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Deux et deux font cinq

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LES BEAUX-ARTS

DEVANT M. FRANCISQUE SARCEY

Je venais de sortir de mon domicile et je flânais, le bas de mon pantalon relevé et l'esprit ailleurs.

À la hauteur de la rue Fromentin, je fis rencontre d'un homme qui, très poliment, à mon aspect, leva son chapeau.

Cet homme, disons-le tout de suite pour ne pas éterniser un récit dénué d'intérêt, n'était autre qu'un nommé Benoît, le propre valet de chambre de M. Francisque Sarcey, l'esthète bien connu.

Avez-vous remarqué, astucieux lecteurs, et vous, lectrices qui la connaissez dans les coins, comme les méchantes idées vous arrivent avec la rapidité de l'éclair lancé d'une main sûre, alors que les bonnes semblent chevaucher des tortues, pour ne point dire des écrevisses?

L'idée que me suggéra la rencontre de Benoît m'advint aussi vite que le coup de foudre professionnel le mieux entraîné.

Le miel aux lèvres, je serrai la main du valet et m'informai de la santé de tout le monde.

–Et où allez-vous comme ça? continuai-je.

–Je vais au Petit Journal, porter l'article de Monsieur.

–Tiens! Comme ça se trouve! Moi aussi, je vais au Petit Journal. Remettez-moi la chronique de M. Sarcey. Cela vous évitera une course.

L'homme obtempéra.

Et cette chronique du cénobite de la rue de Douai, croyez-vous bonnement que je l'ai portée à la maison Marinoni? Oh! que non pas!

J'ai voulu vous faire une bonne surprise, ô clientèle de mon journal, et, au risque d'être traîné devant la justice de mon pays, je livre à vos méditations la littérature prestigieuse de notre oncle à tous:

LA SCULPTURE

«On ne le dirait pas à me voir, cependant j'adore les Arts. Car j'estime qu'il en faut dans une société bien organisée; pas trop, bien entendu, mais il en faut.

»Chez moi, j'ai quelques tableaux, quelques dessins, mon buste, des statuettes. C'est gentil, ça meuble.

»Cette année, comme de juste, je n'ai pas manqué d'aller visiter le Salon du Champ de Mars et celui des Champs-Elysées.

»Eh bien! je ne regrette pas mon voyage; j'ai appris bien des choses que j'ignorais et qui me serviront de sujets de chroniques.

»Car ce n'est pas le tout d'avoir des chroniques a faire, il faut encore trouver des sujets sur quoi les écrire. Le public ne se rend pas compte de ce que c'est dur, de livrer, comme moi, trente-quatre chroniques par semaine. Essayez, un jour, pour voir; vous m'en direz des nouvelles.

»Pour en revenir aux Beaux-Arts, je vous dirai que la sculpture est ce qui m'émerveille le moins.

»Comme me le disait très justement un jeune peintre: «La sculpture, c'est bien plus facile que la peinture, parce que les sculpteurs n'ont à se préoccuper ni de la couleur, ni de la perspective, ni des ombres.»

»On ne se doute pas comme c'est facile, la sculpture. Vous-même, moi-même, nous en ferions demain, si nous voulions.

»Il faut seulement de la patience. Savez-vous comment procèdent les sculpteurs pour faire une statue? Non, n'est-ce pas? Vous êtes comme j'étais hier; mais on m'a expliqué et je vais vous indiquer le procédé.

»Supposons qu'il s'agisse d'une femme nue à reproduire.

»Le sculpteur fait venir chez lui une femme, un modèle comme ils disent, dont les traits et la forme du corps répondent au sujet qu'il s'est proposé.

»La femme se déshabille complètement et se met dans la posture indiquée par l'artiste. C'est ce qu'on appelle la pose.

»De son côté, le sculpteur, sans s'occuper de toutes les bêtises que vous pourriez supposer avec une femme nue, se met à l'ouvrage.

»Il y a, près de lui, un énorme bloc de terre glaise, et il tâche de donner à ce bloc la forme exacte de la femme qu'il a sous les yeux.

»Il en enlève par-ci, il en rajoute par-là. Bref, il tripatouille sa terre glaise, jusqu'à résultat satisfaisant.

