grand ennui venait de se peindre sur la figure de mon ami. Évidemment, il regrettait de m'avoir amené. Mais pourquoi ce regret?

–Comment, bondis-je soudain, c'est de toi ce tableau?

Et je désignais une toile en train sur un chevalet.

–Mais oui, c'est de moi.

–De toi! cette peinture qui se passe dans la cave d'un nègre! De toi, que je connus affolé de lumière et de clarté! De toi, cette chose innomablement brune! De toi, à qui le seul mot bitume levait le cœur!

–Oui, mon pauvre ami, de moi! Un jour, peut-être, tu sauras et alors tu me serreras la main très fort et tu auras grand'peine à retenir tes larmes!… Mais assez causé de ce triste sujet, et viens voir l'adorable corps illustré de la jeune Alice.

(Passage supprimé par la Censure.)

–Mais, nom d'un chien! m'impatientai-je, me diras-tu d'où cette évolution brusque et en pis de ta manière?

–Soit!… Alors, jure-moi de n'en rien dire à âme qui vive!

–Mon ouïe est un sépulcre où tout s'engouffre et meurt!

–Tiens, un joli vers… Eh bien! voici: Tu as remarqué, en entrant, comme ça sentait le goudron?

–Délicieusement!… Et ce parfum m'évoque toute une enfance flâneuse, traînée sur les quais de mon vieux Honfleur natal et à jamais chéri.

–Eh bien! c'est ma peinture qui sent ça!

–Ta peinture!… Tu fais de la peinture au goudron?

–Parfaitement! Le manager… Comment prononces-tu ça en anglais?

–Le ménédjeuhr.

–C'est bien ça… Le… machin d'un hôtel de Menton, où il ne vient que des Anglais tuberculeux, m'a commandé douze panneaux décoratifs, à condition qu'ils seraient peints à base de goudron, rapport aux émanations bienfaisantes de ce produit… Une idée à lui!

–Et tu as accepté cet odieux compromis!

–Les temps sont durs, tu sais.

 

–À qui le dis-tu!

–Cette petite Alice, sans être coûteuse, a ses exigences. Ce matin encore, elle m'a demandé 12 fr. 50 pour des bottines.

–Bigre!

–Oh! ça n'est rien, ça! Mais reconnais toi-même que le goudron n'est pas beaucoup fait pour éclaircir une palette.