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Deux et deux font cinq

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LA VAPEUR

Il n'y a qu'à moi que ces veines arrivent.

J'ai rencontré, hier, Valentine, dans des conditions exceptionnellement avantageuses qu'on va pouvoir apprécier plus bas.

Valentine est une jeune personne de Montmartre qui se destine au théâtre.

Son physique est attrayant, ses manières sont accortes, son intelligence pétille, mais son impudicité est notoire dans tout le neuvième arrondissement et une partie du dix-huitième (sans préjudice, d'ailleurs, pour quelques autres quartiers de Paris).

–Que fais-tu par là? m'informai-je après l'avoir baisée sur le front.

–Devine?

–Je ne suis pas somnambule.

–Je sors de chez l'oncle.

(C'est ainsi que la jeune Valentine désigne familièrement le vigoureux cénobite de la rue de Douai.)

–Tu es restée longtemps chez cet esthète?

–Dans les une heure, une heure et demie.

–Mâtin!

–Ah! dame! il n'a plus vingt ans, le pauvr' bonhomme!

–Et il t'a fait répéter le Songe d'Athalie?

–Non, ça n'est plus le Songe qui marche maintenant, c'est les Imprécations de Camille… Une idée à lui.

Et Valentine prit, en disant ces paroles, un air extraordinairement malin, dont je ne sus point percer le sens. Je feignis de comprendre.

Et elle ajouta:

–Ce qui m'embête le plus, c'est que je lui ai dit que je rentrais chez moi, rue Rochechouart. Alors, il m'a priée de remettre au Petit Journal sa chronique de demain.

–Montre.

–Ah! non, par exemple! Tu lui ferais encore des blagues, et il m'attraperait, lors de mes débuts, à la Comédie-Française.

–Poseuse, va!

Toutefois, à la suite d'habiles manœuvres, cinq minutes après ce dialogue, je détenais le manuscrit de M. Francisque Sarcey et j'en copiais le passage suivant, qu'on a pu lire, le même jour, et dans mon journal, et dans le Petit Journal.

M. Marinoni manifesta un vif mécontentement, mais j'ai autre chose à faire dans la vie que de me préoccuper des allégresses ou des déboires de M. Marinoni.

Et puis si M. Marinoni n'est pas content, il sait où me trouver.

LA VAPEUR

«Ah! c'est bien vrai, mes amis, il n'y a encore que les voyages pour apprendre quelque chose! Si on restait chez soi, tous les jours, du matin au soir, je vous demande un petit peu ce qu'on saurait de la vie.

»On n'en saurait rien du tout. Voilà ce qu'on en saurait.

»Ainsi, voilà la vapeur. Tout le monde parle de la vapeur: la vapeur par-ci, la vapeur par-là.

»Mais qui de nous sait exactement ce que c'est que la vapeur?

»J'en excepte, bien entendu, les personnes qui s'occupent spécialement de cette question, ingénieurs, mécaniciens, etc.

»Moi, il y a huit jours, j'étais comme tout le monde: je parlais de la vapeur, mais j'aurais été pendu s'il m'avait fallu dire en quoi consistait ce phénomène.

»La semaine dernière, je suis allé, au Havre, assister à la réouverture du Grand-Théâtre.

»Ah! mes amis, vous n'avez pas idée de ce que je suis populaire au Havre.

»C'est que le Havre est une ville de bon sens qui ne se laisse pas emballer par les idées nouvelles, ou soi-disant nouvelles.

»Au Havre, c'est moi qui vous le dis, le symbole ne ferait pas un sou.

»Ibsen et Wagner sont appréciés à leur juste place, et on leur préfère une bonne représentation du Verre d'eau ou de la Favorite.

»Mais, me voilà parti sur le théâtre, alors que je m'étais proposé d'aborder dans cette causerie la question de la vapeur.

»Quelques Havrais, dont un fort aimable, ma foi, M. Jules Heuzey, m'ont mené voir un transatlantique.

»Les transatlantiques sont ces énormes bâtiments qui font le trajet, chaque semaine, entre le Havre et New-York. C'est même de là que leur vient leur nom de transatlantiques (des mots latins: trans, au delà, et atlanticum, atlantique).

»J'ai pris un vif plaisir à visiter la Touraine, le plus bel échantillon de la Compagnie.