»Quand il a peur de se tromper, de faire une cuisse trop grosse, par exemple, ou un mollet trop maigre, il s'approche du modèle et mesure la partie en question avec un mètre flexible en étoffe, semblable à ceux dont se servent les tailleurs, et divisé en centimètres et en millimètres. S'il a fait la cuisse trop grosse, il enlève de la terre. S'il a fait le mollet trop maigre, il en rajoute, et voilà!

»Comme vous voyez, ce n'est pas un métier bien difficile.

»Si je n'avais pas tant à faire, je me mettrais à la sculpture. Je me sens une vocation toute spéciale pour la reproduction des nymphes couchées.

»Malheureusement, je suis myope comme un wagon de bestiaux quand je veux voir quelque chose, je suis forcé de mettre le nez dessus. Et, dame, quand on a le nez dessus, et qu'il s'agit d'une nymphe, la sculpture n'avance pas beaucoup, pendant ce temps-là!

»Quand la statue en terre glaise est finie, elle sert à fabriquer des moules, dans lesquels on verse du plâtre délayé avec de l'eau. En séchant, le plâtre durcit, et une fois dégagé du moule, il ressemble complètement à la statue de terre glaise. C'est extrêmement curieux!

»Quelques sculpteurs m'ont affirmé qu'on fait cuire la terre glaise. Provisoirement, je me méfie de ce renseignement, car il y a beaucoup de farceurs dans ces gens-là.

»L'un d'eux m'a même chanté, pour prouver son dire, une fantaisie de feu Charles Cros, dans laquelle se trouve ce couplet:

 
Proclamons les princip's de l'Art!
Que personn' ne bouge!
La terr' glais', c'est comm' le homard,
Quand c'est cuit, c'est rouge.
 

»En dehors de la terre glaise et du plâtre, les matières les plus employées par les sculpteurs sont le marbre et le bronze.

»Le bronze est plus foncé, c'est vrai, mais il est plus solide. Pour les déménagements, c'est une chose à considérer.

»La place me manque pour parler, comme il conviendrait, de la peinture et des autres arts représentés dans les différents Salons.

»Ce sera, si vous voulez bien, le sujet de ma prochaine causerie.

»Francisque Sarcey.»

Mes lecteurs me sauront gré, je l'espère, de leur avoir fourni une lecture aussi substantielle et aussi délicate en même temps.

Quelle leçon pour les Geffroy, les Mirbeau, les Arsène Alexandre et d'autres dont ma plume se cabre à écrire les noms!

Je vous avouerai que je n'étais pas sans quelque inquiétude au sujet du procédé plus que douteux dont je m'étais servi pour extorquer à M. Sarcey sa chronique sur la sculpture.

Je me trompais: notre oncle à tous fut le premier à rire de mon indélicatesse. Quand il était jeune, dit-il, il en faisait bien d'autres!

Le robuste vieillard ajouta:

–Avec tout ça, vos lecteurs ont eu mon opinion sur la sculpture, mais ils ignorent ce que je pense de la peinture. Croyez-vous que cela leur ferait plaisir d'être fixés sur ce point?

–Pouvez-vous, maître, me poser une telle question?

Le cénobite de la rue de Douai sourit, visiblement flatté. Il essuya ses lunettes d'un petit air malicieux et me remit les feuillets suivants:

LA PEINTURE

«Mon dernier article sur la sculpture m'a valu un nombre considérable de lettres, quelques-unes pour me traiter de vieux fourneau, mais la plupart pour me féliciter et me remercier des renseignements que je donne sur cet art si vraiment français.

»Beaucoup de mes lecteurs ignoraient le premier mot de la sculpture, et l'auraient peut-être ignoré jusqu'à leur trépas, si je n'étais pas venu leur révéler ces secrets si intéressants.

»Ah! c'est une de nos joies, à nous autres, chroniqueurs en vogue, de jeter la lumière dans les masses, comme le semeur jette le grain!

»Pour ma part, c'est effrayant ce que j'ai appris de choses aux gens, ce que j'ai ouvert d'horizons aux âmes bornées, ce que j'ai fait faire de progrès à la bourgeoisie française.

»Car, et je m'en fais gloire, c'est dans la bourgeoisie, de préférence dans la bourgeoisie aisée, que je recrute ma clientèle.

»Bien entendu, j'ai des lecteurs dans d'autres milieux: dans le professorat, dans la gendarmerie, par exemple, mais la plus grande partie appartient à la bourgeoisie aisée.

»Qu'est-ce que je disais, donc? Ah! oui, je disais que mon article sur la sculpture m'avait valu une avalanche de lettres: beaucoup me demandent de faire pour la peinture ce que j'ai fait pour la sculpture.

»Je me rends aux sollicitations de mes aimables correspondants, d'autant plus volontiers que telle était mon intention première.

»Je vous expliquais, dans ma dernière chronique, que la sculpture est un art facile et à la portée du premier imbécile venu: vous-même, moi-même.

»La peinture, c'est une autre paire de manches!

»Songez donc: il faut que l'artiste vous donne, avec cette chose plate qu'est un tableau, l'illusion, d'objets plus ou moins près, plus ou moins loin.

»L'illusion du lointain se donne grâce à la perspective.

»Vous n'êtes pas sans avoir remarqué qu'un objet paraît plus petit s'il est loin, que s'il est près; et plus il est loin, plus il est petit. Cette illusion d'optique est due à ce qu'on appelle la perspective.

»Quand vous vous placez à l'entrée d'une rue droite et longue, pour peu que vous soyez observateur, vous remarquerez que les lignes, parallèles dans la réalité, semblent se rejoindre au bout de la rue. Eh bien! c'est encore de la perspective.

»La perspective est une science très délicate qu'il n'est pas permis à un peintre d'ignorer, alors que le sculpteur n'a même pas à s'en préoccuper.

»Quand un peintre a un tableau à faire, paysage, portrait, scène historique ou mythologique, etc., etc., il commence par se procurer une toile ad hoc, c'est-à-dire une toile tendue très fortement sur un châssis en bois.

 

»Avant de placer les couleurs sur la toile, il détermine la place qu'elles devront occuper, grâce à des contours qu'il marque avec du fusain (lequel n'est autre qu'un petit morceau de bois carbonisé).

»C'est cette opération qu'on appelle le dessin.

»Quand le sujet est dessiné, il ne reste plus qu'à le peindre.

»Le peintre prend alors sa palette et ses pinceaux. (Ces messieurs ne disent pas des pinceaux, ils disent des brosses: je n'ai jamais su pourquoi. Fantaisie d'artiste, sans doute.)

»La palette est une planchette de bois arrondie et munie, à son extrémité, d'un trou pour passer le pouce. On y place, les unes à côté des autres, les différentes couleurs: bleu, jaune, brun, etc., etc.

»Il ne faut pas croire que toutes les nuances soient représentées sur cette palette. Ce serait impossible; car s'il n'y a que sept couleurs, il existe des milliers de nuances intermédiaires.

»Ces nuances, l'artiste les obtient par un mélange habile d'une couleur avec une autre, et là n'est pas son moindre mérite.

»Une supposition, par exemple, qu'un peintre veuille représenter un paysage à la fin de l'été, au moment où les feuilles commencent à jaunir.

»Il n'emploiera pas, bien entendu, le vert qui lui aurait servi au fort de la saison. Il y ajoutera du jaune, la quantité raisonnable, ni trop ni trop peu.

»Le métier de peintre exige beaucoup d'études préalables et, surtout, énormément de patience.

»Comme rapport, il a beaucoup perdu et ne vaut pas ce qu'il valait il y a dix ou quinze ans. La concurrence sans doute, ou un revirement dans le goût du public.

»Les deux grandes expositions de peinture sont le Salon des Champs-Elysées et celui du Champ de Mars.

»Celui des Champs-Elysées est très supérieur à l'autre, et, pour s'en convaincre, il n'y a qu'à consulter le chiffre des recettes.

»Car, quoi qu'en dise l'ami Bauër, en matière de beaux-arts, comme pour le théâtre, la recette, voilà le criterium.

»Vous ne me ferez jamais croire qu'une pièce qui fait trois ou quatre mille francs ne soit vingt fois supérieure à celle qui fait cinq ou six cents francs.

Ȃa tombe sous le bon sens.

»Francisque Sarcey.»

Au nom de tous mes lecteurs, merci, robuste vieillard de la rue de Douai; et puis, pas adieu, au revoir!