»À Paris, on ne saurait s'imaginer tout le confortable et tout le luxe que l'on peut entasser dans ces maisons flottantes. (Le mot est de M. Jules Heuzey et il est fort juste.)

»Mais c'est surtout la machine, ou plutôt les machines, dont je fus émerveillé.

»Quelle puissance, mes chers amis, et quelle régularité!

»Comment ne point admirer ces monstres de force qui se laissent mener avec la docilité du mouton et l'exactitude du chronomètre?

»Nous étions guidés dans ces merveilleux labyrinthes par le chef-mécanicien lui-même, M. François (François est seulement son prénom, mais son nom est un nom alsacien extrêmement difficile à retenir). M. François nous expliqua avec une bonne grâce, une lucidité d'esprit et un rare bonheur d'expressions, ce que c'est que la vapeur.

»Avez-vous vu bouillir de l'eau?

»Il s'en échappe une sorte de buée qui se dissipe dans l'air. Eh bien! cette buée-là, c'est la vapeur.

»Répandue dans l'air libre, elle n'a aucune force.

»Mais si vous la contraignez à passer dans un espace restreint, oh! alors, elle acquiert une excessive puissance d'extension, et elle met tout en œuvre pour s'échapper de ce milieu confiné.

»C'est cette propriété que les ingénieurs utilisent pour faire marcher leurs machines.

»Et, à ce propos, une remarque assez intéressante.

»Les Anglais dénomment leurs mécaniciens engineers, mot qui, à la prononciation, ressemble à notre mot ingénieur.

»Ingénieur dérive évidemment du mot latin ingenium, qui signifie génie. C'est d'autant plus vrai que le génie est le mot qui sert à désigner la profession des ingénieurs.

»Engineer vient de engine, machine, la traduction de notre mot engin.

»Il serait assez piquant de déterminer le degré de cousinage linguistique entre ingénieur et engineer.

»Jules Lemaître a peut-être son idée là-dessus.

»Mais me voilà loin de la vapeur.

»J'y reviens.

»Les machines à vapeur consistent en de l'eau qu'on fait chauffer dans de gros tubes sur un bon feu de charbon de terre.

»La buée de cette eau est amenée dans une sorte de cylindre où se meut un piston.

»Elle pousse ce piston jusqu'au bout du cylindre.

»Alors, à ce moment, grâce à un mécanisme extrêmement ingénieux, la vapeur passe de l'autre côté du piston qu'elle repousse à l'autre bout du cylindre.

»Et ainsi de suite.

»Il résulte de ce va-et-vient du piston un mouvement alternatif qu'on transforme, par d'habiles stratagèmes, en mouvements rotatoires de roues ou d'hélices.

»Tout cela est très simple, comme vous voyez, mais il fallait le trouver.

»L'éternelle histoire de la brouette qui fut invantée par Descartes (sic).

«Francisque Sarcey.»

L'espace restreint, comme dit notre oncle, dont je dispose, me force à n'insérer point l'éloquente à la fois et bonhomme péroraison de cette chronique.

Je le regrette surtout pour vous, pauvres lecteurs!

L'ACIDE CARBONIQUE

C'était un vendredi soir, le dernier jour que je passais en Amérique, peu d'heures avant de m'embarquer, car la Touraine partait dans la nuit, à trois heures.

À une table voisine de celle où je dînais, dînaient aussi deux dames, ou plutôt, comme je l'appris par la suite, deux jeunes filles, dont une vieille.

Ou même, pour être plus précis, une miss et une demoiselle.

La miss était Américaine, jeune et très gentille. La demoiselle était Française, entre deux âges, et plutôt vilaine.

La miss avait, entre autres charmes, deux grands yeux noirs très à la rigolade. La demoiselle s'agrémentait de deux drôles de petits yeux tout ronds, de véritables yeux d'outarde (Bornibus).

Toutes deux parlaient français, la demoiselle très correctement (parbleu! c'est une institutrice); la miss avec un accent et des tournures de phrases d'un comique ahurissant.

Je prêtai l'oreille…

(Je prête assez volontiers l'oreille, fâcheuse habitude, car, un de ces jours, on ne me la rendra pas, et je serai bien avancé!)

Ô joie! Ces deux dames parlaient de la Touraine en termes qui ne laissaient aucun doute… J'allais les avoir comme compagnes de route.