À MONSIEUR ROUDIL

OFFICIER DE PAIX DES VOITURES

Certes, je hais la délation… (Je n'ai même pas approuvé le mouvement d'indignation, pourtant bien justifié, de madame Aubert, quand—dans Pension de Famille, la follement amusante pièce de notre vieux Donnay—cette personne annonce à M. Assand qu'il est cocu comme un prince.) Certes, dis-je, je hais la délation; mais je ne puis m'empêcher de signaler à votre rude justice l'indigne conduite d'un de vos justiciables, le cocher qui mène le fiacre 6969.

C'était pas plus tard qu'hier soir. Il pouvait être dans les dix heures, dix heures et demie.

Je sortais d'un théâtre où je m'étais terriblement rasé, bien résolu à ne plus y remettre les pieds avant deux ou trois ans.

Sans plus tarder, nous nous rencontrâmes, pif à pif, une jeune femme et moi.

Moi, vous savez qui je suis. La jeune femme, vous l'ignorez (quoiqu'avec les femmes on n'ait jamais que des quasi-certitudes à cet égard). Aussi, permettez-moi de vous l'indiquer à grands traits.

Je la connus alors que, toute jeunette, elle jouait des petits rôles aux Bouffes-Parisiens, direction Ugalde.

À différentes reprises, elle consentit à m'accorder ses suprêmes faveurs. Brave petite!

Et d'une inconscience si exquise! Laissez-moi à ce propos, mon cher Roudil, vous raconter un détail qui me revient en mémoire et qui n'a d'ailleurs aucun rapport, même lointain, avec ma réclamation; mais la table n'est pas louée, n'est-ce pas?

Un soir, elle me dit sur un petit ton d'indignation:

–Il y a vraiment des gens qui ne doutent de rien.

–Des gens qui se sont fait un front qui ne sait plus rougir!

–Parfaitement!

–Des gens qui ont bu toute honte!

–Parfaitement!… Imagine-toi que j'ai reçu, avant-hier, une lettre d'un bonhomme qui demeure dans l'avenue du Bois-de-Boulogne et qui me disait que, si je voulais aller le voir, il y avait 25 louis à ma disposition.

–Et qu'as-tu répondu à ce goujat?

–Ma foi!… j'y suis allée… Tu sais… 25 louis!… Revenons, mon cher Roudil, à nos moutons. (Le mot moutons n'est pas pris ici dans le sens que votre administration lui attribue d'ordinaire.)

La jeune femme en question—et cela continue à n'avoir aucun rapport à ma réclamation—quitta bientôt la carrière théâtrale pour épouser un vieux gentilhomme breton, le baron Kelkun de Kelkeparr, dont le manoir est sis non loin d'Audierne.

Arrivons au fait et passons rapidement sur les effusions.

–Prenons une voiture fermée, mon chéri.

–Pourquoi cela, puisque ton mari n'est pas à Paris?

–Oui, mais toutes les rues de Paris sont pleines de gens d'Audierne (sic).

Comme, ce soir-là, le temps était à la pluie, il ne passait sur le boulevard que des voitures découvertes.

Enfin, en voilà une fermée.

–Cocher!

–Voilà!

–À l'heure!… Place du Trône… Inutile de galoper, on n'est pas pressé.

Vous avez deviné, n'est-ce pas, vieux détective, que je n'avais rien à accomplir place du Trône, mais que je séligeais ladite destination pour ce qu'elle me procurait cette voie de discrétion sépulcrale—à l'heure qu'il était—le boulevard Voltaire?

Et nous voilà partis.

Gustave Flaubert, avec sa grande autorité et son immense talent, n'osa point insister sur ce qui se passa dans le fiacre de Madame Bovary.

Moi, je suis un type dans le genre de Flaubert, et vous n'en saurez point davantage.

Mais ce que vous ne devez pas ignorer, monsieur Roudil, c'est ce qui advint quand, revenus de la place du Trône et la jeune femme en allée, je réglai mon fiacre devant la caserne du Prince-Eugène, qu'on appelle maintenant caserne du Château-d'Eau, parce qu'elle se trouve place de la République.

Je remis ma pièce de cinq francs au cocher.

Ce dernier la contempla à la lueur de sa lanterne, s'assurant qu'elle n'était point de provenance moldovalaque ou qu'elle n'arrivait pas de ces républiques hispano-américaines mal cotées, en ce moment, sur le marché des pièces de cent sous en argent.