Toute une semaine à voir, plusieurs fois par jour, les grands yeux noirs très à la rigolade de la petite miss!

Tout de suite, j'espérai qu'on enverrait la vieille outarde au lit, de bonne heure, alors que, très tard, la petite miss et moi nous dirions des bêtises dans les coins.

Cependant, se poursuivait la conversation des deux dames.

L'outarde était d'avis qu'on allât tout de suite après dîner au paquebot et qu'on se couchât bien tranquillement.

Miss Minnie (car enfin, voilà deux heures que je vous parle de cette jeune fille sans vous la présenter), miss Minnie disait d'un air résolu:

–Oh! pas tout de suite, coucher! Allons faire une petite tour avant embarquer!

–On ne dit pas une petite tour, mais on dit un petit tour.

–Pourtant on dit la tour Eiffel.

–Ce n'est pas la même chose. Dans le sens de monument, tour est du féminin; dans le sens de promenade, ce mot est masculin.

Les questions de philologie m'ont toujours passionné, et je crois détenir, en cette partie, quelques records.

–Pardon, mademoiselle, intervins-je, la règle que vous venez de formuler n'est pas sans exception. Tour, dans le sens du voyage, n'est pas toujours masculin.

Les yeux ronds de l'outarde s'arrondirent encore, interloqués.

–Il est masculin pour tous les pays, sauf le Cantal, le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire.

Du coup, ces dames eurent un léger frisson de terreur. J'étais, sans nul doute, un fou, peut-être furieux, si on le contrariait.

 

–Parfaitement! insistai-je. Ainsi, l'on dit le tour de France, le tour du monde, mais on dit la tour d'Auvergne.

Ma compatriote s'effondra de stupeur, mais j'eus la joie de voir que Minnie, en bonne petite humouriste yankee, s'esclaffait très haut de mon funny joke.

Alors, nous voilà devenus des camarades.

On fit un petit tour dans quelques roof-concerts, on but des consommations exorbitantes et, finalement, on s'échoua, près du port, dans une espèce de café français, où une clientèle assez mêlée tirait une tombola au profit d'un artiste.

Minnie gagna douze bouteilles de champagne, qu'elle n'hésita pas à faire aussitôt diriger sur sa cabine.

Pas plutôt à bord, elle tint à constater la valeur de son breuvage. Vous me croirez si vous voulez, il était exquis et de grande marque.

(Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il ne fût le fruit d'un larcin.)

Comme toutes les Américaines, Minnie adore le champagne, mais pas tant que son institutrice.

La vieille outarde se chargea, à elle seule, de faire un sort aux trois quarts de la bouteille.

Minnie était indignée. Elle me prit à l'écart.

–Est-ce qu'elle va boire toute ma champagne, cette vieux chameau! Tâchez à lui faire une bonne blague pour qu'elle est dégoûtée de cette liquide.

–Si je réussis, miss, que me donnerez-vous?

–Je vous embrasserai.

–Quand?

–Le soir, sur le pont, quand le monde sont en allés coucher.

–Et vous m'embrasserez… bien?

–Le mieux que je pouverai!

–Mazette! espérai-je.

Dès le lendemain matin, devant l'institutrice, j'amenai la conversation sur le champagne.

–C'est bon, c'est même très bon; mais il y a certains tempéraments auxquels l'usage du champagne peut être nuisible et même mortel.

–Ah! vraiment? fit la vieille fille.

–Mais oui. Ainsi, vous, mademoiselle, vous devriez vous méfier du champagne. Ça vous jouera un mauvais tour, un jour ou l'autre.

–Allons donc!

–Vous verrez… C'est de ça qu'est morte madame Beecher-Stowe.

J'avais mon plan. Une vieille plaisanterie, faite jadis à Chincholle au cours d'un voyage présidentiel, me revenait en mémoire.

Le docteur Marion, dont je n'hésite pas à mêler le nom à cette plaisanterie du plus mauvais goût, me fournit une petite quantité d'acide tartrique et de bicarbonate de soude.

À sec, ces deux corps ne réagissent point l'un sur l'autre. Dissous, ils se décomposent: l'acide tartrique se jette sur la soude avec une brutalité sans exemple, chassant ce pauvre bougre d'acide carbonique qui se retire avec une vive effervescence, à l'instar de ces maris trompés qui claquent les portes pour faire voir qu'ils ne sont pas contents.