Ayant constaté que mon dollar était un honnête Louis-Philippe, il le mit dans sa poche, disant goguenard:

–Ça fait le compte.

–Comment, ça fait le compte!

–Bien sûr que ça fait le compte!

–Comment cela?

–Eh ben oui!… quarante sous de sapin…

–Et puis?

–Et trois francs de chambre.

Alors, enveloppant sa maigre rosse d'un vigoureux coup de fouet, il piqua des deux et disparut à l'horizon.

Vous savez, mon cher Roudil, ce qui vous reste à faire.

NOTES SUR LA CÔTE D'AZUR

… Au restaurant de la gare, où je dîne avant de prendre le train, à la table tout près de moi se trouve un petit ménage d'amoureux, fraîchement conjoint, sans doute, extrêmement réjouissant.

Surtout la petite femme, qui est drôle!

–Oh! regarde donc ce brave homme! La bonne tête qu'il a! Parle-lui, il doit être rigolo.

Le brave homme ainsi désigné jouit effectivement d'une bonne tête. La face cramoisie avec, tout blancs, ses cheveux et ses favoris. Une tomate sur laquelle il aurait neigé, comme disait je ne sais plus qui à propos de je ne sais plus quel autre. Sur sa tête, une casquette qui porte ce mot: Interprète.

Docile, le jeune homme obéit à sa petite compagne:

–Hé, monsieur!

–Monsieur?

–Vous êtes interprète?

–Oui, monsieur.

–Est-ce que vous parlez français?

–Oui, monsieur.

–Ah! c'est bien regrettable, parce que, moi aussi, je parle français, de sorte que vous ne pourriez me rendre aucun service. C'est bien regrettable!

–Qu'est-ce que vous voulez, monsieur, ce sera pour une autre fois.

–Mais, que cela ne vous empêche pas de prendre un verre avec nous; voulez-vous?

–Avec plaisir, monsieur.

La petite femme semble heureuse comme tout de trinquer avec le vieil interprète rouge et blanc.

… Le compartiment où je pénètre est occupé par trois messieurs, qui m'accueillent avec une évidente discourtoisie. Complet, s'écrient-ils, me désignant les places vacantes encombrées par des couvertures et autres menus objets.

Ces messieurs sont des Anglais inhospitaliers.

Délicatement, je prends les couvertures et autres menus objets de la place du coin, je les reporte à côté et m'installe le plus confortablement du monde.

Le train part.

Me voilà tout à la joie de m'en aller loin de ce boueux et brumeux Paris, vers le bon soleil, où je vais soigner ma petite neurasthénie et dorloter ma blême dégénérescence.

Je n'ai pas grandi d'une ligne dans la sympathie de mes Anglais. Ces messieurs ne se gênent vraiment pas assez. Décidément, ce ne sont pas de véritables gentlemen.

Et puis, je m'endors du pur sommeil de la brute avinée.

Quand je m'éveille, il fait petit jour, je jette un coup d'œil sur mes compagnons de route.

Ô délire! Ces trois muffs sont des poitrinaires, tuberculeux au dernier degré!

Dès lors, ma liesse ne connaît plus de bornes.

À la hauteur d'Avignon, un radieux soleil inonde notre car, et j'éprouve un plaisir extrême à contempler la mine blafarde de mes insulaires pignoufs, leurs pommettes rouges, leurs yeux creux, leurs ongles qui s'incurvent et leurs oreilles qui se décollent.

D'Avignon à Marseille, mon voyage n'est qu'un Eden ambulant.

Ça leur apprendra à être polis.

… Cet accès de sauvagerie anglophobeuse (épisodique, d'ailleurs) est de la bien petite bière auprès du mot que j'ai entendu ce matin à Menton.

Le capitaine Kermeur, de Saint-Malo, dont le bateau est au radoub à Marseille, a profité de ses deux ou trois jours libres pour faire un tour à Menton.

–Quel sale cochon de pays, hein! fait Kermeur.

–Vous trouvez? Moi, je ne suis pas de votre avis.

–Eh bien, moi, je suis du mien, d'avis. S'il me fallait vivre dans cet ignoble patelin de mocos, j'aimerais mieux me f… à l'eau, tout de suite!

–Vous êtes sévère, Kermeur!