C'est ce mécontentement bien naturel de l'acide carbonique que les fabricants d'eau de seltz utilisent pour produire leurs eaux gazeuses.

Où plaçai-je ces deux poudres?

Ici, il me faudrait employer l'ingénieux stratagème auquel eut recours naguère George Auriol pour éviter les mots shocking.

Malheureusement, je n'ai pas, comme ce jeune maître, un joli bout de crayon attaché à ma lyre. La seule ressource me reste donc de la périphrase.

Je plaçai mes produits chimiques au fond d'un vase d'ordre tout intime à l'usage coutumier de la vieille outarde, et j'attendis.

Le lendemain, je m'amusai beaucoup au récit du docteur.

Dès le matin, elle l'avait fait mander, et, folle de terreur, lui avait raconté son étrange indisposition.

–Ça moussait! ça moussait! Et ça faisait pschi, pschi, pschi, pschi.

–N'auriez-vous pas bu des boissons gazeuses, hier? demanda-t-il.

–Si, du champagne.

–C'est bien cela. Vous ne pouvez pas digérer l'acide carbonique. Ne buvez plus ni champagne, ni soda, ni rien de gazeux.

Minnie trouva la farce à son goût. Elle me récompensa en m'embrassant le mieux qu'elle put. Et quand les Américaines vous embrassent du mieux qu'elles peuvent, je vous prie de croire qu'on ne s'embête pas.

Et encore j'emploie le mot embrasser pour rester dans la limite des strictes convenances.

THE PERFECT DRINK

Bien que l'heure ne fût pas, à vrai dire, encore très avancée, une soif énorme étreignait les gorges du Captain Cap et de moi (triste conséquence, sans doute, des débauches de la veille.)

D'un commun accord, nous eûmes vite défourché notre tandem, cependant que notre regard explorait l'horizon.

Précisément, un grand café très chic, ou d'aspect tel, se présenta.

Malgré l'apparence fâcheusement heuropéenne (l'h est aspiré) de l'endroit, tout de même nous voulûmes bien boire là.

–Envoyez-moi le stewart! commanda Cap.

–À votre disposition, monsieur! s'inclina le gérant.

–Donnez-nous deux grands verres.

–Voilà, monsieur.

–Je vous dis deux grands verres, et non point deux dés à coudre. Donnez-nous deux grands verres.

–Voilà, monsieur.

–Enfin!… Du sucre, maintenant.

–Voilà, monsieur.

–Non, pas de ces burlesques morceaux de sucre… Du sucre en grain.

–Voilà, monsieur.

–Pas, non plus, de ce sucre de la Havane qui empoisonne le tabac.

–Mais, monsieur…

–J'exige du sucre en grain des Barbades. C'est le seul qui convienne au breuvage que je vais accomplir.

–Nous n'en avons pas d'autre que celui-là.

–Triste! Profondément triste! Enfin…

Et Cap jeta au fond de nos verres quelques cuillerées de sucre qu'il arrosa d'un peu d'eau.

–Et maintenant, deux citrons!

–Voilà, monsieur.

Cap jeta un regard de profond mépris sur les citrons apportés.

–Deux autres citrons!

–Voilà, monsieur.

Ici, Cap entra dans une réelle fureur:

–Je vous demande deux autres citrons!… Entendez-vous? Deux autres citrons! Deux autres! Non point two more, mais bien two other! Des citrons autres! Vous me f…-là des limons de Sicile! alors que je rêve uniquement de citrons provenant de l'île de Rhodes… Avez-vous des citrons provenant de l'île de Rhodes?

–Pas pour le moment.

–Ah! c'est gai! Enfin…

Et Cap exprima dans nos verres le jus des limons de Sicile.

–Du gin, maintenant! Quel gin avez-vous?

–Du Anchor gin et du Old Tom gin.

–Du vrai Anchor?

–Du vrai.

–Du vrai Old Tom?

–Du vrai.

–Et du Young Charley gin? Est-ce que vous en avez?

–Je ne connais pas…

–Alors, vous ne connaissez rien. Enfin…

Et Cap, à chacun, nous versa une copieuse (ah! que copieuse!) rasade de Old Tom gin.

–Remuons! ajouta-t-il.

À l'aide d'une longue cuiller, nous agitâmes ce début de mélange.