–Mais, enfin, vous n'allez pourtant pas comparer ce pays à la Bretagne?

–Je ne compare jamais, Kermeur. Chaque contrée a son genre de beauté, voilà tout!

–Ah! vous n'êtes pas dur, vous!

–Mais, dites-moi, Kermeur… Si ce pays vous dégoûte à ce point, que venez-vous donc y faire, alors que rien ne vous force à y venir?

–Ce que je viens y faire?

À ce moment, la physionomie de Kermeur revêt une expression double de joie excessive et de férocité peu commune:

Je viens voir crever des Anglais!

Et, en disant ces mots, Kermeur a le rictus bien connu du tigre qui rigole comme une baleine…

… Toulon, vingt-trois minutes d'arrêt.

Une jeune femme, très gentille, ma foi! qui n'a pas entendu, me demande:

–Pardon, monsieur, c'est bien Toulon, ici?

Au lieu de lui répondre simplement: «Oui, madame», je ne puis résister à la tentation de faire un calembour idiot:

–Je ne sais pas exactement, madame, c'est Toulon… ou tout l'autre.

La dame hausse imperceptiblement les épaules, descend du wagon, se dirige vers la bibliothèque, et achète le Parapluie de l'escouade, un des livres les plus amusants qu'on ait publiés depuis ces dernières vingt années.

… À Cannes, dans les allées de la Liberté, une petite fête foraine assez gaie.

Lu, sur l'une des baraques, cette annonce qui m'a beaucoup réjoui:

ATTRACTION FRANCO-RUSSE
RAT GÉANT
Le plus colossal du Globe capturé dans les égouts de la Caroline du Sud

… Dans cette même cité de Cannes, à l'hôtel où je suis (Hôtel des Colonies, complètement restauré et agrandi, lumière électrique, etc., etc.) se trouvent des écriteaux portant cette indication:

Bains et voitures dans l'établissement

On n'a pas idée de ce que c'est commode!

Vous prenez votre bain au bout du corridor et, pour peu que vous soyez fatigué, vous regagnez votre chambre en landau.

Ce matin, je promenais au bon soleil, sur la promenade de la Croisette, ma carcasse endolorie, quand j'aperçus, venant à moi, une jeune fille hongroise fort jolie, gentiment intellectuelle et d'un flirt ravigoteur.

 

Je l'appelle Hieratica Pittoresco parce que son véritable nom ressemble un peu à ces syllabes et que, dans le commencement, je ne m'en souvenais jamais (de son nom).

Hieratica me tendit sa petite main finement gantée, comme dans les romans de Georges Ohnet. (Avez-vous remarqué, dans les romans de Georges Ohnet, que les jeunes femmes tendent toujours aux messieurs leur petite main finement gantée?)

Puis elle me dit, avec un beau sourire clair comme le temps:

–Tiens, ça a l'air d'aller mieux, vous, ce matin, votre neurasthénie.

–Des êtres tels que moi, Hieratica, peuvent-ils jamais aller mieux? Mettons moins pis et n'en parlons plus.

–Si, si, je m'y connais, moi! Vous détenez le record de la désespérance pas tant que ces jours passés. Reçu un tendre mot de l'exclusive chérie, peut-être?

–Pas un mot, Hieratica, pas un geste.

–Alors, quoi?… J'ai pourtant vu, tout à l'heure, danser dans votre œil une petite lueur—comment dirais-je bien?…—rigouillarde.

–Vous devenez, Hieratica, commune!

–Depuis que je vous hante, cher seigneur.

–Eh bien! Hieratica Pittoresco, je vais tout vous dire. Si l'heure qui sonne me voit moins déprimé, c'est que je viens de lire le Figaro.

–Ça n'est pas un traitement bien cher!

–Oui, mais il y a Figaro et Figaro. Le Figaro dont je parle recélait en ses flancs un article de Saint-Genest.

Et, véritablement, cet article de Saint-Genest est bien la chose la plus irrésistiblement comique que j'aie lue depuis longtemps.

… Il m'arrive quelquefois de déjeuner ou de dîner à table d'hôte, et alors je ne m'embête pas une minute. Je ne puis pas croire autrement: on les a faits exprès pour moi, ces fantastiques bourgeois.

Dans quels insondables puits, dans quels terrifiants abîmes vont-ils pêcher tout ce qu'ils disent? Ô stupeur!

Actuellement, les deux grands sujets de conversation sont: la température. (Il fait bon au soleil, mais le fond de l'air est froid.) Et les anarchistes. (Ces gens-là, je les étriperais avec plaisir jusqu'au dernier!)

En dehors du thermomètre et de la dynamite, j'ai noté quelques bouts de conversation:

–Les fleurs sont bigrement chères, en ce moment.

–C'est toujours comme ça au moment des fêtes.

–J'ai pourtant trouvé un petit panier à 3 francs.

–3 francs! Eh bien, vous ne vous ruinez pas, vous!

–Non, mais je dois dire qu'elles ne sont pas bien jolies. Bah! les gens croiront qu'elles se sont abîmées en route… Et puis, dans un cadeau, qu'est-ce qu'on regarde? l'intention, n'est-ce pas?

Un autre de ces messieurs s'extasiait d'avoir été servi, dans un magasin où il achetait des bretelles, par une jeune Cannoise blonde comme les blés.

–Il y a des blonds partout, observe son voisin.

–Je ne dis pas, mais ça paraît étonnant de trouver une personne blonde dans ce pays où tous les habitants sont noirs comme de véritables indigènes.

Ensuite s'engage une discussion sur la coloration dermique des Méridionaux. Est-ce le soleil qui les brunit ainsi, ou bien s'ils ont ça dans le sang?

–Une supposition que vous transportiez un ménage de nègres dans le pays des Albinos, croyez-vous par exemple qu'ils feront des enfants blancs comme neige?

–Permettez, permettez…

Malgré mon énorme entraînement au flegme, ma seule ressource pour ne pas éclater de rire consiste à fixer éperdument les Natures mortes de la salle à manger, plus mortes qu'elles ne croient, les pauvres, et qui ont l'air de se passer dans une cave.

… J'aime mieux les conversations d'un gosse que je rencontre quelquefois avec sa jeune mère:

–Dis donc, maman, je viens de rencontrer madame Lambert.

–Ah!

–Oui, tu sais, elle a un nouveau bébé.

–De quel âge?

–Je ne sais pas trop, moi; mais il a l'air tout neuf. Et puis un autre jour:

–Dis donc, maman, qu'est-ce que c'est que ça, des Niçards?

–Ce sont les gens de Nice qu'on désigne quelquefois comme ça.

–Alors, les gens de Cannes, on devrait les appeler des Canards… Ce serait bien plus rigolo, pas, m'man?

… Envahi la principauté de Monaco, grimpé à la roulette de Monte-Carlo, gagné des monceaux d'or.

Pas quitté Monte-Carlo sans présenter nos bonnes amitiés au brave M. Steck, l'habile chef d'orchestre et organisateur de beaux concerts.

M. Steck nous reçoit le plus gracieusement du monde et nous offre une rasade de cet excellent rhum qui porte son nom. (Très réconfortant. Spécialement recommandé aux touristes épuisés, avec pas mal de pommes de terre autour.)

… Chouette! Le Petit Marseillais avec une chronique de Sarcey!

La première phrase me plonge en des délices extrêmes:

Si j'avais un vœu à former pour mes lecteurs, au début de cette année, ce serait de garder l'intégrité de leur bon sens, du vieux bon sens français, et de ne pas se laisser envahir par les fantaisies des idées nouvelles.

Allons, me voilà heureux! On ne m'a pas changé mon vieux Sarcey.

… Ce matin, la petite Hieratica Pittoresco a su m'arracher un pâle sourire:

–Alors, vous êtes revenu de tout?

–De tout, Hieratica.

–Vous avez banni de votre âme tout idéal?

–De mon âme tout idéal.

–Vous ne vous intéressez plus à rien, ni aux êtres, ni aux choses, ni aux idées?

–Je m'intéresse à peau de balle!

–Qu'est-ce que c'est que ça, peau de balle?

–C'est un mot appartenant naguère au répertoire de l'armée et signifiant le néant. Ce terme passa bientôt dans le domaine civil, où il fit une rapide fortune.

–Et ça s'écrit comment?

–Comme ça se prononce.

–Mais encore?

–Savez-vous écrire peau… de la peau?

–Oui.

–Savez-vous écrire balle… une balle?