–De la glace, maintenant!

–Voilà, monsieur.

–De la glace, ça!

–Mais parfaitement, monsieur!

–D'où vient cette glace?

–De l'usine d'Auteuil, monsieur!

–L'usine d'Auteuil? Elle est peut-être admirablement outillée pour fournir de l'eau bouillante à la population parisienne, mais elle n'a jamais su le premier mot du frigorifisme. Vous pouvez aller lui dire de ma part…

–Mais, monsieur!

–D'ailleurs, je ne connais qu'une glace vraiment digne de ce nom: celle qu'on ramasse l'hiver dans la Barbotte!

–Ah!

–Oui, la Barbotte! La Barbotte est une petite rivière qui se jette dans le Richelieu, lequel Richelieu se jette dans le Saint-Laurent… Et savez-vous le nom de la petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent?

–Ma foi, monsieur…

–Ah! vous n'êtes pas calés en géographie, vous autres Européens! La petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent s'appelle Sorel… Et surtout, n'allez pas confondre Sorel en Canada avec la très jolie et très séduisante Cécile Sorel ou avec Albert Sorel, l'éminent et très aimable nouvel académicien! Jurez-moi de ne pas confondre!

–Volontiers, monsieur!

–Alors, donnez-moi votre sale glace de l'usine d'Auteuil.

–Voilà, monsieur!

Et Cap mit en nos breuvages quelques factices ice-bergs.

–Vous n'avez plus, désormais, qu'à nous apporter deux bouteilles de soda… Quel soda détenez-vous, ici?

–Mais… le meilleur! Du schweppes!

–Ah! Seigneur! Éloignez de moi ce calice! Du schweppes!… Certainement, le schweppes n'est pas une marque dérisoire de soda, mais auprès de celui que fabrique mon vieux old fellow Moonman de Fall-River, le schweppes-soda n'est qu'un fangeux, saumâtre et miasmatique breuvage!… Enfin… Donnez-nous tout de même du schweppes!

–… Dit mon père, hugolâtrai-je.

C'était fait! Nous n'avions plus qu'à lamper notre drink, largement, comme font les hommes libres, forts, rythmiques et qui ont la dalle en pente…

… Quand le gérant eut l'à jamais regrettable idée de nous apporter des chalumeaux.

La combativité de Cap n'en demandait pas davantage.

–Ça, des pailles! fit-il avec explosion.

–Mais, monsieur…

–Non, ça, ça n'est pas des pailles! C'est de la paille, et de la paille périmée, sortant de dessous—saura-t-on jamais?—quelles innommables vaches! Je n'ai point accoutumé à boire en des étables. En allons-nous, mon ami, en allons-nous!

Cap jeta sur le marbre de la table une suffisante pièce de cent sous, et nous partîmes vers le prochain mastroquet, où nous nous délectâmes à la joie d'une chopine de vin blanc, un peu de gomme et un demi-siphon!

CONTE DE NOËL

Ce matin-là, il n'y eut qu'un cri dans tout le Paradis:

–Le bon Dieu est mal luné aujourd'hui. Malheur à celui qui contrarierait ses desseins!

L'impression générale était juste: le Créateur n'était pas à prendre avec des pincettes.

À l'archange qui vint se mettre à sa disposition pour le service de la journée, Il répondit sèchement:

–Zut! fichez-moi la paix!

Puis, Il passa nerveusement Sa main dans Sa barbe blanche, s'affaissa—plutôt qu'il ne s'assit—sur Son trône d'or, frappa la nue d'un pied rageur et s'écria:

–Ah! j'en ai assez de tous ces humains ridicules et de leur sempiternel Noël, et de leurs sales gosses avec leurs sales godillots dans la cheminée. Cette année, ils auront… la peau!

Il fallait que le Père Éternel fût fort en colère pour employer cette triviale expression, Lui d'ordinaire si bien élevé.

–Envoyez-moi le bonhomme Noël, tout de suite! ajouta-t-Il.

Et comme personne ne bougeait:

–Eh bien! vous autres, ajouta Dieu, qu'est-ce que vous attendez? Vous, Paddy, vieux poivrot, allez me quérir le bonhomme Noël!

(Celui que le Tout-Puissant appelle familièrement Paddy n'est autre que saint Patrick, le patron des Irlandais.)

Et l'on entendit à la cantonade:

–Allo! Santa Claus! Come along, old chappie!

Le bon Dieu redoubla de fureur:

–Ce pochard de Paddy se croit encore à Dublin, sans doute! Il ne doit cependant pas ignorer que j'ai interdit l'usage de la langue anglaise dans tout le séjour des Bienheureux!

Le bonhomme Noël se présenta:

–Ah! te voilà, toi!

–Mais oui, Seigneur!

–Eh bien! tu me feras le plaisir, cette nuit, de ne pas bouger du ciel…

–Cette nuit, Seigneur? Mais Notre-Seigneur n'y pense pas!… C'est cette nuit… Noël!

–Précisément! précisément! fit Dieu en imitant, à s'y méprendre, l'accent de Raoul Ponchon.

–Et moi qui ai fait toutes mes petites provisions!…

–Le royaume des Cieux est assez riche pour n'être point à la merci même de ses plus vieux clients. Et puis… pour ce que ça nous rapporte!

–Le fait est!

–Ces gens-là n'ont même pas la reconnaissance du polichinelle… Je fais un pari qu'il y aura plus de monde, cette nuit, au Chat Noir qu'à Notre-Dame-de-Lorette. Veux-tu parier?

–Mon Dieu, vous ne m'en voudrez pas, mais parier avec vous, la Source de tous les Tuyaux, serait faire métier de dupe.

–Tu as raison, sourit le Seigneur.

–Alors, c'est sérieux? insista le bonhomme Noël.

–Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Tu feras porter tes provisions de joujoux aux enfants des Limbes. En voilà qui sont autrement intéressants que les fils des Hommes. Pauvres gosses!

Un visible mécontentement se peignait sur la physionomie des anges, des saints et autres habitants du céleste séjour.

Dieu s'en aperçut.

–Ah! on se permet de ronchonner! Eh bien! mon petit père Noël, je vais corser mon programme! Tu vas descendre sur terre cette nuit, et non seulement tu ne leur ficheras rien dans leurs ripatons, mais encore tu leur barboteras lesdits ripatons, et je me gaudis d'avance au spectacle de tous ces imbéciles contemplant demain matin leurs âtres veufs de chaussures.

 

–Mais… les pauvres?… Les pauvres aussi? Il me faudra enlever les pauvres petits souliers des pauvres petits pauvres?

–Ah! ne pleurniche pas, toi! Les pauvres petits pauvres! Ah! ils sont chouettes, les pauvres petits pauvres! Voulez-vous savoir mon avis sur les victimes de l'Humanité Terrestre? Eh bien! ils me dégoûtent encore plus que les riches!… Quoi! voilà des milliers et des milliers de robustes prolétaires qui, depuis des siècles, se laissent exploiter docilement par une minorité de fripouilles féodales, capitalistes ou pioupioutesques! Et c'est à moi qu'ils s'en prennent de leurs détresses! Je vais vous le dire franchement: Si j'avais été le petit Henry, ce n'est pas au café Terminus que j'aurais jeté ma bombe, mais chez un mastroquet du faubourg Antoine!

Dans un coin, saint Louis et sainte Élisabeth de Hongrie se regardaient, atterrés de ces propos:

–Et penser, remarqua saint Louis, qu'il n'y a pas deux mille ans, Il disait: Obéissez aux Rois de la terre! Où allons-nous, grand Dieu! où allons-nous? Le voilà qui tourne à l'anarchie!

Le Grand Architecte de l'Univers avait parlé d'un ton si sec que le bonhomme Noël se le tint pour dit.

Dans la nuit qui suivit, il visita toutes les cheminées du globe et recueillit soigneusement les petites chaussures qui les garnissaient.

Vous pensez bien qu'il ne songea même pas à remonter au ciel cette vertigineuse collection. Il la céda, pour une petite somme destinée à grossir le denier de Saint-Pierre, à des messieurs fort aimables, et voilà comment a pu s'ouvrir, hier, à des prix qui défient toute concurrence, 739, rue du Temple, la splendide maison:

AU BONHOMME NOËL
Spécialité de chaussures d'occasion en tous genres pour bébés, garçonnets et fillettes

Nous engageons vivement nos lecteurs à visiter ces vastes magasins, dont les intelligents directeurs, MM. Meyer et Lévy, ont su faire une des attractions de Paris.