–Oui.

–Alors, vous savez écrire peau de balle.

–Et j'en suis ravie… Si vous venez à claquer et qu'on me charge de votre épitaphe, dites-moi un peu ce que j'écrirai.

–Dites vous-même.

–Je mettrai:

 
Il aimait… peau de ball', c'est ce qui l'a tué
 

Est-ce pas là la formule qui vous siérait?

–Comme un gant.

Petite Hieratica! Est-ce que je l'aimerais?

… Nous rencontrons souvent une dame d'une certaine maturité, mais qui a dû être pas mal quand nous étions sous l'Empire.

Elle est toujours flanquée d'un joli petit jeune homme, l'air artiste. Et comme elle semble l'aimer, son jeune ami!

–Qui est cette dame? demandons-nous.

–Une ancienne chanteuse d'opéra, Polonaise je crois, qui épousa un millionnaire et le perdit peu de temps après. Il lui reste un semblant de voix. Elle chante encore quelquefois, et le petit l'accompagne…

–En dos mineur, insinua le délicat poète Alfred Mortier.

(Dos—je donne cette explication pour quelques abonnés de l'étranger—est l'abréviation de dos vert, qui est lui-même le synonyme d'un terme servant à désigner un poisson bien connu pour son proxénétisme, ou tout au moins ses détestables complaisances.)

… À Nice, il y a un Mont-de-Piété sur les murs duquel est peinte, en grosses lettres, cette inscription:

Mont-de-Piété de Nice

On a bien fait de préciser ainsi: quelquefois, des gens auraient pu croire que c'était le Mont-de-Piété de Dunkerque.

(Qu'on n'aille pas conclure de cette remarque sur le clou niçois que j'aie coutume d'y fréquenter. Oh! que le nenni! Je connais ce monument comme vous pourriez le connaître, chère madame, car il est placé dans l'endroit le plus apparent de la cité.)

… Mon ami, le Captain Cap, actuellement fixé à Antibes avec son yacht, continue sa campagne microbophile.

–Émasculons l'ennemi, dit-il.

Un pauvre monsieur tuberculeux avalait devant nous des troupeaux entiers de capsules de créosote.

Cap l'interpelle.

–Quel effet croyez-vous, monsieur, que ça leur fait, aux bacilles, votre créosote?

–Dame, ça doit un peu les embêter.

–Les embêter! Ah ouitche? On voit que vous ne connaissez pas les microbes… Ça leur fait, tout simplement, hausser les épaules.

Le pauvre monsieur tuberculeux est tué du coup. Il lève au ciel ses yeux, tout à la tâche de se figurer nettement l'image d'un Syndicat de microbes haussant les épaules.

… Le même Cap a un mot exquis, je trouve, pour exprimer qu'on est, assez longtemps, resté dans le même bar, dans le même café, et que l'heure a sonné de se diriger vers d'autres tavernes.

Il dit:

–Changeons de mouillage.

Ce terme, emprunté au vocabulaire maritime, s'applique divinement au cas terrien qui nous occupe.

… Je ne puis m'empêcher de sourire en repensant au mot de cet imbécile de Paul Robert, la veille de mon départ:

–Alors; tu t'en vas dans le Midi?

–Mais oui, mon vieux.

–Comptes-tu y faire de la photographie?

–De la photographie!… Quelle drôle d'idée! Pourquoi de la photographie?

–Parce que, je te vais dire, c'est très difficile à réussir un cliché, là-bas.

–Pourquoi cela?

–Parce que le Midi bouge!

Allusion à un chant de guerre que composa Paul Arène en 70, à l'usage des mobiles de Sisteron:

 
Une, deux!
Le Midi bouge,
Tout est rouge.
Une, deux!
Nous nous f… bien d'eux.
 

… C'est ce même Paul Robert qui eut, avec le ténor Jean Périer, ce bout de dialogue:

–Quelle orchidée?

–Une eurythmie.

Ce qui signifie:

–Quelle heure qu'il est?

–Une heure et demie.

Ces messieurs détiennent-ils point le record de l'à-peu-près?

Comme c'est loin, tout ça!

… Le New-York Herald, qui possède un gros office à Nice, affiche plusieurs fois par jour, au coin du quai Masséna et de la place, un immense tableau avec les dernières dépêches de partout.